Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre LXXVI

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Livre I. — Partie I. [1338]

CHAPITRE LXXVI.


Comment le roi Édouard manda à la roine sa femme qu’elle appassât la mer ; et comment le marquis de Juliers et sa compagnie, qui étoient allés devers l’empereur, s’en retournèrent.


Quand le roi Édouard et les autres seigneurs à lui alliés se furent partis du parlement, si comme vous avez ouï, le roi se traist à Louvaing[1] et fit appareiller le château pour demeurer ; et manda à la roine Philippe sa femme, si elle voulut venir par deçà la mer, il lui plairoit bien, car il ne pouvoit de là repasser toute celle année ; et renvoya grand’foison de ses chevaliers outre, pour garder son pays, mêmement sur la marche d’Escosse. La roine dessusdite prit en grand’plaisance ces nouvelles du roi son seigneur, et s’appareilla au mieux et au plutôt qu’elle put, pour passer la mer.

Entrementes que ces besognes se détrioient, les autres chevaliers anglois qui étoient en Brabant de-lez le roi, s’épandirent à val le pays de Flandre et de Hainaut, en tenant grand état et en faisant grands frais ; et n’épargnoient ni or ni argent, non plus que s’il leur plût des nues ; et donnoient grands joyaux aux seigneurs et dames et damoiselles, pour acquérir la louange de ceux et de celles entre qui ils conversoient ; et tant faisoient qu’ils l’avoient, et étoient prisés de tous et de toutes, et mêmement du commun peuple à qui ils ne donnoient rien, pour le bel état qu’ils menoient. Or revinrent de l’empereur monseigneur Louis de Bavière, environ la Toussaint[2], le marquis de Juliers et sa compagnie. Si signifia et escripsit par certains messages chevaliers, au roi Édouard sa revenue, et manda aussi que, Dieu merci ! il avoit très bien exploité. De ces nouvelles fut le roi anglois joyeux ; et rescriprit au dit marquis que à la fête Saint-Martin il fut devers lui, et que à ce jour tous les autres seigneurs y seroient. Avec tout ce le roi anglois se conseilla au duc de Brabant son cousin, et demanda où il vouloit que ce parlement se tînt. Le duc fut avisé de répondre, et ne voulut mie adonc qu’il se tint en son pays ; et si ne voulut mie aller jusques à Tret où la journée eût été bien séant, pour cause des seigneurs de l’Empire ; ains ordonna et voulut qu’elle fût assise à Herques, qui sied près de son pays, en la comté de Los. Le roi Anglois, sachez, avoit si grand désir de sa besogne avancer qu’il lui convenoit poursuivre et attendre tous les dangers et les volontés du duc son cousin, puisqu’il s’y étoit embatu ; et s’accorda à ce que la journée fût assignée à Herques : si la fit savoir à tous ses alliés, qui tous y vinrent à son mandement, au jour de la Saint-Martin.

Quand tous furent là venus, sachez que la ville fut grandement pleine de seigneurs, de chevaliers, d’écuyers et de toutes autres manières de gens ; et fut la halle de la ville où l’on vendoit pain et chair, qui guères ne valoit, encourtinée de beaux draps comme la chambre du roi ; et fut le roi anglois assis, la couronne d’or moult riche et moult noble sur son chef, plus haut cinq pieds que nul des autres, sur un banc d’un boucher, là où il tailloit et vendoit sa chair. Oncques telle halle ne fut à si grand honneur. Là endroit, pardevant tout le peuple qui là étoit, et pardevant tous les seigneurs, furent lues les lettres de l’empereur, par lesquelles il constituoit le roi Édouard d’Angleterre son vicaire et son lieutenant pour lui, et lui donnoit pouvoir de faire droit et loi à chacun, au nom de lui, et de faire monnoie d’or et d’argent, aussi au nom de lui, et commandoit par ses lettres, à tous les princes de son empire et à tous autres à lui sujets, qu’ils obéissent à son vicaire comme à lui-même, et fissent féauté et hommage comme au vicaire de l’empereur. Quand ces lettres eurent été lues, chacun des seigneurs fit hommage, féauté et serment au roi anglois, comme au vicaire de l’empereur ; et tantôt là endroit fut clamé et répondu entre partie[3] comme devant l’empereur, et jugé droit, à la semonce de lui ; et fut là endroit renouvelé et affermé un jugement et estatut qui avoit été fait en la cour de l’empereur au temps passé, qui tel étoit : que qui vouloit aucun grever ou porter dommage, il le devoit défier suffisamment trois jours devant son fait, et qui autrement le feroit, il devoit être atteint comme de mauvais et vilain fait. Cet estatut sembla être bien raisonnable à chacun ; mais je ne crois mie que depuis il ait été partout bien gardé. Quand tout ce fut fait[4], les seigneurs se départirent et créantèrent l’un à l’autre d’être appareillés sans délai à toutes leurs gens, ainsi que enconvenancé étoit, trois semaines après la Saint-Jean, pour aller devant Cambray, qui doit être de l’Empire, et étoit tourné pardevers le roi de France.

  1. On ne trouve dans Rymer, sous cette année, aucun acte daté de Louvain ; la plupart furent expédiés à Anvers. Il paraît donc que Froissart s’est trompé sur le lieu de la résidence d’Édouard, à moins qu’on ne suppose, ce qui n’est guère vraisemblable, que ce prince, en fixant son séjour à Louvain, avait laissé sa chancellerie à Anvers.
  2. Le marquis de Juliers retourna certainement beaucoup plus tôt auprès d’Édouard ; car l’assemblée de Hercques dont Froissart va parler, et qu’il fixe à la Saint-Martin, dut se tenir peu après la fête de saint Denis. On trouve en effet dans la Chron. du Brabant d’Edmundus Dinterus, l’ordre adressé au duc de Brabant de se rendre à cette assemblée le lundi après la fête de saint Denis, die lunæ proximè post tunc instans festum S. Dyonisii, c’est-à-dire le lundi 12 octobre, un mois avant la fête de saint Martin. L’erreur de Froissart vient probablement de ce qu’il a confondu l’assemblée de Hercques avec une autre qui se tint à Malines peu après la Toussaint, suivant le même Dinterus.
  3. C’est-à-dire une cause fut plaidée devant lui.
  4. D’autres historiens racontent autrement la prise de possession du vicariat de l’Empire par Édouard III. Suivant eux, il y eut une entrevue solennelle à ce sujet entre Édouard et Louis de Bavière à Cologne. On avait, disent-ils, dressé dans la grande place de Cologne deux trônes élevés pour ces deux princes. L’empereur s’assit le premier et le roi s’assit auprès de lui ; quatre grands ducs, trois archevêques, trente-sept comtes, une multitude innombrable de barons, bannerefs, chevaliers et écuyers assistaient à cette cérémonie. L’empereur tenait son sceptre de la main droite, ayant la gauche appuyée sur un globe. Un chevalier allemand lui tenoit sur la tête une épée nue. Dans cette attitude, il déclara publiquement la déloyauté, la perfidie et la lâcheté du roi de France : sur quoi il le défia et prononça qu’il avait forfait et perdu la protection de VEmpire. Il établit en même temps Édouard vicaire général de l’Empire et lui délivra la charte impériale à la vue des assistans. Pour couronner la pompe de cette cérémonie, l’empereur prétendit obliger Édouard à se prosterner devant lui et à lui baiser les pieds. Édouard indigné de cette proposition la rejeta avec hauteur. L’empereur choqué de ce refus insista mais Édouard lui déclara nettement qu’il n’en ferait rien. Louis de Bavière, quoique à regret, fut contraint de dissimuler et de dispenser le monarque anglais de cette cérémonie.