Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre VI

La bibliothèque libre.
◄  Chapitre V
Livre I. — Partie I. [1325]

CHAPITRE VI.


Comment plusieurs barons d’Angleterre furent décolés et comment la roine et son fils s’en affuirent en France.


Il, qui étoit si bien du roi et si prochain comme il vouloit, et plus cru tout seul que tout le monde, s’en vint au roi et lui dit : que ces seigneurs avoient fait alliance encontre lui et qu’ils le mettroient hors de son royaume s’il ne s’en gardoit ; et tant fit par son ennortement et son subtil malice et engin que le roi fit à un jour prendre tous ces seigneurs à un parlement où ils étoient assemblés[1] et en fit décoler, sans délai et sans connoissance de cause, jusques à vingt-deux des plus grands barons, et tout premier le comte Thomas de Lancastre, qui moult étoit bon homme et saint et fit depuis assez de beaux miracles au lieu où il fut décolé. Pour lequel fait le dit messire Hue acquit grand’haine de tout le pays et espécialement de la roine d’Angleterre et du comte de Kent, qui étoit frère du roi d’Angleterre.

Encore ne cessa point atant le dit messire Hue de ennorter le roi de mal faire : car quand il aperçut qu’il étoit mal de la roine et du comte de Kent, il mit si grand discord entre le roi et la roine, par son malice, que le roi ne vouloit point voir la roine, ni venir en lieu où elle fut, et dura ce discord assez longuement. Et adonc fut que on dit à la roine et au comte de Kent tout secrètement, pour les périls éloigner où ils étoient, qu’il leur pourroit bien mésavenir prochainement, si ils ne se gardoient ; car le dit messire Hue leur pourchassoit grand destourbier.

Adonc quand la roine et le dit comte de Kent ouïrent ces nouvelles, si se doutèrent, car ils sentoient le roi hâtif et de diverse manière et mauvaise condition, et leur ennemi si bien de lui comme il vouloit. Si s’avisa la dame qu’elle se partiroit tout coyement et vuideroit le royaume d’Angleterre, et s’en viendroit en France voir le roi Charles son frère, qui encore vivoit, et lui conteroit ses mésaises, et emmèneroit son jeune fils Édouard avec li voir le roi son oncle[2]. Ainsi la dame se pourvey sagement, et prit voie de venir en pèlerinage à Saint-Thomas de Cantorbie, et elle s’en vint à Vincelsée, et là, de nuit, entra en une nef appareillée pour li et son fils et le comte Aymon de Kent, et messire Roger de Mortimer ; et en une autre nef mirent leurs pourvéances, et eurent vent à souhait, et furent lendemain, devant prime[3], au hâvre de Boulogne.

Quand la roine Isabelle fut arrivée à Boulogne[4], ainsi comme vous oïez, et son fils, et le comte de Kent son serourge, le capitaine de la ville et l’abbé et les bourgeois vinrent contre li, et la recueillirent moult liement, et la menèrent en la ville, et la logèrent en l’abbaye, et toute sa route ; et y fut deux jours. Au tiers jour elle s’en partit et se mit à voie ; et tant chemina par ses journées que elle s’en vint à Paris. Le roi Charles son frère, qui étoit informé de sa venue, envoya contre li des plus grands de son royaume qui adonc étoient de-lez lui : monseigneur Robert d’Artois, monseigneur de Coucy[5], monseigneur de Sully[6] et le seigneur de Roye[7] et plusieurs autres, qui honorablement l’amenèrent en la cité de Paris et devers le roi de France.

  1. Le comte de Lancastre fut arrêté non dans un parlement, mais les armes à la main. Il fut pris, et trente-cinq seigneurs avec lui, le 16 mars 1322, à Burgh, et conduit au château de Pomfret, où il fut jugé par une cour martiale, et eut la tête tranchée le 23 mars de la même année. Plusieurs de ses coaccusés furent mis à mort en divers lieux.
  2. Isabelle passa en France, du consentement de son mari, pour négocier la paix entre les deux royaumes ; elle n’emmena point avec elle le jeune Édouard son fils, et négocia si heureusement en France qu’elle fit conclure un traité, en date du 31 mai 1325, par lequel Édouard devait venir rendre hommage à Charles-le-Bel dans un terme très court. Mais Spenser l’ayant détourné de faire le voyage, il céda à son fils le comté de Ponthieu et la Guyenne, et le fit partir le 12 septembre de la même année, pour porter au roi de France l’hommage de ces seigneuries. Elle ne fut point accompagnée par le comte de Kent et par Roger de Mortimer : le premier était en France dès le commencement de l’année 1324, le second s’était échappé de la Tour de Londres, où il était détenu prisonnier, vers la fin de juillet ou les premiers jours d’août 1323, et avait quitté l’Angleterre pour passer en France, au plus tard, le 14 novembre de la même année.
  3. Froissart a généralement adopté pour la désignation des heures de la journée, la méthode de division ecclésiastique de prime, tierce, none et vêpres. Prime répond à la sixième heure du malin ; c’est la première de la journée. Tierce paraît marquer le temps intermédiaire entre le matin et l’heure de midi, qu’il exprime ou par le mot midi ou par celui de none. Ensuite vient vêpres ou la vêprée, après laquelle il compte encore le minuit. Quelquefois il ajoute à ces diverses divisions les épithètes de basse ou de haute. Il dit encore à l’aube crevant pour signifier que l’aube du jour ne fait que commencer à poindre ; au soleil resconsant ou esconsant, pour exprimer le coucher du soleil ; à la relevée, pour le temps qui suit l’heure de midi ; à la remontée, qui semble synonyme de la vêprée pour le soir, le temps auquel le jour approche de son déclin.
  4. L’église de Notre-Dame de Boulogne, après avoir été long-temps gouvernée par un évêque, fut réunie dans le septième siècle, à l’évêché de Thérouenne. Au commencement du douzième, Eustache III, frère de Godefroy de Bouillon à son retour de la Terre-Sainte, fit embrasser la règle de saint Augustin aux chanoines de cette église qui devint alors abbatiale. Enfin, après la destruction de Thérouenne, elle fut élevée de nouveau à la dignité de ville épiscopale : ce changement arriva l’an 1566.
  5. On ignore s’il veut désigner Guillaume de Coucy ou Enguerrand VI son fils, qui vivaient tous les deux alors : ces seigneurs de Coucy descendaient des comtes de Guines.
  6. Henri IV, sire de Sully, issu de la maison des comtes de Champagne.
  7. Jean II du nom.