Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre VII

La bibliothèque libre.
Livre I. — Partie I. [1325]

CHAPITRE VII.


Comment le roi de France reçut honorablement sa sœur la roine d’Angleterre ; et comment elle lui conta la cause de sa venue.


Quand le roi vit sa sœur, que grand temps n’avoit vue, et elle dut entrer en sa chambre, il vint contre elle, et la prinst par la main, et la baisa, et dit : « Bien venez, ma belle sœur et mon beau neveu[1] ». Lors les prit tous deux et les mena avant. La dame qui pas n’avoit trop grand’joie, fors de ce qu’elle se trouvoit de-lez le roi son frère, s’étoit jà voulu agenouiller par trois ou par quatre fois au pied du roi son frère ; mais le roi ne lui souffroit, et la tenoit toujours par la main droite, et lui demandoit moult doucement de son état et de son affaire ; et la dame lui en répondoit très sagement. Et tant furent les paroles menées qu’elle lui dit : « Monseigneur, ce nous va, moi et mon fils, votre beau neveu, assez petitement ; car le roi d’Angleterre mon mari m’a prise en trop grand’haine, et si ne sais pourquoi, et tout par l’ennortement d’un chevalier qui s’appelle Hue le Despensier. Ce chevalier a tellement attrait monseigneur à soi et à sa volonté, que tout ce qu’il veut dire et faire, il est ; et jà ont comparé plusieurs hauts barons d’Angleterre et seigneurs sa mauvaiseté[2], car il en fit sur un jour prendre, et par le commandement du roi, sans droit et sans cause, décoler jusques à vingt-deux, et par espécial le bon comte Thomas de Lancastre ; de quoi, monseigneur, ce fut trop grand dommage, car il étoit prud’homme et loyal et plein de bon conseil ; et n’est nul en Angleterre, tant soit noble ni de grand’affaire, qui l’ose courroucer ni dédire de tout ce qu’il veut faire. Avec tout ce, il me fut dit en grande espécialité d’un homme qui cuide assez savoir des conseils et traités du roi mon mari et du dit Hue le Despensier, que on avoit grand’envie sur moi, et que si je demeurois au pays guères de temps, le roi, par mauvaise et fausse information, me feroit mourir ou languir à honte. Si ne l’ai-je mie desservi, ni ne le voudrois faire nullement ; car oncques envers lui je ne pensai ni ne fis chose qui fût à reprendre. Et quand je ouïs ces dures nouvelles et si périlleuses sur moi, et sans raison, je m’avisai pour le mieux que je partirois d’Angleterre, et vous viendrons voir et montrer féalement, comme à mon seigneur et beau frère, l’aventure et le péril où j’ai été. Aussi le comte de Kent, que là voyez, qui est frère du roi mon mari, est en autel[3] parti de haine comme je suis, et tout par l’émouvement et ennortement faux de ce Hue le Despensier. Si m’en suis ci enfuie, comme femme égarée et déconseillée, devers vous pour avoir conseil et confort de ces besognes ; car si Dieu premièrement et vous n’y remédiez, je ne me sais vers qui traire[4] »

  1. Isabelle n’avait point amené son fils ainsi qu’on l’a remarqué ci-dessus.
  2. On avait employé pour prouver au roi le mécontentement public un moyen fort singulier, et qui représenta assez bien l’époque. Un jour qu’il était à dîner dans la salle de Westminster, une femme pénètre à cheval dans la salle du festin ; elle était vêtue comme les ménestrels, et après avoir fait, à leur manière, le tour de la table, elle présenta une lettre au roi, tourna bride et partit. On blâma les concierges de l’avoir admise, mais ils alléguèrent que le roi n’était pas habitué à refuser aux ménestrels l’entrée de ses fêtes ; on alla à sa poursuite et on l’attrapa. Elle avoua qu’elle avait été envoyée par un chevalier. Ce chevalier, questionné, déclara qu’il avait employé ce moyen pour démontrer au roi qu’il négligeait les chevaliers qui avaient servi lui et son père avec tant de fidélité, tandis qu’il comblait de ses dons ceux qui n’avaient essuyé aucune fatigue pour lui. Ce que les chroniques du temps reprochent surtout à Édouard, c’est de trop négliger ses nobles pour s’occuper des agriculteurs et des moines.
  3. Semblable.
  4. Il est assez vraisemblable qu’Isabelle se plaignit des Spensers au roi son frère ; mais elle ne put lui dire qu’elle s’était enfuie d’Angleterre, puisque Charles-le-Bel ne pouvait ignorer qu’elle était partie du contentement d’Édouard et munie de pouvoirs pour traiter de la paix.