Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre XCIII

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Livre I. — Partie I. [1339]

CHAPITRE XCIII.


Comment le roi d’Angleterre confortoit doucement ses gens, et comment le roi de France ordonna ses batailles, et comment la journée se passa sans bataille.


Quand les Anglois, les Allemands, les Brabançons et tous leurs alliés furent ordonnés, ainsi que vous avez ouï, et chacun sire mis et arrêté dessous sa bannière, ainsi que commandé fut de par les maréchaux, adonc monta le roi anglois sur un petit palefroi moult bien amblant, acompagné tant seulement de messire Robert d’Artois, de messire Regnault de Cobehen et de messire Gautier de Mauny ; et chevaucha devant toutes les batailles, et prioit moult doucement aux seigneurs et aux compagnons qu’ils lui voulussent aider à garder son honneur ; et chacun lui enconvenançoit. Après ce il s’en revint en sa bataille et se mit en ordonnance, ainsi qu’il appartenoit, et fit commander que nul n’allât ni se mît devant les bannières des maréchaux.

Or vous recorderons l’ordonnance du roi de France et de ses batailles, qui furent grandes et bien étoffées, et vous en parlerons aussi bien que nous avons fait de celle des Anglois.

Il est bien vérité que le roi de France avoit si grand peuple et tant de nobles et de chevalerie que ce seroit merveilles à recorder : car, ainsi que j’ai ouï dire à ceux qui y furent et qui les avisèrent tous armés et ordonnés sur les champs, il y eut onze vingt et sept bannières, cinq cent et soixante pennons, quatre rois et six ducs, et trente six comtes, et plus de quatre mille chevaliers, et de communes de France plus de soixante mille. Les rois qui étoient avec le roi de France étoient : le roi de Behaingne, le roi de Navarre, et le roi David d’Escosse ; les ducs : le duc de Normandie, le duc de Bourgogne, le duc de Bretagne, le duc de Bourbon, le duc de Lorraine, le duc d’Athènes ; les comtes : le comte d’Alençon frère au roi de France, le comte de Flandre, le comte de Hainaut, le comte de Blois, le comte de Bar, le comte de Forez, le comte de Foix, le comte d’Armaignac, le comte Dauphin d’Auvergne, le comte de Joinville, le comte d’Estampes, le comte de Vendosme, le comte de Harcourt, le comte de Saint-Pol, le comte de Ghines, le comte de Boulogne, le comte de Roussy, le comte de Dampmartin, le comte de Valentinois, le comte d’Aucerre, le comte de Sancerre, le comte de Joigny, le comte de Genève, le comte de Dreux ; et de celle Gascogne et de Languedoc tant de comtes, de vicomtes et de sénéchaux que ce seroit un detri à recorder.

Certes c’étoit très grand’beauté que de voir sur les champs bannières et pennons ventiler, chevaux couverts de draps à leurs armes, chevaliers et écuyers armés si très nettement que rien n’y avoit à ramender. Et ordonnèrent les François trois grosses batailles, et mirent en chacune quinze mille hommes d’armes et vingt mille hommes à pied. Si se peut et doit-on grandement émerveiller comment si belles gens d’armes se purent partir sans bataille. Mais les François n’étoient point d’accord, ainçois en disoit chacun son opinion ; et disoient, par estrif, que ce seroit grand’honte et grand défaut si le roi ne se combattoit, quand il savoit que ses ennemis étoient si près de lui en son pays rangés et en pleins champs, et les avoit suivis en intention de combattre à eux. Les aucuns des autres disoient à l’encontre, que ce seroit grand’folie s’il se combattoit, car il ne savoit que chacun pensoit, ni si point trahison y avoit : car si fortune lui étoit contraire, il mettoit son royaume en aventure de perdre, et si il déconfisoit ses ennemis, pour ce n’auroit-il mie le royaume d’Angleterre, ni les terres des seigneurs de l’Empire, qui avec le roi anglois étoient alliés.

Ainsi estrivant et débattant sur ces diverses opinions le jour passa jusques à grand midi. Environ petite nonne, un lièvre s’envint trépassant parmi les champs, et se bouta entre les François, dont ceux qui le virent commencèrent à crier et à huier et à faire grand haro ; de quoi ceux qui étoient derrière cuidoient que ceux de devant se combattissent ; et les plusieurs, qui se tenoient en leurs batailles rangés, fesoient autel : si mirent les plusieurs leurs bassinets en leurs têtes et prirent leurs glaives. Là y fut fait plusieurs nouveaux chevaliers ; et par espécial le comte de Hainaut en fit quatorze, qu’on nomma depuis les Chevaliers du Lièvre.

En cet état se tinrent les batailles ce vendredi tout le jour, et sans eux émouvoir, fors par la manière que j’ai dit. Avec tout ce, et les estrifs qui étoient au conseil du roi de France, furent apportées en l’ost lettres et recommandations au roi de France et à son conseil de par le roi Robert de Sicile[1], lequel roi Robert, si comme on disoit, étoit un grand astronomien et plein de grand’prudence. Si avoit par plusieurs fois jeté ses sorts sur l’état et aventures du roi de France et du roi d’Angleterre, et avoit trouvé en l’astrologie et par expérience que si le roi de France se combattoit au roi d’Angleterre, il convenoit qu’il fût déconfit. Donc, il, comme roi plein de grand’connoissance, et qui doutoit ce péril et le dommage du roi de France son cousin, avoit envoyé jà de long temps moult soigneusement lettres et épitres au roi Philippe et à son conseil, que nullement ils ne se combattissent contre les Anglois là où le corps d’Édouard fût présent : pour quoi cette doute et les descriptions que le roi de Sicile en faisoit, detrioit grandement plusieurs seigneurs du dit royaume ; et mêmement le roi Philippe en étoit tout informé. Mais nonobstant ce que on lui dit et montra par belles raisons, et les défenses et les doutes du roi Robert de Sicile son cher cousin, si étoit-il en grand’volonté et en bon désir de combattre ses ennemis : mais il fut tant detrié que la journée passa sans bataille, et se retraist chacun en son logis[2].

Quand le comte de Hainaut vit qu’on ne se combattroit point, il se partit, et toutes ses gens, et s’en vint ce soir arrière au Quesnoy. Et le roi anglois, le duc de Brabant et les autres seigneurs se mirent au retour, et firent charger et trousser tous leurs harnois, et vinrent gésir ce vendredi[3] près d’Avesnes en Hainaut et là environ ; et lendemain ils prirent tous congé l’un à l’autre ; et se départirent les Allemands et les Brabançons, et s’en ralla chacun en son lieu. Si revint le roi anglois en Brabant[4] avec le duc de Brabant son cousin. Or vous parlerons du roi de France comment il persévéra.

  1. Robert comte de Provence et roi de Naples.
  2. Les Chroniques de France nous apprennent quelles furent, outre les lettres du roi de Sicile, les raisons qui empêchèrent de combattre ; elles en spécifient quatre : « la première cause, pour ce qu’il étoit vendredi ; la seconde étoit, car lui ni ses chevaux n’avoient bu ni mangé ; la tierce cause, car lui et son ost avoient chevauché cinq lieues sans boire ni manger ; la quarte cause, pour la difficulté d’un pas qui étoit entre lui et ses ennemis. » (Chron. de France, chap. 17.) Le récit du continuateur de Nangis est parfaitement semblable à celui des Chroniques.
  3. Le roi d’Angleterre dit positivement dans sa lettre qu’il ne se retira vers Avesnes que le samedi, après être resté une partie du jour en bataille.
  4. Édouard était de retour à Bruxelles le 1er novembre.