Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre XL

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Livre I. — Partie I. [1327]

CHAPITRE XL.


Comment les Anglois repassèrent la rivière de Tyne, et comment un écuyer apporta nouvelles au roi où les Escots étoient.


À tel meschef et povreté demeurèrent-ils entre ces deux montagnes et la dite rivière, toute celle semaine, sans ouïr ni savoir nouvelles des Escots, qu’ils cuidoient qu’ils dussent par là, ou assez près, repasser pour retourner en leur pays. De quoi grand’murmuration sourdit entre les Anglois ; car aucuns vouloient mettre sus aux autres qu’ils avoient donné ce conseil de là venir en tel point qu’ils avoient fait, pour trahir le roi et toutes ses gens : si que, fut ordonné pour ce entre les seigneurs, qu’on se mueroit de là, et repasseroit-on la dite rivière, sept lieues par-dessus, là où elle étoit plus aisée à passer. Et fit-on crier que, chacun s’appareillât pour déloger lendemain, et suivît les bannières : et si fit-on adonc crier que, qui se voudroit tant travailler qu’il pût rapporter certaines nouvelles au roi là où l’on pourroit trouver les Escots, le premier qui ce lui rapporteroit il auroit cent livrées[1] de terre à héritage, à l’esterlin, et le feroit le roi chevalier.

Quand ces nouvelles furent épandues par l’ost, toutes gens en eurent grand’joie. Adonc se départirent de l’ost aucuns chevaliers et écuyers anglois jusques à quinze ou seize, pour la convoitise de gagner celle promesse ; et passèrent les rivières en grand péril, et montèrent les montagnes, et puis se départirent l’un çà, l’autre là, et se mit chacun à l’aventure à part lui.

Lendemain tout l’ost se délogea ; et chevauchèrent assez bellement, car leurs chevaux étoient foulés et mal livrés, mal ferrés, tachés ès sangles et sur le dos ; et firent tant qu’ils repassèrent la dite rivière en grand’malaise, car elle étoit grosse pour la pluie ; pourquoi il en y eut assez de baignés et des Anglois noyés. Quand tous furent repassés, ils se logèrent là en droit, car ils trouvèrent fourrages ès prés et ès champs pour passer la nuit de-lez un petit village que les Escots avoient ars à leur passer. Si leur sembla droitement qu’ils fussent chus en paradis. Lendemain ils se départirent, et chevauchèrent par montagnes et par vallées toute jour jusques près de nonne, que on trouva aucuns hamelets ars, et aucunes champagnes où il avoit blés et prés ; si que tout l’ost se logea là en droit cette nuit ; et le tiers jour chevauchèrent-ils en autel[2] manière. Si ne savoient le plus ou l’on les menoit, ni nouvelles des Escots ; et le quart jour en tel manière, jusques à heure de tierce.

Adonc vint un écuyer fort chevauchant par devers le roi, et lui dit : « Sire, je vous apporte nouvelles. Les Escots sont à trois lieues près de ci logés sur une montagne, et vous attendent là ; et y ont bien été jà huit jours ; et ne savoient nouvelles de vous non plus que vous saviez nouvelles d’eux. Ce vous fais-je ferme et vrai, car je me embattis si près d’eux que je fus pris et mené en leur ost devant les seigneurs, prisonnier : si leur dis nouvelles de vous et comment vous les quériez pour combattre à eux. Et tantôt les seigneurs me quittèrent ma prison, que je leur dis que vous donnez cent livrées de terre à l’esterlin héritables à celui qui premier vous rapporteroit nouvelles certaines d’eux, par telle condition que je leur créantai que je n’aurois repos jusques à tant que je vous aurois dit ces nouvelles. Et disent, ce sachiez, que aussi grand désir ont-ils de combattre à vous que vous avez à eux ; et les trouverez là en droit sans faute. »

  1. On appelait livre ou livrée une portion de terre qui produisait une livre de revenu ; ainsi elle ne formait point une mesure déterminée ; elle était plus ou moins étendue selon que le sol était plus ou moins fertile.
  2. Semblable.