Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre XXXIX

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Livre I. — Partie I. [1327]

CHAPITRE XXXIX.


Comment les Anglois souffrirent grand’famine, eux et leurs chevaux, tant qu’ils furent outre la rivière de Tyne.


Lendemain, entour heure de nonne, revinrent les messages que les seigneurs et les autres compagnons avoient envoyés aux pourvéances, et en rapportèrent ce qu’ils purent pour eux et leurs menées ; grandement ne fut-ce mie ; et avec eux vinrent gens pour gagner, qui amenèrent sur petits chevalets et sur petites mules, pain malcuit en paniers, povre vin en grands barils et autres denrées à vendre, dont moult de gens et grand’partie de l’ost furent durement appaisés ; et ainsi de jour en jour, tant qu’ils séjournèrent là entour huit jours sur cette rivière, entre ces montagnes, en attendant chacun jour la survenue des Escots, qui aussi ne savoient que les Anglois étoient devenus, non plus que les Anglois savoient d’eux. Ainsi furent-ils trois jours et trois nuits sans pain, sans vin, sans chandelles, sans avoine et sans fourrage, ni autre pourvéance, et après, par l’espace de quatre jours, qu’il leur convenoit acheter un pain mal cuit six esterlins[1], qui ne dût valoir qu’un parisis[2], et un galon[3] de vin vingt quatre esterlins, qui n’en dût valoir que six. Encore y avoit-on si grand’rage de famine que l’un le tolloit hors des mains de l’autre, dont plusieurs hutins et grands débats vinrent des compagnons les uns aux autres. Encore, avec tous ces meschefs, il ne cessa point de pleuvoir toute cette semaine, parquoi leur selles, panneaux et contresangles furent tous pourris, et tous les chevaux, ou la plus grand’partie, tachés sur le dos ; et ne savoient de quoi ferrer ceux qui étoient déferrés, ni de quoi couvrir, fors que de leurs tuniques d’armes : et aussi n’avoit la plus grand’partie que vêtir, ni de quoi soi couvrir pour la pluie, ni pour le froid, fors que de leurs hoquetons et de leurs armures ; et n’avoient de quoi faire feu, fors de verte bûche, qui ne peut durer contre la pluie.

  1. L’esterlin valait 4 deniers tournois de 220 au marc actuels.
  2. Le parisis valait 25 sous.
  3. Mesure contenant deux pots.