Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre XLIX

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Livre I. — Partie I. [1328]

CHAPITRE XLIX.


Comment le roi Charles de France mourut sans hoir mâle, et comment les douze pairs et les barons élurent à roi monseigneur Philippe de Valois ; et comment il déconfit les Flamands qui s’étoient rebellés contre leur seigneur.


Le roi Charles de France, fils au beau roi Philippe, fut trois fois marié, et si mourut sans hoir mâle de son corps, dont ce fut grand dommage pour le royaume, si comme vous orrez ci-après. La première de ses femmes fut l’une des plus belles dames du monde ; et fut fille de la comtesse d’Artois[1]. Celle garda mal son mariage et se forfit, parquoi elle en demeura longtemps au Châtel Gaillard en prison et à grand meschef, ainçois que son mari fût roi. Quand le royaume lui fut échu et il fut couronné, les douze pairs et les barons de France ne voulurent mie, s’ils eussent pu, que le royaume demeurât sans hoir mâle. Si quistrent sens et avis par quoi le roi fût remarié ; et le fut à la fille de l’empereur Henry de Lucembourc[2] et sœur au gentil roi de Behaigne[3] ; et parquoi le premier mariage fut défait et annulé de cette dame qui en prison étoit, et tout par la déclaration du Pape, notre saint père, qui adonc étoit. De cette seconde dame de Lucembourc, qui étoit moult humble et prude femme, eut le roi un fils qui mourut moult jeune, assez tôt la mère après, à Yssoldun en Berry[4] ; et moururent tous deux moult soupçonneusement, de quoi aucunes gens furent incoulpés en derrière couvertement. Après, ce roi Charles fut remarié tierce fois à la fille de son oncle de remariage[5], la fille de monseigneur Louis comte d’Évreux, la reine Jeanne et sœur au roi de Navarre qui adonc étoit[6]. Puis avint que cette dame fut enceinte, et le roi son mari s’accoucha malade au lit de la mort.

Quand il aperçut que mourir le convenoit, il devisa que, s’il avenoit que la roine s’accouchât d’un fils, il vouloit que messire Philippe de Valois, son cousin germain, en fût mainbour, et régent du royaume, jusques adonc que son fils seroit en âge d’être roi ; et s’il avenoit que ce fût une fille, que les douze pairs et les hauts barons de France eussent conseil et avis entre eux d’en ordonner, et donnassent le royaume à celui qui avoir le devroit. Sur ce, le roi Charles alla mourir environ la Chandeleur, l’an de grâce mil trois cent vingt sept[7].

Ne demeura mie grandement après ce que la reine Jeanne accoucha d’une fille[8], de quoi le plus du royaume en furent durement troublés et courroucés.

Quand les douze pairs et les hauts barons de France surent ce, ils s’assemblèrent à Paris le plutôt qu’ils purent, et donnèrent le royaume, de commun accord, à monseigneur Philippe de Valois, fils jadis au comte de Valois, et en ôtèrent la roine d’Angleterre et le roi son fils, qui étoit demeurée, sœur germaine du roi Charles dernier trépassé ; pour raison de ce qu’ils dient que le royaume de France est de si grand’noblesse qu’il ne doit mie par succession aller à fémelle, ni parconséquent à fils de fémelle, ainsi que vous avez ouï ça devant au commencement de ce livre. Et firent celui monseigneur Philippe couronner à Rains l’an de grâce mil trois cent vingt huit, le jour de la Trinité[9], dont puisce-di grand’guerre et grand’désolation avint au royaume de France et en plusieurs pays, si comme vous pourrez ouïr en cette histoire.

Assez tôt après ce que ce roi Philippe fut couronné à Rains, il manda ses princes, ses barons et toutes ses gens d’armes, et alla atout son pouvoir loger en la ville[10] de Cassel pour guerroyer les Flamands, qui étoient rebelles à leur seigneur[11], mêmement ceux de Bruges, d’Ypre et ceux du Franc[12] ; et ne vouloient obéir au dit comte de Flandre, mais l’avoient enchâssé ; et ne pouvoit adonc nulle part demeurer en son pays, fors tant seulement à Gand, et encore assez escharsement. Si déconfit adonc le roi Philippe bien seize mille Flamands, qui avoient fait un capitaine qui s’appeloit Colin Dennekins[13], hardi homme et outrageux durement ; et avoient les dessusdits Flamands fait leur garnison de Cassel, au commandement et aux gages des villes de Flandre, pour garder ces frontières là en droit. Et vous dirai comment ces Flamands furent déconfits, et tout par leur outrage.

Ils se partirent un jour, sur l’heure de souper, du mont de Cassel[14], en intention de déconfire le roi et tout son ost, et s’envinrent tout paisiblement, sans point de noise, ordonnés en trois batailles, desquelles l’une alla droit aux tentes du roi, et eurent près soupris le roi qui séoit à souper et toutes ses gens. L’autre bataille s’en alla droit aux tentes du roi de Behaigne, et le trouvèrent près en tel point ; et la tierce bataille s’en alla droit aux tentes du comte de Hainaut, et l’eurent aussi près soupris, et le hâtèrent si que à grand’peine purent ses gens être armés, ni les gens monseigneur de Beaumont son frère. Et vinrent tantôt ces trois batailles si paisiblement jusques aux tentes, que, à grand meschef, furent les seigneurs armés et leurs gens assemblés. Et eussent tous les seigneurs et leurs gens été morts, si Dieu ne les eût, ainsi comme par droit miracle, secourus et aidés ; mais, par la grâce et volonté de Dieu, chacun de ces seigneurs déconfit sa bataille si entièrement, et tous à une heure et à un point, qu’oncques de ces seize mille Flamands nul n’en échappa ; et fut leur capitaine tué[15]. Et si ne sut oncques nul de ces seigneurs nouvelles l’un de l’autre, jusques adonc qu’ils eurent tout fait ; et oncques des seize mille Flamands qui morts y demeurèrent n’en recula un seul, que tous ne fussent morts et tués en trois monceaux l’un sur l’autre, sans issir de la place là où chacune bataille commença, qui fut l’an de grâce mil trois cent vingt huit, le jour de la Saint Barthélémy[16]. Adonc, après cette déconfiture, vinrent les François à Cassel et y mirent les bannières de France, et se rendit la ville au roi ; et puis Poperingue, et après Ypre, et tous ceux de la châtellenie de Bergues, et ceux de Bruges en suivant ; et reçurent le comte Louis leur seigneur amiablement adonc et paisiblement, et lui jurèrent foi et loyauté à toujours mais.

Quand le roi Philippe de France eut remis le comte de Flandre en son pays, et que tous lui eurent juré féauté et hommage, il départit ses gens, et retourna chacun en son lieu[17] ; et il même s’en vint en France et séjourner à Paris et là environ. Si fut durement prisé et honoré de cette emprise qu’il avoit faite sur les Flamands, et aussi du beau service qu’il avoit fait au comte Louis son cousin. Si demeura en grand’honneur, et accrut grandement l’état royal, et n’y avoit oncques mais eu en France roi, si comme on disoit, qui eût tenu l’état pareil au roi Philippe ; et faisoit faire tournois, joutes et ébatements moult et à grand plenté.

Or nous tairons-nous un petit de lui et parlerons des ordonnances d’Angleterre et du gouvernement du roi.

  1. Blanche de Bourgogne, fille d’Othon IV, palatin de Bourgogne, et de Mahaud, comtesse d’Artois, qui fut enfermée au Château-Gaillard d’Andelys, comme le dit Froissart.
  2. Marie de Luxembourg, fille de l’empereur Henri VII et de Marguerite de Brabant. Le mariage se fit à Provins le 12 septembre 1322.
  3. Jean de Luxembourg.
  4. Cette princesse mourut à Issoudun le 21 mars 1323 (1324).
  5. Froissart veut apparemment faire entendre, par l’expression son oncle de remariage, que Louis comte d’Évreux, frère du roi Philippe-le-Bel, était issu du second mariage de Philippe-le-Hardi, leur père commun, avec Marie de Brabant.
  6. Le mariage de Charles-le-Bel et de Jeanne d’Évreux, se fit en l’année 1325. Elle étoit sœur de Philippe d’Évreux, qui devint roi de Navarre par son mariage avec Jeanne de France, fille unique de Louis X, dit le Hutin.
  7. Charles-le-Bel mourut à Vincennes, dans la nuit du 31 janvier au 1er février 1327, en commençant l’année à Pâques suivant l’usage d’alors, et 1328, suivant notre manière actuelle de la commencer au 1er janvier.
  8. Cette fille, nommée Blanche, vint au monde le 1er avril 1328.
  9. Le dimanche de la Trinité était cette année le 29 mai.
  10. C’est-à-dire, sans doute, auprès de Cassel ; car les Flamands étaient maîtres de la ville, comme Froissart le dira plus bas.
  11. Le comte Louis dit de Crécy.
  12. Le Franc, Franconatus, terra franca. C’est une partie de la Flandre française qui fut cédée à la France par la paix des Pyrénées. Elle comprend les bailliages de Bourbourg, Bergue Saint-Winox et Furnes, et outre les chefs-lieux de ces bailliages, les villes de Dunkerque et de Gravelines.
  13. Les historiens flamands le nomment Nicolas Zonnekins.
  14. Ils s’étaient retranchés sur une éminence à la vue de Cassel dont ils étaient en possession et qui leur servoit comme de place forte. Ils firent arborer sur les murs des tours de Cassel une espèce d’étendard sur lequel ils avaient fait peindre un coq avec ces mots :

    Quand ce coq ici chantera,
    Le roi trouvé ci entrera.

    Ils appelaient Philippe le roi trouvé, parce qu’il n’avait pas dû espérer d’être roi. Après la victoire, Philippe fit mettre Cassel à feu et à sang.

  15. N. Zonnekins, qui avait dirigé toutes les opérations de cette journée, périt après avoir fait des actes incroyables de bravoure.
  16. Suivant la Chron. de Flandre, la bataille de Cassel se donna la veille de la Saint-Barthélemy.
  17. Avant de quitter la Flandre, Philippe fit venir le comte Louis de Crécy : « Beau cousin, lui dit-il, je suis venu ici sur les prières que vous m’en avez faites. Peut-être avez-vous donné occasion à la révolte par votre négligence à rendre la justice que vous devez à vos peuples : c’est ce que je ne veux point examiner pour le présent. Il m’a fallu faire de grandes dépenses pour une pareille expédition ; j’aurois droit de prétendre à quelque dédommagement ; mais je vous tiens quitte de tout, et je vous rends vos états soumis et pacifiés. Gardez-vous bien de nous faire retourner une seconde fois pour un pareil sujet. Si votre mauvaise administration m’obligeoit de revenir, ce seroit moins pour vos intérêts que pour les miens. »