Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre XLVIII

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Livre I. — Partie I. [1328]

CHAPITRE XLVIII.


Comment messire Guillaume de Douglas, en allant outre mer fut tué en Espagne mal fortunément, et comment le jeune roi d’Escosse fut marié à la sœur du roi d’Angleterre.


Quand le printemps vint, et la bonne saison pour mouvoir qui vouloit passer outre mer, messire Guillaume de Douglas se pourvut ainsi qu’il lui appartenoit[1], selon ce que commandé lui étoit. Il monta sur mer au port de Monrois[2] en Escosse, et s’en vint en Flandre droit à l’Escluse, pour ouïr nouvelles, et savoir si aucun de par deçà la mer s’appareilloit pour aller devers la sainte terre de Jérusalem, afin qu’il pût avoir meilleure compagnie. Si séjourna bien à l’Escluse par l’espace de douze jours, ainçois qu’il s’en partît ; mais oncques ne voulut là en droit mettre pied à terre tout le terme des douze jours ; mais demeura toujours sur sa nef, et tenoit son tinel honorablement à trompes et à nacaires, comme si ce fût le roi d’Escosse. Et avoit en sa compagnie un chevalier banneret et six autres chevaliers des plus preux de son pays, sans l’autre menée ; et avoit toute vaisselle d’or et d’argent, pots, bassins, écuelles, hanaps, bouteilles, barils et autres si faites choses ; et avoit jusques à vingt huit écuyers jeunes gentilshommes des plus suffisans d’Escosse, dont il étoit servi. Et devez savoir que tous ceux qui le vouloient aller voir étoient bien fêtés de toutes manières de vins et de toutes manières d’épices, mais que ce fussent gens d’état. Au dernier, quand il eut séjourné là endroit à l’Escluse par l’espace de douze jours, il entendit que le roi Alphonse d’Espaigne[3] guerroyoit au roi de Grenade[4] qui étoit Sarrasin : si s’avisa qu’il se trairoit cette part, pour mieux employer son voyage, et quand il auroit là fait sa besogne, il iroit outre pour parfaire et achever ce que chargé et commandé lui étoit. Si se partit ainsi de l’Escluse, et s’en alla pardevers Espaigne, et arriva premier au port de Valence la grande, et puis s’en alla droit vers le roi d’Espaigne, qui étoit en ost contre le roi de Grenade[5], et étoient assez près l’un de l’autre, sur les frontières de leurs pays. Avint, assez tôt après que le dit messire Guillaume de Douglas fut là venu, le roi d’Espaigne issit hors aux champs pour plus approcher ses ennemis : le roi de Grenade issit hors aussi d’autre part ; si que l’un voyoit l’autre à toutes ses bannières ; et commencèrent à ranger leurs batailles l’un contre l’autre. Le dit messire Guillaume de Douglas se trait à l’un des côtés pour mieux faire sa besogne à toute sa route et pour mieux montrer son effort. Quand il vit toutes les batailles rangées d’une part et d’autre, et vit la bataille du roi un petit esmouver, il cuida qu’elle allât assembler. Il, qui mieux vouloit être des premiers que des derniers, férit des éperons, et toute sa compagnie avec lui, jusques à la bataille du roi de Grenade, et alla aux ennemis assembler ; et pensoit ainsi, que le roi d’Espaigne et toutes ses batailles le suissent ; mais non firent, dont il fut laidement déçu, car oncques celui jour ne s’en esmurent. Là fut le gentil chevalier messire Guillaume de Douglas enclos, et toute sa route, des ennemis ; et y firent merveilles d’armes ; mais finalement ils n’y purent durer, ni oncques pied n’en échappa, que tous ne fussent occis à grand meschef[6] : de quoi ce fut pitié et dommage et grand’làcheté pour les Espagnols ; et moult en furent blâmés de tous ceux qui en ouïrent parler, car bien eussent rescous le chevalier et une partie des siens, s’ils eussent voulu. Ainsi alla de cette avanture et du voyage messire Guillaume de Douglas,

Ne demeura mie grandement de temps, après ce que le dit chevalier se fut parti d’Escosse pour aller en son pèlerinage, si comme vous avez ouï, que aucuns seigneurs et prud’hommes, qui désiroient la paix entre les Anglois et les Escots, traitèrent tant que mariage fut fait du jeune roi d’Escosse et de la sœur au jeune roi Édouard d’Angleterre. Si fut ce mariage accordé ; et épousa la dame le dessusdit roi à Bervich[7] en Escosse ; et là y eut grands fêtes d’une partie et d’autre[8].

Or me veux-je taire un petit des Escots et des Anglois, et me retrairai au roi Charles de France et aux ordonnances d’icelui pays.

  1. Le passe-port que Jacques de Douglas obtint du roi d’Angleterre est daté du 1er septembre 1329 ; mais peut-être différa-t-il son voyage jusqu’au printemps de l’année suivante.
  2. Montrose.
  3. Il s’agit ici d’Alphonse XI, roi de Castille et de Léon, couronné en 1311, mort en 1350.
  4. Muley Muhamad IV, souverain de Grenade, qui monta sur le trône en 1315 et mourut en 1333.
  5. Muhamad venait de s’emparer de Gébaltaric (Gibraltar), et Alphonse faisait le siège de cette ville par terre et par mer. Mais l’approche de Muhamad le força de lever le siège.
  6. Au milieu de la mêlée, Jacques de Douglas prit la boîte qui renfermait le cœur de Robert Bruce et la jeta au milieu des rangs ennemis en s’écriant : « Marche en avant, comme tu le faisais pendant ta vie, et Douglas va te suivre ou périr. » Les compagnons de Douglas se précipitèrent avec lui dans la mêlée et presque tous y périrent. Ceux de ses compagnons qui lui survécurent trouvèrent son cadavre au milieu des morts, ainsi que la boîte qui renfermait le cœur de Robert Bruce, et firent transporter l’un et l’autre en Écosse. Douglas fut enterré dans le tombeau de ses pères dans l’église de Douglas. Le cœur de Robert Bruce fut déposé à Melrose.
  7. Berwick est à l’embouchure de la Tweed, limitrophe entre l’Écosse et l’Angleterre.
  8. Ce mariage fut conclu au printemps de l’année 1328, plus d’un an avant la mort de Robert Bruce, et par conséquent long-temps avant le départ de Jacques de Douglas.