Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre XVIII

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Livre I. — Partie I. [1326]

CHAPITRE XVIII.


Comment la roine d’Angleterre et messire Jean de Hainaut et leurs gens après grand’tempête arrivèrent en Angleterre.


Quand ils furent départis du hâvre de Dourdrech, moult étoit bel le navie selon leur quantité, et bien ordonné, et le temps bel et seri et assez moiste et attrempé ; et girent à l’ancre cette première marée devant les digues de Hollande sur le département de la terre. Lendemain, ils se désancrèrent, et sachèrent leurs singles à mont, et se mirent à chemin en côtoyant Zélande ; et avoient entente de prendre terre à un port qu’ils avoient avisé ; mais ils ne purent, car un grand tourment les prit en mer qui les mit si hors de leur chemin, qu’ils ne surent, dedans deux jours, là où ils étoient. De quoi Dieu leur fit grand’gràce et leur envoya belle aventure ; car s’ils se fussent embattus en icelui port qu’ils avoient choisi, ou aucques près, ils étoient perdus davantage et chus ès mains de leurs ennemis, qui bien savoient leur venue et les attendoient là en droit pour eux mettre à mort, et le jeune Édouard, et la roine ; mais Dieu ne le voulut mie consentir, et les fit, ainsi comme par droit miracle, détourner comme vous avez ouï.

Or avint que, au chef de deux jours, ce tourment cessa, et aperçurent les mariniers terre en Angleterre. Si se trairent cette part moult joyeux, et prirent terre sur le sablon et sur le droit rivage de la mer, Sans hâvre et sans droit port[1]. Si demeurèrent sur ce sablon par trois jours, à peu de pourvéance de vivres, en déchargeant leurs chevaux et leurs harnois ; et si ne savoient en quel endroit d’Angleterre ils étoient arrivés, ou en pouvoir d’amis, ou en pouvoir d’ennemis. Au quatrième jour, ils se mirent à voie, à l’aventure de Dieu et de saint George, comme ceux qui avoient eu toutes mésaises de faim et de froid par nuit, avec les grands peurs qu’ils avoient eu et avoient encore. Si chevauchèrent tant, à mont et à val, d’une part et d’autre, qu’ils trouvèrent aucuns hamelets, et puis après si trouvèrent une grand’abbaye de noirs moines que on clame saint Aymon[2] ; et s’y herbergèrent et rafraîchirent par trois jours.

  1. Robert d’Avesbury, garde des registres de la cour de Canterbury, qui a écrit l’histoire d’Édouard III, dont il paraît avoir été contemporain, fixe ainsi la date et le lieu du débarquement de la reine Isabelle : Die Veneris proximâ ante festum sancii Michaelis anno Domini 1326, apud Orewelle in portu de Herewich, navigio veniens Anglican intravit. Le jour de Saint-Michel fut cette année le lundi 29 septembre ; ainsi le vendredi dont il s’agit fut le 26.
  2. Saint-Edmundsbury, dans la province de Suffolk.