Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre XXXVIII

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Livre I. — Partie I. [1327]

CHAPITRE XXXVIII.


Comment les Anglois se logèrent sur la rivière de Tyne où ils souffrirent grand’mésaise.


Ainsi chevaucha le jeune roi anglois celui jour, et tout son ost, parmi ces montagnes et ces déserts, sans chemin tenir, sans voie, sans sentier et sans ville trouver, fors que par avis, selon le soleil. Et quand ce vint à basses vespres[1] que on fut venu sur cette rivière de Tyne[2] que les Escots avoient passée, et leur convenoit repasser, ce disoient et cuidoient les Anglois, et ils furent là venus si travaillés et si fort menés que chacun peut penser, ils passèrent, outre la rivière à gué, moult à mal aise, pour les grands pierres qui dedans gissoient. Et quand ils furent passés, chacun s’alla loger selon cette rivière, ainsi qu’il put prendre terre. Mais ainçois qu’ils eurent pris pièce de terre pour eux loger, le soleil commença à esconser. Et si y avoit peu d’eux qui eussent haches, ni coingnées, ferrements ni instruments pour loger, ni pour couper bois. Et si y en avoit plusieurs qui avoient perdu leurs compagnons et ne savoient qu’ils étoient devenus : s’ils étoient à mésaise, ce n’étoit point de merveille. Et mêmement les gens de pied étoient demeurés derrière ; et si ne savoient en quel lieu ni à qui demander leur chemin ; dont ils étoient tous fort à mal aise. Et disoient ceux qui mieux cuidoient connoître le pays, qu’ils avoient cheminé ce jour vingt huit lieues anglesches[3], ainsi courant comme vous avez ouï sans arrêter, fors que pour pisser, ou son cheval ressangler. Ainsi travaillés, hommes et chevaux, leur convint la nuit gésir sur cette rivière tous armés, chacun son cheval en sa main par le frein ; car ils ne les savoient à quoi lier, par défaut de leur charroi qu’ils ne pussent avoir mené parmi ce pays que devisé vous ai. Ainsi ne mangèrent leurs chevaux toute la nuit, ni le jour devant, d’avoine ni de fourrage ; et eux-mêmes ne goûtèrent tout le jour ni la nuit que chacun son pain qu’il avoit derrière lui troussé, ainsi que dit vous ai, qui étoit de la sueur des chevaux tout souillé et ort ; ni ils ne burent autre breuvage que de la rivière qui là couroit, exceptés aucuns seigneurs qui avoient bouteilles pleines de vin, qui leur portèrent grand confort : et n’eurent toute la nuit ni feu ni lumière, et ne le savoient de quoi faire, hors mis aucuns seigneurs qui avoient tortis allumés, qu’ils avoient apportés sur leurs sommiers.

Ainsi que vous oyez, à tel meschef passèrent-ils la nuit, sans ôter les selles à leurs chevaux, ni eux désarmer ; et quand le jour fut venu, en quoi ils espéroient avoir aucun confort et aucune adresse pour eux et leur chevaux aiser pour manger et pour loger, ou pour combattre aux Escots qu’ils désiroient moult à trouver, pour le désir que ils avoient d’issir hors de cette mésaise et pauvreté là où ils étoient, adonc commença à pleuvoir toute la journée si omniment et si fort, que ainçois nonne passée, la rivière sur laquelle ils étoient logés de nuit fut si grand’que nul ne la put passer : par quoi nul ne put envoyer pour voir ni savoir où ils étoient chus, ni où ils pourroient recouvrer de fourrage ni de litière pour leurs chevaux, ni pain, ni vin, ni autre chose pour eux aiser et soutenir. Si les convint jeûner tout le jour ainsi que la nuit, et les chevaux manger terre pour la wason[4], ou bruyères, ou la mousse de la terre, ou feuilles d’arbres, et couper plançons de bois à leurs épées et leurs badelaires, tous ployans pour leurs chevaux lier, et verges pour faire des logettes pour eux mucer[5].

Entour nonne, aucuns povres du pays furent trouvés : si leur fut demandé où ils étoient chus et embatus. Cils répondirent qu’ils étoient à quatorze lieues près de Neuf-Chastel sur Tyne, et à onze lieues près de Cardueil en Galles[6] ; et si n’avoit aucune ville plus près de là, où l’on pût rien trouver pour eux aiser.

Tout ce fut noncé au roi et aux seigneurs ; et envoya chacun ses messages tantôt celle part, et ses petits chevaux et ses sommiers pour apporter pourvéances ; et on fit savoir, de par le roi, à la ville de Neuf-Chastel : que, qui voudroit gagner, si amenât pain, vin, avoine, poulailles, fromages, œufs et autres denrées, on lui payeroit tout sec, et le feroit-on conduire à sauf conduit jusques à l’ost ; et leur fit-on savoir qu’on ne se partiroit de là entour, jusques à tant que on sauroit que les Escots étoient devenus.

  1. Vers le soir.
  2. La rivière de ce nom se compose de deux branches, North-Tyne et South-Tyne : la première au nord du mur d’Adrien, la seconde au sud, qui se joignent toutes deux à Hexham, situé au sud du même mur romain.
  3. Froissart écrivait, en général, comme il entendait : il dit anglesches au lieu d’angloises, parce qu’il avait entendu english.
  4. Au lieu de gazon.
  5. Coucher, abriter.
  6. Galloway.