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Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCLI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 549-550).

CHAPITRE CCLI.


Comment le roi Dan Piètre s’allia au roi de Grenade, au roi de Bellemarine et au roi de Tramesannes, et comment messire Bertran arriva en l’ost du roi Henry.


Quand la ville et la cité de Léon en Espaigne se fut rendue au roi Henry, tout le pays de la marche de Gallice se commença à tourner ; et s’en vinrent au dit roi Henry plusieurs hauts barons et seigneurs qui avoient paravant fait hommage au roi Dan Piètre. Car quelque semblant d’amour qu’ils lui eussent montré, présent le prince, ils ne le pouvoient aimer, tant leur avoit fait de grands’cruautés jadis ; et étoient en doute que encore de rechef il ne leur en fit. Et le roi Henry les avoit tenus aimablement et portés doucement ; et leur promettoit bien à faire ; pour ce se traioient-ils tous devers lui. Encore n’étoit mie messire Bertran du Guesclin en sa compagnie ; mais il approchoit durement, atout deux mille combattans, et étoit parti du duc d’Anjou qui avoit achevé sa guerre en Provence et défait son siége de devant Tarascon, par composition ; je ne sçais mie à dire quelle[1]. Si s’étoient partis avec le dessus dit messire Bertran aucuns chevaliers et écuvers de France qui désiroient les armes ; et étoient jà entrés en Arragon, et chevauchoient fortement pour venir devers le roi Henry, qui avoit mis le siége devant Toulette.

Les nouvelles du reconquêt, et comment le pays se tournoit devers son frère le bâtard, vinrent au roi Dam Piètre, qui se tenoit en la marche de Séville et de Portingal où il étoit petitement aimé et douté. Quand le roi Dan Piètre entendit ce, si fut durement courroucé sur son frère le bâtard et les barons de Castille qui le relinquissoient ; et dit et jura qu’il en prendroit si cruelle vengeance que ce seroit exemple à tous autres. Si fit tantôt un mandement et commandement partout à tous ceux dont il espéroit à avoir aide et service. Si manda et pria tels qui point ne vinrent et s’excusèrent au mieux qu’ils purent, et les aucuns de rechef, sans feintise, se tournèrent devers le roi Henry et lui renvoyèrent leur hommage. Et quand le roi Dan Piètre vit que ses gens lui failloient, si se commença à douter, et se conseilla[2] à Dam Ferrant de Castres qui oncques ne lui faillit : lequel lui conseilla qu’il prît gens d’armes partout là où il les pourroit avoir, tant en Grenade comme ailleurs, et qu’il se hâtât de chevaucher contre son frère le bâtard, avant qu’il se efforçât plus au pays, ni multipliât de gens d’armes.

Le roi Dan Piètre ne voult mie séjourner sur ce propos, mais pria au royaume de Portingal dont le roi étoit son cousin germain, et y eut grands gens ; et envoya devers le roi de Grenade et le roi de Bellemarine et le roi de Tramesainnes et fit alliances à eux, parmi que trente ans il les devoit tenir en leur état et point faire de guerre, parmi ce que ces trois rois lui envoyeroient plus de vingt mille Sarrasins pour aider à faire sa guerre. Si fit le roi Dan Piètre tant qu’il eut bien, que de chrétiens que de Sarazins, quarante mille hommes, tous assemblés en la marche de Séville. En ces traités et pourchas qu’il faisoit, et pendant que le siége étoit devant Toulette, descendit en l’ost du roi Henry messire Bertran du Guesclin atout deux mille combattans, qui y fut reçu à grand’joie ; ce fut bien raison ; et furent tous ceux de l’ost réjouis de sa venue[3].

  1. Le duc d’Anjou se rendit maître de la ville de Tarascon, ou plutôt les habitans, avec qui il entretenait des intelligences, la lui livrèrent vers la fin de mars. Le 11 avril suivant, il assiégea Arles et laissa la conduite du siége à du Guesclin qui le leva le 1er mai. Quant au départ de celui-ci pour l’Espagne, il ne peut être antérieur à la fin de septembre, et peut-être même faut-il le reculer davantage. Ce ne fut que postérieurement au 20 de ce mois qu’il traita, par ordre du duc d’Anjou, avec les chefs des compagnies, Bretons, Gascons, Lombards, etc., pour les engager à sortir du Languedoc, moyennant une certaine somme, dont il leur remit entre les mains pour garans Alain de Beaumont et le sire de Montauban.
  2. Ayala rapporte que D. Pèdre s’adressa aussi, pour demander des conseils, au Maure Benahatin, grand astrologue ou philosophe et conseiller du roi de Grenade, et il n’eût certainement pas trouvé parmi les chrétiens d’Espagne ou de France un seul homme en état de lui donner des conseils aussi éclairés que ceux contenus dans les deux lettres de Benahatin rapportées par Ayala. La première me semble un morceau inspiré par la sagesse elle-même. On y retrouve un esprit de liberté, de tolérance et de philosophie qui était inconnu chez les chrétiens d’alors.
  3. Les historiens d’Espagne placent l’arrivée de du Guesclin à l’armée de Henri au commencement de l’année 1369, et il ne peut guère y être arrivé plus tôt, comme on le verra ci-après dans une remarque sur le chapitre 253. Il faut donc rapporter à cette année la suite de la guerre contre Henri et D. Pèdre. Nous continuerons cependant de mettre en marge l’année 1368, parce que plusieurs des événement que Froissart raconte après la bataille de Montiel et la mort de D. Pèdre, dont il ignorait la véritable date, appartiennent certainement à cette année.