Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCLII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 550-551).

CHAPITRE CCLII.


Comment, par le conseil de messire Bertran, le roi Henry se partit de devant Toulette pour aller à l’encontre du roi Dan Piètre ; et comment ils s’entretrouvèrent.


Le roi Dan Piètre, qui avoit fait son amas de gens d’armes à Séville et à l’environ, si comme ci-dessus est dit, et qui désiroit à combattre le bâtard son frère, se partit de Séville, et son grand ost pour venir lever le siége de devant Toulette. Entre Séville et Toulette peut avoir neuf journées de pays[1]. Si vinrent les nouvelles en l’ost du roi Henry, que le roi Dan Piètre approchoit, en sa compagnie plus de quarante mille hommes que uns que autres, et sur ce il eut avis. À ce conseil furent appelés les chevaliers de France et d’Arragon qui là étoient, et par espécial messire Bertran du Guesclin par lequel on vouloit du tout ouvrer. Le dit messire Bertran donna un conseil qui fut tenu, que tantôt, avec la plus grand’partie de ses gens, le roi Henry partît et chevauchât à effort devers le roi Dan Piètre, et en quel état que on le trouvât on le combattît ; « Car, dit-il, nous sommes informés qu’il vient à grand’puissance sur nous. Et trop nous pourroit gréver, s’il venoit par avis jusques à nous ; et si nous allons à lui sans ce qu’il le sache, nous le prendrons bien lui et ses gens en tel parti et si dépourvu que nous en aurons l’avantage, et seront déconfits ; je n’en doute mie. » Le conseil de messire Bertran fut tenu et ouï. Et se partit le dit roi, sur un soir, de l’ost, en sa compagnie tous les meilleurs combattans par élection qu’il eût, et laissa le demeurant de son ost en la garde du comte Dan Tille son frère[2] et puis chevaucha outre. Et avoit ses espies allans et venans, qui savoient et rapportoient soigneusement le convine du roi Dan Piètre et de son ost ; et le roi Dan Piètre ne savoit rien du roi Henry, ni que ainsi il chevauchât contre lui : de quoi il et ses gens en chevauchoient plus épars et en plus petite ordonnance. Et avint que, sur un ajourner, le roi Henry et ses gens durent encontrer le roi Dan Piètre et ses gens, qui celle nuit avoient geu en un châtel assez près de là, appelé Montiel, et l’avoit le sire de Montiel recueilli et honoré ce qu’il pouvoit, Si en étoit au matin parti et mis au chemin, et chevauchoit assez éparsement, car il ne cuidoit mie être combattu en ce jour. Et vinrent soudainement à bannières déployées, et tous pourvus de leurs faits, le roi Henry, le comte Sanses son frère, qui avoit relenqui le roi Dan Piètre, messire Bertran du Guesclin, par lequel conseil tout ils ouvrèrent, messire le Bègue de Vilaines, le vicomte de Roquebertin, le vicomte de Rodez et leurs routes ; et étoient bien six mille combattans, et chevauchoient tous serrés de grand randon ; et s’en viennent férir de plain élai, de grand’volonté et sans faire nul parlement ès premiers qu’ils encontrèrent, en écriant : « Castille au roi Henry ! et Notre Dame Guesclin ! »

Si reculèrent et abattirent ces premiers roidement et merveilleusement, qui furent tantôt déconfits et reboutés bien avant. Là en y eut plusieurs d’occis et de rués par terre, car nul n’étoit pris à rançon : et ainsi étoit ordonné du conseil messire Bertran du Guesclin, dès le jour devant, pour la grand’plenté des mécréants juifs et autres, qui là étoient[3]. Quand le roi Dan Piètre entendit ces nouvelles, qui chevauchoit en la plus grand’route, que ses gens étoient assaillis, envahis, et reboutés vilainement de son frère le bâtard Henry et des François, si fut durement émerveillé dont il venoit ; et vit bien qu’il étoit trahi et deçu, et en aventure de tout perdre ; car ses gens étoient moult épars. Nonpourquant, comme bon chevalier et hardi qu’il étoit, et de grand’confort et emprise, il s’arrêta tout coi sur les champs et fit sa bannière développer et mettre avant pour recueillir ses gens, et envoya dire à ceux de derrière qu’ils se hâtassent de traire avant, car il se combattoit aux ennemis.

Donc s’avancèrent toutes manières de bonnes gens, et se trairent pour leur honneur devers la bannière du roi Dan Piètre qui ventiloit sur les champs. Là eut grand’bataille, dure et merveilleuse, et maint homme renversé par terre et occis, du côté du roi Dan Piètre ; car le roi Henry, messire Bertran et leurs routes les requéroient de si grand’volonté que nul ne duroit contre eux. Mais ce ne fut mie sitôt achevé ; car ceux du roi Dan Piètre étoient si grand’foison que bien six contre un : mais tant y avoit de mal pourvus qu’ils furent pris si sur un pied que ce les déconfisoit et ébahissoit plus que autre chose.

  1. Il y a près de 80 lieues de Séville à Tolède.
  2. Ayala dit que D. Tello était resté dans ses terres de Biscaye, ne voulant pas secourir son frère D. Henri qu’il aimait peu.
  3. Le plus grand reproche fait à D. Pèdre n’est pas tant d’avoir fait commettre plusieurs assassinats, selon l’esprit des cours d’alors, tels que les peignait l’infant D. Pèdre, oncle du roi d’Arragon qui le connaissait, mais bien de s’être allié avec des infidèles.