Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre IV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 288-289).

CHAPITRE IV.


Comment messire Geoffroy de Chargny surprit Aimery de Pavie en son châtel et le fit mourir en la ville de Saint-Omer.


Vous avez ci-dessus bien ouï recorder comment Aimery de Pavie, un Lombard, dut rendre et livrer le châtel et la forte ville de Calais aux François pour une somme de florins, et comment il leur en chéi. Voir est que messire Geoffroy de Chargny et les autres chevaliers qui avec lui furent menés en prison en Angleterre se rançonnèrent au plus tôt qu’ils purent et payèrent leurs rançons et puis retournèrent en France. Si s’en revint comme en devant le dit messire Geoffroy demeurer en la ville de Saint-Omer, par l’institution du roi Philippe de France. Si entendit le dessus dit que cil Lombard étoit amassé en un petit châtel en la marche de Calais que on dit Frétin, que le roi d’Angleterre lui avoit donné. Et se tenoit là tout coi le dit Aimery et donnoit du bon temps ; et avoit avec lui une trop belle femme à amie que il avoit amenée d’Angleterre. Et cuidoit que les François eussent oublié la courtoisie qu’il leur avoit faite ; mais non avoient, ainsi que bien apparut : car si très tôt que messire Geoffroy sçut que le dit Aimery étoit là arrêté, il enquit et demanda secrètement à ceux du pays qui connoissoient celle maison de Frétin, si on le pourroit avoir. Il en fut informé que oil trop légèrement ; car cil Aimery ne se tenoit en nulle doute ; mais aussi segur en son châtel, sans garde et sans guet, que donc qu’il fût à Londres ou en Calais.

Adonc le dit messire Geoffroy ne mit mie en nonchaloir celle besogne ; mais fit en Saint-Omer une assemblée de gens d’armes tout secrètement, et prit les arbalétriers de la ville avec lui ; et se partit de Saint-Omer sur une vespre ; et chemina tant toute nuit avec ses gens que, droitement au point du jour, ils vinrent à Frétin. Si environnèrent le châtelet qui n’étoit mie grand, et entrèrent cils de pied ens ès fossés, et firent tant qu’ils furent outre. Les menées de laiens s’éveillèrent pour la friente, et vinrent à leur maître qui se dormoit, et lui dirent : « Sire, or tôt, levez-vous sus, car il y a là dehors grands gens d’armes qui mettent grand’entente à entrer céans. » Aimery fut tout effrayé, et se leva du plus tôt qu’il put ; mais ne sçut oncques sitôt avoir fait que sa cour fût pleine de gens d’armes. Si fut pris à mains, et son amie tant seulement. On ne viola oncques de plus rien le châlelet ; car trêves étoient entre les François et les Anglois ; et aussi messire Geoffroy ne vouloit autrui que cel Aimery. Si en eut grand’joie quand il le tint, et le fit amener en la ville de Saint-Omer ; et ne le garda guère depuis longuement quand il le fit mourir à grand martyre ens ou marché, présents les chevaliers et écuyers du pays qui mandés y furent et le commun peuple. Ainsi fina Aimery de Pavie ; mais son amie n’eut garde ; car il la descoulpa à la mort, et depuis se mit la damoiselle avec un écuyer de France.