Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre V

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CHAPITRE V.


Comment les pénitents alloient par le pays par compagnies, se déchirant le dos d’aiguillons de fer ; comment il y eut dans le monde une grande épidémie, et comment les Juifs furent brûlés.


En l’an de grâce notre Seigneur mcccxxix allèrent les pénéants, et issirent premièrement d’Allemaigne[1] ; et furent gens qui faisoient pénitences publiques et se battoient d’escourgies à bourdons et aiguillons de fer, tant qu’ils déchiroient leur dos et leurs épaules, et chantoient chansons moult piteuses de la nativité et souffrance Notre Seigneur ; et ne pouvoient par leur ordonnance gésir que une nuit en une bonne ville ; et se partoient d’une ville par compagnie tant du plus que du moins ; et alloient ainsi par le pays faisant leur pénitence trente-trois jours et demi, autant que Jésus-Christ alla par terre d’ans ; et puis retournoient en leurs lieux. Si fut cette chose commencée par grand’humilité et pour prier à Notre Seigneur qu’il volsist refreindre son ire et cesser ses verges : car en ce temps, par tout le monde généralement, une maladie que on clame Épidémie couroit, dont bien la tierce partie du monde mourut[2] ; et furent faites par ces pénitences plusieurs belles paix de morts d’hommes, où en devant on ne pouvoit être venu par moyens ni autrement. Si ne dura point cette chose long terme ; car l’église alla au devant. Et n’en entra oncques mal au royaume de France ; car le roi le défendit, par la inhibition et correction du pape qui point ne voulut approuver que cette chose fût de vaille à l’âme, pour plusieurs grands articles de raison que il y mit, desquels je me passerai assez brièvement. Et furent tous bénéficiers et tous clercs qui été y avoient excommuniés ; et en convint les plusieurs aller en cour de Rome pour eux purger et faire absoldre.

En ce temps furent généralement par tout le monde pris les Juifs, et ars, et acquis leurs avoirs aux seigneurs, excepté en Avignon et en la terre de l’Église dessous les clefs du pape. Cils povres Juifs qui ainsi escacés étoient, quand ils pouvoient venir jusques à là, n’a voient garde de mort. Et avoient les Juifs sorti bien cent ans auparavant que, quand une manière de gens apparroient au monde qui venir devoient, qui porteroient flaiaus de fer, ainsi le bailloit leur sort, ils seroient tous détruits ; et cette exposition leur fut éclaircie quand les dessus dits pénitenciers allèrent eux battant, ainsi que dessus est dit[3].

  1. Robert d’Avesbury parle de ces pénitens qui venaient, dit-il, pour la plupart de Zélande et de Hollande, et traversaient la Flandre pour se rendre à Londres. Ils parcouraient, tout nus de la ceinture en haut, les églises et les lieux publics, en chantant des hymnes en leur langue et en se fouettant jusques au sang. Ils portaient toujours des chapeaux marqués d’une croix rouge par devant et par derrière ; et après s’être fustigés, ils se jetaient à terre tout de leur long en étendant les bras en forme de croix : ils renouvelaient les mêmes processions pendant la nuit.
  2. Il s’agit de la peste qui ravagea presque toute l’Europe pendant quelques années. C’est celle que Bocace a décrite d’une manière si admirable dans son Décaméron, et dont mourut le célèbre historien Giovani Villani.
  3. Ici finit l’addition tirée par M. Johnes, de deux manuscrits de sa bibliothèque.