Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre LXXXIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 395-396).

CHAPITRE LXXXIV.


Comment ceux de Saint-Vallery se rendirent au connétable de France et au comte de Saint-Pol ; et comment messire Philippe de Navarre vint pour les cuider secourre.


Ainsi que je vous ai ci-dessus dit et conté, les seigneurs de Picardie, d’Artois, de Ponthieu et de Boulonnois furent un grand temps devant Saint-Vallery, et y firent et livrèrent maints grands assauts, tant par engins comme par autres instrumens ; et travaillèrent, le siége durant, grandement ceux de la forteresse. Aussi ceux de la garnison se défendirent moult vaillamment et portèrent à ceux de l’ost plusieurs contraires ; car ils étoient pourvus de bonne artillerie, et étoient grand’foison de bons compagnons qui venoient presque tous les jours escarmoucher à ceux de l’ost aux barrières. Et avint, entre les autres choses, que un appert chevalier de Picardie, nommé le sire de Baucien, étoit une fois allé sur la marine en approchant le châtel pour le mieux aviser. Si fut trait d’aventure d’un quarrel d’espringalle qui lui passa parmi le corps ; et fut là mort, dont ce fut grand dommage ; car il étoit moult gentil homme et de bon affaire ; et fut grandement plaint des barons et des chevaliers de l’ost. La grand’plenté d’artillerie que ceux de Saint-Vallery avoient en leur garnison, grévoit plus ceux de l’ost que chose qui fût ; car on ne le pouvoit assaillir que ce ne fût grandement à trop de dommage. Si se tint ce siége dès l’entrée d’août jusques au carême ; et s’avisèrent les seigneurs qui là étoient que point ne s’en partiroient pour un an si l’auroient ; et puisque par assaut on ne le pouvoit avoir, ils le affameroient. Sur ce point se tinrent-ils un grand temps, et firent soigneusement guetter et garder tous les détroits et les passages, et tant que rien ne leur pouvoit venir par mer ni par terre. Si commencèrent leurs pourvéances moult à amendrir ; car ils n’osoient issir hors pour aller fourrager ; et d’autre part nul secours ne leur apparoît de nul côté. Si se commencèrent à ébahir ; et eurent entre eux conseil et avis que ils traiteroient devers les seigneurs de l’ost le connétable de France, le comte de Saint-Pol et les barons qui là étoient, que ils pussent partir et rendre la forteresse, sauves leurs corps et leurs biens, et aller quelque part qu’ils voudroient.

Les seigneurs de l’ost regardèrent entr’eux que Saint-Vallery n’étoit pas une garnison légère à prendre, et que ils y avoient jà été à siége un grand temps pardevant, et petit y avoient fait[1]. Si entendirent aux traités des Navarrois ; et se portèrent traités finablement que ceux de Saint-Vallery se pouvoient partir et aller quelque part qu’ils voudroient, leurs corps sauves tant seulement et ce que devant eux en pourroient porter, sans nulle armure. Bien envis purent-ils finir parmi cette ordonnance ; car le comte de Saint-Pol vouloit qu’ils se rendissent simplement, ce qu’ils n’eussent jamais fait. Or ne sais-je à quel profit ce fut de ce que la garnison de Saint-Vallery se rendit sitôt : mais les aucuns supposent que ce fut à l’avantage des François ; car si ils eussent encore là été deux jours, on les eût combattus, et espoir levés à grand dommage, ainsi que on fit ceux qui séoient devant Mauconseil. Je vous dirai pourquoi.

Messire Philippe de Navarre, qui se tenoit en Normandie et qui gouvernoit toute la terre du roi son frère le comte d’Évreux, et à qui toutes manières d’autres gens d’armes qui guerroyoient le royaume de France pour le temps obéissoient, avoit été informé de monseigneur Jean de Péquigny, que ceux de Saint-Vallery étoient durement étreins et sur le point de se rendre, si ils n’étoient confortés ; de quoi le dit messire Philippe, mu et encouragé de lever ce siége, avoit fait une assemblée de gens d’armes et de compagnons par tout où il les pouvoit avoir, et secrètement envoyé à Mante et à Meulan. Si en y pouvoit avoir jusques à trois mille, que uns que autres. Là étoient le jeune sire de Harecourt, le jeune sire de Gauville, messire Robert Canolle, messire Jean de Péquigny et plusieurs autres chevaliers et écuyers. Et étoient ces gens d’armes desquels messire Philippe de Navarre étoit chef, si avancés que à trois lieues près de Saint-Vallery, quand elle fut rendue et que les François en prirent la seigneurie et eurent la possession ; et en sçurent la vérité par monseigneur Guillaume Bonnemare et Jean de Ségure qui les trouvèrent sur le chemin. De ces nouvelles furent les Navarrois tout courroucés, mais amender ne le purent.

  1. On peut compter sûrement ici l’année 1359.