Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre VI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 289-293).

CHAPITRE VI.


Comment le roi Philippe de France mourut et comment le roi Jean son fils, les trêves étant expirées, reconquit la ville de Saint-Jean-d’Angely.


En l’an de grâce Notre Seigneur mccc et l, trépassa de ce siècle le roi Philippe de France[1]. Il fut ensepveli en l’abbaye de Saint-Denis[2] et puis fut Jean son ains-né fils, le duc de Normandie, roi, et sacré et couronné en l’église de Notre-Dame de Reims à très haute solennité. Après son couronnement il s’en retourna à Paris, et entendit à faire ses pourvéances et ses besognes ; car les trêves étoient faillies entre lui et le roi d’Angleterre. Et envoya grands gens d’armes à Saint-Omer, à Ghines, à Teroane, à Aire et tout sur les frontières de Calais, par quoi le pays fut bien gardé des Anglois. Et vint en imagination au roi qu’il s’en iroit en Avignon voir le pape et les cardinaux, et puis passeroit outre vers Montpellier et visiteroit la Languedoc, ce bon gras pays ; et puis s’en iroit en Poitou, et en Xaintonge, et mettroit le siége devant Saint-Jean-l’Angelier.

Si fit le dit roi ordonner ses pourvéances grandes et grosses partout, si comme il devoit aller et passer : mais avant toutes choses, et ainçois que il se partit de Paris, et tantôt après le trépas du roi Philippe son père, il fit mettre hors de prison ses deux cousins germains, Jean et Charles, jadis fils à monseigneur Robert d’Artois, qui avoient été en prison plus de quinze ans, et les tint de-lez lui. Et pour ce que le roi son père leur avoit tollu et ôté leurs héritages, il leur en rendit assez pour déduire et tenir bon état et grand. Cil roi Jean aima moult grandement ses prochains de père et de mère, et prit en grand’cherté ses deux autres cousins germains, monseigneur Pierre le gentil duc de Bourbon, et monseigneur Jacques de Bourbon son frère[3] et les tint toudis les premiers espéciaux de son conseil ; et certainement bien le valoient, car ils furent sages, vaillans et gentils chevaliers, et de grand’providence.

Si se partit le roi Jean de Paris en grand arroy et puissance, et prit le chemin de Bourgogne, et fit tant par ses journées qu’il vint en Avignon. Si fut reçu du pape et du collège joyeusement et grandement, et séjourna là un espace de temps ; et puis s’en partit et prit le chemin de Montpellier[4]. Si séjourna en la dite ville plus vingt jours, et là lui vinrent faire hommage et relever leurs terres, les comtes, les vicomtes, les barons et les chevaliers de la Languedoc, des quels il y a grand’foison. Si y renouvela le roi sénéchaux, baillis et tous autres officiers, des quels il en laissa aucuns et aucuns en ôta ; et puis chevaucha outre, et fit tant par ses journées qu’il entra au bon pays de Poitou. Si s’en vint reposer et rafraîchir à Poitiers, et là fit un grand mandement et amas de gens d’armes. Si gouvernoit l’office de la connétablie de France pour le temps d’adonc le chevalier du monde que le plus il aimoit, car ils avoient été ensemble nourris d’enfance, messire Charles d’Espaigne. Et étoient maréchaux de France messire Édouard sire de Beaujeu et messire Arnoul d’Andrehen. Si vous dis que le roi en sa nouvéleté s’en vint puissamment mettre le siége devant la bonne ville de Saint-Jean-l’Angelier ; et par espécial les barons et les chevaliers, de Poitou, de Xaintonge, d’Anjou, du Maine, de Touraine y étoient tous. Si environnèrent, ces gens d’armes, la ville de Saint-Jean tellement que nuls vivres ne leur pouvoient venir. Si s’avisèrent les bourgeois de la ville qu’ils manderoient secours à leur seigneur le roi d’Angleterre, par quoi il voulût là envoyer gens qui les pussent ravitailler ; car ils n’avoient mie vivres assez pour eux tenir outre un terme qu’ils y ordonnèrent ; car ils avoient partout allé et visité chacun hôtel selon son aisément. Et ainsi le signifièrent-ils authentiquement au roi d’Angleterre par certains messages, qui exploitèrent tellement qu’ils vinrent en Angleterre et trouvèrent le roi ens ou châtel de Windesore. Si lui baillèrent les lettres de ses bonnes gens de la ville de Saint-Jean-l’Angelier. Si les ouvrit le dit roi et les fit lire par deux fois pour mieux entendre la matière.

Quand le roi d’Angleterre entendit ces nouvelles, que le roi de France et les François avoient assiégé la ville de Saint-Jean, et prioient qu’ils fussent réconfortés et ravitaillés, si répondit le roi si haut que tous l’ouïrent : « C’est bien une requête raisonnable et à la quelle je dois bien entendre. » Et répondit aux messages : « J’en ordonnerai temprement. » Depuis ne demeura guère de temps que le roi ordonna d’aller celle part monseigneur Jean de Beauchamp, le vicomte de Beauchamp, monseigneur James d’Audelée, monseigneur Jean Chandos, monseigneur Bietremieu de Brues, monseigneur Jean de Lille, monseigneur Guillaume Fitz-Varen, le seigneur de Fitz-Vatier, monseigneur Raoul de Hastingues, monseigneur Raoul de Ferrieres, monseigneur Frank de Falle et bien quarante chevaliers ; et leur dit que il les convenoit aller à Bordeaux ; et leur donna certaines enseignes pour parler au seigneur de Labreth, au seigneur de Mucident, au seigneur de l’Esparre et aux trois seigneurs de Pommiers, ses bons amis, en eux priant de par lui que ils se voulussent près prendre de conforter la ville de Saint-Jean par quoi elle fut rafraîchie.

Cils barons et chevaliers dessus nommés furent tout réjouis quand le roi les vouloit employer. Si s’ordonnèrent du plus tôt qu’ils purent et vinrent à Hantonne, et là trouvèrent vaisseaux et pourvéances toutes appareillées : si entrèrent ens ; et pouvoient être environ trois cents hommes d’armes et six cents archers. Si singlèrent tant par mer, que ils ancrèrent au hâvre de Bordeaux. Si issirent de leurs vaisseaux sur le kay, et furent grandement bien reçus et recueillis des bourgeois de la cité et des chevaliers gascons qui là étoient et qui attendoient ce secours venu d’Angleterre. Le sire de Labreth et le sire de Mucident n’y étoient point pour le jour, mais sitôt qu’il sçurent la flotte des Anglois venue, ils se trairent celle part. Si se conjouirent grandement quand ils se trouvèrent tous ensemble ; et firent leurs ordonnances au plus tôt qu’ils purent, et passèrent la Garonne et s’en vinrent à Blayes. Si firent charger soixante sommiers de vitaille pour rafraîchir ceux de Saint-Jean, et puis se mirent au chemin celle part ; et étoient cinq cents lances et quinze cents archers et trois mille brigans[5] à pied. Si exploitèrent tant par leurs journées que ils vinrent à une journée près de la rivière de Charente.

Or vous dirai des François et comment ils s’étoient ordonnés. Bien avoient-ils entendu que les Anglois étoient à Bordeaux et faisoient là leur amas pour venir lever le siége et rafraîchir la ville de Saint-Jean. Si avoient ordonné les maréchaux, que messire Jean de Saintré, messire Guichard d’Angle, messire Boucicaut, messire Guy de Nelle, le sire de Pont, le sires de Parthenay, le sire de Poiane, le sire de Tonnai-Bouton, le sire de Surgères, le sire de Crusance, le sire de Linières, et grand’foison de barons et de chevaliers, jusques à cinq cents lances, toutes bonnes gens à l’élite, s’en venissent garder le pont sur la rivière de la Charente par où les Anglois devoient passer. Si étoient là venus les dessus dits et logés tout contre val la rivière. Et avoient pris le pont les Anglois ; et les Gascons qui chevauchoient celle part ne savoient rien de cela, car si ils le sçussent, ils eussent ouvré par autre ordonnance ; mais étoient tous confortés de passer la rivière au pont dessous le châtel de Taillebourch. Si s’en vinrent une matinée par bonne ordonnance, leur vitaille toute arroutée par devant eux, et chevauchèrent tant que ils vinrent assez près du pont ; et envoyèrent leurs coureurs courir devers le pont. Si rapportèrent cils qui envoyés y furent, à leurs seigneurs, que les François étoient tout rangés et ordonnés au pont, et le gardoient tellement qu’on ne le pouvoit passer. Si furent les Anglois et les Gascons tout émerveillés de ces nouvelles, et s’arrêtèrent tout coi sur les champs, et se conseillèrent un grand temps pour savoir comment ils se maintiendroient. Si regardèrent, tout considéré, que nullement ils ne pouvoient passer, et que cent hommes d’armes feroient plus maintenant pour garder le pont, que cinq cents ne feroient pour assaillir. Si que, tout considéré et pesé le bien contre le mal, ils regardèrent que mieux leur valoit retourner et ramener arrière leurs pourvéances que aller plus avant et mettre en nul danger. Si se tinrent tous à ce conseil ; et firent retourner leurs pourvéances et leurs sommiers, et se mirent au retourner. Cils barons de France et de Poitou qui étoient au pont et qui le gardoient, entendirent que les Anglois se mettoient au retour, et leur fut dit qu’ils s’enfuyoient. De ces nouvelles furent-ils tous réjouis ; et furent tantôt conseillés que ils les suivroient et combattroient, car ils étoient gens forts assez pour combattre. Si furent tantôt montés sur leurs coursiers et chevaux, car ils les avoient de-lez eux, et se mirent outre la rivière au froi des Anglois, en disant : « Vous n’en irez mie ainsi entre vous, seigneurs d’Angleterre ; il vous faut payer votre écot. » Quand les Anglois se virent ainsi si fort poursuivis des François, si s’arrêterent tout coi, et leur tournèrent les fers des glaives, et dirent que à droit souhait ils ne voulsissent mie mieux, quand ils les tenoient outre la rivière. Si firent par leurs varlets chasser toudis avant leurs sommiers et leurs vitailles, et puis s’en vinrent d’encontre et de grand’volonté férir sur ces François. Là eut de commencement des uns aux autres moult bonne joute et moult roide, et tamaint homme renversé à terre d’une part et d’autre. Et me semble, selon ce que je fus informé, que en joutant les François s’ouvrirent, et passèrent les Anglois tout outre. Au retour que ils firent, ils sachèrent les épées toutes nues et s’en vinrent requerre leurs ennemis. Là eut bonne bataille et dure et bien combattue, et fait tamainte grand’appertise d’armes, car ils étoient droite fleur de chevalerie d’un côté et d’autre. Si furent un grand temps tournoyant sur les champs et combattant moult ablement, ainçois que on pût sçavoir ni connoître lesquels en auroient le meilleur, et lesquels non. Et fut telle fois que les Anglois branlèrent et furent près déconfits, et puis se recouvrèrent et se mirent au-dessus, et dérompirent, par bien combattre et hardiment leurs ennemis, et les déconfirent. Là furent pris tous cils chevaliers de Poitou et de Xaintonge dessus nommés, et messire Guy de Nelle. Nul homme d’honneur ne s’en partit, et eurent les Anglois et les Gascons de bons prisonniers qui leur valurent cent mille moutons[6] sans le grand conquêt des chevaux et des armures que ils avoient eus sur la place.

Si leur sembla que pour ce voyage ils en avoient assez fait. Si entendirent au sauver leurs prisonniers, et que la ville de Saint-Jean ne pouvoit par eux, tant qu’à cette fois, être ravitaillée et rafraîchie. Si s’en retournèrent vers la cité de Bordeaux, et firent tant par leurs journées que ils y parvinrent. Si y furent recueillis à grand’joie.

Vous devez sçavoir que le roi Jean de France, qui étoit en la cité de Poitiers au jour que ses gens se combattirent au dehors du pont de Taillebourch sur la Charente, fut durement courroucé quand il sçut ces nouvelles ; que une partie de ses gens avoient ainsi été rencontrés et rués jus au passage de la rivière de Charente, et pris la fleur de la chevalerie de son hôtel, messire Jean Saintré, messire Guichart d’Angle, messire Boucicaut et les autres. Si en fut le roi durement courroucé ; et se partît de Poitiers, et s’en vint devant Saint-Jean-l’Angelier, et jura l’âme de son père que jamais ne s’en partiroit si auroit acquis la ville.

Quand ces nouvelles furent sçues en la ville de Saint-Jean, que les Anglois avoient été jusques au pont de la Charente et étoient retournés, et en avoient ramené leurs pourvéances, et ne seroient point ravitaillés, si en furent tout ébahis, et se conseillèrent entre eux comment ils se maintiendroient. Si eurent conseil que ils prendroient, si avoir le pouvoient, une souffrance à durer quinze jours ; et si dedans ce jour ils n’étoient confortés et le siége levé, ils se rendroient au roi de France, saufs leurs corps et leurs biens. Cil conseil fut tenu et cru ; et commencèrent à entamer traités devers le roi de France et son conseil, qui passèrent outre ; et me semble que le roi Jean de France leur donna quinze jours de répit ; et là en dedans, si ils n’étoient secourus de gens si forts que pour lever le siége, ils devoient rendre la ville et eux mettre en l’obéissance du roi de France. Mais ils ne se devoient nullement renforcer non plus qu’ils étoient ; et pouvoient leur état partout signifier où il leur plaisoit.

Ainsi demeurèrent-ils à paix, ni on ne leur fit point de guerre ; et encore, par grâce espéciale, le roi, qui les vouloit attraire à amour, leur envoya, cette souffrance durant, des vivres bien et largement pour leurs deniers raisonnablement ; de quoi toutes manières de gens lui sçurent grand gré, et tinrent ce à grand’courtoisie. Cils de Saint-Jean signifièrent tout leur état et leurs traités par certains messages aux chevaliers anglois et gascons qui se tenoient en la cité de Bordeaux, et sur lequel état ils étoient. Et me semble que on laissa les quinze jours expirer, et ne furent point secourus ni confortés. Au seizième jour le roi de France entra en la ville de Saint-Jean à grand’solennité ; et le recueillirent les bourgeois de la dite ville moult liement, et lui firent toute féauté et hommage, et se mirent en son obéissance. Ce fut le septième jour d’août l’an mcccli.

Après le reconquêt de Saint-Jean-l’Angelier, si comme ci-dessus est dit, et que le roi de France s’y fut reposé et rafraîchi huit jours, et eut renouvelé et ordonné nouveaux officiers, il s’en partit et retourna en France, et laissa en la ville de Saint-Jean à capitaine le seigneur d’Argenton de Poitou, et donna à toutes manières de gens d’armes congé ; et revint en France. Aussi se départirent les Anglois de Bordeaux, et retournèrent en Angleterre. Si menèrent là leurs prisonniers, dont le roi d’Angleterre eut grand’joie ; et fut adonc envoyé messire Jean de Beauchamp à Calais pour être là capitaine et gouverneur de toutes les frontières. Si s’y vint le dessus dit tenir, et y amena en sa compagnie de bons chevaliers et écuyers et des archers.

Quand le roi de France sçut ces nouvelles, il envoya à Saint-Omer ce vaillant chevalier, messire Édouard, seigneur de Beaujeu, pour être là capitaine de toutes gens d’armes et des frontières contre les Anglois. Si chevauchoient à la fois ces deux capitaines et leurs gens l’un sur l’autre ; mais point ne se trouvoient ni encontroient, dont assez leur déplaisoit, et si mettoient-ils grand’entente à eux trouver : mais ainsi se portoit l’aventure.

  1. Il mourut, suivant les grandes chroniques, le dimanche 22 août, à Nogent-le-Roi.
  2. Le corps fut enterré à Saint-Denis, au côté gauche du grand autel, suivant les grandes chroniques. Les entrailles furent déposées aux Jacobins de Paris et le cœur à Bourfontaine, chartreuse située dans la forêt de Villers-Cotterets.
  3. Pierre duc de Bourbon, et Jacques de Bourbon comte de la Marche, étaient fils de Louis Ier, duc de Bourbon, comte de Clermont, roi titulaire de Thessalonique, petit-fils de saint Louis, par Robert de France comte de Clermont et sire de Bourbon, frère cadet de Philippe-le-Hardi.
  4. Philippe VI, père de Jean, avait acquis, en 1349, de Jacques roi de Majorque, pour la somme de 120,000 écus d’or, le comté de Roussillon et la baronnie de Montpellier.
  5. Soldats à pied armés à la légère.
  6. Nom d’un espèce de monnaie usitée alors.