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Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre CVI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 686-687).

CHAPITRE CVI.

Comment les Brabançons mirent le siége devant le ville de Gavres ; comment le connétable de France prit Saint-Malo et Saint-Mahieu-de-fine-Poterne, y mettant gens en garnison.


En ce temps et en le même mois de mai, s’émurent les nobles de Brabant, chevaliers et écuyers et bonnes villes, sus l’entente que pour aller mettre le siége devant la ville de Gavres, et disoient ainsi les Brabançons : « Nous entendons que le roi de France à puissance veut venir en ce pays et entrer en Guerles ; il nous montre grand amour ; à tout le moins montrons-lui aussi que la guerre est nôtre, et faisons tant que nous ayons honneur. Allons et conquérons, soit par siége, soit par assaut, la ville de Gavres. Si aurons une belle entrée et à notre aise, et le roi aussi en la duché de Guerles. Ce ne nous devroit pas trop longuement tenir. » De celle emprise étoit trop grandement réjouie la duchesse de Brabant, et en savoit à ses gens, de la bonne volonté qu’ils lui montroient, très grand gré. Sur cel état ils ne mirent nul délai ; mais se départirent les hommes par connétablies des bonnes villes de Brabant, de Bruxelles, de Louvain, de Nielle, de Liége et de toutes les autres villes ; et se mirent sus les champs en grand arroi et en bonne ordonnance ; et firent arouter grand charroi et grand’foison d’atournemens d’assaut : engins, canons, trébus, espringales, brigoles et arcs à tour, et tout ce dont ils pensoient à avoir métier ; et de tentes, et de trefs, et de pavillons grand’foison ; et de vivres bien et largement ; et prirent le chemin de la Campine et exploitèrent tant qu’ils vinrent au Bois le Duc, une bonne ville en Brabant, à quatre lieues de Gavres ; et là s’assemblèrent de tout le pays, et puis s’en vinrent mettre le siége et le bâtir moult puissamment devant la ville de Gavres qui est forte assez ; et firent dresser leurs engins devant par bonne ordonnance. Aussi barons, chevaliers et écuyers qui acquitter se vouloient devers leur dame la duchesse, se logeoient chacun sire selon son état et entre ses gens, par l’ordonnance du maréchal. La duchesse de Brabant, pour mieux montrer que la chose lui plaisoit, et pour ouïr souvent des nouvelles du siége, s’en vint tenir son état et sa mansion en la ville de Bois le Duc.

Si fut ce siége de Gavres de grand’entreprise et plentureux, en l’ost de Brabant, de tous biens, et y recouvroit-on aussi bien de ce qu’on vouloit avoir, pour ses deniers, et aussi à bon marché, comme on faisoit au-devant en la ville de Bruxelles. Si y avoit presque tous les jours escarmouches aux barrières de Gavres, des compagnons, qui aventurer s’y alloient ; et aussi les arbalêtriers à la fois y alloient traire et escarmoucher. Une heure étoient reboutés, et à l’autre reboutoient, ainsi que les aventures aviennent en tels partis d’armes.

Le duc de Guerles étoit bien informé de ce siége et de tout ce qu’il avenoit, car il se tenoit à quatre lieues près en la ville de Nimaige ; et escripvoit souvent de son état en Angleterre ; dont il pensoit à être reconforté ; et avoit espérance que l’armée des Anglois qui étoit sur la mer, et de laquelle le comte d’Arondel étoit chef, en brefs jours, quand ils voudroient, et vent à ce propre auroient, viendroit en la duché de Guerles et lever le siége. Bien savoit le duc de Guerles que la ville de Gavres étoit forte ; et si l’avoit fait pourvoir grandement et grossement ; et n’étoit pas à conquerre par assaut, fors que par traité ; mais il sentoit ceux de Gavres larges et féaux envers lui ; ni pour rien ils ne le relenquiroient. Si s’en sentoit plus assuré.

Ainsi se tint le siége devant Gavres, des Brabançons, long et grand en celle saison ; si comme vous pouvez ouïr. Et l’armée du comte d’Arondel et des Anglois vaucroit sur la mer ; et ne prenoit nulle part terre ; et n’éloignoit point les frontières de Bretagne et de Normandie ; tant que les Normands, devers le Mont-Saint-Michel, et en côtoyant toute la bande en descendant jusques à la bonne ville de Dieppe, de Saint-Valery, du Crotoy et de Ponthieu, n’étoient pas là assurés ; car ils ne savoient à quoi ils tendoient. Si furent ces ports et villes de Normandie pourvus de par le roi de France et rafreschis de bonnes gens d’armes et d’arbalêtriers, pour résister à l’encontre des périls ; et furent mis et établis, de par le maréchal de Blainville, en la ville de Carentan qui siéd sur la mer et qui jadis avoit été héritage du roi Charles de Navarre, le sire de Hambuye et le sire de Courcy, deux grands barons de Normandie. Le connétable de France se saisit sagement de la ville de Saint-Malo ; et aussi fit-il de celle de Saint-Mahieu ; et très tôt comme put savoir que les Anglois étoient sur la mer, il y mit gens de par lui et au nom du roi de France.

En celle saison cuidèrent bien les Bretons avoir la guerre toute ouverte à l’encontre de leurs seigneurs ; et disoient chevaliers et écuyers, que l’armée sur mer des Anglois n’y étoit en autre instance, et que le duc de Bretagne les y avoit mandés pour les mettre en son pays, par les apparences qu’on y véoit, car ouniement ils frontoyoient toujours les bandes de Bretagne ; ni point ils ne s’en éloignoient, si force de vent ne les rebutoit arrière en la mer ; mais toujours, comment l’affaire allât, ils retournoient devant Bretagne.