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Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre CXIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 703-705).

CHAPITRE CXIII.

Comment ceux de Rochelois allèrent escarmoucher aux Anglois, près Marault : comment les Anglois, après avoir pillé le pays d’environ, se retirèrent en leurs vaisseaux sur la mer avec leur pillage ; et comment Perrot le Bernois se retira semblablement en son fort avec grand butin.


Si les Anglois eussent eu chevaux à leur aise pour courir le pays de Rochelois, ils eussent grandement fait leur profit, car le pays étoit tout dégarni de gens d’armes, voire pour eux aller au devant. Bien est vérité que le sire de Parthenay, le sire de Pons, le sire de Linières, le sire de Tonay-Bouton, messire Geoffroy d’Argenton, le sire de Montendre, messire Aimery de Rochechouart, le vicomte de Thouars, et plusieurs chevaliers et écuyers de Poitou et de Saintonge, étoient au pays : mais c’étoit chacun en son hôtel et en son fort, car le pays n’étoit pas avisé de la venue des Anglois. S’ils en eussent été signifiés en devant, un mois ou environ, et qu’ils eussent sçu de vérité que les Anglois arriveroient en tel jour à Marault, ils y eussent bien pourvu ; mais nenny, celle chose leur vint soudainement sur les mains ; pourquoi ils en furent plus effrayés. Et mettoit chacun peine et entente de garder le sien, et les bonnes gens du plat pays à moissonner hâtivement les blés, car il étoit entrée d’août. Avecques tout ce, il n’y avoit nul chef au pays qui les émût.

Le duc de Berry qui étoit sire et souverain de Poitou, étoit en France. Le sénéchal de Poitou étoit venu nouvellement à Paris. Le sénéchal de Saintonge n’étoit pas aussi en sa sénéchaussée. Le sénéchal de la Rochelle, messire Hélion de Lignac, n’étoit pas à la Rochelle ni au pays, mais grandement embesogné pour le duc de Berry, allant et retournant, en ces jours, sur le chemin de Bayonne et de France ; et par ces raisons le pays en étoit plus foible. Car, qui défaut de bons chefs, il défaut de bon moyen et de bon pied ; et, qui n’a bon pied, il ne peut faire chose qui vaille. Aussi étoient les terres dessus dites effrayées par deux manières, car ils avoient les Anglois devant eux, l’armée de mer, si comme vous pouvez ouïr ; et d’autre part, les nouvelles leur venoient fort, des parties de Berry et de Limousin, que Perrot le Bernois chevauchoit et menoit plus de cinq cens combattans ; et jà étoient entrés en Berry. Si ne savoient auquel entendre, fors à garder le leur, car renommée couroit que ces deux osts se trouveroient et rencontreroient, fût en Poitou ou en Saintonge. Telle étoit l’imagination de plusieurs.

Vérité est qu’en la ville de la Rochelle étoient, pour ces jours que les Anglois prirent terre à Marault, deux vaillans chevaliers de la nation de Beausse. L’un appeloit-on messire Pierre de Yon, et l’autre messire Pierre Taillepié : lesquels messire Hélion de Lignac avoit mis, laissés et établis, à son département, en la Rochelle, pour garder la ville et le pays ; et ils s’en acquittèrent à leur pouvoir loyaument. Quand ils sçurent, et les nouvelles leur furent venues à la Rochelle, que le comte d’Arondel et l’armée de mer dont on avoit parlé toute la saison avoit pris terre dessous Marault, et que là ils se logeoient, si dirent à ceux de leur charge et au maieur de la Rochelle, et aux bonnes gens, car c’est une ville assez peuplée : « Il nous faut aller voir le logis et le convenant des Anglois. On nous a dit qu’ils se logent et amassent en ce pays. Nous voulons, moi et mon compagnon, aller querre leur bien venue : ou ils la payeront, ou nous la leur payerons. Mais blâme nous seroit et reproche grand, au cas que nous avons à garder pour le présent celle ville et le pays, si paisiblement nous les y laissons arrêter. Et si y a un point moult bel pour nous, c’est ce que ils n’ont point de chevaux ; ce sont gens de mer. Nous serons tous bien montés, et envoyerons nos arbalêtriers devant qui les iront réveiller, traire et blesser ; et, quand ils auront fait leur envahie, ils retourneront. Les Anglois saudront tous dehors. Ils sont tous de pied. Nous remettrons nos arbalêtriers derrière, qui le pas retourneront vers la ville ; et ces premiers nous recueillerons aux fers des lances ; et aurons nous, qui serons sur nos chevaux, grand avantage de leur porter dommage. »

Tous ceux qui ouïrent les chevaliers parler les tinrent à sages et bien vaillans hommes, et s’accordèrent à ce conseil ; et mirent ensemble les arbalêtriers et les gros varlets, et en trouvèrent bien douze cens, que uns que autres. Quand ce vint au matin, droit à l’aube du jour, ils furent tous appareillés dedans la ville de la Rochelle ; et s’assemblèrent en la place, et se partirent tout premièrement les arbalêtriers et les gens de pied ; et se mirent au chemin, de bon pas, pour venir au logis des Anglois. Endementiers s’ordonnèrent et appareillèrent ceux de cheval ; et étoient bien environ trois cens, car il y avoit des chevaliers et des écuyers, qui venus étoient en la Rochelle si tôt comme ils ouïrent dire que les Anglois étoient arrivés à Marault. Si issirent les hommes de cheval et les deux chevaliers devant qui les menoient. Certes, si par aucune inspiration les Anglois eussent sçu la venue des Rochellois, et qu’ils pussent avoir mis sus une belle embûche de deux cens archers et de cent hommes d’armes, il n’en fût jà pié retourné.

Quand les archers et les arbalêtriers de la Rochelle vinrent sur le logis des Anglois, il étoit encore assez matin ; et tant y eut de bon pour eux que le guet qu’ils avoient fait la nuit jusqu’au soleil levant étoit retrait. Les arbalêtriers commencèrent à tendre leurs arcs en approchant les Anglois, et puis à traire ; les sagettes passoient parmi ces feuilles. Donc les Anglois qui étoient en leurs logis, ou se reposoient sur litière d’estrain qu’ils avoient faite, s’émerveilloient dont ces traits venoient. Si en y avoit beaucoup de blessés, avant qu’ils sçussent que ce fussent les François. Quand ils eurent trait environ six coups chacun, ils se mirent au retour le bon pas, ainsi que ordonné étoit. Adonc approchèrent les gens d’armes, lesquels étoient tous bien montés ; et se mirent entre les logis des Anglois et leurs gens. Lors se commença l’ost à estourmir, et chevaliers et écuyers à eux armer, et archers à issir hors de leurs logis et venir sur les champs, et eux mettre ensemble et amonceler.

Quand les capitaines françois virent que l’ost s’estourmissoit si au vrai, et que chevaliers et écuyers se recueilloient sur les champs, si suivirent leurs gens qui s’en r’alloient le bon pas, et jà étoient les premiers moult près de la Rochelle, car ils doutoient le trait des Anglois. Ainsi, en hériant et trayant, furent les Rochellois amenés et poursuivis jusques bien près de la Rochelle ; et alors véez-ci venir le comte d’Arondel et plus de quatre cens hommes d’armes qui avoient poursuivi le grand pas, chacun son glaive en ses mains ou sur son col. Là fut grand l’empêchement des hommes de pied, et la presse moult grande au rentrer en la Rochelle. Messire Pierre de Yon et messire Pierre Taillepié ouvrèrent comme vaillans gens, car, en défendant et en gardant leurs gens, ils se mirent derrière ; et firent tant toutes fois qu’ils vinrent aux barrières ; et toujours les poursuivoient les Anglois. Là furent en grand’aventure les deux chevaliers d’être morts ou pris en faisant armes. Car l’assemblée étoit plus sur eux que sur nul des autres, pourtant qu’on véoit bien que c’étoient les maîtres. Dont il avint que messire Pierre de Joy eut mort dessous lui son coursier ; et à grand peine fut-il tiré de leurs gens, dedans les barrières ; et messire Pierre Taillepié fut féru d’un glaive tout outre la cuisse, et d’une flèche parmi le bassinet, jusques dedans la tête ; et vint mourir le cheval sur quoi il séoit dedans la porte, à ses pieds. À l’entrer en la ville y eut grand’occision, et blessés plus de quarante. On étoit monté en la porte : si traioient canons et bombardes sur les Anglois, par les quels traits ils se reculoient tant qu’ils n’osoient approcher ni bouter dedans. Ainsi se porta celle première escarmouche des Rochellois et des Anglois. Quand ils eurent escarmouché jusques bien près de nonne, le comte d’Arondel fit sonner la retraite. Adonc se trairent moult ordonnément et par bon arroi gens d’armes et archers, et tout le pas, jusques à leurs logis ; et là se désarmèrent et pensèrent d’eux ; car bien avoient de quoi. De vins et de chairs étoient-ils biens pourvus, car moult en avoient-ils trouvé sur le pays.

Si se tinrent ces seigneurs et chevaliers d’Angleterre là environ Marault et la place où le droit port et hâvre est, plus de quinze jours, toujours attendans les armes et les aventures : mais depuis n’issirent point de la Rochelle nuls gens d’armes, pour escarmoucher ni éveiller les Anglois, car ils véoient bien que les Anglois se maintenoient et portoient sagement ; et aussi leurs deux capitaines étoient blessés : pourquoi les autres avoient bien cause d’eux tenir tous là. Bien est vérité que le comte d’Arondel envoya par quatre fois courir sur le pays de Rochelois, vers Soubise, en la terre de Thouars, messire Guillaume Helmen ; et y portèrent, ceux qui envoyés y furent, grand dommage, dont le pays fut moult effrayé ; et encore eussent les Anglois fait autre exploit d’armes, s’ils eussent eu chevaux : mais ils nuls n’en avoient, fors qu’un petit, et encore les avoient-ils trouvés sur le pays. Plenté ne fut ce pas, car si tôt que le plat pays fut informé de leur venue, tous se retrairent à garant : et s’encloyrent ès bonnes villes, eux et le leur. Quand l’armée de mer, si comme je vous conte, eut été et séjourné sur le pays de Rochellois environ quinze jours, et qu’ils s’y furent bien rafreschis, et ils virent que nul ne venoit à l’encontre d’eux, pour eux véer ni chalenger terre, et que vent bon et propice leur fut venu, ils se retrairent vers leurs navires, et les rechargèrent de grand’foison de vins qu’il avoient trouvés sur le pays et de chairs fresches ; et puis entrèrent en leurs vaisseaux. Si se desancrèrent, étant leurs nefs toutes chargées ; et avalèrent leurs voiles ; et le vent se bouta dedans. Si singlèrent en éloignant la terre ; et prirent le profond ; et entrèrent en la mer ; et encontrèrent, en ce propre jour, douze nefs de Bayonne qui s’en alloient en Angleterre, et menoient vins de Gascogne et autres marchandises. Si se conjouirent tous grandement les uns aux autres, et s’entrefirent moult grand’fête, quand ils se furent avisés et connus ; car ils étoient tout un, et tout d’une alliance ; et donnèrent les Bayonnois au comte d’Arondel, deux pièces de vin de Gascongne en cause d’amour et de rafreschissement ; et puis passèrent outre, et les autres demourèrent sur la mer, toujours vaucrant et vallant, et attendant les aventures.

Or vous parlerai de Perrot le Bernois et de sa route. En ce propre termine que l’armée d’Angleterre fut à Marault et en Rochelois, étoit Perrot le Bernois, et sa route où bien avoit quatre cens lances et autant de pillards, sur les champs ; et passa parmi Limousin ; et vinrent en Berry ; et levèrent, en un jour, toutes les marchandises de la ville du Blanc en Berry, où pour ces jours il y avoit foire ; et eurent là grand profit de ces compagnons des routes et des bons et riches prisonniers ; et puis passèrent outre ; et vinrent jusques à Selles en Berry ; et fut la ville toute pillée et robée.

Ainsi se maintinrent Perrot de Berne et le Bourg de Compane, et Aimerigot Marcel, et Olim Barbe et les autres, et chevauchèrent moult avant sur le pays ; et y portèrent grand dommage, car nul ne leur alloit au devant, et en fut le pays tout effrayé delà la rivière de Loire et deçà, et jusques en la comté de Blois et en Touraine, car on ne pouvoit savoir ni imaginer que ces deux armées, qui se tenoient sur les champs, avoient en pensée de faire. Les aucuns disoient que la chose se tailloit que ils devoient eux trouver ensemble : mais non firent, car l’armée de mer se retrait, comme je vous dirai, et aussi firent Perrot le Bernois et sa route.

Quand ils eurent grandement pillé le pays et gagné, ils eurent conseil d’eux retraire en leurs châteaux, et mettre en sauf garant tout ce qu’ils avoient conquis et gagné sur le chemin d’Auvergne et s’en allèrent les uns à Aloise, les autres à Ouzac ou à Carlac ; Perrot le Bernois se retrait à Chalucet. Si n’y eut plus fait d’armes ni de chevauchée, pour celle saison, en Auvergne ni en Limousin. Car trèves furent prises par delà la rivière de Loire, qui devoient durer, si comme elles firent, jusques au mois de mars. Et toujours se tenoit le siége devant Ventadour, de messire Guillaume de Lignac, de messire Jean Bonne-Lance, de messire Jean le Bouteiller, et des autres chevaliers et écuyers d’Auvergne et de Limosin, car Geoffroy Tête-Noire étoit bien si orgueilleux qu’il ne faisoit compte de nulles trèves, ni de paix ni de repit, et tout sur la fiance de son fort lieu.

Nous nous souffrirons à parler du siége de Ventadour et de dire quelle fin il en print, tant que point et temps sera, et nous rafreschirons d’autres nouvelles : c’est à entendre des besognes de Brabant et de Guerles, qui ne sont pas à oublier ni ignorer, pour la cause que le roi de France y mit la main quand il vit que les choses alloient mal.