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Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre CXXIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 734-737).

CHAPITRE CXXIV.

Comment messire Mathieu Rademen se départit de la bataille pour s’en cuider sauver, et comment messire Jacques de Lindesée fut pris de l’évêque de Durem, et comment, après la bataille, les Escots se rassemblèrent et envoyèrent chevaucheurs pour découvrir le pays.


Vous savez, comment ici dessus est contenu, que messire Mathieu Rademen, capitaine de Bervich étoit monté à cheval quand il vit sa déconfiture, car lui tout seul ne le pouvoit pas recouvrer, À son département, messire Jacques de Lindesée étoit assez près de lui ; et vit comment cil se départoit. Messire Jacques, qui pour vaillance et pour gagner vouloit entrer en chace, avoit un bon coursier tout prest, si monta sus et entra en chasse après lui, la lance en sa main et la hache au col, et suivy le chevalier les grands galops, et éloigna la bataille et les siens. Et dura celle chasse entre eux deux plus de trois lieues angloises, car messire Mathieu étoit aussi bien monté sur bon coursier ; et n’étoient que eux deux sur le chemin ; et s’ils trouvoient nul fuyant ; ils n’en faisoient nul compte, mais les passoient, ou ils les détournoient. Une fois ou deux messire Jacques de Lindesée qui chassoit, et pas ne savoit qui, fors tant qu’il voyoit bien que cil étoit chevalier, et le suivoit de si près que de sa lance il le povoit bien atteindre s’il vouloit, lui avoit dit : « Retournez-vous ; ce n’est pas honneur de toujours fuir, je vous assure de tout homme fors de moi, et si vous me pouvez déconfire ; je suis messire Jacques de Lindesée. »

Quand messire Mathieu ouït celle parole, il s’arrêta sur son pas, et mit son épée devant soi, et montra chère et semblant de vaillant chevalier et de défense. Messire Jacques de Lindesée le cuida férir de sa lance, mais il faillit ; et quand il vit que il avoit failli, il la jeta jus et se prit à la hache, dont bien se sçut ensonnier, et l’Anglois son épée. Là commencèrent-ils à tournoyer ensemble moult longuement. En ce tournoiement, messire Jacques de Lindesée lui demanda en son langage : « Chevalier, qui es-tu ? » Il répondit : « Je suis Mathieu Rademen. » — « Voir, dit-il, puisque nous sommes en ce partie je te conquerrai ou tu me conquerras. »

Lors recommença la bataille et tout à cheval ; et n’avoit l’un autre défense d’armure que son épée, et l’autre sa hache. Messire Mathieu pérdit son épée, car d’un coup de retour il lui vola hors de la main. Par ce parti fut pris et conquis l’Anglois, mais il dit bien : « Lindesée, vous me ferez bonne compagnie. » — « Par saint George, répondit le chevalier, vous dites voir. Et de commencement, puisque vous êtes mon prisonnier, que voulez-vous que je fasse ? » — « Je veux, dit messire Mathieu Rademen, que vous me fassiez grâce de retourner au Neuf-Chastel, et dedans le jour de la Saint-Michel je serai à Dumbare, ou en Haindebourch ou quelque port que vous voudrez en Escosse. » — « Je le veux, dit le chevalier d’Escosse. Dedans le jour que mis y avez vous serez à Haindebourch. »

À ces mots, ils prirent congé l’un de l’autre. Messire Mathieu Radmen s’en retourna vers le Neuf-Chastel, et chevaucha tout le petit pas, pourtant que son cheval étoit moult foulé.

Or vous recorderai-je une merveilleuse aventure qu’il avint au chevalier d’Escosse, laquelle ne fait pas à oublier, celle nuit, par incidence de fortune, et ainsi que les merveilles aviennent en armes et en amours. Messire Jacques de Lindesée put bien dire : « Au matin je cuidois avoir gagné, mais j’ai assez perdu à poursuivre les Anglois. » Je vous dirai pourquoi. Si très tôt, comme il eut pris congé à messire Mathieu Rademen, et que il se fut départi de lui, il entreoublia son chemin, et entra en une bruyère de broussis et de petit bois, et perdit de tout point son chemin, et bien s’en perçut, mais ce fut trop tard. Et entra en un sentier qui tiroit tout droit au Neuf-Chastel, et prit celui, car il cuidoit être à l’encontre d’Otebourch, où leurs gens étoient logés ; mais non étoit, car il s’éloignoit. Et ce fut à celle propre heure que l’évêque de Durem retournoit au Neuf-Chastel, si comme ici dessus je vous ai dit.

Le cheval de messire Jacques de Lindesée qui sentoit les chevaux des Anglois, se commença à hennir et à frongnier, et à frapper du pied en terre, et tourna celle part où les chevaux anglois étoient ; et cuida messire Jacques de Lindesée que ce fussent leurs gens, et qu’il fût joindant Otebourch, mais non étoit, car il se trouva ailleurs enclos tantôt des gens de l’évêque de Durem et de l’évêque proprement qui se mit tout devant quand il vit l’ombre du cheval, car il faisoit nuit et brun, et demanda en venant : « Qui est là ? Il faut qu’il soit ami ou ennemi, ou héraut ou ménestrel. » Messire Jacques répondit, qui n’avoit encore nul connoissance de l’évêque, et dît : « Je suis Jacques de Lindesée. » — « Chevalier, vous nous êtes le bien venu, dit l’évêque de Durem et je vous prends pour mon prisonnier. » — « Et qui êtes-vous ? dit le chevalier d’Escosse. » — « Je suis Robert de Neufville, prêtre et évêque de Durem. »

Messire Jacques de Lindesée vit bien que défense ne lui valoit rien, car il étoit enclos encore de eux soixante, si dit ainsi : « Et puisqu’il convient qu’il soit, Dieu y ait part. » Adonc tout en chevauchant, l’évêque de Durem en entrant ens ès faubourgs du Neuf-Chastel lui demanda du convenant des Escots, et quel chose l’avoit amené jusques à là. Tant que à répondre du convenant de ses gens il n’en savoit rien et s’en tut, mais il dit qu’il avoit poursuivi messire Mathieu Rademen, et fiancé prisonnier. « Et où est Rademen, » dit l’évêque ? — « En nom Dieu, dit-il, je ne le vis puis que je l’eus fiancé ; il s’en retira au Neuf-Chastel et je m’en allois à Otebourch. » — « Ce m’est avis, en nom Dieu, dit l’évêque, que vous aviez pris mal le chemin, car voici le Neuf-Chastel où nous entrons. » — « Je ne le puis amender, répondit le chevalier ; je avois assis à messire Mathieu Radmen son jour à venir à Haindebourch, mais je crois que il n’y ira pour celle querelle plus avant, et qu’il fera ainsi sa finance. » — « Il appert bien, dit l’évêque. »

À ces mots ils entrèrent dans la ville de Neuf-Chastel, et se trairent à leurs hôtels ; et pour le doute des Escots, ils se mirent à garder aux portes, aux tours et aux murs, et proprement l’évêque y fut à la barrière de la porte jusques au soleil levant.

Dessous la bannière du comte de la Marche et de Dumbar fut pris un écuyer de Gascogne, vaillant homme, qui s’appeloit Jean de Chastel-Neuf et prisonnier au comte ; et dessous la bannière de Mouret fut pris aussi un sien compagnon écuyer gascon qui s’appeloit Jean de Cantiront. La place fut toute délivrée avant que l’aube du jour apparût.

Les Escots se retrairent et mirent tous ensemble et envoyèrent gardes et chevaucheurs sur les champs sur les chemins de Neuf-Chastel pour savoir et entendre si Anglois se recueilleroient à la fin que ils ne fussent soubpris ; car Escots en leur pays sont gens qui savent bien guerroyer. Et quand ce vint au jour, après soleil levant, l’évêque de Durem étoit retrait à son hôtel, et messire Jean de Say au sien, et tous les autres, et messire Mathieu Rademen qui étoit rentré en la ville un petit devant ce que l’évêque fût retourné, si que, pourtant que il étoit prisonnier, il se désarma et revêtit autres draps ; et quand au jour il sçut que l’évêque étoit à son hôtel, il s’en alla celle part pour voir l’évêque. Quand il entra en l’hôtel de l’évêque, il encontra un écuyer qui s’appeloit Richard de Hebedon, lequel lui dit des nouvelles de son maître, et comment il étoit prisonnier à l’évêque ; et lui conta toute la manière comment il étoit venu et chu sur eux.

De ces nouvelles fut grandement émerveillé messire Mathieu Radmen ; et requit à l’écuyer qu’il le pût voir. Richard le mena en la chambre où il étoit. Bien se connoissoient les deux chevaliers quand ils se virent au jour, car plusieurs fois ils s’étoient vus sur les frontières et sur marche de pays. Si se conjouirent, et se festoyèrent grandement de paroles, et dit ainsi le chevalier anglois : « Par ma foi ! je ne cuidois pas jà ici trouver mon maître messire Jacques de Lindesée. » Répondit l’Escot : « Il n’est aventure qui n’advienne. Je cuidois pour la nuit passée avoir assez gagné, mais non ai. »

Adonc lui recorda-t-il toute l’aventure, ainsi comme allé avoit, et comment il perdit son chemin, et rien n’en savoit, et cuida être à Otebourch entre ses gens, et se trouva de-lez le Neuf-Chastel entre ses ennemis. Et dit messire Mathieu Rademen : « Vous ferez ici, comme il appert, votre finance à monseigneur de Durem, et je ferai la mienne à vous. » — « Il se taille bien de faire ainsi, ce répondit messire Jacques de Lindesée. »

Trop étoit courroucé et mélancolieux, et, bien le montroit, l’évêque de Durem, de ce que le soir d’avant, sans point d’arrêt, sitôt comme il fut venu au Neuf-Chastel, il ne se départit et ne s’en fût allé à Otebourch conforter les siens, et imaginoit bien lui-même que on en parleroit vilainement sur sa partie ; et manda en son hôtel, tous les chevaliers et écuyers et gentils hommes qui là étoient ; grand’foison de vaillans gens n’y avoit pas ; et leur dit son entente ; « Seigneurs, nous serons déshonorés à toujours mais, si nous n’allons voir les Escots. J’ai entendu qu’ils sont encore à Otebourch. Il n’y a que six petites lieues d’ici ; nous aurons gens assez pour eux combattre, ceux qui sont retournés celle nuit et ce matin de la déconfiture ; je ferai un commandement que tous partent avec nous, à pied et à cheval, sus à perdre le royaume d’Angleterre et sans rappel. » — « Nous le voulons bien, répondirent ceux qui là étoient. Voirement recevrons-nous grand blâme, si nous ne nous acquittons point autrement. » Ce conseil fut tenu de tantôt et sans délai partir. Trompettes pour aller aux armes furent sonnées parmi la ville de Neuf-Chastel ; et fut un commandement fait, de par l’évêque, et sur la tête, que tous se partissent et que nul ne demeurât derrière. Tous se départirent, à cheval et à pied, et vuidèrent le Neuf-Chastel ; et se mirent aux champs ; et se trouvèrent bien dix mille hommes ou là environ.

Les nouvelles vinrent aux Escots, par les écoutes et les leurs qu’ils avoient sur les champs, que les Anglois venoient et approchoient et se recueilloient.

Quand les barons et les chevaliers d’Escosse, qui à Otebourch étoient logés et arrêtés, entendirent ces nouvelles, si se mirent les plus sages et les mieux usés d’armes ensemble pour avoir conseil. Là y eut plusieurs paroles retournées. Mais tout considéré, conseillé fut entre eux que ils demeureroient et que ils attendroient l’aventure là, et que ils ne se pouvoient traire ni trouver en meilleure place ni plus forte, au cas que ils avoient grand’foison de prisonniers ; si ne les pouvoient pas mener avec eux fors à leur aise ; et si en avoit grand’foison de blessés des leurs et de leurs prisonniers aussi ; et ne les vouloient pas laisser derrière. Aussi faisoit-il jour grand et bel ; et si véoient autour d’eux et au loin d’eux.

Adonc se recueillirent-ils tous ensemble comme gens de grand avis et de grand fait, et s’ordonnèrent par telle ordonnance et si bonne, que on ne pouvoit entrer ni venir sur eux fors que sur un seul pas ; et mirent tous leurs prisonniers d’un lez ; et firent tous leurs varlets, pages et garçons armer ; car ils avoient armures à planté de leurs ennemis qu’ils avoient déconfits. Et tout ce firent-ils pour montrer à leurs ennemis que ils fussent plus de peuple que ils n’étoient. Or firent fiancer leurs prisonniers, dont ils avoient grand’foison de chevaliers et écuyers, que, rescous ou non rescous, ils demeureroient leurs prisonniers. Après tout ce firent-ils corner leurs menestrels et mener le plus grand revel du monde. Et vous dis que Escots ont un usage que, quand ils sont ainsi ensemble, les hommes de pied sont tous parés de porter à leurs cols un grand cor de corne à manière d’un veneur, et quand ils sonnent tous d’une fois et montent l’un grand, l’autre gros, le tiers sur le moyen et les autres sur le délié, ils font si grand’noise, avec grands tabours qu’ils ont aussi, que on l’ouït bien bondir largement de quatre lieues angloises par jour, et six de nuit ; et est un grand ébaudissement entre eux et un grand effroi et ébahissement entre leurs ennemis. De ce métier commandèrent et ordonnèrent les seigneurs à jouer ; et avec tout ce ils se mirent en ordonnance bien arréée et forte, et ordonnèrent tous leurs archers et leurs varlets sur un certain pas à l’entrée de leur logis, et montrèrent grand défense.

Quand l’évêque de Durem et sa bataille, où bien avoit dix mille hommes, que uns que autres, gens du petit et de recueillette (guère de gentils hommes avoit, car le seigneur de Percy les avoit eus en devant), furent ainsi que à une grande lieue près d’Otebourch, les Escots commencèrent à bondir leurs cornets et à bruir sur leurs tabours, de telle manière que il sembloit bien proprement que les diables d’enfer fussent entre eux et là descendus pour faire noise ; et tant que ceux qui venoient et qui de leur usage rien ne savoient en furent tout ébahis. Et dura celle tempête et ce bondissement de leurs cornets moult longuement, et puis cessa ; et après ce, un espace espoir que les Anglois étoient à une lieue près, ils recommencèrent comme en devant à corner bien aussi longuement et aussi haut comme ils avoient en devant fait, et puis cessèrent. Or approcha l’évêque et sa bataille toute rangée, et vint en la vue des Escots d’aussi près que le trait de deux arcs. À celle heure que les Anglois approchoient, cornèrent les ménestrels des seigneurs d’Escosse moult haut et moult clairs ; et puis cessèrent, et le grand bondissement de ces cornets se renouvela, qui dura une moult longue pièce. L’évêque de Durem se tenoit là devant eux et en regardoit la manière, et comment ils étoient fortifiés et ordonnés de bonne façon, et unis en tel parti et état que grandement à leur avantage. Si se conseilla à aucuns chevaliers qui là étoient quel chose ils feroient. Il me semble, tout considéré et avisé, ils n’eurent point propos d’entrer en eux ni de eux assaillir, mais s’en retournèrent sans rien faire ; car ils véoient bien que ils pouvoient plus perdre que gagner.

Quand les Escots virent que les Anglois étoient tous retraits et que point n’étoit d’apparent que ils eussent la bataille, ils se retrairent en leurs logis, et mangèrent et burent un coup, et puis s’ordonnèrent de départir. Et pour ce que messire Raoul de Percy étoit durement navré, il pria à son maître que il lui fesist grâce de retourner au Neuf-Chastel ou là où mieux lui plairoit, en Northonbrelande, à être là et demeurer tant que il seroit guéri ; et sitôt que il seroit en point de chevaucher, il s’obligeoit sus sa foi de retourner en Escosse fût à Haidebourch ou ailleurs. Le comte de La Marche dessous qu’il avoit été pris, lui accorda légèrement, et lui fit appareiller une litière et le délivra par la cause dessus dite[1]. Plusieurs chevaliers et écuyers qui prisonniers étoient, furent là recrus ou mis à finance ; et prenoient terme du retourner ou du payer où l’assignation étoit faite. Il me fut dit, par la partie des Escots qui furent à la bataille qui fut entre le Neuf-Chastel et Otebourch en l’an de grâce mille trois cent quatre vingt et huit, le dix-neuvième jour du mois d’août, que furent pris de la partie des Anglois mille hommes et quarante, que uns que autres, et morts, que sur la place, que en la chasse, dix huit cent et soixante, et plus de mille navrés et blessés ; et des Escots, il y en eut de morts environ cent, et pris deux cens en la chasse, ainsi que les Anglois qui fuyoient se recueilloient ; et quand ils véoient leur plus bel ils retournoient et se combattoient à ceux qui les suivoient. Par telle manière furent-ils pris en chasse et non autrement. Or regardez si ce fut une merveilleuse et dure besogne et bien combattue, quand tant en y avoit de morts et pris de l’un lez et de l’autre, mais l’une l’eut pire que l’autre.

  1. Robert III accorda à Henri Preston, pour la rançon de Ralph Percy, la terre et la seigneurie de Feoudie, dans le comté d’Aberdeen, la ville et le château de Fyvie, la ville de Meikle Gaddies et la terre de Parkhill.