Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre CXXVI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 739-741).

CHAPITRE CXXVI.

Comment le roi de France entra en la duché de Luxembourg, poursuivant son voyage de Guerles ; et comment le duc de Juliers, père du duc de Guerles, s’étant venu excuser et décharger de la faute de son fils, fut reçu en grâce du roi duquel il releva la terre de Vierson en Berry, lui en faisant hommage.


Quand le roi de France et tout son ost eut passé la rivière de Meuse, au pont à Morsay, ils prirent le chemin d’Ardennes et de la duché de Luxembourg : et toujours étoient les ouvriers devant qui abattoient les bois et les buissons, et faisoient les chemins unis. Moult étoient les arrois du roi de France grands et bien ordonnés. Et fort se doutoient de sa venue le duc de Juliers et ceux de son pays, car ils savoient bien qu’ils auroient le premier assaut. Et Juliers est un pays qui siéd en plain : et sur un jour gens d’armes l’auroient gâté et exillé tantôt, excepté aucuns chastels et fortes villes qui se tiendroient : mais guères ne seroit-ce pas.

Le roi de France entra au pays de Luxembourg et vint en l’abbaye où le duc Wincelant de Brabant fut enseveli, et là se logea deux jours. À son département il prit le chemin de Bastogne et s’en vint loger à une lieue près. La duchesse de Brabant étoit logée à Bastogne, et avoit sa venue signifiée au duc de Bourgogne, lequel vint là devers la duchesse et l’emmena parler au roi qui étoit logé sur les champs. Le roi de France recueillit la duchesse de Brabant moult doucement ; et eurent là parlement ensemble : et puis retourna la duchesse à Bastogne ; et la reconvoyèrent messire Jean de Vienne et messire Guy de la Trémoille. Et le roi alla lendemain loger plus avant, approchant toujours la terre de ses ennemis ; et passa toute l’Ardenne. Et vint sur le point que d’entrer en Allemagne, et sur les bandes de la duché de Juliers. Mais, avant qu’il fût venu jusques là, l’évêque Arnoul de Liége avoit été devers le roi, et avoit moult grandement parlé en l’aide du duc de Juliers, pour briser la pointe du maltalent, que le roi et le royaume avoient sur le duc de Juliers qui père étoit au duc de Guerles. Et avoit bien dit au roi et à ses oncles que si le duc de Guerles avoit fait tant que des défiances qui leur furent envoyées en France, et qui felles et cruelles étoient, et hors de rieulle, style et usage des autres défiances que le duc de Guerles n’en avoit pas pris le conseil ni l’avis à son père, le duc de Juliers ; pourquoi il, ni son pays, ne le devoient pas comparer. Cette excusation ne suffit pas bien au roi ni à ses oncles : et étoit l’intention du roi et de ses oncles, et de son conseil aussi, que si le duc de Juliers ne se venoit autrement excuser, et lui de tous points mettre et rendre à la volonté du roi, que lui, tout premier, et son pays, le compareroient. Adoncques offrit l’évêque de Liége, et les barons du Hasbain, et les consaux des bonnes villes qui avecques lui étoient, au roi et à ses oncles, tout l’évêché de Liége entièrement, pour entrer et passer parmi et repasser, par payant leurs deniers, et pour rafreschir et eux reposer, s’il leur plaisoit. Le roi de France les en remercia ; et aussi firent ses oncles ; et ne renoncèrent pas à ce présent, car ils ne savoient quel besoin ils en auroient.

Or retourna l’évêque de Liége devers le duc de Juliers et l’archevêque de Coulogne, et leur conta quelle chose il avoit exploitée ; et sur ce eurent avis. Si se douta très grandement le duc de Juliers d’avoir tout son pays exillé ; et manda les chevaliers de sa terre qui de lui tenoient pour avoir conseil ; et toujours approchoient les François. Le sire de Coucy en l’avant-garde, qu’il menoit et conduisoit, avoit bien mille lances. Le duc de Lorraine étoit avec lui, et le vicomte de Meaux, atout deux cens lances. Quand les François approchèrent les bandes et limitations d’Allemagne, si chevauchèrent ensemble ; et se commencèrent à loger sagement. Car bien trois cent lances de Linfars[1], Allemands d’outre le Rhin, s’étoient recueillis et amassés ensemble : et vous dis que ce sont les plus grands pillards et robeurs de tout le monde ; et ne poursuivoient ni côtoyoient les François fors que pour les trouver à découvert, et leur porter dommage ; et bien s’en doutoient les François ; et n’osoient fourrageurs aller, fors en grandes routes : et me semble que messire Boucicaut l’aîné, et messire Louis de Giac furent de eux attrappés, pris et menés à Nimaige. Et chevauchoient ces Allemands Linfars, que je vous conte, à couvert ; et couroient ainsi, comme oiseaux de proye volent : car quand ils véoient leur plus bel, ils se boutoient en ces François, de soir ou de matin, et en prenoient. Pour celle cause ils étoient moult ressoignés.

Quand le roi de France fut si avant que sur le point d’entrer en la duché de Juliers, et jà y couroient ceux de l’avant-garde et les fourrageurs, le duc de Juliers, qui ne vouloit pas perdre son pays, crut le conseil de l’archevêque de Cologne et de l’évêque de Liége. Ces deux traitèrent et prièrent pour lui au roi et à ses oncles, et l’amoyennèrent tellement, que il et sa terre demeurèrent en paix, parmi les conditions que je vous dirai. Ces deux prélats dessus nommés amenèrent, par bon moyen et sur les traités qu’ils avoient jà tous bâtis et ordonnés, le duc de Juliers en la présence du roi et de ses oncles, et de son frère le duc de Touraine, et d’aucuns hauts barons de France, et du sang du roi et de son conseil, qui là étoient. Quand il fut devant le roi, il se mit à genoux, et s’excusa bellement et sagement de la défiance que son fils avoit envoyée en France ; et dit au roi que son fils étoit un fol, et que de la défiance, ni d’autres choses, nul conseil il n’en avoit pris à lui, ni ne prenoit de chose nulle qu’il eût à faire, mais ouvroit de sa tête et de sa volonté ; et offrit au roi, en disant ainsi : « Monseigneur, pour lui faire venir à connoissance et à raison, par votre congé j’irai devers lui ; et lui remontrerai ses folies, au plus vivement que je pourrai, et lui blâmerai et lui dirai comment il se vienne excuser par devers vous et devers votre conseil ; et, s’il ne veut ce faire, et qu’il veuille issir hors de mon conseil, je vous abandonne toutes les villes fermées et les chastels de mon pays, pour les garnir et pourvoir de gens d’armes, et lui faire guerre cel hiver et tant que vous l’ayez mis à merci. »

Le roi regarda sur ses oncles et son frère, et puis sur ceux de son conseil qui étoient de-lez lui, et lui sembla que celle offre étoit belle et raisonnable assez ; et aussi sembla-t-elle à plusieurs. Si fit le roi lever le duc de Juliers, qui à genoux avoit parlé à lui, et lui dit ainsi : « Nous en aurons conseil et avis sur vos propres promesses et paroles. » Adonc se leva le duc de Juliers, et demeura de-lez l’archevêque de Cologne et l’évêque de Liége, qui là l’avoient amené ; et le roi de France, ses oncles, et ses plus spéciaux consaux se trairent tous ensemble, et parlementèrent longuement aussi de celle matière et querelle. Là eut, je vous dis, plusieurs paroles proposées et retournées. L’un vouloit d’un, et l’autre d’autre. Le duc de Bourgogne, qui étoit au milieu de ce parlement, et auquel principalement la chose en touchoit grandement, pour la cause de la duchesse de Brabant où il clamoit avoir très grand droit en l’héritage, après la mort de la duchesse Jeanne, en cause de madame Marguerite sa femme, et qui, au voir dire, là avoit mené le roi de France et sa puissance, s’entendoit grandement à ce que les choses tournassent sur le mieux, et que bonne paix se fît de toutes parties, afin qu’il n’y convint là plus venir ni retourner ; car le voyage étoit lointain pour le roi et les seigneurs, et coûtable et dommageable pour le royaume. Si dit ainsi, quand aucuns eurent remontré leur meilleur avis en la présence du roi : « Monseigneur, dit-il au roi, et vous beau frère de Berry, et vous, et vous, si se tourna autour, en toutes choses mal commencées et mal emprises, gissent raisons. Nous oyons que notre cousin, le duc de Juliers, s’excuse grandement, et veut excuser de son fils ; et il est bien si vaillant et si haut homme, car il est de notre sang et nous du sien, que nous le devons croire. Il offre et présente au roi assez grand’chose, son corps, son pays, ses villes et ses chastels, au cas que son fils voudra être rebelle, et non venir à la reconnoissance et amendement de celle défiance. Au parler par raison, c’est grand’chose. Si nous l’avons de-lez nous, le duc de Guerles, lequel voulons corriger, en sera plus faible, et plus nous doutera et plus tôt viendra à obéissance ; si que, je conseille qu’il soit recueilli, et ses paroles acceptées, car il s’humilie moult, Aussi l’archevêque de Coulogne et l’évêque de Liége, et autres hauts barons d’Allemagne en prient. »

À celle parole ne répondit nul du contraire ; mais s’y assentiment tous d’une unité et d’un accord. Lors furent appelés l’archevêque de Coulogne et l’évêque de Liége, qui les traités envers ces parties avoient entamés et menés, et leur fut remontré de point en point, et de clause en clause, quelle chose il convenoit que le duc de Juliers jurât et scellât, si il et sa terre vouloient demeurer en paix. Premièrement, qu’il s’en iroit, ou envoyeroit devers le duc de Guerles son fils, et lui remontreroit sa folie et le grand outrage qu’il avoit fait, que d’avoir envoyé défier si haut et si puissant prince comme le roi de France, par défiances folles et hors de tout style de droit et raison ; et le feroit venir à merci. Et si le duc de Guerles ne vouloit ce faire, ains demeurer en son opinion, par sa hautaine manière et foible sens et conseil, le duc de Juliers devoit jurer et sceller de renoncer à toutes aides, soutenances et conforts que faire lui pourroit, ni nul, ni nulle, lui en feroit ; mais lui seroit contraire et ennemi, ainsi comme les autres, en tant que de tenir et soutenir les gens du roi qui établis et ordonnés seroient de demeurer cel hiver en garnison ens ou pays de Juliers, pour faire guerre et frontière à l’encontre du duc de Guerles ; et trouveroient les gens du roi villes et chastels ouverts, appareillés et amiable recueillette.

Ces deux prélats qui principalement furent appelés au conseil du roi, pour tout ce remontrer au duc de Juliers, lui remontrèrent à part, et plusieurs autres raisons fondées sur les articles, et tant que le duc de Juliers, qui véoit bien qu’il convenoit qu’il se fît, ou autrement sa terre étoit toute gâtée, perdue et exillée, accorda, jura et scella tout ; et demeura bien ami au roi et à ses oncles ; et parmi tant que son pays fut respité de non être couru, ni exillé ; mais vivres, dont il y avoit abondance au plat pays, furent tous abandonnés. Et là devint le duc de Juliers, homme du roi de France, et releva la terre de Vierson, séant entre Blois et Berry ; et soupa ce soir, qui fut un jeudi, à la table du roi de France ; et séoient à table, premièrement, l’évêque de Liége, l’archevêque de Coulogne, le roi, le duc de Berry, le duc de Bourgogne, le duc de Touraine, le duc de Juliers et le duc de Bourbon.

  1. Leichtfertig, mauvais sujet, homme prêt à tout.