Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre III
CHAPITRE III.
Or avint que, quand le comte de Cantebruge fût retourné en Angleterre sur l’état que vous avez ouï, et quand il ot remontré à son frère le duc de Lancastre l’ordonnance de ce roi Ferrant de Portingal et de ses gens, si fut grandement pensif, car il véoit que les besognes et le conquèt de Castille leur éloignoient ; et si avoit son neveu le roi Richard d’Angleterre conseil de-lez lui qui ne lui étoit pas trop propice, et par espécial c’étoit le comte d’Asquesuffort qui étoit tout le cœur du roi. Cil comte mettoit tout le trouble que il pouvoit entre le roi et ses oncles, et lui diaoit : « Sire, si vous voulez faire la main de vos deux oncles, monseigneur de Lancastre et monseigneur de Cantebruge, ils coûteront bien tout l’argent d’Angleterre en la guerre d’Espaigne, et si n’y conquerront jà rien. Il vaut trop mieux que vous vous tenez de-lez ce qui est vôtre, vos gens et votre argent, que ils soient épars en pays où vous ne pouvez avoir nul profit ; et que vous gardez et défendez votre héritage, lequel on vous guerroye à tous lez par France et par Escosse, que vous employez votre temps ailleurs. »
Le jeune roi s’inclinoit fort aux paroles de ce comte, car il l’aimoit de tout son cœur, pour tant que ils avoient été nourris ensemble. Le comte d’Asquesuffort avoit de son alliance aucuns chevaliers d’Angleterre, car pas il ne faisoit ses besognes sans tels que messire Simon Burlé, messire Robert Tracilien, messire Nicole Brambre, messire Jean de Beauchamp, messire Jean de Salsberi et messire Michel de la Poule. Encore y étoient nommés messire Thomas Trivet et messire Guillaume Helmen, dont depuis par ces parties et différends qui étoient entre le roi et ses oncles et les nobles et communautés du pays, plusieurs maux advinrent en Angleterre, si comme je vous recorderai avant en l’histoire.
Ne demeura guères de temps depuis que le comte de Cantebruge fut issu hors du royaume de Portingal, que le roi Ferrant chéy en langueur et en maladie, qui lui dura plus d’un an, et mourut[1]. Et n’avoit plus d’enfant que la roine d’Espaigne. Adonc fut informé le roi Dam Jean de Castille que le royaume de Portingal lui étoit échu[2] et que il en étoit droit hoir par la succession du roi mort[3]. Si en ot plusieurs conseils, et disoit quand on en parloit : « Portingalois sont dures gents ; point ne les aurai si ce n’est par conquête, »
Quand les Portingalois virent qu’ils étoient sans seigneur, si eurent conseil ensemble que ils envoieroient devers un frère bâtard que le roi Ferrand avoit[4], vaillant homme, sage et hardi merveilleusement qui s’appeloit Jean ; mais il étoit religieux sans ordenes, maître hospitalier de tout le royaume de Portingal. Et disoient que ils avoient trop plus cher que ils fussent au gouvernement de ce vaillant homme, bâtard, maître de Vis, que du roi de Castille, et que tant qu’à Dieu il n’étoit mie bâtard, puisque il avoit courage et bonne volonté de bien faire.
Quand cil maître de Vis entendit la commune volonté des quatre cités principales de Portingal, et que ils avoient en la cité de Lussebonne et en ces quatre bonnes villes grand’affection à lui pour couronner à roi, si en fut grandement réjoui, et escripsit secrètement devers ses amis, et vint à Lussebonne qui est la clef et principale ville du royaume de Portingal. Les gens de la ville le recueillirent à grand joie, et lui demandèrent si ils le couronnoient à roi, et lui couronné si il leur seroit bon et loyal comme un prince doit être et tiendroit le pays en ses franchises. Il répondit, ouil, et que oncques ils n’eurent si bon roi.
Adonc escripsirent ceux de Lussebonne à ceux de Conninbres, au Port de Portingal et à ceux d’Oure, ce sont les clefs du dit royaume ; que pour le meilleur et le commun profit, ils vouloient couronner à roi ce maître de Vis qui étoit sage et vaillant et de bon gouvernement et avoit été frère du roi Ferrant ; et que le pays et royaume de Portingal ne pouvoit longuement demeurer sans chef, tant pour les Espaignols, que pour les mécréans de Grenade et de Bougie auxquels ils marchissoient.
Ces quatre bonnes villes et le terroir de Portingal, exceptés aucuns hauts barons et chevaliers, s’inclinoient à lui et à celle élection, mais les seigneurs disoient que il n’appartenoit pas à bâtard, si il n’étoit trop bien dispensé, à être roi couronné. Les bonnes villes disoient et répondoient, que si faisoit, et que il étoit de nécessité, puisque ils n’avoient point d’autre seigneur et que il étoit vaillant homme de sens et d’armes ; et faisoient exemple par le roi Dam Henry qui avoit été roi couronné de toute Castille, par l’élection du pays et pour le commun profit, et encore outre, le roi Dam Piètre vivant.
L’élection, voulsissent ou non les nobles du royaume de Portingal, demeura à ce maître de Vis ; et fut couronné solemnellement, en l’église cathédrale de Conninbres, roi par l’accord et puissance de toute la communauté du pays[5]. Et il jura à tenir et garder justice et son peuple en droit ; il reconnut toutes les franchises anciennement faites que le peuple avoit à bonnes, et demeurer avec et da-lez eux[6] ; dont ils eurent grand’joie.
- ↑ Le roi Ferdinand de Portugal mourut le 22 octobre 1421 de l’ère portugaise, ou 1383 de l’ère suivie en France. D. Léonore, sa veuve, fut sur-le-champ proclamée régente jusqu’à l’arrivée du nouveau roi.
- ↑ Pedro Lopez de Ayala rapporte, sous l’année 1382 (Chronica del rey Don Juan el primero, p. 162), que par le traité de mariage entre D. Juan, roi de Castille, et l’infante Béatrice, fille de D. Ferdinand, roi de Portugal, il était stipulé que si le roi Ferdinand n’avait pas d’enfant mâle, son gendre, D. Juan, roi de Castille, deviendrait en même temps roi de Portugal ; que s’il n’avait qu’un garçon ou une fille, cet enfant serait à la fois souverain de Castille et de Portugal ; mais qu’au cas où le roi D. Juan aurait un second enfant, garçon ou fille, ce dernier enfant obtiendrait la couronne de Portugal, qui serait ainsi séparée de la couronne d’Espagne.
- ↑ D. Juan apprit à Séville la mort du roi Ferdinand, et se fit complimenter à Tolède, en qualité de roi de Portugal.
- ↑ D. Juan, maître d’Avis, était fils de D. Pèdre et de sa maîtresse D. Thérèse Louremço.
- ↑ D. Joaò, maître d’Avis, avait d’abord été nommé, en 1383, régent et défenseur du royaume. Quelques Portugais songeaient à porter sur le trône l’infant D. Joaò, fils de Pèdre et d’Inès de Castro, que le roi de Castille venait de déclarer prisonnier ; mais Jean Das Regras, disciple de Barthole et un des premiers jurisconsultes qu’ait eus le Portugal, ayant prouvé qu’il s’était réuni plusieurs fois aux ennemis de sa patrie, était entré à main armée dans le royaume et avait ainsi perdu sa qualité de citoyen portugais, le choix des Portugais se porta sur le bâtard de D. Pèdre et de Thérèse Louremço, D. Joaò, maître d’Avis. Il fut proclamé roi le 6 avril 1385, par les Cortès de Coïmbre. Son acte d’élection se trouve en entier dans les preuves de l’histoire générale de la maison de Portugal, et en abrégé dans l’appendice de la chronique de D. Pèdre Lopez de Ayala.
- ↑ Les députés de la nation portugaise assemblés en Cortès à Coïmbre, pour s’entendre sur le choix d’un souverain, proclamèrent roi le grand maître d’Avis, qui prêta entre leurs mains le serment de ne faire ni la paix ni la guerre sans le consentement de la nation. Ce droit des Cortès portugaises à se choisir un roi a été mis en usage d’abord dans la nomination d’Alphonse Henriquez, en 1143, par les Cortès de Lamégo, dans la déposition de Sanche II, pour placer son frère Alphonse III sur le trône, en 1246, dans la nomination du grand maître d’Avis, dont il est question ici, en 1385, dans celle de Jean IV de Bragance, en 1640, et enfin dans la déposition d’Alphonse VI, en 1669, par les Cortès de Lisbonne, qui nommèrent à sa place son frère Pierre II.