Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre LII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 545-548).

CHAPITRE LII.

Comment le comte de Bouquinghen tint le siége devant Rennes et Nantes, et puis retourna en Angleterre.


Vous savez, et il est ici dessus contenu en celle histoire, comment le comte de Bouquinghen fit un voyage parmi le royaume de France et vint en Bretagne, dont le duc de Bretagne l’avoit mandé, pourtant que son pays ne vouloit être en obéissance devers lui ; et fut le dit comte et ses gens un hiver et le temps ensuivant en grand’povreté devant Nantes et devant Vannes jusques au mois de mai[1], que il retourna en Angleterre. Le comte Thomas Bouquinghen étant devant Vannes et ses gens logés au dehors au mieux qu’ils pouvoient, vous savez que il y eut fait d’armes devant Vannes, de chevaliers et d’écuyers de France aux chevaliers et écuyers d’Angleterre ; et vint là messire Olivier de Cliçon, connétable de France, voir les armes et parla aux chevaliers d’Angleterre et eux à lui. Bien les connoissoit tous, car d’enfance il avoit été nourri en Angleterre entr’eux. Si leur fit aux aucuns bonne compagnie en plusieurs manières, ainsi que nobles gens d’armes font l’un à l’autre et que François et Anglois se sont toujours fait. Et bien y avoit cause adonc que il fesist, car il tendoit à une chose qui grandement lui touchoit, mais il ne s’en découvrit à homme du monde, fors à un seul écuyer qui étoit homme d’honneur de son hôtel, et avoit l’écuyer toujours servi à messire Charles de Blois ; car si le connétable se fût découvert à homme du monde, il eût perdu son fait et l’espérance où il tendoit à venir et vint, par la grâce de Dieu et par bons moyens.

Le connétable de France ne pouvoit nullement aimer le duc de Bretagne, ni le duc lui grand temps avoit, quel semblant que ils se montrassent ; et de ce qu’il véoit Jean de Bretagne en prison en Angleterre, il avoit grand’pitié, et le duc de Bretagne venu à l’héritage et possession du pays. En la greigneur amour que ils eurent oncques ensemble, il lui avoit dit et montré ainsi : « Monseigneur, que ne mettez-vous peine que votre cousin Jean de Bretagne soit hors de la prison au roi d’Angleterre ? Vous y êtes tenu par foi et par serment. Et quand le pays de Bretagne fût en traité devers vous, les prélats et les nobles et les bonnes villes en la cité de Nantes, et l’archevêque de Reims, messire Jean de Craon, et messire Boucicaut, pour le temps maréchal de France, traitèrent devers vous la paix devant Kempercorentin, vous jurâtes que vous feriez votre pleine puissance de délivrer vos cousins Jean et Guy, et vous n’en faites rien. Donc sachez que le pays de Bretagne vous en aime moins. »

Le duc à ses réponses se dissimuloit et disoit : « Taisez-vous, messire Olivier. Où prendrois-je trois cent mille francs ou quatre cent mille que on leur demande ? » — « Monseigneur, répondit le connétable, si le pays de Bretagne véoit que vous eussiez bonne volonté pour cela faire, ils plaindroient peu à payer une taille ni un fouage pour délivrer les enfans, qui mourront en prison, si Dieu ne les aide. » — « Messire Olivier, avoit répondu le duc, mon pays de Bretagne n’en sera jà grevé ni taillé. Mes cousins ont de grands princes en leur lignage, le roi de France et le duc d’Anjou, qui les devroient aider, car ils ont toujours à l’encontre de moi soutenu la guerre ; et quand je jurai voirement à eux aider à leur délivrance, mon intention étoit telle que, le roi de France ou leurs prochains paieroient les deniers et je y aiderois de ma parole. » Oncques le connétable n’avoit pu autre chose estraire du duc.

Or étoit advenu, si comme je vous ai commencé à dire, que le connétable véoit bien tout clairement que le comte de Bouquinghen et les barons et chevaliers d’Angleterre, qui avecques lui avoient été en ce voyage de France et venus en Bretagne, se contentoient mal grandement du duc de Bretagne, pour tant que présentement il n’avoit fait ouvrir ses villes et ses chastels, si comme il leur avoit promis au partir hors d’Angleterre, à l’encontre d’eux. Et avoient dit plusieurs Anglois, endementres que ils séjournoient devant Vennes et ès faubourgs de Hainebont, en si grand’povreté que ils n’avoient que manger et que leurs chevaux étoient tous morts, et alloient les Anglois, pour ce temps que ce fut, cueillir les chardons aux champs et les broyoient en un mortier, et la farine ils la détrempoient et en faisoient forme de pâte, et la cuisoient et la donnoient-ils à leurs chevaux, et de telle nourrisson ils les paissoient un grand temps ; mais nonobstant tout ce ils moururent ; donc en celle povreté ils avoient dit : « Ce duc de Bretagne ne s’acquitte pas bien loyaument envers nous qui l’avons mis en la possession et seigneurie de Bretagne. Et qui nous en croiroit, nous lui ôterièmes, aussi bien que donné lui avons, et metterièmes hors Jean de Bretagne son adversaire, lequel le pays aime mieux cent fois que il ne fait lui. Nous ne nous pourrièmes mieux venger de lui ni plutôt faire perdre toute Bretagne. »

Bien savoit le connétable que telles paroles et murmurations étoient communément entre les Anglois sus le duc de Bretagne, dont il n’étoit pas courroucé ; car pour un mal que on disoit de lui, il eût voulu autant que on en dît treize ; mais nul semblant n’en faisoit l’écuyer de Bretagne qui étoit informé de son secret ; on l’appeloit, ce m’est avis, Jean Rollant. Et advint que quand messire Jean de Harleston, le capitaine de Chierbourch, fut à Chastel-Josselin, chastel du connétable, lequel à lui et à sa compagnie fit celle grâce que conduire jusques à Chierbourch et sans péril, et donna le connétable à dîner ens ou Chastel-Josselin à messire Jean de Harleston et aux Anglois, et leur fit faire la meilleure compagnie qu’il put pour mieux avoir leur grâce, là s’avança l’écuyer du connétable à parler à messire Jean de Harleston, présent le connétable, et dit à messire Jean : « Vous me feriez un grand plaisir si il vous venoit bien à point et qui rien ne vous coûteroit. » Répondit messire Jean : « Pour l’amour du connétable, je vueil bien qu’il me coûte. Et que voulez-vous que je fasse ? » — « Sire, dit-il, que sur votre conduit je puisse aller en Angleterre voir mon maître Jean de Bretagne que je verrois très volontiers. Et le greigneur désir que j’aie en ce monde, c’est de lui voir. » — « Par ma foi ! répondit messire Jean de Harleston, jà par moi ne demeurera que vous ne le voyez. Et moi retourné à Chierbourch, je dois temprement aller en Angleterre ; si vous en viendrez avecques moi, et je vous y conduirai et ferai reconduire, car votre requête n’est pas refusable. » — « Grands mercis, monseigneur, répondit l’écuyer, et je tiens la grâce à belle. »

L’écuyer se départit du Chastel-Josselin avecques messire Jean de Harleston et vint à Chierbourch. Quand messire Jean eut ordonné ses besognes, il se départit de Chierbourch et monta en un vaissel en mer, Jean Rollant en sa compagnie ; et vint en Angleterre et droit à Londres, et fit Jean Rollant mener au chastel où Jean de Bretagne étoit. Jean de Bretagne ne le connoissoit quand il vit, mais il se fit connoître et parlèrent ensemble ; et eut traité entre Jean de Bretagne et le connétable, que si Jean de Bretagne vouloit entendre à sa délivrance, le connétable y entendroit grandement. Jean qui se désiroit à voir délivré demanda comment : « Sire, dit-il, je le vous dirai ; monseigneur le connétable a une belle fille à marier. Là où vous voudriez jurer et promettre que, vous retourné en Bretagne, vous la prendrez à femme, il vous feroit délivrer d’Angleterre, car il a jà trouvé le moyen comment. » Jean de Bretagne répondit : « Ouil vraiment. Vous retourné par delà, dites au connétable que il n’est chose que je ne doive faire pour ma délivrance, et que sa fille je prendrai et épouserai très volontiers. »

Jean de Bretagne et l’écuyer eurent plusieurs paroles ensemble ; et puis se départit d’Angleterre l’écuyer, et lui fit avoir passage messire Jean de Harleston ; et retourna en Bretagne, et recorda au connétable tout ce que il avoit trouvé et fait. Le connétable, qui désiroit l’avancement de sa fille à être mariée si hautement que à Jean de Bretagne, ne fut pas négligent de besogner et exploiter, et quist un moyen en Angleterre pour adresser à ses besognes ; car sans le moyen au voir qu’il prit il n’y fût jamais venu ; ce fut le comte d’Asquesuffort, lequel étoit tout privé du roi d’Angleterre. Mais les besognes ne se firent pas si très tôt ; car tant que le duc de Lancastre fut en Angleterre, avant que il se départît pour aller en Galice ni en Portingal, il ne se découvrit au roi du traité de Jean de Bretagne ni de chose que il voulsist faire en celle matière. Car quand le comte de Bouquinghen fut retourné arrière en Angleterre, il troubla tellement le duc de Bretagne envers le roi et ses frères que renommée couroit en Angleterre que le duc de Bretagne s’étoit faussement acquitté envers leurs gens, pourquoi on lui vouloit tout le mal du monde ; et fut Jean de Bretagne amené en la présence du roi et de ses oncles et du conseil d’Angleterre, et lui fut dit : « Jean, si vous voulez relever le duché de Bretagne et tenir du roi d’Angleterre, vous serez délivré hors de prison et remis en la possession et seigneurie de Bretagne, et serez marié hautement en ce pays ; » si comme il eût été, car le duc de Lancastre lui vouloit donner sa fille Philippe, celle qui fut puis roine de Portingal. Jean de Bretagne répondit que jà ne feroit ce traité, ni seroit ennemi ni contraire à la couronne de France. Il prendroit bien à femme la fille du duc de Lancastre, mais que on le voulsit délivrer d’Angleterre. Or fut-il remis en prison.

Quand le comte d’Asquesuffort, que nous appellerons duc d’Irlande[2], vit que le duc de Lancastre étoit issu hors d’Angleterre et allé au voyage de Castille, et que le traité étoit passé et cassé, car il en avoit mené sa fille avecques lui, si s’avisa que il traiteroit envers le roi d’Angleterre dont il étoit si bien comme il vouloit ; que le roi d’Angleterre lui donneroit, en cause de rénumération, Jean de Bretagne pour les beaux services que il lui avoit faits et pouvoit encore faire ; car traité secret étoit entre le connétable de France et lui, et au cas que Jean de Bretagne seroit sien, il lui délivreroit à deux paiemens six vingt mille francs, soixante mille à chacun ; et auroit les soixante mille délivrés à Londres, si très tôt que Jean de Bretagne seroit mis en la ville de Boulogne sur mer, et les autres soixante mille en France en la cité de Paris ou en quelque lieu que il les voudroit avoir. Le duc d’Irlande convoita les florins, et fit tant devers le roi d’Angleterre que le roi lui donna, quittement et absolument, Jean de Bretagne, dont on fut moult émerveillé en Angleterre. Qui il en voulsit parler si en parla, mais on n’en eut autre chose.

Le duc d’Irlande tint son convenant. Jean de Bretagne fut envoyé à Boulogne, et là trouva-t-il son arroy tout prêt que le connétable lui avoit fait appareiller. Si s’en vint en France, premièrement à Paris ; là trouva le roi et les seigneurs de son lignage qui lui firent très bonne chère, et le connétable aussi qui l’attendoit. Si l’emmena en Bretagne ; et Jean de Bretagne épousa sa fille ainsi que convenancé avoit. Quand le duc de Bretagne sçut que Jean de Bretagne étoit retourné en France et délivré de tous points d’Angleterre par l’aide et pourchas du connétable de France, si eut encore en double haine le connétable et dit : « Voire ! me cuide messire Olivier de Cliçon mettre hors de mon héritage. Il en montre les signifiances. Il a mis hors d’Angleterre Jean de Bretagne et lui a donné sa fille par mariage ; telles choses me sont moult déplaisantes, et par Dieu je lui montrerai un jour qu’il n’a pas bien fait, quand il s’en donnera le moins de garde. » Il dit vérité ; il lui remontra voirement dedans l’an trop durement, si comme vous orrez recorder avant en l’histoire ; mais nous parlerons ainçois des besognes de Castille et de Portingal, et de une armée sur mer, que les Anglois firent, dont ils vinrent à l’Escluse. Vous savez comment l’armée de mer du roi de France se dérompit en celle saison, non pas par la volonté du jeune roi Charles de France, car toujours montra-t-il bon courage et grand’volonté de passer. Et quand il vit que tout se dérompoit, il en fut plus courroucé que nul autre. On en donnoit toutes les coulpes au duc de Berry ; espoir y véoit-il plus clair que nul des autres ; et ce que il déconseilla à non aller, ce fut pour l’honneur et profit du royaume de France ; car quand on entreprend aucune chose à faire, on doit regarder à quelle fin on en peut venir ; et le duc de Berry avoit bien tant demouré en Angleterre en otagerie pour le roi Jean son père, et conversé entre les Anglois, et vu le pays, que il savoit bien par raison quelle chose en étoit bonne à faire. Et la cause qui étoit la plus excusable de non aller, il étoit trop tard et sur l’hiver ; et pourtant fut dit que à l’été le connétable de France y meneroit une charge de gens d’armes, de six mille hommes d’armes et autant d’arbalêtriers. Et fut dit et regardé par son conseil même, que ce seroient assez gens pour combattre les Anglois : aussi par raison le connétable les devoit connoître, car il avoit été entr’eux nourri de son enfance. Quand ces seigneurs furent retournés en France, on regarda que il convenoit envoyer en Castille, pour secourir le roi Jean de Castille contre le roi de Portingal et le duc de Lancastre ; car apparant étoit que là se trairoient les armes, car les Anglois y tenoient les champs. Or ne pouvoit-on là envoyer gens, fors à grands dépens, car le chemin y est moult long, et si n’y avoit point d’argent au trésor du roi ni devers les trésoriers des guerres, fors ens ès bourses du commun peuple parmi le dit royaume ; car le grand argent qui avoit été cueilli et levé pour le voyage de mer, étoit tout passé et aloé ; si convenoit recouvrer de l’autre : pourquoi une taille fut avisée à faire parmi le royaume de France et à payer tantôt. Et disoit-on que c’étoit pour reconforter le roi d’Espaigne et mettre hors les Anglois de son pays. Celle taille fut publiée partout. Et venoient les commissaires du roi ens ès bonnes villes qui portoient les taxations, et disoient aux seigneurs qui les villes gouvernoient : « Celle cité, ou celle ville est taxée à tant, il faut que on paye et tantôt. » — « Hà ! répondoient les gouverneurs, on la cueillera et mettra-t-on l’argent ensemble, et puis sera envoyé à Paris. » — « Nennil, répondoient les commissaires, nous ne voulons pas tant attendre ; nous ne ferons autrement. » Là commandoient-ils, de par le roi et sur quant ils se pouvoient mesfaire, aux dix ou aux douze, que tantôt allassent en prison si ils ne trouvoient la finance. Les suffisans hommes resoingnoient la prison et la contrainte du roi ; si faisoient tant que l’argent étoit prêt et emporté tout promptement, et ils le reprenoient sur les povres gens. Et venoient tant de tailles l’une sur l’autre que la première n’étoit pas payée quand l’autre retournoit. Ainsi étoit le noble royaume gouverné en ce temps et les povres gens menés, dont plusieurs en vuidoient leurs villes, leurs héritages et leurs maisons que on leur vendoit tout, et s’en venoient demourer en Hainaut et en l’évêché du Liége où nulle taille ne couroit.

  1. De l’année 1381.
  2. Il fut nommé duc d’Irlande en 1386.