Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre LIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 566-569).

CHAPITRE LIX.

Comment messire Thomas de Hollande et messire Jean de Roye firent un champ de bataille à Betances devant le duc de Lancastre.


Vous avez bien ci-dessus ouï recorder comment la ville de Betances se mit en composition devers le duc de Lancastre et comment elle se rendit à lui, car le roi de Castille ne la secoury ni conforta en rien ; et comment la duchesse de Lancastre et sa fille vinrent en la cité du Port en Portugal voir le roi et la roine ; et aussi comment le roi et les seigneurs les reçurent liement et grandement ; ce fut raison.

Or advint, endementres que le duc de Lancastre séjournoit en la ville de Betances, que nouvelles s’avalèrent là du Val-d’Olif ; et les apporta un héraut de France, lequel demanda, quand il fut venu à Betances, l’hôtel à messire Jean de Hollande. On lui enseigna.

Quand il fut là venu, il trouva messire Jean. Si s’agenouilla devant lui, et lui bailla unes lettres, et lui dit en les baillant : « Sire, je sais un héraut d’armes que messire Regnault de Roie envoye ci par devers vous, et vous salue. Si vous plaise à lire ou faire lire ces lettres. » Messire Jean répondit et dit : « Volontiers ; et tu sois le bien venu. » Adonc ouvrit-il les lettres et les lisit ; et contenoient que messire Regnault lui prioit, au nom d’amour et de sa dame, que il le voulsist délivrer de trois coups de lances acérées à cheval, de trois coups d’épées, de trois coups de dague et de trois coups de haches ; et si il lui plaisoit à aller au Val-d’Olif, il lui avoit pourvu un sauf conduit de soixante chevaux ; et si il avoit plus cher à Betances, il lui prioit que, allant et retournant, lui trentième de compagnons, il lui impetrât un sauf conduit au duc de Lancastre. Quand messire Jean de Hollande ot lu les lettres, il commença à rire, et regarda sus le héraut, et lui dit : « Compaing, tu sois le bien venu. Tu m’as apporté nouvelles qui bien me plaisent et je les accepte. Tu demeureras en mon hôtel, avecques mes gens, et je te ferai réponse dedans demain, de savoir où les armes se feront, ou en Galice ou en Castille. » Et celui répondit : « Sire, Dieu y ait part ! »

Le héraut demoura en l’hôtel messire Jean de Hollande ; on le tint tout aise. Messire Jean s’en vint devers le duc ; si le trouva et le maréchal parlant ensemble. Il les salua et puis si leur dit nouvelles, et leur montra les lettres. « Comment, dit le duc ! Et les avez-vous acceptées ? » — « Par ma foi, monseigneur, ouil. Et quoi donc ? Je ne désire autre chose que les armes, et le chevalier m’en prie que je lui fasse compagnie ; si lui ferai. Mais regardez où vous voulez qu’elles se fassent. » Le duc pensa un petit, et puis répondit et dit : « Qu’elles se fassent en celle ville ; c’est ma volonté. Faites-lui escripre un sauf conduit tel que vous voudrez, je le scellerai. » — « En nom Dieu, dit messire Jean, volontiers, et c’est bien dit. »

Le sauf conduit fut escript et scellé pour trente chevaliers et écuyers et leurs mesnies, sauf aller et venir ; et le délivra messire Jean de Hollande au héraut, et avecques tout ce un bon mantel fourré de menu vair[1] et douze nobles.

Le héraut prit congé et s’en retourna au Val-d’Olif devers ses maîtres et conta comment il avoit exploité et montra de quoi. D’autre part les nouvelles en vinrent au Port devers le roi de Portingal et les dames, comment armes se devoient faire à Betances : « En nom Dieu, dit le roi, si Dieu plaît, je y serai, et toutes les dames, et ma femme autant bien. » — « Grand merci, dit la duchesse, quand je serai accompagnée de roi et de roine. »

Ne demoura guères long-temps depuis que les choses se approchèrent ; et se partit le roi de Portingal et la roine, et la duchesse et sa fille, et toutes les dames, du Port ; et cheminèrent en grand arroi devers Betances. Quand le duc de Lancastre sçut que le roi de Portingal venoit, si monta à cheval ; et montèrent grand’foison de seigneurs, et issirent hors de Betances, et allèrent encontre le roi et les dames. Si s’entr’accointèrent le roi et le duc moult grandement quand ils se trouvèrent, et aussi firent les dames au duc. Si entrèrent le roi et le duc ensemble en la ville ; et tous furent en leurs hôtels ordonnés ainsi comme il appartenoit et à l’aisement du pays ; ce ne fut pas si largement comme à Paris.

Environ trois jours après que le roi de Portingal fut venu à Betances, vint messire Regnault de Roye bien accompagné de chevaliers et d’écuyers de leur côté ; et étoient plus de six vingt chevaux. Si furent tous bien logés à leur aise, car le duc en avoit fait ordonner par ses fourriers.

À lendemain que ils furent venus, messire Jean de Hollande et messire Regnault de Roye s’armèrent et montèrent à cheval ; et vinrent en une belle place sabloneuse par dedans le clos de Betances, où les armes se devoient faire ; et étoient là escharfaulx ordonnés pour les dames où toutes montèrent, et le roi et le duc et les autres seigneurs d’Angleterre, dont il en y avoit à plenté, car tous y étoient venus pour voir les armes des chevaliers ; et tous les véans à grand’foison demourèrent sur leurs chevaux. Là vinrent les deux chevaliers, qui les armes devoient faire, si bien ordonnés et arréés que rien n’y failloit ; et leur portoit-on leurs lances, leurs haches et leurs épées. Et étoit chacun monté sur fleur de coursier ; et vinrent l’un devant l’autre ainsi que le trait d’un archer, et se coupioient sur leurs chevaux, et se demenoient frisquement et joliettement, car bien savoient que ils étoient regardés.

Toutes choses en eux étoient ordonnées à leur volonté et désir de faire les armes, excepté l’outrance. Et toutes fois nul ne pouvoit savoir à quelle fin ils viendroient, ni comment leurs coups par armes s’adresseroient, car bien savoient que jouter les convenoit, puisque jusques à là étoient venus, non de fers courbés, mais de pointes de glaives, de fers de Bordeaux aigus, mordans et tranchans ; et après les armes faites, des lances férir et des épées grands horions sus les heaumes ; lesquelles épées étoient forgées à Bordeaux, dont le taillant étoit si âpre et si dur que plus ne pouvoit. Et en après faire encore armes de haches et de dagues, si très fortes et si bien trempées que on ne pouvoit mieux. Or regardez le péril où tels gens se mettent pour leur honneur exaulser ; car en toutes leurs choses n’a que une seule mésaventure mauvaise, c’est un coup à meschef.

Or se joignirent-ils en leurs targes, et s’avisèrent parmi les visières de leurs heaumes, et prirent leurs lances, et férirent chevaux de leurs éperons, et les laissèrent courre à leur volonté. Toutes fois pour trouver l’un l’autre ils s’adressèrent bien, car ils s’encontrèrent de plein élai et de droite visée, et aussi bien comme s’ils l’eussent ligné à la cordelle[2]. Et s’atteignirent en la visière de leurs heaumes par telle manière que messire Regnault rompit sa lance en quatre tronçons, si haut que on ne les eût pas jetés où ils allèrent, et tinrent tous et toutes le coup à bel. Messire Jean de Hollande consuivit messire Regnault en la visière de son roide glaive, mais le coup n’ot point de force ; je vous dirai pourquoi. Messire Regnault avoit lâché son heaume à son avantage ; il ne tenoit fors à une seule petite lanière ; si rompit la lanière contre la lance et le heaume vola hors de sa tête, et demoura messire Regnault tout nud hors mis de quafe[3] ; et passèrent tous deux outre ; et porta messire Jean de Hollande sa lance franchement. Tous et toutes disoient : « Voilà bien et gentiment jouté. »

Or retournèrent tout le pas chacun chevalier sur son lez : messire Regnault fut reheaumé et remis en lance ; messire Jean de Hollande prit la sienne, car de rien n’étoit empirée. Et quand ils furent tous deux rassemblés, ils s’en vinrent l’un contre l’autre férant de l’éperon ; et s’entrencontrèrent de grand randon ; et pas ne faillirent, car ils avoient chevaux à volonté ; et bien aussi les avoient à main et les savoient mener et conduire. Et s’entrencontrèrent à ligne, et se consuivirent de pleines lances ens ès visières des heaumes, tellement que on vit saillir les étincelles de feu du heaume messire Jean de Hollande. Et reçut un très dur horion, car la lance ne ploya point de ce coup, ainçois se tint toute droite et roide. Aussi ne fit la lance à messire Regnault ; et férirent, ainsi comme devant. Messire Regnault fut cousuivi de la lance en la visière du heaume, mais la lance à messire Jean passa outre sans attacher ; et porta le heaume tout jus sur la croupe du cheval, et demoura messire Regnault à nue tête.

« Ha ! dirent les Anglois, ce François prend avantage ; pourquoi n’est son heaume aussi bien bouclé et lacé comme celui de messire Jean de Hollande est. Nous disons que c’est baraterie que il y fait : on lui dise que il se mette en l’état de son compagnon. » — « Taisez-vous, dit le duc de Lancastre, laissez-les convenir. En armes chacun prend son avantage au mieux que il sait prendre ni avoir. Si il semble à messire Jean que le François ait avantage en celle ordonnance, si se mette en ce parti. Si mette son heaume et lace de une lanière ; mais tant que à moi, dit le duc, si je étois ens ès armes où les chevaliers sont, je ferois mon heaume tenir du plus fort que je pourrois ; et de cent qui seroient en ce parti, vous en trouveriez quatre vingt de mon opinion. »

Adonc s’apaisèrent les Anglois et ne relevèrent point le mot, et dames et damoiselles qui les véoient en jugeoient et disoient : « Ces chevaliers joutent bien. » Aussi prisoit grandement leur joute le roi de Portingal, et en parloit à messire Jean Ferrant Perceck et lui disoit : « En notre pays les chevaliers ne jouteroient jamais ainsi si bien et si bel ; que vous en semble-t-il, messire Jean ? » — « Par ma foi, monseigneur, ils joutent bien. Et autrefois ai-je vu jouter ce François devant le roi votre frère, quand nous fûmes élevés à l’encontre du roi de Castille ; et fit adoncques les armes pareilles que il fait à messire Guillaume de Windesore, et jouta aussi moult bien. Mai je n’ouïs point adoncques dire que il n’eût son heaume mieux attaché et plus fort que il n’est ores. »

À ces mots laissa le roi à parler à son chevalier, et retourna son regard sur les chevaliers qui devoient faire la tierce lance de leur joute.

Or s’en vinrent tiercement l’un sus l’autre messire Jean et messire Regnault, et se avisèrent bien pour eux atteindre sans eux épargner. Et bien pouvoient tout ce faire, car leurs chevaux étoient si bien à main qu’à plein souhait. Et s’en vinrent à l’éperon l’un sus l’autre, et se consuivirent de rechef ès heaumes, si justement et par tel randon, que les yeux leur étincelèrent en la tête pour les durs horions. De ce coup rompirent les plançons[4] et fut encore messire Regnault dés-heaumé. Jamais ne s’en fût passé sans ce ; et passèrent outre tous deux sans cheoir, et se tinrent franchement. Tous et toutes dirent que ils avoient bien jouté. Et blâmoient tous les Anglois trop grandement l’ordonnance de messire Regnault de Roye ; mais le duc de Lancastre ne l’en blâmoit pas et disoit : « Je tiens homme à sage quand il doit faire en armes aucune chose et il montre son avantage. Sachez, disoit-il encore, à messire Thomas de Percy et à messire Thomas Morel, messire Regnault de Roye n’est pas maintenant à apprendre de la joute ; il en sait plus que messire Jean de Hollande, quoique il s’y soit si bien porté. »

Après les armes faites des lances, ils prirent les haches et en firent les armes, et s’en donnèrent chacun trois coups sus les heaumes et ainsi des épées et puis des dagues. Quand tout fut fait, il n’y ot nullui blessé, la fête s’espardit. Les François emmenèrent messire Regnault à leur hôtel, et les Anglois, messire Jean de Hollande au sien. Si furent désarmés et aisés. Ce jour donna le duc de Lancastre à diner aux chevaliers de France en son hôtel, et les tint tout aises, et se sist la duchesse en la salle, à table de-lez le duc, et messire Regnault de Roye dessous lui.

Après ce dîner, qui fut beau et long et bien ordonné, on entra en la chambre de parement ; et là prit, en entrant en la chambre, la duchesse messire Regnault par la main, et le fit entrer dans, de presque aussitôt comme elle fit ; et tous les autres chevaliers y entrèrent. Et en la chambre y eut parlé et devisé d’armes et de plusieurs autres choses un long temps, et presque jusques à donner le vin. Adonc se trait la duchesse plus près des chevaliers de France qu’elle n’étoit, et commença à parler et dit : « Je me émerveille comment entre vous, chevaliers de France, vous pouvez tenir ni soutenir l’opinion d’un bâtard, ni aider à mettre sus ; et là vous fault sens, avis et gentillesse ; car vous savez, aussi sait tout le monde, que Henry, qui jadis fut roi de Castille, fut bâtard. Et à quelle fin ni juste cause soutenez-vous doncques sa cause, et aidez à votre pouvoir à déshériter le droit hoir de Castille ? Ce suis-je, car moi et ma sœur fûmes filles de loyal mariage au roi Dam Piètre. Et Dieu, qui est droiturier, sait si nous avons juste cause en la chalenge de Castille. » Et adonc la dame ne se put abstenir que elle ne plourât quand elle parla de son père, car trop fort l’aima.

Messire Regnault de Roye s’inclina envers la dame, et reprit la parole et dit : « Certes, madame, nous savons bien qu’il est ainsi que vous dites ; mais notre roi, le roi de France, tient l’opinion contraire que vous tenez, et nous sommes ses subjets ; si nous faut guerroyer pour lui et aller où il nous envoie. Nous n’y pouvons contredire. » À ces mots prirent messire Jean de Hollande et messire Thomas de Percy la dame, et l’emmenèrent en la chambre, et le vin vint ; on l’apporta. Si but le duc et les seigneurs et les chevaliers de France qui prinrent congé ; si se départirent et vinrent à leur hôtel, et trouvèrent tout prêt pour monter. Si montèrent et se départirent de Betances, et chevauchèrent ce jour jusques à Noye qui se tenoit pour eux. Et là se reposèrent, et à lendemain ils se mirent au chemin et s’en allèrent devers le Val-d’Olif.

  1. Espèce de fourrure fort estimée alors.
  2. Comme s’ils se fussent alignés avec un cordeau.
  3. Excepté de la coiffe qu’il portait sous son heaume.
  4. Bois de lance.