Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre LVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 560-566).

CHAPITRE LVIII.

Comment la duchesse de Lancastre et sa fille allèrent voir le roi et la roine de Portingal, et comment la ville de Betances se mit en composition au duc de Lancastre et elle se rendit à lui.


Quand le roi de Portingal entendit que la duchesse de Lancastre et sa fille venoient, si en fut grandement réjoui ; et envoya à l’encontre d’elles des plus notables de sa cour, le comte d’Angouse et le comte de Novaire, messire Jean Radighes de Sar, messire Jean Ferrant Percek, messire de Vascousiaux, messire Vasse Martin de Merlo, messire Egheas Coille et bien quarante chevaliers, lesquels chevauchèrent deux grandes lieues contre les dames, et les recueillirent grandement et liement et moult honorablement. Et la duchesse qui bien le savoit et sait faire s’accointa aussi moult doucement des barons et chevaliers. Et étant sur les champs, l’un après l’autre elle inclina, et les reçut de paroles et de manière et par bon arroy. Ainsi vinrent-ils jusques en la cité du Port ; et fut la duchesse et sa fille, et toutes les dames et damoiselles, ordonnées de loger au palais. Là vint le roi premièrement contre les dames et damoiselles, et en recueillant les baisa toutes l’une après l’autre ; et puis vint la roine bien accompagnée de dames et de damoiselles, laquelle reçut sa dame la duchesse et sa sœur moult honorablement, car bien le sçut faire ; et ne les voult oncques laisser, à tant que toutes furent en leurs chambres. Moult fut toute l’ostellée du roi réjouie de la venue des dames. De toutes leurs accointances ne me vueil-je pas trop ensoigner de parler, car je n’y fus pas ; je ne le sais fors par le gentil chevalier messire Jean Ferrant Percek qui y fut et qui m’en informa. Là remontra la duchesse au roi de Portingal, quand heure fut, toutes les paroles dont le duc son mari l’avoit avisée et chargée du dire et conter. Le roi répondit moult doucement et sagement, et lui dit : « Dame et cousine, je suis tout prêt, si le roi de Castille se met avant sus les champs. Et aurai sur trois jours trois mille lances, car ils logent tous aux champs sur les frontières de Castille ; et aurai encore bien vingt mille combattans des communautés de mon royaume qui ne sont pas à refuser ; car ils me valurent grandement un jour à la bataille qui fut à Juberotte. » — « Sire, dit la dame, vous parlez bien, et grands mercis. Si rien surcroît à monseigneur, tantôt il le vous signifiera. » Ainsi se tinrent ensemble en telles paroles et en autres le roi de Portingal et la duchesse. Or retournons-nous un petit à ceux de Betances et conterons comment ils exploitèrent.

Quand ces six hommes de Betances furent devant le roi de Castille, ils se mirent à genoux et dirent : « Très redouté sire, il vous plaise à entendre à nous. Nous sommes ici envoyés de par votre ville de Betances, laquelle s’est mise, et de force, en composition devers le duc de Lancastre et la duchesse. Et ont souffrance de non être assaillis neuf jours. Et là en dedans, si vous y venez fort assez ou envoyez tellement que pour résister contre la puissance du duc, la ville vous demeurera ; ou si non ils se sont obligés, et en ont baillé otages, que ils se rendront. Si que, très redouté roi, il vous en plaise à répondre quelle chose vous en ferez. » Le roi répondit et dit : « Nous nous conseillerons et puis aurez réponse. » Adonc se départit le roi de leur présence et rentra en sa chambre. Je ne sais si il se conseilla ou non, ni comment la besogne se porta, mais iceux six hommes de Betances furent là huit jours que oncques ils ne furent répondus, ni depuis ils ne virent point le roi.

Or vint le jour que la ville se devoit rendre, et point n’étoient encore retournés leurs gens. Le duc de Lancastre envoya son maréchal au dixième jour parler à ceux de Betances et dire que ils se rendesissent, ou il feroit couper les têtes à leurs otages. Le maréchal vint à Betances jusques aux barrières et fit là venir les hommes de la ville parler à lui ; ils y vinrent. Quand ils y furent venus, il leur dit : « Entendez, entre vous bonnes gens de Betances ; monseigneur m’envoie devers vous et vous fait demander pourquoi vous n’apportez les clefs de celle ville à son logis et vous mettez en son obéissance ainsi que faire devez. Les neuf jours sont accomplis dès hier et bien le savez. Si vous ne le faites, il fera trancher les têtes à vos otages et puis vous viendra assaillir et prendre par force, et serez tous morts sans merci, ainsi que furent ceux de Ribedave. »

Quand les hommes de Betances entendirent ces nouvelles, si se doutèrent à perdre leurs amis qui étoient en otages devers le duc, et dirent : « En bonne vérité, monseigneur le maréchal, monseigneur de Lancastre a cause de dire ce que vous dites ; mais, nous ne oons nulles nouvelles de nos gens que nous avons pour icelle cause envoyés devers le roi au Val-d’Olif ni que ils sont devenus. » — « Seigneurs, dit le maréchal, espoir sont-ils retenus pour les nouvelles que ils ont là apportées, qui ne sont pas ni ont été trop plaisantes au roi de Castille. Et monseigneur ne veut plus attendre. Pourtant avisez-vous, car moi fait votre réponse, il est ordonné que vous aurez l’assaut. » Donc reprirent-ils la parole et dirent : « Sire, or nous laissez assembler toute la ville et nous parlerons ensemble. » — « Je le vueil, » dit-il.

Lors rentrèrent-ils en Betances et firent sonner de rue en rue les trompettes pour assembler toutes manières de gens et venir en la place. Ils s’assemblèrent ; et quand ils furent tous assemblés, ils parlementèrent ; et remontrèrent les plus notables à la communauté toutes les paroles que vous avez ouïes. Si furent d’accord que ils rendroient la ville et racheteroient leurs otages qui en prison étoient, car ils ne les vouloient pas perdre. Si retournèrent au maréchal et dirent ces nouvelles en disant : « Monseigneur le maréchal, en toutes vos demandes n’y a que raison : nous sommes appareillés de recevoir monseigneur et madame et mettre en la possession de celle ville, et véez-cy les clefs. Nous nous en irons avecques vous devers eux en leurs logis, mais que il vous plaise et que vous nous y veuilliez mener. « Répondit le maréchal : « Oui, volontiers. »

Donc yssirent de Betances bien soixante, et emportèrent avecques eux les clefs des portes, et le maréchal les mena tout droit au duc et fit pour eux l’entrée et la parole. Le duc les recueillit et leur rendit leurs otages, et entra ce jour en la cité de Betances et s’y logea. Et s’y logèrent aussi ses gens qui loger s’y purent.

Au chef de quatre jours après ce que Betances se fut rendue au duc de Lancastre, retournèrent les six hommes, lesquels avoient été envoyés au Val-d’Olif, devers le roi de Castille. Si furent enquis et demandés de ceux de la ville pourquoi ils avoient tant demouré. Ils répondirent qu’ils ne l’avoient pu amender. Bien avoient parlé au roi ; et répondit le roi, quand ils les eut ouïs et entendus, que il se conseilleroit sus pour donner réponse ; « et pour ce séjournâmes-nous là huit jours, et encore sommes-nous retournés sans réponse. » On ne leur demanda plus avant ; mais ils dirent bien que on disoit au Val-d’Olif que le roi de Castille attendoit grand’gens qui venoient de France, et jà en y avoit foison de venus qui étoient logés sus le pays et se logeoient à la mesure qu’ils venoient. Mais encore étoient les capitaines, messire Guillaume de Lignac, et messire Gautier de Passac, derrière, et les grosses routes, et étoient jà sus le chemin la greigneur partie des chevaliers et des écuyers qui en Espaigne devoient aller avecques les dessus dits deux capitaines ; mais ceux qui étoient retenus de la route du duc de Bourbon étoient encore en leurs hôtels.

Or passèrent messire Guillaume de Lignac et messire Gautier de Passac tout outre le royaume de France et entrèrent tous, eux et leur route, en la Languedoc. Et étoient plus de mille lances chevaliers et écuyers, de tous pays du royaume de France, lesquels alloient en Castille pour gagner les gages du roi. Et s’assemblèrent toutes gens en Carcassonne, en Narbonne et en Toulousain ; et ainsi qu’ils venoient ils se logeoient en ce bon pays et prenoient à leur avis le plus gras. Et tant y avoit des biens que ils ne payoient chose que ils y prensissent.

Les nouvelles vinrent au comte de Foix qui se tenoit à Ortais en Berne, que gens d’armes de France approchoient son pays à pouvoir et vouloient passer parmi, et alloient en Espaigne. « Mais tant y a, monseigneur, ils ne payent chose que ils prennent ; et fuit tout le menu peuple par-tout où ils viennent, devant eux, si comme ils fussent Anglois. Mais encore se tiennent les capitaines à Carcassonne, et leurs gens là environ qui s’y amassent de tous lez. Et passeront la rivière de Garonne à Toulouse, et puis entreront en Bigorre, et de là ils seront tous en votre pays. Et si ils y font ce que ils ont fait au chemin que ils sont venus, ils vous porteront et à votre pays de Berne grand dommage ; regardez que vous en voulez dire et faire. »

Répondit le comte de Foix, qui tantôt fut conseillé de soi-même, et dit : « Je veuil que toutes mes villes et mes châteaux, autant bien en Foix comme en Berne, soient pourvus et gardés de gens d’armes, et tout le plat pays avisé de chacun être en sa garde, ainsi que pour tantôt entrer en bataille : je ne vueil pas comparer la guerre de Castille. Mes terres sont franches. Si François veulent passer parmi, vraiment ils payeront tout ce que ils prendront ou les passages leur seront clos. Et si vous en charge, messire Arnoul Guillaume et vous messire Pierre de Berne. » Ces deux chevaliers étoient frères bâtards, vaillans hommes et bien se savoient eux maintenir en armes. « Monseigneur, répondirent ceux, et nous nous en chargeons. »

Donc furent parmi toutes les terres du comte de Foix faites ordonnances que chacun fût prêt et pourvu de toutes armures ainsi comme à lui appartenoit, et que autrefois l’avoient été au mieux ; et que du jour à lendemain ils vinssent là où ils seroient mandés. Lors vissiez en Foix, en Berne et en la seneschauldie de Nebosem toutes gens prêts et appareillés, ainsi que pour tantôt entrer en bataille. Si fut envoyé en la cité de Pamiers, lui bien hourdé de cent lances et de bonnes gens d’armes, messire Espaing de Lyon ; à Savredun, messire Ricart de Saint-Léger ; à Massères se tint messire Pierre de Berne, à cent lances ; à Bellepuich, à l’entrée de la comté de Foix, messire Pierre Cabestan ; à Saint-Thibaut, sus la Garonne, messire Pierre Mennaulx de Novailles, à cinquante lances ; à Palamininch, messire Pierre de la Roche ; au chastel de Lamesen, le bâtard d’Espaigne ; à Morlans, messire Arnault Guillaume, atout cent lances ; à Pau, messire Guy de la Mote ; au Mont-de-Marsan, messire Raymond de Chastel-Neuf ; à Sauveterre, messire Yvain de Foix, fils bâtard du comte ; à Montesquieu, messire Berdruc de Nebosem ; à Aire, messire Jean de Sainte-Marcille ; à Oron, messire Hector de la Garde ; à Montgerbiel, Jean de Chastel-Neuf ; à Erciel, Jean de Morlans. Et manda à messire Raymond l’ains-né, lequel avoit le chastel de Mauvoisin en garde, que il fût soigneux de toute la frontière. Et envoya à Saint-Gausens un sien cousin, Ernauton d’Espaigne. Brièvement, il ne demeura cité, ville ni chastel en Foix ni en Berne qui ne fût rafreschi et pourvu de gens d’armes. Et se trouvoit bien garni de deux mille lances et de vingt mille hommes d’armes tous d’élite. Il disoit que c’étoit assez pour attendre le double d’autres gens d’armes.

Les nouvelles vinrent à messire Guillaume de Lignac, qui se tenoit à Toulouse, et à messire Gautier de Passac, qui séjournoit à Carcassonne, comment le comte de Foix se pourvéoit de gens d’armes et mettoit en garnisons par toutes ses villes et forteresses. Et couroit renommée que il ne lairoit passer nulluy parmi sa terre. Si en furent ces deux chevaliers, pourtant que ils étoient capitaines de tous les autres, tous esbahis. Et si mirent journée de parler ensemble ; et chevauchèrent chacun pour trouver l’un l’autre ainsi que au moitié du chemin. Et vinrent au Chastel-Neuf-d’Aury, et parlèrent là ensemble du comte de Foix comment ils s’en cheviroient ; et dit messire Guillaume à messire Gautier : « Au voir dire, c’est merveille que le roi de France et son conseil n’en ont escript à lui pour ouvrir sa terre paisiblement. » — « Messire Gautier, dit messire Guillaume, il vous faudra aller parler à lui doucement, et dire que nous sommes ci envoyés de par le roi de France pour passer, nous et nos gens, paisiblement, et payer ce que nous prendrons. Sachez que le comte de Foix est bien si grand que, si il ne veut, nous n’aurons point de passage parmi sa terre, et nous faudra passer parmi Arragon qui nous est trop long, et nous tourneroit à trop grand contraire. Au voir dire, je ne sais de qui il se doute, ni pourquoi il garnit maintenant ses forts, ses villes ni ses chastels, ni si il a nulles alliances au duc de Lancastre. Je vous prie, allez jusques là en savoir la vérité. Toujours passeront nos gens jusques à Tarbes et jusques en Bigorre. » — « Je le vueil, » dit messire Gautier. Lors prirent ces deux capitaines congé l’un de l’autre, quand ils eurent dîné ensemble. Messire Guillaume de Lignac retourna à Toulouse et messire Gautier s’en vint, atout quarante chevaux tant seulement, passer la Garonne à Saint-Thibaut ; et trouva là messire Menault de Novailles qui lui fit grand’chère et qui se tenoit en garnison : messire Gautier lui demanda du comte où il le trouveroit. Il lui dit que il étoit à Ortais.

Ces deux chevaliers furent une espace ensemble et parlèrent de plusieurs choses ; et puis partit messire Gautier et vint à Saint-Gausens, et là gésit ; et par tout lui faisoit-on bonne chère. À lendemain il vint à Saint-Jean de Rivière, et chevaucha toute la lande-de-Bourg, et costia Mauvoisin, et vint gésir à Tournay, une ville fermée du royaume de France, et à lendemain il vint dîner à Tarbes et là se tint tout le jour ; et trouva le seigneur-d’Anchin et messire Mennault de Barbasan, deux grands barons de Bigorre, lesquels parlèrent à lui, et lui à eux, de plusieurs choses ; et pourtant que le sire de Barbasan étoit Armignacois[1], il ne pouvoit nul bien dire du comte de Foix.

À lendemain, messire Gautier de Passac se départit de Tarbes et s’en vint dîner à Morlans en Berne ; et là trouva messire Arnault Guillaume, le frère bâtard du comte, qui le reçut liement et lui dit : « Messire Gautier, vous trouverez monseigneur de Foix à Ortais ; et sachez que il sera tout réjoui de votre venue. » — « Dieu y ait part, dit messire Gautier ; pour parler à lui le viens-je voir. » Ils dînèrent ensemble, et après dîner messire Gautier vint gésir à Montgerbiel, et lendemain à tierce il vint à Ortais, et ne put parler au comte jusques à une heure après nonne que le comte de Foix, si comme il avoit usage, issit hors de sa chambre.

Quand le comte de Foix sçut que messire Gautier de Passac étoit venu pour parler à lui, si se hâta encore un petit plus de issir hors de sa chambre et de venir en ses galeries. Messire Gautier, sitôt comme il le vit issir hors de sa chambre, s’en vint contre lui et l’inclina et le salua. Le comte, qui savoit autant des honneurs comme chevalier pouvoit savoir, lui rendit tantôt son salut, et le prit par la main et dit : « Messire Gautier, vous soyez le bien venu. Quelle besogne vous amène maintenant au pays de Berne ? » — « Monseigneur, dit le chevalier, on nous a donné à entendre, à messire Guillaume de Lignac et à moi, qui sommes commis et établis de par le roi de France à mener outre et conduire en Castille ces gens d’armes dont vous avez bien ouï parler, que vous voulez empêcher notre chemin, et clorre votre pays de Berne à l’encontre de nous et de nos compagnons. »

À ces paroles répondit le comte de Foix et dit : « Messire Gautier, sauve soit votre grâce ! car je ne vueil clorre ni garder mon pays à l’encontre de vous ni de nul homme qui paisiblement et en paix le veuille passer, et, ce que il y trouvera, prendre et payer au gré de mon peuple, lequel j’ai juré à garder et tenir en droit et en justice, ainsi que tous seigneurs terriens doivent tenir leur peuple, car pour ce ont-ils et tiennent les seigneuries. Mais il me fut dit que il vient aval une manière de gens, Bretons, Barrois, Lorrains, Bourguignons, qui ne savent que c’est de payer ; et contre telles gens je me vueil clorre, car je ne veuil pas que mon pays soit foulé, ni gâté, ni grevé ; mais le vueil tenir en droit et en franchise. » — « Monseigneur, répondit messire Gautier, c’est l’intention de mon compagnon et de moi que, si nul passe parmi votre terre, si il ne paye ce que il prendra paisiblement au gré des povres gens, que il soit pris et arrêté et corrigé selon l’usage de votre pays, et tantôt restitué tout le dommage que il aura fait, ou, nous pour lui en satisferons, mais que le corps nous soit délivré ; et si il n’est gentilhomme, devant vos gens nous en ferons justice et punition de corps cruelle, tant que les autres y prendront exemple ; et si il est gentilhomme, nous lui ferons rendre et restituer tous dommages, ou nous pour lui. Et ce ban et ce cri ferons-nous faire à la trompette par tous leurs logis. Et de rechef, afin que ils s’en avisent, on leur rementevra quand ils entreront en votre terre, par quoi ils ne se puissent pas excuser que ils n’en soient sages. Or me dites si il suffit assez ainsi. »

Donc répondit le comte et dit : « Ouil, messire Gautier ; or suis-je content, si ainsi est fait. Or vous soyez le bien venu en ce pays. Je vous y vois volontiers. Or allons dîner, il est heure ; et puis aurons autres parlemens ensemble. » Le comte de Foix prit messire Gautier de Passac par la main et le mena en la salle ; et quand il eut lavé, il le fit laver et séoir à sa table ; et après le dîner ils retournèrent ens ès galeries, qui sont moult belles et moult claires, et là eurent grand parlement et long ensemble. Et encore dit le comte de Foix à messire Gautier : « Ne vous émerveillez pas si je me tiens garni de gens d’armes, car oncques je ne suis sans guerre, ni jà ne serai tant que je vive. Et quand le prince de Galles alla en Castille, il passa lui et tous ses gens au dehors de cette ville : oncques homme ne vit plus belle compagnie de gens d’armes et plus belle gent, car il mena en Espaigne, là où vous tendez à aller, quinze mille lances ; et étoient bien soixante dix mille chevaux ; et les tenoit tous en Bordelois, et en Poitou et en Gascogne sur le sien, de l’entrée de mai jusques en la moyenne de janvier. Et quand le passage approcha, il envoya devers moi en celle ville deux des plus grands de son hôtel, messire Jean Chandos et messire Thomas de Felleton, qui me prièrent moult doucement, au nom de lui, que je voulsisse ouvrir ma terre à l’encontre de ses gens ; et cils me jurèrent, présens les barons de Berne, que tout ce que ses gens y prendroient ni leveroient, ils le payeroient ; et si nul s’en plaindoit de mauvais payement, ces deux seigneurs que je dis me jurèrent d’en faire leur dette. Et au payer vraiment ils me tinrent bien convenant ; car tous ceux qui y passèrent, fût par cette ville ou au dehors, payèrent tout courtoisement et sans ressuite. Et disoient encore les Anglois l’un à l’autre : « Gardez-vous que vous ne fourfaites rien en la terre du comte de Foix, car il n’y a voix sur gosier en Berne qu’il n’ait un bassinet en la tête. » Adonc commença messire Gautier à rire et dit : « Monseigneur, je le crois bien que il fut ainsi. À ce pourpos est l’intention de mon compagnon et de moi que nos gens seront tous signifiés et avisés de celle affaire, et s’il en y a nul ou aucuns qui voist hors du commandement, il sera puni et corrigé tellement que les autres se exemplieront. »

Lors issit le comte de ce propos et prit un autre pour plus solacier messire Gautier, car trop volontiers il gengle et bourde à tous chevaliers estraingnes ; et au départir de lui, veulent ou non, il faut qu’ils s’amendent de lui.

« Messire Gautier, dit le comte de Foix, maudite soit la guerre de Castille et de Portingal ; je m’en dois trop plaindre, car oncques je ne perdis tant à toutes fois que je perdis en une saison en la guerre du roi de Portingal et de Castille, car toutes mes bonnes gens d’armes du pays de Berne sur une saison y furent morts. Et si leur avois bien dit, au partir et au congé prendre, que ils guerroyassent sagement, car Portingallois sont dures gens d’encontre et de fait, quand ils se voyent au-dessus de leurs ennemis, ni ils n’en ont nulle merci. Je le vous dis pourtant, messire Gautier, quand vous viendrez en Castille, entre vous et messire Guillaume de Lignac, qui êtes conduiseurs et capitaines de ces gens d’armes à présent qui sont passés et qui passeront, vous serez requis espoir du roi de Castille de donner conseil. Je vous avise que vous ne vous hâtiez trop ni avanciez de conseiller de combattre, sans votre grand avantage, le duc de Lancastre, le roi de Portingal, Anglois et Portingallois, car ils sont familleux. Et désire le duc de Lancastre, aussi les Anglois désirent, à avoir bataille pour deux raisons : ils n’eurent, grand temps a, profit ; mais sont povres et n’ont rien gagné, trop a long-temps, mais toujours perdu. Si désirent à eux aventurer pour avoir nouvel profit. Et tels gens qui sont aventureux et qui convoitent l’autrui se combattent hardiment et ont volontiers fortune pour eux. L’autre raison est telle : que le duc de Lancastre sait tout clairement que il ne peut venir parfaitement ni paisiblement à l’héritage de Castille qu’il demande et challenge de par sa femme qui s’en dit héritière, fors par bataille. Et sait bien et voit que, si il avoit une journée pour lui et que le roi de Castille fût déconfit, tout le pays se rendroit à lui et trembleroit contre lui. Et en celle instance est-il venu en Galice, et a donné une de ses filles par mariage au roi de Portingal, qui lui doit aider à soutenir sa querelle. Et je vous en avise pourtant que, si la chose alloit mal, vous en seriez plus demandé, vous et messire Guillaume de Lignac, que ne seroient tous les autres. »

« Monseigneur, répondit messire Gautier, grands mercis qui le me dites et qui m’en avisez. Je me dois bien exemplier par vous, car aujourd’hui vous êtes entre les princes chrétiens recommandé pour le plus sage et le plus heureux de ses besognes ; mais mon compagnon et moi avons encore souverain dessus nous, monseigneur le duc de Bourbon ; et jusques à tant que il sera venu et entré en Castille, nous ne nous hâterons ni ne avancerons de combattre les ennemis pour personne qui en parle. »

Atant rentrèrent-ils en autres jangles, et furent là parlant et eux esbattant ensemble en plusieurs manières bien trois heures ou environ que le comte de Foix demanda le vin. On l’apporta. Si but, et messire Gautier de Passac, et tous ceux qui là étoient. Et puis fut pris le congé. Si rentra le comte en sa chambre, et messire Gautier retourna en son hôtel ; et l’accompagnèrent les chevaliers de l’hôtel jusques à là. On ne vit point le comte de Foix jusques à son souper, une heure largement après mie-nuit que messire Gautier y retourna et soupa avecques lui.

À lendemain, après dîner, prit messire Gautier de Passac congé du comte et le comte lui donna. Et au partir, avecques tout ce, on lui présenta de par le comte un très bel coursier et une très belle mule. Le chevalier, c’est à savoir messire Gautier, en remercia le comte, et les fit mener à l’hôtel. Tout son arroy étoit prêt. Si monta et montèrent ses gens et issirent hors d’Ortais, et vinrent gésir ce jour à Erciel, et à lendemain au soir, ils s’en allèrent à Tarbes, car ils chevauchèrent ce jour grand’journée pour avancer leur besogne.

Quand messire Gautier fut venu à Tarbes, il s’arrêta là, et s’avisa que il manderoit à messire Guillaume de Lignac tout son état, et comment il avoit exploité devers le comte de Foix, ainsi que il fit. Et lui mandoit que il fit traire avant toute sa route, car ils trouveroient le pays de Berne et toutes les villes du comte ouvertes, en payant tout ce que ils prendroient, et autrement non.

Le messager qui apporta lettres de par messire Gautier exploita tant qu’il vint à Toulouse. Si fit son message. Quand messire Guillaume eut lu le contenu des lettres, si fit à savoir à tous capitaines des routes que on se mit au chemin ; mais ce que on prendroit ni leveroit en la terre du comte de Foix fût tout payé, autrement on s’en prendroit aux capitaines qui amenderoient le forfait ; et fût sonné à la trompette de logis en logis, afin que tous en fussent avisés.

Or se délogèrent toutes gens de la marche de Toulouse et de Carcassonne, de Limousin et de Narbonne, et se mirent à chemin pour entrer en Bigorre, et étoient plus de deux mille lances. Si se partit messire Guillaume de Lignac de Toulouse, et prit le chemin de Bigorre ; et exploita tant que il vint à Tarbes, et là trouva messire Gautier son compagnon. Si se entrefirent bonne chère, ce fut raison. Et toujours passoient gens d’armes et routes ; et s’assembloient tous en Bigorre pour chevaucher ensemble parmi Berne et le pays du comte de Foix, et pour passer à Ortais, au pont, la rivière du Gave qui court à Bayonne.

Sitôt que on ist du pays de Berne, on entre au pays de Bascles, auquel pays le roi d’Angleterre tient grand’terre en l’archevêché de Bordeaux et en l’évêché de Bayonne. Si que les Basclois, qui se tiennent et tenoient lors du roi d’Angleterre, où bien sont quatre vingt villes à clochers, entendirent que les passages seroient parmi leur pays. Si se doutèrent grandement des François et de être tous courus, ars et exillés, car ils n’avoient sur tout le pays nulles gens d’armes de leur côté qui pouvoient défendre, les frontières. Si se conseillèrent ensemble les plus sages et ceux qui le plus avoient à perdre, que ils envoieroient traiter devers les souverains capitaines et rachèteroient leurs pays : encore leur étoit-il plus profitable que ils fussent rançonnés à quelconque chose que leur pays fût ars et exillé. Si envoyèrent à Ortais quatre hommes, lesquels étoient chargés du demourant du pays pour faire le apaisement.

Ces quatre hommes de Bascles contèrent à Ernauton du Puy, un écuyer du comte de Foix et gracieux et sage homme, ce pour quoi ils étoient là venus, et que quand messire Guillaume et messire Gautier viendroient là, et ils y devoient être dedans deux jours, que il voulsist être avecques eux pour aider à traiter. Il dit que il y seroit volontiers.

Advint que les capitaines vinrent à Ortais, et se logèrent à la Lune, chez Ernauton du Puy. Si leur aida à faire à ceux de Bascles leurs traités ; et payèrent tout comptant deux mille francs, et leur pays fut déporté de non être pillé ni couru. Encore leur fit le comte de Foix bonne chère ; et donna aux capitaines à dîner, et à messire Guillaume de Lignac un très beau coursier. Et furent ce jour à Ortais ; et lendemain ils passèrent à Sauveterre et entrèrent au pays des Bascles, lesquels s’étoient rachetés, si comme vous savez. On prit des vivres là où on les put trouver, et tout ce fut abandonné ; et passèrent les François parmi, sans faire autre dommage, et s’en vinrent à Saint-Jean du Pied des Ports à l’entrée de Navarre.

  1. Du parti des Armagnacs.