Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre LVI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 557-559).

CHAPITRE LVI.

Comment le duc de Lancastre manda l’amiral et le maréchal, lesquels conquéroient villes et chastels en Galice, pour être aux noces de sa fille que le roi de Portingal épousa.


À lendemain que la ville de Maurens en Galice fut rendue et que les chevaliers s’ordonnoient et appareilloient pour aller devant la cité de Betances, leur vinrent lettres et nouvelles du duc de Lancastre : et leur mandoit que, ces lettres vues, en quel état qu’ils fussent, ils se départissent et retournassent devers lui, car il attendoit dedans briefs jours l’archevêque de Braghes et messire Radiges de Sare, les ambassadeurs du roi de Portingal, lesquels venoient à celle fois pour épouser sa fille et mener au Port, là où le roi l’attendoit.

Quand messire Jean de Hollande et le maréchal et l’amiral entendirent ces nouvelles, si retournèrent leur chemin et dirent que voirement appartenoit-il bien que, au recevoir les ambassadeurs du roi de Portingal, le duc, leur seigneur, eût ses gens et son conseil de-lez lui ; si se mirent au retour, et laissèrent garnisons ès villes que ils avoient conquises, et dirent que ils n’en feroient plus jusques au mai ; et s’en retournèrent en la ville de Saint-Jacques, ainsi que le duc les avoit mandés.

Dedans trois jours après que ils furent venus, vinrent l’archevêque de Braghes et messire Jean de Radighes de Sar, et descendirent à plus de deux cens chevaux dedans la ville de Saint-Jacques ; tous furent logés, car on avoit toute chose ordonnée pour eux loger. Quand ils furent appareillés, l’archevêque et les chevaliers et encore des autres seigneurs de leur compagnie se trairent devers le duc et la duchesse en bon arroy, où ils furent recueillis à grand’joie. Adonc remontrèrent-ils ce pourquoi ils étoient là venus, et le duc y entendit volontiers, car de l’avancement de sa fille devoit-il être tout réjoui, et aussi de l’alliance qu’il avoit au roi de Portingal, qui bien lui venoit à point au cas que il vouloit entrer par conquêt en Castille. L’archevêque montra au duc et à la duchesse et au conseil comment, par procuration, il pouvoit et devoit personnellement épouser au nom du roi Jean de Portingal, madame Philippe de Lancastre, fille au duc, et tant que le duc et la duchesse et leur conseil s’en contentèrent et y ajoutèrent foi. Donc ens ès jours que les ambassadeurs de Portingal séjournèrent à Saint-Jacques, messire Jean Radhiges de Sar, par la vertu de la procuration que il avoit, épousa madame Philippe de Lancastre au nom et comme procureur du roi de Portingal qui en ce l’avoit ordonné et institué ; et les épousa l’archevêque de Braghes, et furent sus un lit courtoisement, ainsi comme époux et épousée doivent être. Ce fait, à lendemain la dame eut tout son arroy prêt pour partir. Si partit quand elle eut pris congé à son père et à sa mère et à ses sœurs ; et monta sus haquenées traveillans très bien, et damoiselles avecques elle, et sa sœur bâtarde la femme du maréchal. En sa compagnie furent ordonnés d’aller messire Jean de Hollande et messire Thomas de Percy et messire Jean d’Aubrecicourt, et cent lances d’Anglois et deux cens archers. Si se mirent au chemin ces seigneurs et ces dames, et chevauchèrent vers la ville et cité du Port.

Contre la venue de la jeune roine de Portingal issirent hors de la cité du Port, pour lui faire honneur et révérence, les prélats qui à ce jour y étoient : l’évêque de Lussebonne et l’évêque d’Evre, l’évêque de Conimbre et l’évêque du Port. Et des barons ; le comte d’Angouse, le comte de Novare et le comte d’Escalez[1], Galop Ferrant Percek[2] et Jean Ferrant Percek[3] le Pouvasse de Coingne[4], Vasse Martin de Merlo, le Poudich d’Asevede[5], Ferrant Rodriguez maître de Vis, et plus de quarante chevaliers, et foison d’autre peuple, et dames et demoiselles, et tout le clergé revêtu en habit de procession. Et fut ainsi madame Philippe de Lancastre amenée au Port de Portingal et au palais du roi, et là fut descendue. Et la prit le roi par la main[6] et la baisa, et toutes les dames qui étoient venues en sa compagnie ; et l’amena jusques à l’entrée de sa chambre, et là prit congé, et les seigneurs aux dames ; et tous se retrairent. Si furent les seigneurs d’Angleterre, qui là étoient venus, logés à leur aise, et leurs gens aussi, en la cité du Port, car elle est grande et bonne assez. Et celle nuit on fit les vigiles de la fête. À lendemain les danses et les carolles et les ébattemens, et passèrent ainsi la nuit.

Quand ce vint le mardi[7], le roi de Portingal, les prélats et les seigneurs de son pays furent tous appareillés au matin, à heure de tierce : si montèrent tous à cheval au pied du palais du roi, et puis s’en vinrent à l’église cathédrale que on dit de Sainte-Marie, et là descendirent et attendirent la roine qui vint bien accompagnée de dames et de demoiselles assez tôt, et toutes sus palefrois amblans bien arréés et ordonnés pour elles servir et porter[8]. Et quoique messire Jean Radighes de Sar eût épousé la jeune dame, la fille au duc de Lancastre, au nom du roi de Portingal, le roi solemnellement, devant tous ceux qui le purent voir, de rechef l’épousa là. Et puis retournèrent au palais, et là furent faites les fêtes grandement et solemnellement, et y ot joutes après dîner devant la roine grandes et fortes et bien joutées ; et eut le prix au soir de ceux de dehors messire Jean de Hollande, et de ceux de dedans un chevalier d’Allemagne du roi qui s’appeloit messire Jean Tête-d’Or. Si fut la journée et la nuitée toute persévérée en grands joies et en grands ébattemens ; et fut celle nuit le roi avecques sa femme. Et lui portoient renommée, ceux du pays qui le connoissoient, que encore étoit-il caste et n’avoit oncques eu compagnie charnellement à femme.

À lendemain renouvelèrent les fêtes, et joutèrent encore les chevaliers ; et ot le prix des joutes de dedans Vasse Martin de Merlo et de dehors messire Jean d’Aubrecicourt, et toute la nuit ensuivant on ne fit que danser, chanter et ébattre, ni aussi toute la semaine. Et tous les jours y avoit joutes de chevaliers et d’écuyers, moult grandes.

En telles joies et ébattemens que vous pouvez ouïr fut recueillie, fêtée et épousée la roine de Portingal en son avenue en la cité du Port ; et durèrent les fêtes plus de dix jours ; et y ot du roi aux étrangers beaux dons donnés et présentés, tant que tous s’en contentèrent.

Or prirent congé les chevaliers d’Angleterre au roi et à la roine, et se mirent au retour, et exploitèrent tant que ils vinrent en la ville de Saint-Jacques dont ils étoient partis ; et retournèrent devers le duc et la duchesse, qui leur demandèrent des nouvelles ; et ils en recordèrent ce que ils en avoient vu et qu’ils en savoient, et comment le roi de Portingal les saluoit et la roine se recommandoit à eux. Et dirent encore messire Jean de Hollande et messire Thomas de Percy : « Monseigneur, la derraine parole que le roi de Portingal nous dit fut telle : que vous vous traiez sus les champs quand il vous plaira, car il s’y traira aussi à toute sa puissance et entrera en Castille. » — « Ce sont bonnes nouvelles, » ce dit le duc.

Environ quinze jours après ce que le connétable et l’amiral furent retournés du Port et des noces du roi de Portingal, s’ordonnèrent le duc de Lancastre et ses gens pour chevaucher et pour aller conquérir villes et chastels en Galice. Encore n’en étoit pas le duc seigneur de tous ni de toutes villes. Et fut ordonné du conseil du duc, et il appartenoit qu’il fût ainsi, que quand le duc partiroit de la ville de Saint-Jacques, la duchesse et sa fille Catherine en partiroient aussi et iroient au Port voir le roi de Portingal et la jeune roine. Si forent autant bien les besognes de la duchesse ordonnées comme celles du duc et de leur jeune fille aussi ; et fut la ville de Saint-Jacques à un chevalier d’Angleterre baillée à garder et pour en être capitaine, lequel on appeloit messire Louis de Cliffort ; et avoit dessous lui trente lances et cent archers.

  1. Froissart n’ayant pas donné le nom de baptême avec le nom propre, je ne puis le reconnaître.
  2. Guadalupe Ferrant Pacheco.
  3. Joaò Ferrant Pacheco.
  4. Le Pouvasse de Coingne est mis là pour Lopo Vasques da Cunha. Les copistes ont écrit le Pouvasse au lieu de Lopo Vasc.
  5. Lopo Diaz de Azevedo.
  6. Le roi était alors à Évora, et il n’arriva qu’après elle.
  7. Le mariage se fit le jour de la Purification, 11 février 1387. D. Jean avait alors vingt-neuf ans et la reine vingt-huit.
  8. Duarte de Liaò donne quelques détails curieux sur cette cérémonie. Le roi était monté sur un beau cheval blanc et il était vêtu de drap d’or. La reine était montée sur un palefroi de la même couleur, et elle portait sur son front une couronne d’or ornée de pierreries. Les grands qui les accompagnaient étaient tous à pied, et l’archevêque de Braga tenait la bride du palefroi de la reine. Derrière la reine suivaient un grand nombre de femmes mariées, chantant des couplets, comme c’était alors l’usage.