Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre LXV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 585-586).

CHAPITRE LXV.

Comment le connétable de France fut délivré à la requête du sire de Laval par rançon, et comment le connétable, pour sa délivrance faire, laissa au duc trois châteaux et une ville, et paya cent mille francs.


À ces coups descendit le sire de Laval et s’en vint en la chambre du duc qui s’appareilloit pour aller coucher, car toute la nuit il n’avoit point dormi. Le sire de Laval l’inclina et lui dit : « Monseigneur, c’est fait. Vous aurez votre demande. Mais il faut que vous nous fassiez délivrer le seigneur de Beaumanoir, et que beau-frère de Cliçon et lui parolent ensemble ; car il ira pour faire les finances, et pour mettre vos gens en la possession des chastels que vous demandez. » — « Bien, dit le duc ; on le délivre donc hors des fers ; et les mette-t-on, Cliçon et lui, en une chambre ; et vous soyez moyen de leur traité, car je n’en vueil nul voir. Et jà, quand je aurai dormi, retournez vers moi, nous parlerons encore ensemble. » — « Bien, monseigneur, » dit le sire de Laval.

Adonc issit-il hors de la chambre du duc et s’en alla là où le sire de Laval les mena, en la compagnie des deux chevaliers qui vinrent là où le sire de Beaumanoir étoit enferré et avoit été moult ébahi et en grand’doutance de la mort ; et cuida bien, ce dit-il depuis, quand on ouvrit la chambre, que on le vînt quérir pour faire mourir. Et quand il vit le seigneur de Laval, le cœur lui revint ; et encore plus quand il lui dit : « Sire de Beaumanoir, votre délivrance est faite. Réjouissez-vous. » À ces mots fut-il déferré et amené en la salle. Adoncques alla-t-on quérir le connétable, et fut amené aval, et mis entre eux trois en une chambre, et lors aporta-t-on vins et viandes assez. Et sachez que tous ceux de l’hôtel furent grandement réjouis, quand ils sçurent comment les besognes alloient et étoient tournées sur le mieux ; car envis avoient-ils vu ce que fait on avoit au connétable et au seigneur de Beaumanoir ; mais amender ne l’avoient pu, car obéir les convenoit à leur seigneur, fût à tort fût à droit.

Et sachez que depuis que la porte du chastel fut fermée et le pont levis levé, que oncques homme ni femme n’entra au haut chastel ni issit aussi, car les clefs étoient en la chambre du duc, et furent là tant que il ot dormi. Et jà étoit, quand il se leva, tierce, dont écuyers et varlets qui étoient dehors et attendoient leurs maîtres étoient tous ébahis ; et pensoient et disoient : « Ce que on a fait de l’un, on a fait de l’autre. »

Les nouvelles étoient jà courues jusques à Lautriguier, et disoit-on : « Vous ne savez quoi ! Le duc de Bretagne a emmenés en son chastel de l’Ermine le connétable de France, le seigneur de Laval et le seigneur de Beaumanoir ; et supposons bien que il les fera mourir, si ils ne sont morts. » Donc vissiez chevaliers et écuyers qui là se tenoient émerveillés et ébahis ; et disoient les compagnons : « Or est notre saison perdue et le voyage de mer rompu. Ha ! connétable, que vous est avenu ! Povre conseil vous a deçu. Le parlement qui a été à Vennes ne fut fait ni assemblé fors que pour vous attraper. Vous souliez avoir opinion telle que, si le duc vous eût mandé et vous eût assuré de cinq cens assurances, si ne fussiez ; Vous point allé à son mandement, tant le doutiez-vous fort ; et maintenant vous y êtes allé simplement. Il vous en est bien meschu. »

Là plaignoient parmi Bretagne toutes gens le connétable, et n’en savoient que dire ni que faire. Chevaliers et écuyers disoient, quand nouvelles leur venoient : « Et pourquoi séjournons-nous, que nous n’allons devant l’Ermine enclorre le duc là dedans ? et si il a fait mourir le connétable, le contrevenger ; et si il le tient en prison tant faire que nous le r’ayons ? Car oncques si grand meschef n’avilit en Bretagne, comme il y est avenu pour le présent, par la prise du connétable. » Ainsi disoient les uns et les autres, mais nul ne s’en mouvoit encore ; et attendoient autres nouvelles. Et toujours couroient et voloient et s’espardoient nouvelles parmi Bretagne et ailleurs aussi ; et vinrent à Paris sus moins de deux jours ; dont le roi, le duc de Berry et le duc de Bourgogne furent grandement émerveillés. Pour ce temps étoit jà le duc de Bourbon parti, et s’en alloit vers Avignon pour aller en Castille ; mais avant que il eût vu le pape Clément, si lui en vinrent les nouvelles sur le chemin ; et étoit, je crois, à Lyon sus le Rhône et avecques lui son nepveu le comte de Savoie.

Le comte de Saint-Pol, le sire de Coucy et l’amiral de France qui se tenoient à Harfleu étoient tous prêts pour entrer en mer et faire leur voyage, quand les nouvelles leur vinrent comment le duc de Bretagne avoit pris et attrapé au chastel de l’Ermine de-lez Vennes le connétable de France, le seigneur de Laval et le sire de Beaumanoir ; et disoient ainsi ceux qui les nouvelles portoient : « Fame cour généralement et vole par le pays de Bretagne que le duc a fait du moins mourir le connétable de France et le sire de Beaumanoir, car il les hayoit à mort. »

Quand ces seigneurs dessus nommés entendirent ces nouvelles, si leur furent trop dures et trop felles, et ne s’en pouvoient trop émerveiller ; et dirent tantôt : « Notre voyage est rompu ; donnons à toutes manières de gens d’armes congé et en allons à Paris devers le roi, si saurons quelle chose il voudra dire ni faire. » À ces paroles répondit l’amiral et dit : « C’est bon que nous allions à Paris ; mais nous ne donnerons pas pour ce congé à nos gens ; à l’aventure les voudra-t-on employer en Castille ou ailleurs, car monseigneur de Bourbon y va, ou en Bretagne dessus ce duc. Pensez-vous que le roi de France doive la chose laisser ainsi. Par Dieu ! nennil ; il ne peut jamais échapper que il n’y ait deux cens milles florins de dommage, sans le blâme que on a fait à son connétable : encore s’il s’en échappe vif. On n’ouït oncques mais parler de la chose pareille, de rompre et briser ainsi le voyage d’un roi qui veut porter dommage et contraire à ses ennemis. Or séjournons ci encore, dit l’amiral, deux ou trois jours ; par aventure aurons-nous autres nouvelles qui nous venront de France ou de Bretagne. »