Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 398-404).

CHAPITRE XIII.

Des grands biens et des grandes largesses qui étoient au comte de Foix et la piteuse manière de la mort de Gaston, fils au comte de Foix.


À lendemain nous partîmes et vînmes dîner à Mont-Gerbiel, et puis montâmes et bûmes un coup à Ercies, et puis venismes à Ortais sur le point de soleil esconsant. Le chevalier descendit à son hôtel et je descendis à l’hôtel à la Lune sur un écuyer du comte, qui s’appeloit Ernauton du Pan, lequel me reçut moult liement, pour la cause de ce que je étois François. Messire Espaing de Lyon, en la quelle compagnie j’étois venu, monta amont au chastel et parla au comte de ses besognes ; et le trouva en ses galeries, car à celle heure, ou un petit devant, avoit-il dîné, car l’usage du comte de Foix est tel, ou étoit alors, et l’avoit toujours tenu d’enfance, que il se couchoit et levoit à haute nonne[1] et soupoit à mie nuit.

Le chevalier lui dit que j’étois là venu. Je fus tantôt envoyé querre en mon hôtel, car c’étoit, ou est, si il vit[2], le seigneur du monde qui le plus volontiers véoit étrangers pour ouïr nouvelles. Quand il me vit, il me fit bonne chère ; et me retint de son hôtel où je fus plus de douze semaines, et mes chevaux bien repus et de toutes autres choses bien gouvernés aussi.

L’acointance de lui à moi pour ce temps fut telle : que je avois avecques moi apporté un livre, lequel je avois fait, à la requête et contemplation de monseigneur Wincelant de Bohême, duc de Lucembourg et de Brabant. Et sont contenus au dit livre, qui s’appelle Méliadus[3], toutes les chansons, ballades, rondeaux, et virelais que le gentil duc fit en son temps ; lesquelles choses, parmi l’imagination que je avois eu de dicter et ordonner le livre, le comte de Foix vit moult volontiers ; et toutes les nuits après son souper je lui en lisois. Mais en lisant nul n’osoit parler ni mot dire, car il vouloit que je fusse bien entendu, et aussi il prenoit grand solas au bien entendre. Et quand il chéoit aucune chose où il vouloit mettre débat ou argument, trop volontiers en parloit à moi, non pas en son gascon, mais en beau et bon françois. Et de l’état de lui et de son hôtel, je vous recorderai aucune chose, car je y séjournai bien tant que j’en pus assez apprendre et savoir.

Le comte Gaston de Foix dont je parle, en ce temps que je fus devers lui, avoit environ cinquante neuf ans d’âge. Et vous dis que j’ai en mon temps vu moult de chevaliers, rois, princes et autres ; mais je n’en vis oncques nul qui fût de si beaux membres, de si belle forme, ni de si belle taille et viaire bel, sanguin et riant, les yeux vairs et amoureux là où il lui plaisoit son regard à asseoir. De toutes choses il étoit si très parfait que on ne le pourroit trop louer. Il aimoit ce que il devoit aimer et hayoit ce qu’il devoit haïr. Sage chevalier étoit et de haute emprise et plein de bon conseil, et n’avoit eu oncques nul marmouset d’encoste lui. Il fut prud’homme en régner. Il disoit en son retrait planté d’oraisons, tous les jours une nocturne du psautier, heures de Notre-Dame, du Saint-Esprit, de la croix et vigilles des morts, et tous les jours faisoit donner cinq francs en petite monnoie, pour l’amour de Dieu, et l’aumône à sa porte à toutes gens. Il fut large et courtois en dons ; et trop bien savoit prendre où il appartenoit, et remettre où il afféroit. Les chiens sur toutes bêtes il amoit ; et aux champs, été ou hiver, aux chasses volontiers étoit. D’armes et d’amour volontiers se déduisoit. Oncques fol outrage ni folle largesse n’aima ; et vouloit savoir tous les mois que le sien devenoit. Il prenoit en son pays, pour sa recette recevoir et ses gens servir et administrer, douze hommes notables ; et de deux mois en deux mois étoit de deux servi en sa dite recette ; et au chef des deux mois ils se changeoient, et deux autres en l’office retournoient. Il faisoit du plus espécial homme auquel il se confioit le plus son contrôleur, et à celui tous les autres comptoient et rendoient leurs comptes de leurs recettes. Et cil contrôleur comptoit au comte de Foix par rôles ou par livres escripts, et ses comptes laissoit par devers le dit comte. Il avoit certains coffres en sa chambre où aucune fois et non pas toudis il faisoit prendre de l’argent, pour donner à un seigneur chevalier ou écuyer quand ils venoient par devers lui ; car oncques nul sans son don ne se départit de lui ; et toujours multiplioit son trésor pour les aventures et les fortunes attendre que il doutoit. Il étoit connoissable et accointable à toutes gens ; doucement et amoureusement à eux parloit. Il étoit bref en ses conseils et en ses réponses. Il avoit quatre clercs secrétaires pour escripre et rescripre lettres. Et bienconvenoit que ces quatre lui fussent prêts quand il issoit hors de son retrait ; ni ne les nommoit ni Jean, ni Gautier, ni Guillaume ; mais quand les lettres que on lui bailloit lues il avoit, ou pour escripre aucune chose leur commandoit, Mau-me-sert chacun d’eux il appeloit.

En cel état que je vous dis le comte de Foix vivoit. Et quand de sa chambre à mie nuit venoit pour souper en la salle, devant lui avoit douze torches allumées que douze varlets portoient ; et icelles douze torches étoient tenues devant sa table qui donnoient grand’clarté en la salle ; laquelle salle étoit pleine de chevaliers et de écuyers ; et toujours étoient à foison tables dressées pour souper qui souper vouloit. Nul ne parloit à lui à sa table si il ne l’appeloit. Il mangeoit par coutume fors volaille, et en spécial les ailes et les cuisses tant seulement, et guère aussi ne buvoit. Il prenoit en toutes menestrandie grand ébatement, car bien s’y connoissoit. Il faisoit devant lui ses clercs volontiers chanter chansons, rondeaux et virelais. Il séoit à table environ deux heures, et aussi il véoit volontiers étranges entremets, et iceux vus, tantôt les faisoit envoyer par les tables des chevaliers et des écuyers.

Briévement et tout ce considéré et avisé, avant que je vinsse en sa cour je avois été en moult de cours de rois, de ducs, de princes, de comtes et de hautes dames, mais je n’en fus oncques en nulle qui mieux me plût, ni qui fût sur le fait d’armes plus réjouie comme celle du comte de Foix étoit. On véoit, en la salle et ès chambres et en la cour, chevaliers et écuyers d’honneur aller et marcher, et d’armes et d’amour les oyoit-on parler. Toute honneur étoit là dedans trouvée. Nouvelles de quel royaume ni de quel pays que ce fût là dedans on y apprenoit ; car de tous pays, pour la vaillance du seigneur, elles y appleuvoient et venoient. Là fut-je informé de la greigneur partie des faits d’armes qui étoient avenus en Espaigne, en Portingal, en Arragon, en Navarre, en Angleterre, en Escosse et ès frontières et limitation de la Langue d’Oc ; car là vis venir devers le comte, durant le temps que je y séjournai, chevaliers et écuyers de toutes ces nations. Si m’en informois, ou par eux ou par le comte qui volontiers m’en parloit.

Je tendois trop fort à demander et à savoir, pour tant que je véois l’hôtel du comte de Foix si large et si plantureux, que Gaston le fils du comte étoit devenu, ni par quel incidence il étoit mort ; car messire Espaing de Lyon ne le m’avoit voulu dire. Et tant en enquis que un écuyer ancien et moult notable homme le me dit. Si commença son conte ainsi en disant :

« Voir est que le comte de Foix et madame de Foix sa femme ne sont pas bien d’accord, ni n’ont été trop grand temps a ; et la dissension qui vient entr’eux est mue du roi de Navarre qui fut frère à celle dame ; car le roi de Navarre piégea le seigneur de Labreth ; que le comte de Foix tenoit en prison, pour la somme de cinquante mille francs. Le comte de Foix qui sentoit ce roi de Navarre cauteleux et malicieux, ne les lui voulut pas croire, dont la comtesse de Foix avoit grand dépit et grand’indignation envers son mari, et lui disoit : « Monseigneur, vous portez peu d’honneur à monseigneur mon frère quand vous ne lui voulez croire cinquante mille francs. Si vous n’aviez plus jamais des Hermignas ni des Labrissiens que vous avez eu, si vous devroit il suffire. Et vous savez que vous me devez assigner pour mon douaire les cinquante mille francs, et ceux mettre en la main de monseigneur mon frère ; si ne pouvez être mal payé. » — « Dame, dit-il, vous dites voir, mais si je cuidois que le roi de Navarre dût là contourner ce paiement, jamais le sire de Labreth ne partiroit d’Ortais, si serois payé jusques au derrain denier ; et puisque vous en priez je le ferai, non pas pour l’amour de vous, mais pour l’amour de mon fils. »

« Sur celle parole, et sur l’obligation du roi de Navarre qui en fit sa dette envers le comte de Foix, le sire de Labreth fut quitte et délivré ; et se tourna François, et s’en vint marier en France à la sœur du duc de Bourbon[4]. Et paya à son aise au roi de Navarre, auquel il étoit obligé, cinquante mille francs ; mais cil point ne les envoyoit au comte de Foix. Lors dit le comte à sa femme. « Dame, il vous faut aller en Navarre devers votre frère le roi ; et lui dites que je me tiens mal content de lui, quand il ne m’envoie ce qu’il a reçu du mien. » La dame répondit que elle iroit volontiers ; et s’en départit du comte avec son arroi, et s’en vint à Pampelune devers son frère qui la reçut liement. La dame fit son message bien et à point. Quand le roi l’ot entendue, si répondit et dit : « Ma belle sœur, l’argent est vôtre, car le comte de Foix vous en doit douer[5], ni jamais royaume de Navarre ne partira, puisque j’en suis au-dessus. » — « Ha ! monseigneur, dit la dame, vous mettez trop grand’haine par celle vole entre monseigneur et nous ; et si vous tenez votre propos, je n’oserai retourner en la comté de Foix, car monseigneur m’occiroit et diroit que je l’aroie déçu. » — « Je ne sais, dit le roi qui ne vouloit pas remettre l’argent arrière, que vous ferez, si vous demeurerez ou retournerez ; mais je suis chef de cet argent, et à moi en appartient pour vous, mais jamais ne partira de Navarre. » La comtesse de Foix n’en put avoir autre chose ; si se tint en Navarre et n’osoit retourner.

« Le comte de Foix, qui véoit le malice du roi de Navarre, commença sa femme grandement à enhaïr et à être mal content d’elle, jà n’y eut elle coulpe, et à mal contenter sur li, de ce que, tantôt son message fait, elle n’étoit retournée. La dame n’osoit, qui sentoit son mari cruel là où il prenoit la chose à déplaisance.

« Celle chose demoura ainsi. Gaston, le fils de monseigneur le comte de Foix, crût et devint très bel enfès, et fut marié à la fille du comte d’Ermignac[6], une jeune dame sœur au comte qui est à présent, et à messire Bernard d’Ermignac ; et par la conjonction du mariage devoit être bonne paix entre Foix et Hermignac. L’enfès pouvoit avoir environ quinze ou seize ans. Trop bel écuyer étoit, et si pourtraioit de tous membres grandement au père. Si lui prit volonté et plaisance d’aller au royaume de Navarre voir sa mère et son oncle ; ce fut bien à la male heure pour lui et pour ce pays. Quand il fut venu en Navarre, on lui fit très bonne chère ; et se tint avec sa mère un tandis, puis prit congé ; mais ne put sa mère, pour parole ni prière que il lui faisist ni desist, faire retourner en Foix avecques lui. Car la dame lui avoit demandé si le comte de Foix son père l’en avoit enchargé de la ramener ; il disoit bien que, au partir, il n’en avoit été nulle nouvelle, et pour ce la dame ne s’y osoit assurer, mais demoura derrière. L’enfès de Foix s’en vint par Pampelune pour prendre congé au roi de Navarre son oncle. Le roi lui fit très bonne chère, et le tint avec lui plus de dix jours, et lui donna de beaux dons et à ses gens aussi. Le derrain don que le roi de Navarre lui donna, fut la mort de l’enfant. Je vous dirai comment et pourquoi.

« Quand ce vint sur le point que l’enfès dut partir, le roi le trait à part en sa chambre secrètement, et lui donna une moult belle boursette pleine de poudre, de telle condition que il n’étoit chose vivante qui, si de la poudre touchoit ou mangeoit, que tantôt ne le convenist mourir sans nul remède. « Gaston, dit le roi, beau neveu, vous ferez ce que je vous dirai. Vous véez comment le comte de Foix, votre père, a, à son tort, en grand’haine votre mère, ma sœur ; et ce me déplaît grandement, et aussi doit-il faire à vous. Toutefois, pour les choses réformer en bon point, et que votre mère fût bien de votre père, quand il viendra à point, vous prendrez un petit de cette poudre et en mettrez sur la viande de votre père, et gardez bien que nul ne vous voie. Et sitôt comme il en aura mangé, il ne finera jamais ni n’entendra à autre chose, fors que il puisse r’avoir sa femme votre mère avecques lui ; et s’entr’aimeront à toujours mais si entièrement que jamais ne se voudront départir l’un de l’autre ; et tout ce devez-vous grandement convoiter qu’il avienne. Et gardez bien que, de ce que je vous dis, vous ne vous découvrez à homme qui soit qui le dise à votre père, car vous perdriez votre fait. » L’enfès, qui tournoit en voir tout ce que le roi de Navarre son oncle lui disoit, répondit et dit : « Volontiers. »

« Sur ce point il se partit de Pampelune de son oncle et s’en retourna à Ortais. Le comte de Foix son père lui fit bonne chère, ce fut raison, et lui demanda des nouvelles de Navarre, et quels dons ni joyaux on lui avoit donnés par delà ; et tous les montra, excepté la boursette où étoit la poudre, mais de ce se sçut-il bien couvrir et taire. Or étoit-il d’ordonnance en l’hôtel de Foix que moult souvent Gaston, et Yvain son frère bâtard, gissoient ensemble en une chambre ; et s’entr’aimoient ainsi que enfans frères font, et se vêtoient de cottes et d’habits ensemble, car ils étoient aucques d’un grand et d’un âge. Avint que une fois, ainsi que enfans jeuent et s’ébattent en leurs lits, ils s’entrechangèrent leurs cottes, et tant que la cotte de Gaston, où la poudre et la bourse étoient, alla sur la place du lit d’Yvain, frère de Gaston. Yvain, qui étoit assez malicieux, sentit la poudre en la bourse, et demanda à Gaston son frère : « Gaston, quel chose est ci que vous portez tous les jours à votre poitrine ? » De celle parole n’ot Gaston point de joie et dit : « Rendez-moi ma cotte, Yvain, vous n’en avez que faire. » Yvain lui rejeta sa cotte. Gaston la vêtit. Si fut ce jour trop plus pensif que il n’avoit été au devant. Si avint dedans trois jours après, si comme Dieu voult sauver et garder le comte de Foix, que Gaston se courrouça à son frère Yvain pour le jeu de paume[7] et lui donna une jouée. L’enfès s’en courrouça et enfélonna, et entra tout pleurant en la chambre son père, et le trouva à telle heure que il venoit de ouïr sa messe. Quand le comte le vit plorer si lui demanda : « Yvain, que vous faut ? » — « En nom de Dieu, dit-il, monseigneur, Gaston m’a battu, mais il y a autant et plus à battre en lui qu’en moi. » — « Pourquoi ? » dit le comte, qui tantôt entra en souspeçon et qui est moult imaginatif. — « Par ma foi, monseigneur, depuis que il est retourné de Navarre, il porte à sa poitrine une boursette toute pleine de poudre ; mais je ne sais à quoi elle sert, ni que il en veut faire, fors tant que il m’a dit une fois ou deux que madame sa mère sera temprement et bien bref mieux en votre grâce que oncques ne fut. » — « Ho ! dit le comte, tais-toi et garde bien que tu ne te descueuvres à nul homme du monde de ce que tu m’as dit. » — « Monseigneur, dit l’enfès, volontiers. »

« Le comte de Foix entra lors en grand’imagination, et se couvrit jusques à l’heure du dîner, et lava et s’assit comme les autres jours à table en sa salle. Gaston son fils avoit d’usage que il le servoit de tous ses mets et faisoit essai de ses viandes. Sitôt que il ot assis devant le comte son premier mets et fait ce qu’il devoit faire, le comte jette ses yeux, qui étoit tout informé de son fait, et voit les pendans de la boursette au gipon de son fils. Le sang lui mua, et dit : « Gaston, viens avant, je veuil parler à toi en l’oreille. » L’enfant s’avança de la table. Le comte ouvrit lors son sein et desnoulla lors son gipon, et prit un coutel, et coupa les pendans de la boursette, et lui demoura en la main, et puis dit à son fils : « Quelle chose est-ce en celle boursette ? » L’enfès, qui fut tout surpris et ébahi, ne sonna mot, mais devint tout blanc de paour et tout éperdu, et commença fort à trembler, car il se sentoit forfait. Le comte de Foix ouvrit la bourse et prit de la poudre et en mit sur un tailloir[8] de pain, et puis siffla un lévrier que il avoit de-lez lui et lui donna à manger. Sitôt que le chien ot mangé le premier morsel, il tourna les pieds dessus[9] et mourut.

« Quand le comte de Foix en vit la manière, si il fut courroucé, il y ot bien cause ; et se leva de table et prit son coutel, et voult lancer après son fils ; et l’eût là occis sans remède, mais chevaliers et écuyers saillirent au devant et dirent : « Monseigneur, pour Dieu merci ! ne vous hâtez pas, mais vous informez de la besogne avant que vous fassiez à votre fils nul mal. » Et le premier mot que le comte dit, ce fut en son gascon : « O Gaston, traitour, pour toi et pour accroître l’héritage qui te devoit retourner, j’ai eu guerre et haine au roi de France, au roi d’Angleterre, au roi d’Espaigne, au roi de Navarre et au roi d’Arragon, et contre eux me suis-je bien tenu et porté, et tu me veux maintenant murdrir. Il te vient de mauvaise nature. Saches que tu en mourras à ce coup. » Lors saillit outre la table, le coutel en la main, et le vouloit là occir. Mais chevaliers et écuyers se mirent à genoux en pleurant devant lui et lui dirent : « Ha ! monseigneur, pour Dieu merci ! n’occiez pas Gaston ; vous n’avez plus d’enfans. Faites-le garder et informez-vous de la matière ; espoir ne savoit-il que il portoit, et n’a nulle coulpe à ce mesfait. » — « Or tôt, dit le comte, mettez-le en la tour, et soit tellement gardé que on m’en rende compte. »

« Lors fut mis l’enfès en la tour de Ortais. Le comte fit adonc prendre grand’foison de ceux qui servoient son fils ; et tous ne les ot pas, car moult s’en partirent ; et encore en est l’évêque de l’Escale, d’encoste Pau, hors du pays, qui en fut souspeçonné, et aussi sont plusieurs autres ; mais il en fit mourir jusques à quinze très horriblement. Et la raison que il y met et mettoit étoit telle, que il ne pouvoit être que ils ne sçussent de ses secrets, et lui dussent avoir signifié et dit : « Monseigneur, Gaston porte une bourse à sa poitrine telle et telle. » Rien n’en firent, et pour ce moururent horriblement, dont ce fut pitié, aucuns écuyers ; car il n’y avoit en toute Gascogne si jolis, si beaux, si acesmés comme ils étoient : car toujours a été le comte de Foix servi de frisque mesnée.

« Trop toucha celle chose près au comte de Foix ; et bien le montra, car il fit assembler un jour à Ortais tous les nobles, les prélats de Foix, de Berne et tous les hommes notables de ces deux pays ; et quand ils furent venus, il leur démontra ce pourquoi il les avoit mandés, et comment il avoit trouvé son fils en telle deffaute et si grand forfait que c’étoit son intention qu’il mourût et que il avoit desservi mort. Tout le peuple répondit à celle parole d’une voix et dit : « Monseigneur, sauve soit votre grâce ! nous ne voulons pas que Gaston muire ; c’est votre héritier et plus n’en avez. »

« Quand le comte ouït son peuple qui prioit pour son fils, si se restreignit un petit ; et se pourpensa que il le châtieroit par prison, et le tiendroit en prison deux ou trois mois, et puis l’envoieroit en quelque voyage deux ou trois ans demeurer, tant que il auroit oublié son mautalent et que l’enfant, pour avoir plus d’âge, seroit en meilleure et plus vive connoissance. Si donna à son peuple congé ; mais ceux de la comté de Foix ne se vouloient partir d’Ortais, si le comte ne les assuroit que Gaston ne mourroit point, tant amoient-ils l’enfant. Il leur ot en convenant ; mais bien dit que il le tiendroit par aucun temps en prison pour le châtier. Sur celle convenance se partirent toutes manières de gens, et demeura Gaston prisonnier à Ortais.

« Ces nouvelles s’épandirent en plusieurs lieux ; et pour ce temps étoit pape Grégoire onzième en Avignon. Si envoya tantôt le cardinal d’Amiens en légation, pour venir en Berne et pour amoyenner ces besognes et apaiser le comte de Foix, et ôter de son courroux, et l’enfant hors de prison. Mais le cardinal ordonna ses besognes si longuement que il ne put venir que jusques à Béziers, quand les nouvelles lui vinrent là que il n’avoit que faire en Berne, car Gaston, le fils au comte de Foix, étoit mort. Et je vous dirai comment il mourut, puisque si avant je vous ai parlé de la matière.

« Le comte de Foix le faisoit tenir en une chambre en la tour d’Ortais, où petit avoit de lumière, et fut là dix jours. Petit y but et mangea, combien que on lui apportoit tous les jours assez à boire et à manger. Mais, quand il avoit la viande, il la détournoit d’une part et n’en tenoit compte ; et veulent aucuns dire que on trouva les viandes toutes entières que on lui avoit portées, ni rien ne les avoit amenries au jour de sa mort. Et merveilles fut comment il put tant vivre. Par plusieurs raisons, le comte le faisoit là tenir, sans nulle garde qui fût en la chambre avecques lui ni qui le conseillât ni confortât ; et fut l’enfès toujours en ses draps ainsi comme il y entra. Et si se mérencolia grandement, car il n’avoit pas cela appris ; et maudissoit l’heure que il fut oncques né ni engendré pour être venu à telle fin.

« Le jour de son trépas, ceux qui le servoient de manger lui apportèrent la viande et lui dirent : « Gaston, vez-ci de la viande pour vous. » Gaston n’en fit compte et dit : « Mettez-la là. » Cil qui le servoit de ce que je vous dis, regarde et voit en la prison toutes les viandes que les jours passés il avoit apportées. Adonc referma-t-il la chambre et vint au comte de Foix, et lui dit : « Monseigneur, pour Dieu merci ! prenez garde dessus votre fils, car il s’affame là en la prison où il gît, et crois que il ne mangea oncques puis qu’il y entra, car j’ai vu tous les mets entiers tournés d’un lez dont on l’a servi. » De celle parole le comte s’enfélonna, et sans mot dire, il se partit de sa chambre et s’en vint vers la prison où son fils étoit ; et tenoit à la male heure un petit long coutel dont il appareilloit ses ongles et nettoyoit. Il fit ouvrir l’huis de la prison et vint à son fils ; et tenoit l’alemelle de son coutel par la pointe, et si près de la pointe que il n’en y avoit pas hors de ses doigts la longueur de l’épaisseur d’un gros tournois. Par mautalent, en boutant ce tant de pointe en la gorge de son fils, il l’asséna, ne sais en quelle veine, et lui dit : « Ha, traitour ! pourquoi ne manges-tu point ? » Et tantôt s’en partit le comte sans plus rien dire ni faire, et rentra en sa chambre. L’enfès fut sang mué et effrayé de la venue de son père, avecques ce que il étoit foible de jeûner et que il vit ou sentit la pointe du coutel qui le toucha à la gorge, comme petit fut, mais ce fut en une veine, il se tourna d’autre part et là mourut.

« À peine étoit le comte rentré en sa chambre, quand nouvelles lui vinrent, de celui qui administroit à l’enfant sa viande qui lui dit : « Monseigneur, Gaston est mort. » — « Mort ? » dit le comte. « M’ait Dieu ! monseigneur, voire. » Le comte ne vouloit pas croire que ce fût vérité. Il y envoya un sien chevalier qui là étoit de côté lui. Le chevalier y alla, et rapporta que voirement étoit-il mort. Adonc fut le comte de Foix courroucé outre mesure, et regretta son fils trop grandement, et dit : « Ha ! Gaston, comme povre aventure ci a ! À male heure pour toi et pour moi allas oncques en Navarre voir ta mère. Jamais je n’aurai si parfaite joie comme je avois devant. » Lors fit-il venir son berbier, et se fit rère tout jus, et se mit moult bas, et se vêtit de noir, et tous ceux de son hôtel. Et fut le corps de l’enfant porté en pleurs et en cris aux frères mineurs à Ortais, et là fut ensépulturé. Ainsi en alla que je vous conte de la mort de Gaston de Foix : son père l’occit voirement, mais le roi de Navarre lui donna le coup de la mort. »

  1. C’est-à-dire qu’il faisait la méridienne.
  2. Gaston III de Foix mourut le 22 août 1390, année où Froissart écrivit la rédaction de ce troisième livre.
  3. Melliades, suivant d’autres manuscrits.
  4. Arnaud Amanjeu, comte d’Albret, épousa Marguerite, fille de Pierre Ier, duc de Bourbon. Il mourût en 1401.
  5. Faire un douaire.
  6. On l’appelait la Gaye Armagnacoise, à cause de sa beauté.
  7. Le manuscrit 8325 dit : pour le jeu de cache, et lui donna une paumée (soufflet).
  8. On appelait tailloir ou tranchoir une espèce de pain sans levain qu’on employait ordinairement en guise de plat ou d’assiette pour poser et couper certains alimens. Humecté ainsi par les sauces et le jus de viandes, il se mangeait ensuite comme un gâteau.
  9. Le manuscrit 8328 dit : il tourna les yeux en la tête.