Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XIV

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 404-406).

CHAPITRE XIV.

Comment messire Pierre de Berne fut malade par fantôme, et comment la comtesse de Biscaye se partit de lui.


À ouïr conter le conte à l’écuyer de Berne de la mort au fils du comte de Foix, os et pris-je à mon cœur grand’pitié ; et le plaignis moult grandement ; pour l’amour du gentil comte son père, que je véois et trouvois seigneur de si haute recommandation, si noble, si large du sien donner et si courtois, et pour l’amour aussi du pays qui demeuroit en grand différend et par deffaut d’héritier. Je pris atant congé de l’écuyer, et le remerciai de ce que à ma plaisance il avoit son conte fait. Depuis le vis-je en l’hôtel de Foix plusieurs fois, et eûmes moult de parlemens ensemble ; et une foi, lui demandai de messire Pierre de Berne, frère bâtard du comte, pourtant que il me sembloit un chevalier de grand’volonté, si il étoit riche homme et point marié. Il me répondit : « Marié est-il voirement, mais sa femme ni ses enfans ne demeurent point avecques lui. » — « Et pourquoi ? » dis-je. « Je le vous dirai, dit le chevalier. Messire Pierre de Berne a de usage que de nuit en dormant il se relève, et s’arme, et trait son épée, et se combat, et ne sait à qui, voire si on n’est trop soigneux de lui. Mais ses chambrelans et ses varlets qui dorment en sa chambre et qui le veillent, quand ils l’oent ou voient, ils lui vont au devant et l’éveillent ; et lui disent comment il se maintient, et il leur dit qu’il n’en sait rien, et qu’ils mentent. Et aucune fois on ne lui a laissé nulles armures ni épée en sa chambre ; mais quand il se relevoit, et nulles il n’en trouvoit, il menoit un tel terribouris et tel brouillis que il sembloit que tous les diables d’enfer dussent tout emporter, et fussent là dedans avecques lui. Si que, pour le mieux, on les lui a laissées : car parmi ce, il s’oublie à lui armer et désarmer, et puis se reva coucher. » — « Et tient-il grand’terre, demandois-je, de par sa femme ? » — « En nom Dieu, dit l’écuyer, oil ; mais la dame par qui le héritage vient, possesse les profits, et n’en a messire Pierre de Berne que la quatrième partie. » — « Et où se tient la dame ? » — « Elle se tient, dit-il, en Castille avecques le roi son cousin ; et fut son père comte de Biscaye, et étoit cousin germain du roi Dam Piètre qui fut si cruel ; lequel roi Dam Piètre le fit mourir, et vouloit aussi avoir par devers lui celle dame pour la emprisonner ; et saisit toute sa terre ; et tant comme il vesqui la dame n’y ot rien. Et fut dit à la dame, qui s’appelle comtesse de Biscaye, quand son père fut mort : « Dame, sauvez-vous, car si le roi Dam Piètre vous tient, il vous fera mourir ou mettra en prison, tant est fort courroucé sur vous, pourtant que vous devez avoir dit et témoigné que il fit mourir en son lit la roine, sa femme, la sœur au duc de Bourbon et à la roine de France ; vous en êtes mieux crue que nulle autre, car vous étiez de sa chambre. » Pour celle doute, la comtesse Florence de Biscaye se partit de son pays, à petite compagnie, ainsi que usage est que chacun et chacune fuit la mort volontiers ; et se mit au pays des Bascles, et passa parmi ; et fit tant, à grand’peine, que elle vint céans devers monseigneur, et lui conta toute son aventure. Le comte, qui est à toutes dames et damoiselles doux et amoureux, en ot pitié ; et la retint et la mit avecques la dame de Corasse, une haute baronnesse en ce pays, et la pourvéy de ce que il lui appartenoit. Messire Pierre de Berne, son frère, étoit lors jeune chevalier, et n’avoit pas l’usage qu’il a maintenant, et étoit grandement en la grâce du comte. Si fit le mariage de celle dame et de lui, et recouvra sa terre si très tôt comme il l’ot épousée et mariée ; et en a le dit messire Pierre de la dame fils et fille, mais ils sont en Castille avec la dame, car ils sont encore jeunes ; et ne les veut pas laisser la mère avecques le père pour la cause de ce qu’elle a grand droit à possesser de la greigneur part de sa terre. » — « Sainte Marie ! dis-je lors à l’écuyer, et dont peut ores venir à messire Pierre de Berne celle fantaisie que je vous oy recorder que il n’ose dormir seul en une chambre, et quand il est endormi, il se relève tout par lui et fait telles escarmouches ? Ce sont bien choses à émerveiller. » — « Par ma foi, dit l’écuyer, on lui a bien demandé, mais il ne sait à dire dont il lui vient. Et la première fois que on s’en aperçut, ce fut la nuit ensuivant d’un jour auquel il avoit ès bois de Biscaye chassé à chiens un ours merveilleusement grand. Cil ours avoit occis quatre de ses chiens et navré plusieurs, tant que tous les autres le redoutoient. Adonc prit messire Pierre de Berne une épée de Bordeaux que il portoit, et s’en vint ireusement, pour la cause de ses chiens que il véoit morts, assaillir le dit ours ; et là se combattit à lui moult longuement, et en fut en grand péril de son corps, et reçut grand’peine ainçois qu’il le pût déconfire. Finablement il le mit à mort, et puis retourna à l’hostel en son chastel de Languedendon en Biscaye, et fit apporter l’ours avecques lui. Tous et toutes se merveilloient de la grandeur de la bête et du hardement du chevalier comment il l’avoit osé assaillir et déconfire.

« Quand sa femme, la comtesse de Biscaye, le vit, elle se pâma et montra que elle eût trop grand’douleur. Si fut prise de ses gens et portée en sa chambre. Et fut ce jour et la nuit ensuivant, et tout le lendemain, durement déconfortée, et ne vouloit dire que elle avoit. Au tiers jour elle dit à son mari : « Monseigneur, je n’aurai jamais santé jusques à ce que j’aie été en pélerinage à Saint-Jacques. Donnez-moi congé d’y aller, et que je y porte Pierre mon fils et Andrienne ma fille. Je le vous requiers. » Messire Pierre lui accorda trop légèrement. La dame se partit en bon arroi, et emporta et fit porter devant li tout son trésor, or et argent et joyaux, car bien savoit que plus ne retourneroit ; mais on ne s’y prenoit point garde. Toutefois fit la dame son voyage et pélerinage ; et prit achoison d’aller voir le roi de Castille, son cousin, et la roine, et vint devers eux. On lui fit bonne chère. Encore est-elle là, et ne veut point retourner ni renvoyer ses enfans. Et vous dis que, en la propre nuit dont le jour messire Pierre avoit chassé et tué l’ours et occis, entrementes que il se dormoit dans son lit, celle fantaisie lui advint. Et veut-on dire que la dame le savoit bien sitôt comme elle vit l’ours, et que son père l’avoit chassé une fois, et que en chassant, une voix lui dit, et si ne vit rien : « Tu me chasses, et si ne te vueil nul dommage, mais tu mourras de malemort. » Donc la dame ot remembrance de ce, quand elle vit l’ours, parce qu’elle avoit ouï dire à son père, et lui souvint voirement, comment le roi Dam Piètre l’avoit fait décoler et sans cause ; et pour ce se pâma-t-elle ; ni jamais pour celle cause n’aimera son mari. Et tient et maintient que encore lui mescheira du corps avant qu’il muire, et que ce n’est rien de ce qu’il fait envers ce qu’il lui adviendra.

« Or vous ai-je conté de messire Pierre de Berne, dit l’écuyer, selon ce que vous m’en avez demandé, et c’est chose toute véritable ; car ainsi en est et ainsi en avient ; et que vous en semble ? » Et je, qui tout pensif étois pour la grand’merveille, répondis et dis : « Je le crois bien, et ce peut bien être. Nous trouvons en l’escripture que anciennement les dieux et les déesses à leur plaisance muoient les hommes en bêtes et en oiseaux, et aussi bien faisoient les femmes. Aussi peut-être que cet ours avoit été un chevalier chassant ès forêts de Biscaye en son temps. Si courrouça ou dieu ou déesse à lui, pourquoi il fut mué en forme d’ours, et faisoit là sa pénitence, si comme Actéon fut mué en cerf. » — « Actéon ! répondit l’écuyer ; doux maître, or m’en contez le conte, et je vous en prie. » — « Volontiers, dis-je. Selon les anciennes escriptures, nous trouvons escript que Actéon fut un appert, faitis, et joli chevalier, et aimoit le déduit des chiens sur toute rien. Donc il avint, une fois que il chassoit ès bois de Thessale, il éleva un cerf merveilleusement grand et bel, et le chassa tout le jour ; et le perdirent toutes ses gens et ses levriers aussi. Il, qui étoit fort attentif et désirant de poursuivre sa proie, suivit la chasse et la trace du cerf, tant qu’il vint en une prée ou bois enclose et avironnée de hauts arbres. Et là, en celle prée, avoit une belle fontaine. En celle fontaine, pour soi rafreschir, se baignoit Diane, la déesse de chasteté ; et autour de li étoient ses pucelles. Le chevalier s’embat sur elles, ni oncques il ne s’en donna garde. Si alla si avant que il ne put reculer. Elles, qui furent honteuses et étranges de sa venue, couvrirent erramment leur dame, qui fut vergogneuse de ce que elle étoit nue. Mais par dessus toutes ses pucelles, elle apparoît et vit le chevalier, si dit : « Actéon, qui ci t’envoya, il ne t’aima guères. Je ne veuil, quand tu seras ailleurs que ci, que tu te vantes que tu m’aies vue nue ni mes pucelles ; et pour l’outrage que tu as fait, il t’en faut avoir pénitence. Je vueil que tu sois tel et en la forme que le cerf que tu as huy chassé. » Et tantôt Actéon fut mué en cerf, et courut aval la forêt comme un autre ; et encore, par semblable cas, le cerf de sa nature aime les chiens. Ainsi peut-il avenir de l’ours dont vous m’avez fait votre conte, ou que la dame y sait autre chose ou savoit que elle ne désist pour l’heure. Si la doit-on tenir pour excusée. » L’écuyer répondit : « Il peut être. » Ainsi finâmes-nous notre conte.