Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 406-408).

CHAPITRE XV.

De la grand’fête que le comte de Foix faisoit de Saint Nicolas et des faits d’armes que Bascot de Mauléon conta à sire Jean Froissart.


Entre les solemnités que le comte de Foix fait des hauts jours solemnels de l’an, il fait trop solemnellement grand’compte et grand’fête, où qu’il soit, ce me dit un écuyer de son hôtel, le tiers jour que je fus venu à Ortais, de la nuit Saint-Nicolas en hiver. Et en fait faire solemnité par toute sa terre, aussi haute et aussi grande et plus que le jour de Pâques ; et j’en vis bien l’apparent, car je fus là à tel jour. Tout le clergé de la ville d’Ortais et toutes les gens, hommes, femmes et enfans en procession allèrent querre le comte au chastel ; lequel tout à pied, avec le clergé et les processions, partit du chastel. Et vinrent à l’église Saint-Nicolas, et là chantoient un psaume du psaultier David qui dit ainsi : Benedictus Dominus meus, qui docet manus meas ad prælium et digitos meos ad belium. Et quand celle psaume étoit finie, ils la recommençoient toudis ; et ainsi fut amené jusques à l’église, et là fut fait le divin office, aussi solemnellement comme le jour de Noël ou de Pâques on feroit en la chapelle du pape ou du roi de France ; car à ce temps il avoit grand’foison de bons chantres. Et chanta la messe pour le jour l’évêque de Pammiers ; et là ouïs sonner et jouer des orgues aussi mélodieusement comme je fis oncques en quelconque lieu où je fusse. Brièvement, à parler vérité et par raison, l’état du comte Foix, qui régnoit pour ce temps que je dis, étoit tout parfait ; et il de sa personne si sage et si percevant que nul haut prince de son temps ne se pouvoit comparer à lui de sens, d’honneur et de largesse.

Les fêtes de Noël qu’il tint moult solemnelles, là vit-on venir en son hôtel foison de chevaliers et d’écuyers de Gascogne, et à tous il fit bonne chère. Et là véis le Bourg d’Espaigne, duquel et de sa force messire Espaing de Lyon m’avoit parlé. Si l’en vis plus volontiers. Et lui fit le comte de Foix bon semblant. Là vis chevaliers d’Arragon et anglois lesquels étoient de l’hôtel du duc de Lancastre, qui pour ce temps se tenoit à Bordeaux, à qui le comte de Foix fit bonne chère et donna de beaux dons. Je me accointai de ces chevaliers ; et par eux fus-je lors informé de grand’foison de besognes qui étoient avenues en Castille, en Navarre et en Portingal, desquelles je parlerai clairement et pleinement quand temps et lieu en sera.

Là vis venir un écuyer gascon qui s’appeloit le Bascot de Mauléon ; et pouvoit avoir pour lors environ soixante ans, appert homme d’armes par semblant et hardi ; et descendit en grand arroi en l’hôtel où je étois logé à Ortais, à la Lune, sur Ernaulton du Pan. Et faisoit mener sommiers autant comme un grand baron ; et étoit servi lui et ses gens en vaisselle d’argent. Et quand je l’ouïs nommer et vis que le comte de Foix et chacun lui faisoit grand’fête, si demandai à messire Espaing de Lyon : « N’est-ce pas l’écuyer qui se partit du chastel de Trigalet quand le duc d’Anjou sist devant Mauvoisin ? » — « Oil, répondit-il, c’est un bon homme d’armes pour le présent et un grand capitaine. » Sur celle parole je m’accointai de lui, car il étoit en mon hôtel ; et m’en aida à accointer un sien cousin gascon, duquel j’étois trop bien accointé, qui étoit capitaine de Carlac en Auvergne, qui s’appeloit Ernauton, et aussi fit le Bourg de Campane. Et ainsi qu’on parole et devise d’armes, une nuit après souper, séant au feu et attendant la mie-nuit que le comte de Foix devoit souper, son cousin le mit en voie de parler et de recorder de sa vie et des armes où en son temps il avoit été, tant de pertes comme de profits, et trop bien lui en souvenoit. Si me demanda : « Messire Jean, avez-vous point en votre histoire ce dont je vous parlerai ? » Je lui répondis : « Je ne sais. Aie ou non aie, faites votre conte ; car je vous oy volontiers d’armes, car il ne me peut pas du tout souvenir, et aussi je ne puis pas avoir été de tout informé. » — « C’est voir, » répondit l’écuyer. À ces mots il commença son conte et dit ainsi :

« La première fois que je fus armé, ce fut sous le captal de Buch à la bataille de Poitiers ; et de bonne étrenne je eus en ce jour trois prisonniers, un chevalier et deux écuyers, qui me rendirent l’un par l’autre trois mille francs. L’autre année après, je fus en Prusse avecques le comte de Foix et le captal son cousin, duquel charge j’étois ; et à notre retour à Meaux en Brie, nous trouvâmes la duchesse de Normandie pour le temps, et la duchesse d’Orléans, et grand’foison de dames et de damoiselles, gentils dames, que les Jacques[1] avoit enclos au marché de Meaux ; et les eussent efforcées et violées si Dieu ne nous eût là envoyés. Bien étoient en leur puissance, car ils étoient plus de dix mille et les dames étoient toutes seules. Nous les délivrâmes de ce péril ; car il y ot morts des Jacques sur la place, renversés aux champs, plus de six mille ; ni oncques puis ne se rebellèrent.

« Pour ce temps étoient trèves entre le roi de France et le roi d’Angleterre. Mais le roi de Navarre faisoit guerre pour sa querelle au régent et au royaume de France. Le comte de Foix retourna en son pays ; mais mon maître le captal demeura avecques et en la compagnie du roi de Navarre pour ses deniers et à gages. Et lors fûmes-nous, avecques les aidans que nous avions, au royaume de France et par espécial en Picardie, où nous fîmes une forte guerre, et prîmes moult de villes et de chastels en l’évêché de Beauvais et en l’évêché d’Amiens ; et étions pour lors tous seigneurs des champs et des rivières, et y conquerismes, nous et les nôtres, très grand’finance.

« Quand les trieuves furent faillies de France et d’Angleterre, le roi de Navarre cessa sa guerre, car on fit paix entre le régent et lui ; et lors passa le roi d’Angleterre la mer en très grand arroi, et vint mettre le siége devant Reims. Et là manda-t-il le captal mon maître, lequel se tenoit à Clermont en Beauvoisis, et faisoit guerre pour lui à tout le pays. Nous vînmes devers le roi et ses enfans. »

Lors me dit l’écuyer : « Je crois bien que vous ayez toutes ces choses, et comment le roi d’Angleterre passa et vint devant Chartres, et comment la paix fut faite des deux rois. » — « C’est vérité, répondis-je, je l’ai toute et les traités comment ils furent faits. »

Lors reprit le Bascot de Mauléon sa parole et dit : « Quand la paix fut faite entre les deux rois, il convint toutes manières de gens d’armes et de Compagnies, parmi le traité de la paix, vider et laisser les forteresses et les chastels que ils tenoient. Adonc s’accueillirent toutes manières de povres compagnons qui avoient pris les armes, et se remirent ensemble ; et eurent plusieurs capitaines conseil entre eux quelle part ils se trairoient ; et dirent ainsi que, si les rois avoient fait paix ensemble, si les convenoit-il vivre. Si s’en vinrent en Bourgogne ; et là avoit capitaines de toutes nations, Anglois, Gascons, Espaignols, Navarrois, Allemands, Escots et gens de tous pays assemblés ; et je y étois pour un capitaine. Et nous nous trouvâmes en Bourgogne et dessus la rivière de Loire plus de douze mille, que uns que autres. Et vous dis que là en celle assemblée avoit bien trois ou quatre mille de droites gens d’armes, aussi apperts et aussi subtils de guerre comme nuls gens pourroient être, pour aviser une bataille et prendre à son avantage, pour écheller et assaillir villes et chastels, aussi durs et aussi nourris que nulles gens pouvoient être. Et assez le montrâmes à la bataille de Brignay, où nous ruâmes jus le connétable de France et le comte de Forez, et bien deux mille lances de chevaliers et d’écuyers. Celle bataille fit trop grand profit aux compagnons, car ils étoient povres ; si furent là tous riches de bons prisonniers, et de villes et de forts que ils prirent en l’archevêché de Lyon et sur la rivière du Rhône. Et ce parfit leur guerre quand ils eurent le pont Saint-Esprit, car ils guerroyèrent le pape et les cardinaux et leur firent moult de travaux ; et n’en pouvoient être quittes ni n’eussent été jusques à ce que les compagnons eussent tout honni. Mais ils trouvèrent un moyen. Ils mandèrent en Lombardie le marquis de Mont-Ferrat, un moult vaillant chevalier, lequel avoit guerre au seigneur de Milan. Quand il fut venu en Avignon, le pape et les cardinaux traitèrent devers lui, et il parla aux capitaines anglois, gascons et allemands. Parmi soixante mille francs que le pape et les cardinaux payèrent à plusieurs capitaines de ces routes, tels que messire Jean Haccoude, un moult vaillant chevalier anglois, messire Robert Briquet, Carsuele, Naudon de Bageran, le Bourg de Breteuil, le Bourg Camus, le Bourg de l’Espare, Batillier et plusieurs autres, si s’en allèrent en Lombardie et rendirent le pont Saint-Esprit, et emmenèrent de toutes les routes bien les six parts. Mais nous demeurâmes derrière, messire Seguin de Batefol, messire Jean Jouel, messire Jacqueme Planchin, Lamit, messire Jean Aymery, le Bourg de Pierregort, Espiote, Loys Rambaut, Lymosin, Jacques Tiriel, moi et plusieurs autres. Et tenions Eause, Saint-Clément, la Berelle, la Terrasse, Brignay, le Mont-Saint-Denis, l’Hospital de Rochefort et plus de soixante forts, que en Masconnois, en Forez, en Bellay, en la basse Bourgogne et sur la rivière de Loire. Et rançonnions tout le pays ; ni on ne pouvoit être quitte de nous, ni pour bien payer ni autrement. Et prîmes de nuit la Charité sur Loire et la tînmes bien an et demi. Et étoit tout nôtre dessus Loire jusques au Puy en Avergne, car messire Seguin de Batefol avoit laissé Eause et tenoit la Brioude en Auvergne, où il ot de profit ens ou pays cent mille francs, et dessous Loire jusques à Orléans, et aussi toute la rivière d’Allier. Ni l’archiprêtre, qui étoit capitaine de Nevers et qui étoit lors bon François, n’y savoit ni ne pouvoit remédier, fors tant que il connoissoit les compagnons, parquoi à sa prière on faisoit bien aucune chose pour lui. Et fit le dit archiprêtre adonc un trop grand bien en Nivernois, car il fit fermer la cité de Nevers ; autrement elle eût été perdue et courue par trop de fois ; car nous tenions bien en la marche, que villes que chastels, plus de vingt sept. Ni il n’étoit chevalier, ni écuyer, ni riche homme, si il n’étoit apacti à nous, qui osât issir hors de sa maison. Et celle guerre faisions lors au vu et au titre du roi de Navarre. »

  1. Les Jacques bons-hommes.