Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 414-421).

CHAPITRE XVIII.

De l’état et ordonnance au comte de Foix ; et comment la ville de Saint-Irain se rebella pour les excès qu’on leur faisoit, dont ils en tuèrent plusieurs.


De l’état de l’affaire et ordonnance du gentil comte Gaston de Foix ne peut-on trop parler en tout bien, ni trop recommander, car pour le temps que je fus à Ortais je le trouvai tel et outre dont je ne puis mie de tout parler ; mais je sais bien que, par le temps que je y fus, je y vis moult de choses qui me tournèrent à grand’plaisance ; et là vis seoir à table le jour d’un Noël quatre évêques de son pays, les deux Clémentins et les autres deux Urbanistes : l’évêque de Pammiers et l’évêque de l’Escalle étoient Clémentins, ceux sirent au-dessus ; et puis après eux l’évêque d’Aire et l’évêque de Roy sur les frontières de Bordelois et de Bayonne, ceux étoient Urbanistes. Après séoit le comte de Foix et puis le vicomte de Roquebertin d’Arragon, le vicomte de Bruniquiel, le vicomte de Cousserant et un chevalier anglois que le duc de Lancastre, qui pour lors se tenoit à Lussebonne, avoit là envoyé, et nommoit-on ce chevalier messire Villeby. À l’autre table séoient cinq abbés tant seulement, et deux chevaliers d’Arragon qui s’appeloient messire Raymond de Saint-Florentin et messire Martin de Roanès ; à l’autre table séoient chevaliers et écuyers de Gascogne et de Bigorre. Premier, le seigneur d’Anchin et puis messire Gaillart de la Mote, messire Raymond du Chastel-Neuf, le sire de Chaumont, Gascon, le sire de Copane, le sire de la Lane, le sire de Mont-Ferrand, messire Guillaume de Benac, messire Pierre de Courton, le sire de Valenchin et messire Augier, le moine de Bascle[1] ; et aux autres tables chevaliers de Béarn grand’foison. Et étoit souverain maître de la salle messire Espaing de Lyon et quatre chevaliers maîtres d’hôtel, messire Chiquart du Bois-Verdun, messire Pierre de Cabestain, messire Nouvaus de Nouvaille et messire Pierre de Vaux en Béarn ; et servoient ses deux frères bâtards, messire Ernault Guillaume, et messire Pierre de Béarn ; et ses deux fils servoient devant lui, messire Yvain de l’Escale à asseoir tout seulement et messire Gratien de la coupe au vin. Et vous dis que grand’foison de menestrels, tant de ceux qui étoient au comte que d’autres étrangers, avoit en la salle, qui tous firent par grand loisir leur devoir de leur menestrandie. Et ce jour le comte de Foix donna, tant aux menestriers comme aux hérauts, la somme de cinq cens francs, et revêtit les menestriers du duc de Tourraine qui là étoient de drap d’or et fourré de fin menu-vair[2] ; lesquels draps furent prisés à deux cens francs ; et dura le dîner jusques à quatre heures après nonne.

Et pour ce parole-je très volontiers de l’état du gentil comte de Foix, car je fus douze semaines en son hostel, et très bien administré et délivré de toutes choses. Et durant le temps que je fus à Ortais je pouvais apprendre et ouïr nouvelles de tous pays, si je voulois, des présentes et des passées. Et aussi le gentil chevalier, messire Espaing de Lyon, en laquelle compagnie je étois entré au pays et auquel je m’étois découvert de mes besognes, m’accointa de chevaliers et d’écuyers qui me savoient recorder justement ce que je demandois et requérois à savoir. Si appris et fus là informé des besognes de Portingal et de Castille, et comment on s’y étoit porté le temps passé, et des guerres, des batailles et des rencontres que ces deux rois et leurs adhérens et aidans avoient eu l’un contre l’autre ; desquelles choses et besognes je vous ferai en suivant juste record.

Vous savez, si comme ci-dessus est contenu, comment le roi Dam Jean de Castille, avoit assiégé la bonne cité de Lussebonne et le roi Jean de Portingal dedans ; lequel roi de fait les bonnes villes de Portingal avoient couronné pour sa vaillance, car voirement étoit-il bâtard ; et si avez ouï recorder comment cil roi avoit envoyé en Angleterre devers le duc de Lancastre et le comte de Cantebruge qui avoient par mariage ses cousines, au secours, ses espéciaux messagers deux chevaliers, messire Jean Ra Digos et messire Jean Tête-d’Or et avecques eux un clerc licencié en droit qui étoit archidiacre de Lussebonne. Tant exploitèrent ces ambassadeurs par mer, par le bon vent qu’ils eurent, qu’ils arrivèrent au hâvre de Hantonne, et là issirent-ils de leurs vaisseaux, et se rafreschirent en la ville un jour, et prindrent là chevaux, car ils n’en avoient nuls fait passer, et puis chevauchèrent tout le grand chemin pour venir à Londres, et tant firent qu’ils y parvinrent. Ce fut au mois d’août, que le roi d’Angleterre étoit en la marche de Galles en chasse et en déduit ; et ses trois oncles, le duc de Lancastre, le comte de Cantebruge, messire Aymont et messire Thomas le comte de Bouquinghen étoient aussi chacun en leurs déduits en leurs pays. Tant eurent plus à faire les messagers du roi de Portingal. Et premièrement il se trairent devers le duc de Lancastre qui se tenoit à Harford à vingt milles de Londres. Le duc les reçut moult doucement, et ouvrit les lettres qu’ils lui baillèrent, et les lisit par trois fois pour mieux les entendre, et puis répondit et dit : « Vous soyez les bien venus en ce pays ; mais vous venez aussi mal à point pour avoir hâtive délivrance que vous pouvez venir en tout l’an ; car le roi et mes frères et tout le conseil de ce pays sont épars, les uns çà, les autres là. Ainsi ne pouvez avoir réponse ni délivrance fors que par l’espécial conseil de Londres à la Saint-Michel que tout le pays se retourne là à Wesmoustier. Et pour ce que espécialement et principalement celle matière pour laquelle vous venez touche très grandement à mon frère et à moi, je en escriprai devers lui et ferai que moi et lui serons temprement et brièvement à Londres ou près de là. Si aurons ensemble conseil et avis comment pour le mieux nous en pourrons ordonner, et vous retournerez à Londres et nous attendrez là ; et quand mon frère sera approché vous ouïrez nouvelles de nous. »

Les ambaxadeurs portingalois furent contens assez de ces réponses et se départirent du duc de Lancastre. Quand ils eurent été avecques lui un jour ils retournèrent à Londres et là se logèrent et se tinrent tout aises. Le duc de Lancastre ne mit pas en oubli ce que il leur avoit dit, mais escripsit tantôt devers son frère le comte de Cantebruge lettres espéciales sur l’état que vous avez ouï.

Quand le comte eut ces lettres de son frère le duc, si les lisit à grand’loisir. Depuis ne demeura gaires de temps que il s’en vint à Harford de-lez le Ware où le duc se tenoit ; et là furent trois jours ensemble, et conseillèrent celle besogne au mieux qu’ils purent ; et se ordonnèrent de venir vers Londres, si comme le duc de Lancastre l’avoit devisé et promis aux Portingalois ; et vinrent en la cité de Londres, et descendirent à leurs hostels.

Or eurent ces deux seigneurs et les Portingalois de rechef grand parlement ensemble ; car le comte de Cantebruge qui avoit été en Portingal et qui trop mal s’étoit contenté et contentoit encore du roi Ferrant de Portingal mort, car trop lâchement il avoit guerroyé, et outre la volonté des Anglois il s’étoit accordé aux Espaignols, si faisoit doute le dit comte que aux parlemens de la Saint-Michel le conseil du roi d’Angleterre et la communauté du pays ne se voulsissent pas légèrement assentir à faire un voyage en Portingal, quand on y avoit allé et envoyé grandement, et avoit coûté au royaume d’Angleterre cent mille francs, et si n’y avoient rien fait.

Les ambassadeurs de Portingal concevoient bien les paroles du comte et disoient : « Monseigneur adonc fut ; or est à présent autrement ; notre roi, cui Dieu pardoint à l’âme, ressoignoit tant les fortunes que nul plus de lui ; mais notre roi de à présent a autre emprise et imagination ; car si il se trouvoit sur les champs à moins de gens trois fois que ses ennemis ne fussent, si les combattroit-il à quelque fin que il en dût venir, et de ce vous assurons-nous loyaument. Avecques tout ce, mes seigneurs qui ici êtes, votre querelle est toute claire à guerroyer et à chalenger le royaume de Castille et à le gagner, car l’héritage en appartient à vos femmes et enfans ; et pour le conquester vous ne pouvez avoir entrée en Castille de nul côté qui tant vous vaille comme celle de Portingal, puisque vous avez le pays d’accord. Si rendez peine que l’un de vous y vienne si puissamment que, avecques ceux que vous trouverez au pays, vous puissiez tenir les champs. »

Le duc de Lancastre répondit : « Il ne tient pas à nous, mais au roi et à son conseil et au pays d’Angleterre, et nous en ferons notre puissance ; de ce devez-vous être tous certains. »

En cel état finirent-ils leur parlement ; et demeurèrent les Portingalois à Londres attendant la Saint-Michel ; et le duc de Lancastre et le comte de Cantebruge retournèrent en leurs maisons sur le pays d’Angleterre en la marche du nord.

Or vint la Saint-Michel et le parlement à Westmoustier, et approcha le roi la contrée de Londres et s’en vint à Windesore et de là à Quartesie[3] et puis à Cenes[4] ; et toujours où que il alloit le suivoit la roine sa femme, et aussi tout son cœur le comte d’Asquesuffort ; car par celui étoit tout fait et sans lui n’étoit rien fait.

En ce temps que je parole étoient les guerres en Flandre entre le duc de Bourgogne et les Gantois, et étoient nouvellement retournés en Angleterre, l’évêque de Nordvich, messire Hue de Cavrelée, messire Guillaume Helmen, messire Thomas Trivet, et les autres qui avoient en cel été tenu le siége avecques les Gantois devant Ypres. Et puis vint là le roi de France, et les enclouy en Bourbourg, si comme il est contenu ci-dessus en notre histoire. Mais il y avoit trieuves entre les Flamands et les François et les Anglois, durant jusques à la Saint-Jean-Baptiste ; mais les Escots faisoient guerre. Pourquoi les Anglois se véoient moult entouillés ; et ne savoient auquel entendre : car aussi le conseil de Gand étoit à Londres qui requéroient à avoir un maimbour, pour aider à soutenir et à garder leur ville ; et tel maimbour comme l’un des oncles du roi ou le comte de Salebery. Aux parlemens qui furent en celle saison à Londres ot plusieurs consaulx et paroles jetées et réitérées, tant pour les Flamands que pour le pays de Portingal et aussi pour les Escots qui leur faisoient guerre. Le duc de Lancastre espécialement tiroit à ce que il pût avoir une bonne charge de gens d’armes et d’archers pour mener en Portingal ; et démontroit aux prélats et aux barons et au conseil des communautés des villes d’Angleterre comment on étoit tenu par foi, serment et alliance jurée, à lui aider et son frère à recouvrer leur héritage de Castille qui se perdoit ; et ce leur avoit-on promis quand leur nepveu le roi fut couronné, et apparoient toutes ces choses par lettres scellées. Et encore se complaignoit le duc du grief que on leur faisoit et à son frère que tant on y avoit mis au faire ; et que voirement son frère le comte de Cantebruge, selon ce que on lui avoit promis quand il alla en Portingal, on lui avoit petitement tenu ses convenances, car on lui devoit envoyer deux mille lances et autant d’archers, et rien n’en avoit été fait ; pourquoi la querelle de leur propre droit héritage étoit bien mise arrière.

Les paroles et remontrances du duc de Lancastre étoient bien ouïes et entendues, c’étoit raison. Et disoient les plus notables du conseil que il avoit droit ; mais les besognes de leur royaume, qui plus près leur touchoient, devoient aller devant lui. Aucuns vouloient que sa volonté fût accomplie ; et les autres à part remontroient et disoient que on feroit un grand outrage, si on dénuoit le royaume d’Angleterre de deux mille hommes d’armes et de quatre mille archers pour envoyer si loin comme au royaume de Portingal, car les fortunes de mer sont périlleuses et pernicieuses et l’air de Portingal chaud et merveilleux. Et si le pays d’Angleterre étoit affoibli de tant de gens, ce seroit un dommage sans recouvrance. Nonobstant tous ces points et argumens de toutes les doutes que mettre ni avenir y pouvoient, il fut adonc ordonné que, à l’été, le duc de Lancastre passeroit la mer et auroit en se compagnie sept cens lances et trois mille archers, et seroient payés tous ceux qui en ce voyage iroient pour un quartier d’an[5] ; mais on réserva que, si autres accidens touchans au royaume d’Angleterre mouvans du royaume de France ou du royaume d’Escosse leur venoient sur la main, le royaume de Portingal devoit être retardé. Le duc de Lancastre s’accorda à ce, car autre chose il n’en put avoir pour le présent.

Or savez-vous, si comme il est contenu ci-dessus en l’histoire, que quand le duc de Lancastre ot toutes ses gens appareillés et ses nefs prêtes à Hantonne pour faire son voyage en Portingal, et que les Ambaxadeurs de Portingal furent retournés à Lussebonne et orent apporté certificats de toutes ces besognes, et comment le duc de Lancastre devoit venir, et quelle charge de gens lui étoit baillée, dont les Portingalois avoient grand’joie, un grand empêchement vint en Angleterre, pourquoi il convint son voyage retarder une saison, car l’amiral de France, Jean de Vienne, atout mille lances de bonnes gens d’armes, monta en mer à l’Escluse, et alla en Escosse, et fit guerre en Angleterre ; dont le roi d’Angleterre et tout le pays allèrent au devant ; et il est contenu tout justement ci-dessus en l’histoire, si n’en ai que faire d’en parler deux fois ; mais vueil parler du siége de Lussebonne et du roi d’Espaigne, pour revenir à ma matière, et faire de tout juste narration, selon ce que j’en fus adonc informé.

Le roi Dam Jean de Castille étant à siége devant Lussebonne, nouvelles vinrent en son ost, par marchands de son pays qui venoient de Flandre et de Bruges, comment le duc de Lancastre s’appareilloit et ordonnoit, atout grand’gent d’armes et archers, de venir à Lussebonne et lever le siége. Ces nouvelles furent crues très bien, car bien savoit les Espaignols que le duc de Lancastre y mettoit toute sa peine et toute la diligence que il pourroit à guerroyer le royaume de Castille, car il y clamoit part. Nonobstant ces nouvelles, si tenoit le roi son siége, et avoit envoyé ses lettres et ses messages pour avoir secours de France ; et par espécial envoya au pays de Berne ; et tant que de la terre au comte de Foix, du pays de Berne, issirent en une route, en moins de quatre jours, plus de trois cens lances à élection, les meilleurs gens d’armes qui fussent en Berne ; et jà étoient passés à Ortais du royaume de France pour aller en Castille servir le roi : messire Jean de Roie, Bourguignon, messire Geffroy Ricon, Breton et Geffroy de Partenay ; et avoit chacun sa route.

Or s’appareillèrent ceux de Berne tels que je vous nommerai. Premiers un grand baron et compagnon au comte de Foix, le seigneur de Lignac, messire Pierre de Ker, messire Jean de l’Esprès, le seigneur de Berneke, le seigneur des Bordes, messire Bertran de Barége, le seigneur de Moriane, messire Raymon d’Ouzac, messire Jean Aseleghie, messire Monnaut de Saremen, messire Pierre de Sarabière, messire Étienne de Valencin, messire Raymon de Korasse, messire Pierre de Havefane, messire Augerot de Domessen et plusieurs autres ; et messire Espaignolet d’Espaigne, ains-né fils à messire d’Espaigne, cousin de lignage et d’armes au comte de Foix, se mit en la route des Bernois.

Ces barons et chevaliers de Berne firent leur assemblée de gens d’armes à Ortais, et là environ ; et me fut dit, de ceux qui les virent partir de la ville d’Ortais, que c’étoient les plus belles gens et les mieux armés et ordonnés que on eût grand temps vus yssir du pays de Berne.

Quand le comte de Foix vit que ce fut acertes que ils partiroient et s’en iroient en Espaigne, combien que au commencement il s’étoit assez assenti et accordé que ils reçussent les souldées du roi de Castille, si fut-il tout pensif et courroucé de leur département ; car il lui sembloit, et voir étoit, que son pays en affaiblissoit. Si envoya devers les barons, chevaliers et capitaines ci-dessus nommés, et leur fit dire par les chevaliers de son hostel, messire Espaing de Lyon et messire Pierre de Cabestain, que ils vinssent tous ensemble au chastel à Ortais, car il vouloit d’un dîner payer leur bien aller. Cils chevaliers obéirent, ce fut raison ; et vinrent à Ortais voir le comte qui les recueillit doucement et grandement ; et après sa messe, il les fit tous entrer en sa chambre de retrait, et puis commença par grand conseil à parler à eux, et dit : « Beaux seigneurs, est-ce donc votre entente que vous partirez de mon pays et me lairez la guerre en la main du comte d’Ermignac, et vous en irez faire la guerre pour le roi d’Espaigne. Celle départie me touche de trop près. » — « Monseigneur, répondirent ceux qui là étoient, ouil ; faire le nous faut, car sur cel état sommes-nous ordonnés, et avons reçu les gages du roi de Castille ; et c’est une guerre d’Espaigne et du Portingal qui tôt sera achevée. Si retournerons, si il plaît à Dieu, en bonne santé. » — « Tôt achevée ! dit le comte de Foix ; et non pas sitôt. Or primes prend-elle son commencement, car il y a un nouvel roi en Portingal. Si ont mandé secours en Angleterre ; et se taille celle chevauchée et celle armée où vous allez à durer un long temps et vous tenir sur les champs, car point ne serez combattu jusques à ce que le duc de Lancastre et ses gens soient venus ; et par ainsi vous seront cher vendus les gages que vous avez pris. » — « Monseigneur, répondirent-ils, puisque nous avons exploité si avant, nous parferons le voyage. » — « Dieu y ait part ! dit le comte. Or, allons dîner, il est heure. »

Lors s’en vint le comte avecques ses barons et chevaliers, et se mit en la salle où les tables étoient mises. Si dînèrent grandement à loisir, et furent servis de tous biens si comme le jour appartenoit. Après dîner le comte de Foix enmena les chevaliers en ses galeries, et si comme il avoit d’usage de ruser[6], de solacier et de galer après dîner, il entra à eux en parole, et dit : « Beaux seigneurs, je vous vois envis partir de mon pays ; non pas que je sois courroucé de votre avancement et honneur, car en tous états je le vous voudrois augmenter et exaulser volontiers, mais j’ai grand’pitié de vous, car vous êtes toute la fleur de la chevalerie de mon pays de Berne ; si vous en allez en lointaines marches et en étranges pays guerroyer. Je vous conseille, autre fois le vous ai-je dit, que vous vous déportez de ce voyage et laissiez le roi d’Espaigne et le roi de Portingal faire leur guerre ensemble, car elle ne vous compète en rien. » — « Monseigneur, répondirent-ils, sauve soit votre honneur, nous ne pouvons pas ainsi faire ; et mieux savez que vous ne dites, si il le vous plaît à entendre, car nous avons reçu les gages et les dons du roi de Castille, si les nous faut desservir. » — « Or, dit le comte, vous parlez bien, mais je vous dirai qu’il vous aviendra de ce voyage. Ou vous retournerez si povres et si nuds que les poux vous étrangleront et les croquerez entre vos ongles (adonc leur montra comment et mit ses deux pouces ensemble), ou vous serez ou tous morts ou tous pris. » Les chevaliers commencèrent à rire, et dirent : « Monseigneur, il nous en faut attendre l’aventure. »

Adonc entra le comte en autres paroles, et laissa cestes ester ; et leur remontra en parlant la manière et la nature des Espaignols, et comment ils sont ords et pouilleux, et fort envieux sur le bien d’autrui, et que sur ce ils eussent bon avis et bon conseil. Et quand il ot parlé de plusieurs choses, il demanda vin et épices. Si but, et burent tous ceux qui là étoient. Lors prit-il congé à eux et bailla à chacun la main, et commanda à Dieu, et puis rentra en sa chambre ; et les chevaliers montèrent au pied du chastel ; et jà étoient leurs gens et leurs harnois partis et venus à Sauveterre, et là vinrent loger ce soir ; et lendemain se départirent et entrèrent en la terre des Bascles, et prindrent le chemin de Pampelune ; et partout passoient sûrement, car ils payoient ce que ils prenoient.

En ce temps que le roi de Castille séoit devant Lussebonne, et avoit sis jà environ un an, se rebellèrent ceux de la ville de Saint-Yrain contre le roi de Castille, et clorent leurs portes, et distrent que nuls François ni Espaignols n’entreroient en leur ville, pour les dommages et oppressions que on leur faisoit. Et veulent dire les aucuns que ce fut par la coulpe des gens messire Geffroy Ricon et de messire Geffroy de Partenay qui menoient routes de Bretons qui prenoient et pilloient quant que ils trouvoient, et rien ne savoient que c’étoit de payer. Si se saisirent les citoyens de la ville des deux chastels, et distrent que ils les tiendroient contre tout homme qui mal leur feroit ou voudroit faire.

À ce jour que ils se rebellèrent, ils occirent plus de soixante Bretons pillards, et eussent occis Geffroy de Partenay, mais il se sauva par les murs de la ville qui répondoient à son hostel. Adonc se recueillirent François et Bretons qui étoient là en route, et livrèrent à ceux de Saint-Yrain un jour tout entier grand assaut ; mais ils y perdirent plus que il n’y gagnèrent, et si n’y firent rien.

Les nouvelles vinrent en l’ost au roi de Castille que ceux de Saint-Yrain étoient tournés Portingalois et près de rendre la ville et les chastels au roi de Portingal, et que ils s’en étoient mis en saisine. Quand le roi ouït ces nouvelles, si fut moult pensif ; et appela son maréchal messire Regnault Limousin, et lui dit : « Prenez cent ou deux cens lances en votre compagnie, et allez voir à Saint-Yrain que c’est, et à quelle entente les hommes de la ville se sont rebellés, et par quelle achoison ils ont fait ce que ils ont fait. » Messire Regnault répondit : « Volontiers. » Il se mit au chemin, et prit de sa charge jusques à deux cens lances, et chevaucha vers Saint-Yrain, et fit tant que il y vint ; et envoya devant un héraut pour noncier sa venue : lequel parla aux barrières qui étoient closes à ceux de la ville, et fit son message ; et lui fut répondu en disant : « Nous connoissons bien messire Regnault Limousin pour un gentil et vaillant chevalier, et savons bien qu’il est maréchal du roi ; et peut bien venir jusques à ci, si il lui plaît ; et tout désarmé entrera-t-il en la ville, autrement non ; et si il a à parler à nous, il y parlera. » Ce fut tout ce que le héraut rapporta arrière à messire Regnault, et messire Regnault dit : « Je ne viens pas ci pour eux porter contraire ni dommages, mais pour savoir leur entente, et il m’est autant à entrer en la ville désarmé comme armé, tant que j’aie parlé à eux. » Si se départit lors du lieu où il étoit et chevaucha, lui sixième tant seulement, sans armes, et laissa ses gens derrière, et vint mettre pied à terre droit devant la barrière. Quand on le vit en cel état, ceux qui étoient à la barrière lui ouvrirent et abaissèrent le pont, et ouvrirent la porte, et le mirent en la ville, et lui firent bonne chère. Lors s’assemblèrent tous les hommes de la ville en une place ou carrefour, et là commença à parler à eux, et leur dit : « Entendez, vous qui en celle ville demeurez ; je suis ci envoyé de par le roi, et m’est commandé que je vous demande à quelle entente vous vous êtes rebellés, et avez clos vos portes et occis les gens du roi qui le venoient servir. Sachez que le roi est trop durement courroucé sur vous, car il est informé que vous avez pris en saisine les deux chastels de celle ville qui sont de son héritage, et y voulez mettre ses adversaires de Portingal. » — « Sauve soit votre grâce, messire Regnault, ce répondirent-ils, nous ne les y voulons pas mettre, ni aussi les rendre en autres mains ni seigneurie que à celle du roi de Castille de qui nous les tenons, mais que il nous gouverne ou fasse gouverner en paix et en justice. Et ce que nous faisons et avons fait, ce a été pour la coulpe et outrage des robeurs et pillards, Bretons et autres, que on avoit logés en celle ville, et par leur outrage ; car si nous fussions Sarrasins ou pieurs gens, si ne nous pouvoient-ils pis faire, comme de efforcer nos femmes et nos filles, rompre nos huches, effondrer nos tonneaux de vin, nous battre et meshaigner, quand nous en parlions. Si ne vous devez pas émerveiller, quand nous véons tels outrages faire sur nous et sur le nôtre de ceux qui nous dussent garder, si nous nous en courrouçons, car on se courrouce bien pour moins. Si pouvez dire au roi tout ce, et remontrer, s’il vous plaît. Mais nous sommes d’un accord que notre ville, pour homme qui voise ni qui vienne, ne l’ouvrirons ni pour François ni pour Bretons recueillir, fors le corps du roi proprement, et ceux que il lui plaira, sans nous oppresser ni faire nulle violence. »

Quand messire Regnault Limousin les ouït parler de tel langage, si se raffrena ; et lui sembla assez que ils n’avoient pas le plus de tort si ils avoient bouté hors leurs ennemis de leur ville. Si leur dit : « Oh ! bonnes gens, je vous ai bien ouï et entendu. Vous demeurerez en votre pays, et je m’en retournerai en l’ost devers le roi, et lui dénoncerai toutes les paroles que vous m’avez dites, et en bonne vérité je serai pour vous. » Ceux répondirent : « Monseigneur, grands mercis ! nous nous confions bien en vous, que si le roi est duement informé sur nous, que vous nous serez un bon moyen. » À ces mots prit congé messire Regnault Limousin et se partit de la ville ; et monta à cheval, et retourna à ses gens qui l’attendoient sur les champs, et puis chevaucha tant qu’il vint en l’ost devant Lussebonne et descendit en son logis ; et puis alla devers le roi et lui recorda tout ce que il avoit vu et trouvé en ceux de Saint-Yrain. Quand le roi en sçut la vérité, si dit : « Par ma foi, ils ont fait sagement, si ils se sont mis assurs de ces pillards bretons. »

Or advint ainsi que, quand messire Geffroy de Partenay et messire Geffroy Ricon et leurs routes virent que ils n’auroient autre chose de ceux de Saint-Yrain, et que le roi de Castille s’en dissimuloit, si en furent durement courroucés ; et dirent entre eux : « Nous devons bien avoir laissé le royaume de France et être venus en ce pays servir le roi d’Espaigne, quand nous sommes ainsi ravalés de vilains et ne nous en veut-on faire droit. La chose ne demeurera pas ainsi. Il doit venir temprement grand’foison de Gascons. Nous souffrirons tant qu’ils seront venus, et puis nous accorderons ensemble, et eux nous aideront à contrevenger de nos compagnons que on nous a occis et meshaignés. »

Nouvelles vinrent en l’ost au roi et son conseil que les Bretons menaçoient durement ceux de Saint-Yrain et se vantoient que, les Gascons venus, ils leur feroient cher comparer ce que ils leur avoient fait. Si fut le roi conseillé que il se départiroit du siége de Lussebonne et s’en viendroit rafreschir à Saint-Yrain, et remettroit les choses en bon point et en bon état, et là attendroit la venue des Gascons, où bien avoit quatre cens lances de bonnes gens, dont il avoit grand’joie ; car pas ne vouloit qu’ils trouvassent le pays en trouble. Et aussi grand’foison de ses gens se désiroient à rafreschir, car ils avoient là été moult longuement sans rien faire. Après fut ordonné de par le roi le déloger, et partir toutes gens du siége, et traire vers Saint-Yrain. Si se délogèrent les Espaignols et tous ceux qui là avoient été longue saison, et s’en vinrent en la marche de Saint-Yrain.

Quand ceux de Saint-Yrain entendirent que le roi de Castille devoit venir vers leur ville, si se ordonnèrent douze hommes des plus notables des leurs et montèrent à cheval ; et s’en vinrent sur les champs à deux lieues près de là faire révérence au roi pour savoir parfaitement le courage et la volonté de lui. Tant chevauchèrent ces gens que ils rencontrèrent le roi qui étoit descendu en un grand ombrage dessous oliviers pour lui rafreschir, car il faisoit grand’chaleur. Là étoit messire Regnault Limosin, maréchal de l’ost, qui étoit tout pourvu de leur venue et étoit présent de-lez le roi ; et cils venus devant lui se mirent à genoux et lui dirent ainsi :

« Très redouté sire et noble roi de Castille, nous sommes ci envoyés de par la povre communauté de votre bonne ville et chastellerie de Saint-Yrain, car on leur a donné à entendre que vous êtes grandement courroucé sur eux. Et si ainsi est ou soit, très redouté sire, la coulpe et offense ne vient pas par eux, mais par les grands injures et oppressions que les Bretons leur ont fait, lesquels étoient en leur ville et la vôtre premièrement, car tous leurs malins et mauvais faits ne peuvent pas être venus tous à connoissance ; mais pas n’en encoulpons leurs maîtres, chevaliers, écuyers ni capitaines, fors ceux qui les ont faits et perpétrés. Si en ont tant fait les pillards bretons que merveille seroit à penser ni à recorder ; et nous ont tenus un grand temps en grand’subjection en la dite ville et en la chastellerie, dont plusieurs plaintes en venoient tous les jours à nous. Et en dépit de ce, iceux pillards rompoient nos coffres à force de haches, et prenoient tout le nôtre, et violoient nos femmes et nos filles, présens nous. Et quand nous en parlions, nous étions battus et meshaignés ou morts. En celle povreté avons-nous été deux mois et plus. Pourquoi, très redouté seigneur et noble roi, nous vous supplions que, si nous vous avons courroucé par celle cause ou autrement, que il vous plaira à faire juste et loyale information de nous, et nous mener par voie de droit, si comme vous nous promîtes et jurâtes à tenir entérinement et franchement, quand vous entrâtes premièrement roi en la ville de Saint-Yrain et la seigneurie et possession vous en fut baillée, et vous ferez aumône. Car, puisque vous y venez, nous ajoutons en vous et en votre conseil tant de noblesse et de franchise, que la ville sera, et trouverez toute ouverte contre votre venue ; et à votre povre peuple, qui crie merci des injures et oppressions que on leur a faites, si votre majesté royale et votre noble conseil le dit, veuillez donner grâce et rémission. »

Le roi se tut un petit ; et messire Regnault Limousin parla et dit, en lui agenouillant devant le roi : « Très cher sire, vous avez ouï votre povre peuple de Saint-Yrain complaindre et démontrer ce que on leur avoit fait, si en veuillez répondre. » — « Regnault, dit le roi, nous savons bien qu’ils ont juste cause. Dites-leur que ils se lèvent et s’en voisent devant à Saint-Yrain appareiller pour nous, car nous y serons anuit au gîte ; et au surplus ils seront bien gardés en leur droit. »

Messire Regnault Limousin se leva lors et se retourna devers ceux de Saint-Yrain et leur dit : « Bonnes gens, levez-vous, le roi notre seigneur a bien entendu et conçu ce que vous avez dit. Vous voulez droit et justice, et il la vous fera et tiendra. Et appareillez duement à sa venue la ville de Saint-Yrain, et faites tant qu’il vous en sache gré, car les choses viendront à bien, parmi les bons moyens que vous aurez en votre aide. » — « Monseigneur, répondirent-ils, grands mercis, »

Lors prirent-ils congé du roi et montèrent à cheval et s’en retournèrent à Saint-Yrain ; et recordèrent tout ce que ils avoient vu et trouvé au roi, et la réponse que messire Regnault avoit faite de par le roi. Si en furent grandement réjouis. Adonc fut la ville appareillée très richement contre la venue du roi, et les chaussées jonchées de fresches herbes. Si y entra le roi à heures de vêpres, et se logea au chastel que on dit au Lion, et ses gens se logèrent en la ville, ceux qui loger se purent, et la greigneur partie aux champs et ès villages d’environ. Si y fut le roi bien un mois, et demeura la chose ainsi : qui plus y avoit mis plus y avoit perdu.

  1. Sinner, dans le deuxième volume de son catalogue des manuscrits de la bibliothèque de Berne, page 239 et suivantes, dit qu’il faut lire ici Basele et non Bascle, ce chevalier étant de la famille des Lemoine, de Bâle.
  2. Étoffe ou fourrure dont les taches étaient très petites, de façon que l’on avait peine à distinguer laquelle des couleurs était dominante.
  3. Cherisey.
  4. Sheen, aujourd’hui Richmond.
  5. Trois mois.
  6. Voir familièrement quelqu’un.