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Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XVI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 408-411).

CHAPITRE XVI.

Comment plusieurs capitaines anglois et autres gens de Compagnies furent déconfits devant la ville de Sancerre.


« Or vint la bataille de Cocherel[1] dont le captal, pour le roi de Navarre, fut chef ; et s’en allèrent devers lui pour faire meilleure guerre plusieurs chevaliers et écuyers. De notre côté le vinrent servir à deux cens lances, messire Planchin et messire Jean Jouel. Je tenois lors un chastel que on appelle le Bié d’Allier, assez près de la Charité, en allant en Bourbonnois, et avois quarante lances dessous moi. Et fis pour ce teams au pays et en la marche de Moulins moult grandement mon profit, et environ Saint-Poursain et Saint-Père le Moustier.

« Quand les nouvelles me furent venues que le captal, mon maître, étoit en Cotentin et assembloit gens à pouvoir, pour le grand désir que je avois de le voir, je me partis de mon fort à douze lances, et me mis en la route messire Jean Jouel et messire Jacqueme Planchin ; et vînmes sans dommage et sans rencontre qui nous portât dommage devers le captal. Je crois bien que vous avez en votre histoire toute la besogne ainsi comme elle se porta. » — « C’est vérité, dis-je. Là fut pris le captal, et morts messire Jean Jouel et messire Jacqueme Planchin. » — « Il est vérité, répondit le Bascot de Mauléon. Je fus là pris, mais trop bien chey et m’avint ; ce fut d’un mien cousin, et cousin à mon cousin qui ici est, le Bourg de Campane, et l’appeloit-on Bernard de Tarride : il mourut depuis en Portingal en la besogne de Juberot[2]. Bernard, qui lors étoit de la charge messire Aymemon de Pommiers, me rançonna sur les champs et me donna bon conduit pour retourner en mon fort à Bié d’Allier. Sitôt que je fus venu en mon fort, je pris un de mes varlets, et comptai mille francs et lui chargeai ; et les apporta à Paris, et m’en rapporta paiement et lettres de quittance.

« En celle propre saison chevauchoit messire Jean Aymery, un chevalier anglois, le plus grand capitaine que nous eussions. Et s’en venoit côtoyant la rivière de Loire pour venir à la Charité. Si fut rencontré par l’embûche du seigneur de Rougemont et du seigneur de Vodenay et des gens l’archiprêtre : ils furent plus forts de lui, si le ruèrent jus ; et fut rançonné à trente mille francs ; il les paya tous comptans. De sa prise et de seul dommage il ot grand annoy et déplaisance, et jura que jamais ne rentreroit en son fort si les r’auroit reconquis. Si recueillit grand’foison de compagnons et vint à la Charité sur Loire ; et pria aux capitaines, à Lamit et à Corsuelle, au Bourg de Pierregort et à moi qui y étois allé ébattre, que nous voulsissions chevaucher avecques lui. Nous lui demandâmes quelle part ? « Par ma foi, dit-il, nous passerons la rivière de Loire au port Saint-Thibault, et irons prendre et exilier la ville de Sancerre. Je ai voué et juré que jamais ne retournerois en fort que j’aie, si aurai vu les enfans de Sancerre. Si nous pouvions avoir la garnison de Sancerre et les enfans de dedans, Jean, Louis et Robert, nous serions recouvrés et serions tous seigneurs du pays. Ainsi vendons trop légèrement à notre entente, car on ne se donne garde de nous et le séjourner ici ne nous vaut noient. » — « C’est vérité, » répondîmes-nous. Tous lui eûmes en couvent et nous ordonnâmes sur ce point tantôt et incontinent.

« Or advint, dit le Bascot de Mauléon, que notre affaire fut sçue en la ville de Sancerre. Car pour ce temps il y avoit un capitaine vaillant écuyer, né de Bourgogne des basses marches, qui s’appeloit Guichart Albregon, lequel s’acquitta moult grandement de garder la ville, le chastel et la terre de Sancerre, et les enfans et seigneurs, car tous trois étoient lors chevaliers. Et Guichart avoit un frère moine de l’abbaye de Saint-Thibault, qui siéd assez près de Sancerre[3]. Si fut envoyé cil moine de par son frère à Albregon, en la Charité sur Loire, pour apporter une rançon d’un pactis que aucunes villes devoient sur le pays. On ne se donna pas garde de lui. Il sçut, ne sçais comment ce fut, toute notre entente et convine, et tous les noms des capitaines des forts d’environ la Charité et leurs charges, et aussi à quelle heure, et où, et comment ils devoient passer la rivière au port Saint-Thibaut. Sur cel état il s’en retourna et en informa son frère. Les enfans de Sancerre, le comte et ses frères se pourvurent à l’encontre de ce au plus tôt qu’ils purent, et mandèrent l’affaire aux chevaliers et escuyers de Berry et de Bourbonnois et aux capitaines des garnisons de là entour, et tant qu’ils furent bien quatre cents lances de bonnes gens ; et jetèrent une belle embûche de deux cents lances au dehors de Sancerre en un bois. Nous nous partîmes à soleil esconsant de la Charité, et chevauchâmes tout ordonnément le bon pas et vînmes à Peully[4]. Et là dessous au port avions fait venir grand’foison de bateaux pour nous passer nous et puis nos chevaux ; et passâmes tout outre la rivière de Loire, si comme ordonné l’avions, et fûmes tout outre environ mie-nuit ; et passoient nos chevaux tout bellement. Et pour ce que il ajournoit, nous ordonnâmes cent lances des nôtres à demeurer derrière pour garder les chevaux et la navie ; et le demeurant nous nous mîmes au chemin le bon pas ; et passâmes tout outre l’embûche qui oncques ne s’ouvrit sur nous. Et quand nous fûmes outre, environ le quart d’une lieue, ils saillirent hors et vinrent sur ceux qui étoient au rivage et se boutèrent entr’eux et les déconfirent de fait ; et tous furent morts ou pris et les chevaux conquis et la navie arrêtée ; et montèrent sur nos chevaux et férirent à pointe d’éperons et furent aussitôt à la ville comme nous. On crioit par tout : « Notre-Dame ! Sancerre ! » Car le comte étoit là avecques ses gens, et messire Louis et messire Robert avoient fait l’embûche. Là fûmes-nous enclos de grand’manière ; et ne savions auquel entendre. Et là ot grand poussis de lances ; car ceux qui étoient à cheval, aussitôt que ils furent à nous, ils mirent pied à terre et nous assaillirent fièrement. Et ce qui trop nous gréva, ce fut que nous ne pouvions élargir, car nous étions entrés en un chemin lequel, aux deux côtés, étoit enclos de hautes haies et de vignes ; et encore entr’eux qui connoissoient le pays et le chemin, une quantité de eux et de leurs varlets étoient montés amont ès vignes, qui nous jetoient pierres et cailloux, tellement que ils nous défroissoient et rompoient tous. Nous ne pouvions reculer, et si avions grand’peine au monter contre la ville qui siéd sur une montagne. Là fûmes-nous moult travaillés ; et là fut navré au corps tout outre messire Jean Aimery notre souverain capitaine et qui là nous avoit menés, de la main Guichart Albregon ; et le prit, et mit grand’peine à lui sauver, et le bouta en la ville en une maison, et le fit jeter sur un lit, et dit Guichart à l’hôte de l’hôtel : « Gardez-moi ce prisonnier et faites diligence qu’il soit étanché de ses plaies, car il est bien taillé, s’il me demeure en vie, que il me paye vingt mille francs. » Après ces paroles Guichart laissa son prisonnier et retourna à la bataille, et y fut très bon homme d’armes avecques les autres. Et là étoient en la compagnie des enfans de Sancerre, et venus pour l’amour des armes, et aider à défendre et garder le pays, messire Guichart Daulphin, le sire de Talus, le sire de Mournay, messire Girart et messire Guillaume de Bourbon, le sire de Coussant, le sire de la Pierre, le sire de la Palice, le sire de Nence, messire Louis de la Croise, le sire de la Frète et plusieurs autres. Et vous dis que ce fut une bataille très dure et un rencontre très félon. Et nous tînmes et nous défendîmes ce que nous pûmes ; et tant que de l’un côté et de l’autre en y ot plusieurs occis et navrés ; et à ce que ils montroient, ils nous avoient plus chers à prendre vifs que morts.

« Finablement là fûmes nous tous pris, Carsuelle, Lamit, Naudon, le Bourg de Pierregort, Espiote, le Bourg de l’Esparre, Augerot de Lamougis, Philippe de Roe, Pierre de Courton, l’Esperat de Pamiers, le Bourg d’Armesen et tant que tous le capitaines de là environ. Si fûmes menés au chastel de Sancerre et là conjouis à grand’joie ; ni oncques au royaume de France les compagnons tenant route n’y perdirent si grossement comme ils firent là. Toutefois Guichart Albregon perdit son prisonnier, car cil à qui il l’avoit enchargé, par sa grand’mauvaiseté et négligence, le laissa tant saigner que il en mourut. Ainsi fina messire Jean Aymery.

« Par celle prise et celle déconfiture qui fut dessous Sancerre fut rendue aux François la Charité sur Loire et toutes les garnisons de là environ, parmi ce que nous fûmes tous quittes de nos prisons, et eûmes sauf conduit de partir et de passer hors du royaume de France et de aller quelque part que il nous plairoit. Et nous avint si bien à point en celle saison que messire Bertrand de Claiquin, le sire de Beaujeu, messire Arnoul d’Andrehen et le comte de la Marche emprindrent le voyage d’Espaigne[5] pour aider au roi Henry contre son frère Dam Piètre. Mais avant, je fus en Bretagne à la besogne d’Auroy et me mis dessous messire Hue de Cavrelée, et là me recouvrai, car la journée fut pour nous ; et y eus de bons prisonniers qui me valurent deux mille francs. Si m’en allai à dix lances avecques messire Hue de Cavrelée en Espaigne, et boutâmes hors le roi Dam Piètre. Et depuis, quand les alliances furent du roi Piètre et du prince de Galles et que il le voult remettre en Castille, si comme il fit, je y fus, et toudis en la compagnie de messire Hue de Cavrelée ; et tantôt après retournai en Aquitaine avecques lui.

« Or se renouvela la guerre du roi de France et du prince ; si eûmes, et avons eu, moult à faire, car on nous fit trop forte guerre ; par laquelle guerre sont morts grand’foison de capitaines anglois et gascons, et encore, Dieu merci, je suis demeuré en vie. Premier, messire Robert Briquet mourut en Orléanois entre le pays de Blois et la terre au duc d’Orléans, en une place qu’on dit Olivet ; et là le rua jus, lui et toute sa route, un écuyer de Hainaut, vaillant homme d’armes durement et bon capitaine, qui s’appeloit Alart de d’Oustiennes ; et s’armoit de Barbençon, car il en étoit de lignage. Cil Alart étoit pour le temps gouverneur de Blois et gardien de tout le pays de par les seigneurs Louis, Jean et Guy. Si lui chéy en main de rencontrer à Olivet messire Robert Briquet et messire Robert Thein ; il les combattit si vaillamment qu’il les rua jus ; et furent morts sur la place ; et aussi furent toutes leurs gens, ni oncques n’y ot pris homme à rançon.

« Depuis advînt que, à la bataille de Merck en Xaintonge, Carsuelle fut occis de messire Bertran de Claiquin qui le rua jus ; et bien sept cents Anglois y furent tous morts. À celle besogne et à Sainte-Sévère furent occis aussi des capitaines anglois, Richart Gilles et Richart Helme. Je en sais petit, excepté moi, que ils n’aient été tous occis sur les champs. Si ai-je toujours tenu frontière et fait guerre pour le roi d’Angleterre ; car mon héritage siéd et gît en Bordelois. J’ai aucune fois été rué jus, tant que je n’avois sur quoi monter ; à l’autre fois riche assez, ainsi que les bonnes fortunes venoient. Et fûmes un temps compagnons d’armes, moi et Raymonnet de l’Espée, et tînmes en Toulousain, sur les frontières de Bigorre, le chastel de Mauvoisin, le chastel de Trigalet et le chastel Nentilleux qui nous portèrent grand’profit pour lors. Et puis nous en vint ôter le duc d’Anjou par sa puissance ; et aussi fut Raymonnet de l’Espée pris, mais il se tourna François, et je demeurai bon Anglois et je serai tant comme je vivrai.

« Voir est que quand je eus perdu le chastel de Trigalet, et je fus conduit au chastel Tuillier, et le duc d’Anjou se fut retrait en France, je m’avisai encore que je ferois quelque chose où je aurois profit, ou je demeurerois en la peine. Si envoyai aviser et épier la ville et le chastel de Thurit en Albigeois ; lequel chastel depuis m’a valu, que par pillage, que par pactis, que par bonnes fortunes que j’y ai eues, cent mille francs. Et vous dirai comment je le pris et conquis.

« Au dehors du chastel et de la ville a une très belle fontaine, où par usage tous les matins les femmes de la ville venoient atout buires et autres vaisseaux, et là puisoient et les emportoient amont en la ville sur leurs têtes. Je me mis en ce parti d’armes et en cel assay que pour l’avoir ; et pris cinquante compagnons de la garnison du chastel Tuillier, et chevauchâmes tout un jour par bois et par bruyères ; et la nuit ensuivant, environ mie-nuit, je mis une embûche assez près de Thurit, et moi sixième tant seulement, en habit de femmes, et buires en nos mains, vînmes en une prairie assez près de la ville, et nous muçâmes en un meule de foin, car il étoit environ la Saint-Jean en été que on avoit fené et fauché les prés. Quand l’heure fut venue que la porte fut ouverte et que les femmes commençoient à venir à la fontaine, chacun de nous prit sa buire, et les emplîmes, et puis nous mîmes au retour vers la ville, nos visages enveloppés de couvre-chefs. Jamais on ne nous eût connus. Les femmes que nous encontrions nous disoient : « Ha ! Sainte Marie, que vous êtes matin levées ! » Nous répondions en leur langage à feinte voix : « C’est voir, » Et passions outre ; et vînmes ainsi tous six à la porte. Quand nous y fûmes venus, nous n’y trouvâmes autre garde que un savetier qui mettoit à point ses formes et ses rivets. L’un de nous sonna un cornet pour attraire nos compagnons qui étoient en l’embûche. Le savetier ne s’en donna garde, mais bien ouït le cornet sonner, et demanda à nous : « Femmes, haro ! Qui est cela qui a sonné le cornet ? » L’un répondit, et dit : « C’est un prêtre qui s’en va aux champs, je ne sais s’il est curé ou chapelain de la ville. » — « C’est voir, dit-il, c’est messire Pierre François, notre prêtre ; trop lontiers va au matin aux champs pour querre les lièvres. » Tantôt, incontinent, nos compagnons venus, entrâmes en la ville où nous ne trouvâmes oncques hommes que mît main à l’épée ni soi à défense.

« Ainsi pris-je la ville et le chastel de Thurit qui m’a fait plus de profit et de revenue par an, et tous les jours quand il venoit à point, que le chastel et toutes les appendances d’icelui à vendre au plus détroit et plus cher que on pourroit, ne valent. Or ne sais à présent que j’en dois faire ; car je suis en traité devers le comte d’Ermignac et le Dauphin d’Auvergne qui ont puissance expresse de par le roi de France de acheter les villes et les forts aux compagnons qui les tiennent en Auvergne, en Rouergue, en Quersin, en Limousin, en Pierregord, en Albigeois, en Agen, et à tous ceux qui font guerre, et ont fait au titre d’Angleterre ; et plusieurs se sont jà partis, et ont rendu leurs forts. Or ne sais-je si je rendrai le mien. »

À ces mots répondit le Bourg de Campane, et dit : « Cousin, vous dites voir. Aussi pour le fort de Carlat que je tiens en Auvergne, suis-je venu apprendre des nouvelles à Ortais, en l’hostel du comte de Foix ; car messire Louis de Sancerre, maréchal de France, doit ci être temprement ; il est tout coi à Tharbes, ainsi que j’ai ouï dire à ceux qui l’y ont vu. »

À ces mots demandèrent-ils le vin ; on l’apporta, et bûmes ; et puis dit le bascot de Mauléon à moi : « Messire Jean, que dites-vous ? Êtes-vous bien informé de ma vie. J’ai eu encore assez plus d’aventures que je ne vous ai dit, desquelles je ne puis ni ne vueil pas de toutes parler. » — « Par ma foi, dis-je, sire, ouil. »

  1. En 1364.
  2. Froissart n’a pas encore parlé de la bataille d’Aljubarrote qui précéda son arrivée chez le comte de Foix, mais il en va parler.
  3. Saint-Thibaut est située au bas de la montagne de Sancerre, sur la Loire.
  4. Pouilli, de l’autre côté de la Loire, entre la Charité et Cône.
  5. En 1369.