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Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XVII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 411-414).

CHAPITRE XVII.

Comment un nommé Limousin se rendit François, et comment il fit prendre Louis Rambaut, son compagnon d’armes, pour la villenie qu’il lui avoit faite à Briude.


Encore le remis-je en parole, et lui demandai de Louis Rambaut, un moult appert écuyer et grand capitaine de gens d’armes, pourtant que je l’avois vu une fois en Avignon en bon arroi, que il étoit devenu : « Je le vous dirai, dit le bascot de Mauléon. Du temps passé, quand messire Seguin de Batefol eut tenu Briude en Belay, à dix lieues du Puy en Auvergne, et il ot guerroyé le pays et assez conquis, il s’en retourna en Gascogne, et donna à Louis Rambaut et à un sien compagnon qui s’appeloit Limousin, Briude et Eause sur la Saonne. Le pays étoit, pour ce temps que je parole, si foulé et si grevé, et si rempli de compagnons à tout lez que nul à peine n’osoit issir hors de sa maison. Et vous dis que entre Briude en Auvergne et Eause a plus de vingt-six lieues, tout pays de montagnes. Mais quand il venoit à plaisance à Louis Rambaut à chevaucher de Briude à Eause, il n’en faisoit nul compte ; car ils tenoient sur le chemin plusieurs forts en la comté de Forez et ailleurs où ils se rafreschissoient, car les gentilshommes pour ce temps, d’Auvergne, de Forez et de Vellay, et des frontières, étoient travaillés et si menés par la guerre, ou par être pris ou rançonnés, que chacun ressoignoit les armes ; car il n’y avoit nuls grands chefs de seigneurs de France qui missent au pays gens d’armes ; car le roi de France étoit jeune et avoit à entendre en trop de lieux en son royaume ; car de toutes parts compagnies et routes chevauchoient et se tenoient sur le pays, ni on ne pouvoit être quitte, et les seigneurs de France étoient ôtages en Angleterre, et endementres on leur pilloit et détruisoit leurs hommes et leurs pays, et si n’y pouvoit remédier, car leurs gens n’avoient nul courage de bien faire ni eux défendre.

« Avint que Louis Rambaut et Limousin, qui étoient compagnons d’armes ensemble, chéirent en haine ; je vous dirai pourquoi. Louis Rambaut avoit en Briude une trop belle femme à amie, et l’aimoit de tout son cœur parfaitement. Quand il chevauchoit de Briude à Eause, il la recommandoit à Limousin qui étoit son compagnon d’armes, auquel du tout il se confioit. Limousin fit de la bonne damoiselle si bonne garde que il en ot toutes ses volontés, et tant que Louis Rambaut en fut si informé que plus ne put.

« De celle aventure il cueillit en si grand’haine son compagnon que, pour lui faire plus grand blâme, il le fit prendre par ses varlets, et le fit mener et courir tout nud en ses braies parmi la ville, et battre d’escourgiées, et sonner la trompette devant lui, et à chacun carrefour crier son fait, et puis bannir de la ville comme un trahistre, et en tel état, en une simple cotte, bouter hors : et ce dépit fit Louis Rambaut à Limousin ; lequel dépit il ne tint pas à petit mais à très grand, et dit que il s’en vengeroit quand il pourroit, si comme il fit puis.

« Limousin, du temps que il avoit été en bon arroi en Briude, en allant de Briude à Eause et en chevauchant aussi le pays de Vellay, avoit toujours trop fort déporté la terre au seigneur de la Volte, un baron demeurant sur la rivière de Rhône, car il l’avoit servi dès sa première jeunesse. Si s’avisa que il retourneroit à ce besoin devers lui, et lui crieroit merci, et lui prieroit qu’il lui voulsist faire sa paix en France, et il seroit à toujours mais bon et loyal François. Il s’en vint à la Volte ; moult bien y savoit le chemin ; et se bouta en un hostel, car il étoit tout de pied ; et puis, quand il sçut que heure fut, il alla au chastel devers le seigneur. On ne le vouloit laisser entrer en la porte ; toutefois, par couvertes paroles, il parla tant que le portier le mit dedans la porte ; mais il lui défendit que il n’allât plus avant sans commandement. Il obéit volontiers.

« Le sire de la Volte s’en vint à heure de relevée ébattre en la cour, et vint en la porte. Tantôt se jetta Limousin à genoux devant lui et lui dit : « Monseigneur, me reconnoissez-vous pas ? » — « Par ma foi, dit le seigneur qui n’avisoit que ce fut Limousin, nennil. Mais tu ressembles trop bien à Limousin qui fut mon varlet une fois. « Par ma foi, dit-il, monseigneur, Limousin suis-je, et votre varlet aussi. » Adonc lui alla-t-il crier merci de tout le temps passé, et lui conta de point en point toute sa besogne, et comment Louis Rambaut l’avoit demené. Enfin le sire de la Volte lui dit : « Limousin, mais qu’il soit ainsi que tu dis et que tu veux être bon et loyal François, je te ferai ta paix partout. » — « Par ma foi, monseigneur, dit-il, je ne fis oncques tant de contraires au royaume de France que je y ferai de profit. » — « Or je le verrai, » dit le seigneur de la Volte.

« Depuis, cil seigneur de le Volte le tint en son chastel et sans point laisser punir, tant que il ot à Limousin acquis sa paix partout. Quand Limousin pot par honneur chevaucher, le sire de la Volte le monta et arma, et le mena au Puy devers le sénéchal de Vellay, et se accointa de lui. Là fut-il enquis et examiné de l’état de Briude et aussi de Louis Rambaut, et quand il chevauchoit quel chemin il tenoit. Il connut tout et dit : « Quand Louis chevauche il ne mène avecques lui pas plus de trente ou de quarante lances. Les chemins que il fait je les sais tous par cœur, car en sa compagnie et sans lui je les ai été trop de fois ; et si vous voulez mettre sus une chevauchée de gens d’armes, je offre ma tête à couper si vous ne les tenez dedans quinze jours. » Les seigneurs se tinrent à son propos. On mit espies en œuvre. Louis Rambaut fut espié, et avisé que il étoit venu de Briude à Eause de-lez Lyon sur le Rhône.

« Quand Limosin le sçut de vérité, il dit au seigneur de la Volte : « Sire, faites votre mandement, il est heure. Loys Rambaut est à Eause et repassera temprement. Je vous mènerai au détroit par où il faut qu’il passe. »

« Adonc le sire de la Volte fit son mandement et se fit chef de celle chevauchée ; et manda le bailli de Vellay, le seigneur de Mont-Clau, messire Guérart de Sallière et son fils, messire Ploustrart du Vernet, le sire de Villeneuve-le-Bas, et toutes les gens d’armes de là environ ; et furent bien trois cens lances. Et tous s’assemblèrent à Nonnay ; et par le conseil de Limousin on fit deux embûches. Le vicomte de Polignac et le seigneur de Calençon en eurent l’une à gouverner, le sire de la Volte, le sire de Mont-Clau, messire Loys de Tournon, le sire de Sallière eurent l’autre ; et avoient justement partis leurs gens. Et étoient le vicomte de Polignac et les siens sur un pas assez près de Saint-Rambert en Forez, où il convenoit que là Louis Rambaut et les siens passassent la rivière de Loire à pont, ou ils la passassent plus amont à gué dessus le Puy.

« Quand Louis Rambaut ot fait ce pourquoi il étoit venu à Eause, il se partit atout quarante lances ; et ne cuidoit avoir nulle rencontre et ne se doutoit en rien de Limousin ; c’étoit la mendre pensée que il eut. Et vous dis que, par usage, le chemin que il faisoit au passer il ne le faisoit point au retour. Au passer il avoit fait le chemin de Saint-Rambert, au retour il fit l’autre et prit les montagnes dessus Lyon et dessus Viane, et au-dessous du bourg d’Argental, et s’en alloit tout droit devers le Monastier, à trois petites lieues du Puy. Et avoit passé entre le chastel de Monistral et Montfaucon, et s’en venoit radant le pays vers un village que on dit la Baterie, entre Nonnay et Saint-Julien. Au bois là a un endroit où il faut que on passe comment que ce soit, ni on ne le peut eschiver qui veut faire ce chemin, si on ne va parmi Nonnay. Là étoit l’embûche du seigneur de la Volte où bien avoit deux cens lances. Louis Rambaut ne se donna de garde. Quand il fut en-mi eux, le sire de la Volte et ses gens, qui étoient tout pourvus de leur fait, abaissèrent les lances et s’en vinrent, écriant la Volte ! férir à ces compagnons qui chevauchoient épars et sans arroi. Là en y ot de première venue la greigneure partie de coups de lances rués par terre. Et fut Louis Rambaut jouté et porté jus de son cheval d’un écuyer d’Auvergne qui s’appeloit Amblardon de Villerague. On s’arrêta sur lui. Il fut pris, et tout le demeurant mort ou pris. Oncques rien n’en échappa. Et trouvèrent en bouges la somme de trois mille francs que Louis Rambaut avoit reçu à Eause pour le pactis des villages de là environ, dont les compagnons orent grand’joie, car chacun en ot sa part.

« Quand Limousin vit Louis Rambaut ainsi attrapé, il se montra en sa présence et dit par ramposne : « Louis, Louis, ci fauldra compagnie. Souvienne-vous du blâme et de la vergogne que vous me fîtes recevoir à Briude pour votre amie. Je ne cuidasse pas que pour une femme, si j’avois ma grâce à li et elle à moi, que vous me dussiez avoir fait recevoir ce que je reçus. Si la cause pareille fût advenue à moi, je ne m’en fusse jà courroucé, car deux compagnons d’armes, tels que nous étions lors, se pouvoient bien au besoin passer d’une femme. » De celle parole commencèrent les seigneurs à rire, mais Louis Rambaut n’en avoit talent.

« Par celle prise de Louis Rambaut rendirent ceux qui étoient en Briude la ville au sénéchal d’Auvergne, car puisqu’ils avoient perdu leur capitaine et toute la fleur de leurs gens, il n’y avoit point de tenue. Aussi firent ceux d’Eause et autres forts qui se tenoient en Vellay et en Forez de leur partie, et forent tous lies ceux qui enclos quand on les laissa partir sauves leurs vies. Lors Louis Rambaut fut amené à Nonnay et là emprisonné. On en escripsit devers le roi de France, lequel ot grand’joie de sa prise. Assez tôt après on en ordonna. Il me semble, à ce que j’ai ouï recorder, que il ot la tête coupée à Villeneuve de-lez Avignon ; et ainsi advint de Louis Rambaut. Dieu ait l’âme de lui.

« Or, beau sire, dit le bascot de Mauléon, vous ai-je bien tenu de paroles pour passer la nuit, et toutefois elles sont vraies. » — « Par ma foi, répondis-je, ouil et grand merci. À vos contes ouïr ai-je eu part autant que les autres ; et ils ne sont par perdus, car si Dieu me laisse retourner en mon pays et en ma nation, de ce que je vous ai ouï dire et conter, et de tout ce que je aurai vu et trouvé sur mon voyage, qui appartienne à ce que je en fasse mémoire en la noble et haute histoire de laquelle le gentil comte Guy de Blois m’a embesogné et ensoigné, je le croniserai[1] et escriprai, afin que, avecques les autres besognes dont j’ai parlé en la dite histoire, et parlerai et escriprai par la grâce de Dieu en suivant, il en soit mémoire à toujours. »

À ces mots prit la parole le Bourg de Campane qui s’appeloit Ernauton, et commença à parler ; et eut volontiers, à ce que je me pus apercevoir, recordé la vie et l’affaire de lui et du Bourg anglois, son frère, et comment ils s’étoient portés en armes en Auvergne et ailleurs ; mais il n’eut pas le loisir de fair son conte ; car la gaite du chastel sonna pour assembler toutes gens d’aval la ville d’Ortais, qui étoient tenus d’aller au souper du comte de Foix. Lors firent ces deux écuyers allumer torches. Si nous partîmes tous ensemble de l’hôtel et nous mîmes au chemin pour aller au chastel, et aussi firent tous chevaliers et écuyers qui étoient logés en la ville.

  1. Je l’écrirai en forme de chronique.