Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XXX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 471-477).

CHAPITRE XXX.

Comment Laurentien Fougasse, ambassadeur envoyé de Portingal en Angleterre, raconta au duc de Lancastre la manière du discord qui étoit entre Castille et Portingal.


Moult prenoit le duc de Lancastre grand’plaisance à ouïr Laurentien Fougasse parler, car il parloit bien et attremprement et bon françois ; et pourtant que la matière dont il parloit lui touchoit, car il vouloit venir jusques au fond de ces besognes, si lui dit moult doucement : « Laurentien, parlez toujours avant : je ne vis ni ne ouïs homme étranger, passé a deux ans, parler, aussi volontiers comme je fais vous ; car vous allez toute la vérité avant ; et les lettres que le roi de Portingal m’a envoyées par vous en font bien mention que, de tout ce qui est avenu entre Castille et Portingal, vous me informeriez justement. » — « Monseigneur, répondit l’écuyer, peu de choses sont advenues, quant aux faits d’armes, entre Castille et Portingal, où je n’aie été, et dont je ne sache bien parler ; et puisqu’il vous plaît que je poursuive ma parole avant, je parlerai.

« Le roi Jean de Castille assembla ses gens au plutôt que il put, et s’en vint à grand’puissance devers Lussebonne, avant que le roi de Portingal, qui est à présent, fût couronné, pour donner paour et crainte aux Portingalois, et pour montrer que il avoit droit à l’héritage ; et s’en vint tout premièrement devant Saint-Yrain, qui est l’entrée de Portingal, et là s’arrêta deux jours. La ville et ceux qui dedans étoient et qui la gouvernoient orent paour de sa venue, pour la grand’foison de gens d’armes que il menoit. Si se rendirent à lui et lui ouvrirent la ville. Après ce, quand il en ot pris la possession et il ot laissé de dans gens d’armes pour la garder, et aussi pour la doute des rebellions, il se partit à tout son ost et chemina tant qu’il vint devant la ville de Tuye[1], qui est moult forte : il la avironna et fit assaillir. Ceux de Tuye étoient assez de la partie de la roine de Castille, car madame Aliénor, sa mère, étoit là assignée de son douaire. Si se rendirent au roi Jean de Castille moult légèrement, et mirent en son obéissance.

« Quand le roi en ot la possession, il y établit gens d’armes et gardes de par lui, et puis passa la rivière et vint devant la cité de Valence en Portingal, et là s’arrêta et mit siége ; et manda à ceux de dedans que ils s’humiliassent envers lui et le reçussent à roi. Ceux de Valence répondirent que il passât outre et allât devant Lussebonne ; et sitôt comme ils pourroient savoir que il auroit mis, fût par amour ou par puissance, les Lussebonnois à obéissance, ils lui envoieroient les clefs de la ville. Celle réponse plut assez bien au roi ; et se partit de Valence et vint devant la ville de Maure[2], lesquels aussi se composèrent si comme firent ceux de Valence. Aussi firent semblablement ceux de une cité que on nomme Serpes[3], qui est moult forte et moult belle, où le roi de Castille vouloit venir. Mais quand il ot entendu que ils se composoient ainsi que les autres, il fut content et n’y alla point, mais prit le chemin de Lussebonne[4] et laissa le chemin de Connimbres, car il lui sembla, et voir étoit, que si il pouvoit mettre ceux de Lussebonne en son obéissance, il auroit aisément tout le demourant du pays. Et quel part que le roi d’Espatgne allât, il menoit la roine sa femme avecques lui, pour mieux montrer aux Portingalois que le droit étoit sien, et que à bonne et juste cause il calengeoit l’héritage de sa femme.

« Tant exploita le roi Jean de Castille à tout son ost que il vint devant la cité de Lussebonne en Portingal ; si l’assiégea grandement. Et montroit bien par son siége que point ne s’en partiroit si l’auroit tournée à sa volonté ; et menaçoit aussi grandement maître de Vis qui dedans étoit enclos ; et disoit bien que il le prendroit et puis le feroit mourir de male mort, et tous les rebelles aussi.

« Moult étoit l’ost du roi d’Espaigne grand et étendu, car moult y avoit de peuple ; et avoient les Espaignols et les François qui là étoient en l’aide du roi d’Espaigne, la cité enclose et avironnée par telle manière que nul n’en pouvoit issir ni entrer que il ne fût pris et tantôt mort. Et avenoit à la fois que, si par escarmouche ou autrement les Espaignols prenoient un Portingalois, ils lui crévoient les yeux, ou lui tolloient un pied ou un bras, ou un autre membre, et le renvoyoient ainsi meshaigné en la cité de Lussebonne ; et disoient à celui que ils renvoyoient : « Vas, et dis que ce que nous t’avons fait, c’est en dépit des Lussebonnois et de leur maître de Vis que ils veulent couronner à roi. Et bien sachent que nous serons tant ci à siége que de force nous les aurons, ou par famine ou autrement, et tous les ferons mourir de male mort, et mettrons la cité en feu et en flambe ; ni jà pitié ni merci n’en aurons. « Et quand les Lussebonnois prenoient un Castelloing, ils ne faisoient pas ainsi ; car le roi de Portingal qui est à présent le faisoit tenir tout aise, et puis le renvoyoit sans violence de corps ni de membre ; dont ils disoient en l’ost les aucuns que il lui venoit de grand’gentillesse, car il rendoit bien pour mal.

« Et vous dis que le siége étant devant Lussebonne, qui dura plus d’un an, toutes les semaines il y avoit une ou deux escarmouches et faits d’armes, de morts, de blessés et de navrés d’une part et d’autre ; et aussi bien tenoient-ils siége par mer que par terre ; et étoit l’ost aise de tous vivres grandement et largement, car il leur en venoit de tous côtés du royaume de Castille. Et advint que, à une grande escarmouche que les Espaignols firent à l’une des portes de Lussebonne, messire Jean Laurent, qui étoit capitaine de Lussebonne, saillit hors aux barrières, son pennon des armes de Congne en Portingal devant lui, et avecques lui grand’foison d’apperts compagnons. Et là ot ce jour aux barrières fait plusieurs grands appertises d’armes et traite et lancée mainte darde. »

« Par ma foi, dit le duc à Laurentien, de toutes les armes que les Castelloings et ceux de votre pays font et savent faire, celle de jeter la darde me plaît le mieux, et le vois le plus volontiers, Car trop bien me plaît et trop bien en savent jouer ; et qui en est atteint à coup, je vous dis que il faut que trop fort il soit armé si il n’est percé tout outre. » — « Par ma foi, monseigneur, répondit l’écuyer, vous dites voir ; encore vis-je en ces armes et assaut qui là fut, autant de beaux coups rués et aussi bien assénés que je fis oncques en toute ma vie. Et par espécial il en y ot un qui moult nous coûta et qui nous tourna à grand’déplaisance, car messire Jean Laurent de Congne en fut féru de une, par telle manière que le fer lui perça ses plates et sa cotte de mailles et un floternel[5] empli de soie retorse ; et lui passa tout parmi le corps tant que il la convint soier et bouter outre. Adonc cessa l’escarmouche pour la cause du chevalier qui mourut. Ainsi fut madame Aliénor veuve en un an de ses deux maris.

« Sachez, monseigneur, que messire Jean Laurent de Congne ot grand’plainte, car il étoit moult vaillant homme aux armes et plein de bon conseil. Adonc après la mort du chevalier fut capitaine de Lussebonne un sien cousin et moult vaillant homme aussi, qui s’appelle le Pouvasse de Coingne[6]. Cil fit sur les Espaignols trois ou quatre issues qui leur porta grand dommage.

« Ainsi se continua le siége de Lussebonne, et vous dis que plusieurs fois on fut moult esbahi dedans la ville ; car confort ne leur apparoit de nul côté. Quand on vit que nul ne venoit d’Angleterre où toute leur espérance étoit, si fut le roi qui est à présent conseillé d’entrer en une nave et de venir en ce pays ; car messire Jean Radigo de Passe et messire Jean Tête-d’Or et l’archidiacre de Lussebonne, lesquels on avoit envoyés devers le roi d’Angleterre et devers vous et votre frère monseigneur de Cantebruge, pour avoir confort et aide, avoient rapporté nouvelles en Portingal que vous les conforteriez. » — « En nom Dieu, répondit le duc de Lancastre, vous dites voir ; et aussi j’en fus sur le point et tout appareillé. Mais en ce temps la guerre de Flandre et de Gand couroit. Si vinrent les Gantois pour avoir secours devers nous ; si eurent tous ceux ou en partie que je devois mener en Portingal ; et les mena l’évêque de Nordvich, messire Henry de Percy, par de là la mer. Ce brisa et retarda le voyage de Portingal. » — « En nom Dieu, monseigneur, dit l’escuyer, nous pensions bien que aucun grand empêchement avoit en Angleterre, pourquoi vous ne pouviez venir. Toutefois nous fîmes au mieux et au plus bel que nous pûmes, et nous tînmes et portâmes vaillamment encontre le roi de Castille et sa puissance qui lors n’étoit pas petite ; car ils étoient plus de soixante mille hommes, que par mer que par terre, et tous nous menaçoient d’ardoir et d’exillier sans merci en notre ville et cité de Lussebonne.

« Or advint que, le siége étant devant Lussebonne, si comme je vous conte, un comte de notre pays de Portingal, lequel s’appelle le comte d’Angouse, nous fit un très grand et bel secours, et pour lui il y acquit haute honneur ; car il arma vingt gallées au Port de Portingal de bonnes gens d’armes et de belles pourvéances et puis s’en vint radant et singlant parmi la mer, et passa, par vaillance et par grâce que Dieu lui fit, tout parmi l’armée du roi de Castille, qui gisoit à l’entrée devant Lussebonne, où plus avoit de cent gros vaisseaux, et fit son fait si sagement et prit le vent si à point que, voulsissent ou non les ennemis, il entra sauvement et sans péril, et toutes ses gallées, au haible de Lussebonne, et encore conquit-il quatre vaisseaux sur eux et les amena en sa compagnie au haible.

« De la venue du comte d’Angouse furent ceux de Lussebonne moult réjouis, car ils en furent grandement confortés. » — « Par ma foi, dit le duc, le comte vous fit pour ce temps un bel service. Or me contez, beau Laurentien, comment le siége fut levé ni par quelle manière ; car je vous ouïs moult volontiers parler. » — « Monseigneur, dit l’escuyer, volontiers. »

« Si comme je vous ai dit et conté, le siége fut devant Lussebonne plus d’un an entier. Et avoit le roi de Castille juré et voué que du siége ne se partiroit si auroit la cité soumise à son obéissance, si puissance de plus grand roi que il ne fut ne le levoit de force. Au voir dire, qui tout veut considérer, le roi de Castille tint bien son vœu et son serment, car voirement puissance de plus grand que il n’étoit et plus fort l’en leva et fit partir : je vous dirai comment. Une pestillence de mortalité très grande et très espoentable se bouta en son ost, par telle manière que tous mouroient si soudainement comme en parlant l’un à l’autre ; et en y mourut de boce et de mal du corps plus de vingt mille personnes. Et proprement le roi s’effréa de lui-même ; pour laquelle fréeur on lui conseilla que il se levât du siége et se retraisist à Saint-Yrain, ou en autre part, et donnât congé à toutes ses gens, tant que celle pestillence seroit apaisée. Envis le fit, pourtant que il avoit juré le siége si solemnellement ; mais faire lui convint, car pour le mieux ses gens lui conseilloient, qui se vouloient aussi partir du siége. Monseigneur, nous disons en Portingal, et avons dit moult de fois, et est l’opinion de tous, que Dieu, pour nous aider nous et notre roi, envoya en l’ost cette pestillence ; car dedans la cité où nous étions tous enfermés, il n’y mourut oncques ni homme ni femme ; ni on ne s’en sentit oncques. Donc ce fut grand’grâce que Dieu nous fit.

« Quand le roi de Castille se délogea du siége de Lussebonne, le roi de Portingal qui est à présent fit armer tous ceux qui étoient en la cité de Lussebonne, et monter à cheval, et venir ferir ès derrains des Castelloings qui se délogeoient ; et leur portâmes grand dommage, car ils ne se délogèrent pas en bon arroy ; pourquoi ils perdirent moult de leurs hommes et de leurs pourvéances. Mais le roi de Portingal qui est à présent fit faire un édit et un ban, et sur la tête à couper, que nul ne mesîst ou apportât chose qui fût aux champs en la cité de Lussebonne, mais vouloit que tout fût ars et non pas la cité en punaisie. Tout fut converti, pourvéances et autres choses, en feu et en flamme ; mais je crois bien que ceux qui avoient trouvé or, argent, monnoie ou vaisselle ne l’ardirent pas, avant la sauvèrent du mieux qu’ils purent.

« Adonc s’en vint le roi de Castille à Saint-Yrain à l’entrée de son pays, et là se tint un temps, et envoya au secours en France si très espécialement que il put oncques, et par espéciai en Gascogne et en Berne, en la terre le comte de Foix ; et envoya trois sommiers chargés de nobles de Castille et d’autres florins pour faire prêt aux chevaliers et escuyers, car bien savoient que par autre voie il ne les mettroit point hors de l’hôtel.

« Quand les barons et les chevaliers du royaume de Portingal, qui pour la partie du roi qui est à présent se tenoient, virent que le roi de Castille avoit levé et vidé son siége et laissé la cité de Lussebonne, où plus d’un an il avoit sis[7], si se rencouragèrent grandement ; et aussi firent les communautés du pays, et par espécial ceux du Port, ceux d’Evres et ceux de Connimbres. Si eurent conseil ensemble et bien brief, que ils couronneroient le maître de Vis, auquel par élection ils avoient donné leur amour et plaisance. Et disoient ainsi, et étoit la voix commune du pays : que Dieu vouloit que il fût roi et couronné ; car jà avoit montré ses vertus sur les Espaignols.

« Après, fut signifié par tout le royaume de Portingal que on vînt, à un certain jour qui ordonné fut, en la cité de Connimbres, et que là seroit le maître de Vis couronné et solemnisé. Tous ceux qui étoient de sa partie y vinrent ; et y ot, selon la puissance du pays, assez grand peuple. Si fut le roi Jean de Portingal couronné et solemnisé, ainsi comme à lui appartenoit, des évêques et des prélats de son pays, le jour de la Trinité en l’an mil trois cent quatre vingt et quatre[8] en l’église cathédrale de Connimbres que on dit de Sainte-Marie ; et fit là le roi de Portingal ce jour, de ceux de son pays et étrangers, jusques à soixante chevaliers. Si fut la fête grande que les Portingalois tinrent ce jour et le second et le tiers en la cité de Connimbres. Et là fit le roi renouveler tous hommages aux comtes, barons, chevaliers et escuyers et ceux qui fiefs tenoient de lui. Et là jura-t-il à tenir le royaume en droit et en justice et garder toutes juridictions. Et ils lui jurèrent que pour roi à toujours, et ses hoirs qui de lui vendroient, fussent mâles ou femelles, ils le tiendroient ; ni pour mourir ne le relinquiroient. Ainsi alla du couronnement du roi Jean de Portingal que je vous conte.

« Quand le roi de Castille sçut les nouvelles que les Portingalois, et par espécial les communautés du pays, avoient couronné à roi le maître de Vis et lui avoient juré foi et hommage, si fut plus pensif que devant ; car il ne cuidoit pas que les choses dussent ainsi aller, et que les Portingalois se dussent avancer sitôt de le couronner à roi, pour la cause de ce que il avoit avecques lui grand’foison de nobles du royaume de Portingal. Si dit : « Je vois bien que il me conviendra de fait et de force de conquérir ce qui est mien, si je le vueil ravoir ; jamais n’aura paix entre Castille et Portingal jusques à ce que Portingalois aient amendé ce que ils ont fait. »

« Après ce que le roi de Portingal fut couronné, il s’en vint à Lussebonne et là se tint ; et entendit grandement à mettre à point les besognes de son royaume, pour acquérir la grâce et amour de son peuple. Et départit ses chevaliers et gens d’armes, et les envoya en garnison parmi ses villes et ses chastels sur les frontières du royaume d’Espaigne, car le roi se tenoit à Séville. Si fut envoyé du roi de Portingal en garnison à Trencouse messire Jean Ferrant Percock, un moult appert et vaillant chevalier et de haute emprise ; avecques lui messire Martin Vas de Coigne[9] et son frère messire Guillaume Vas de Coigne, deux moult apperts chevaliers ; et avoient dessous eux deux cents lances de bonnes gens et tous bien montés.

« D’autre part fut envoyé au chastel de Leire, vers Juberot, messire Jean Radigos Perrière[10] atout cinquante lances ; en la cité de Valence en Portingal fut envoyé de par le roi messire Jean Gomes de Salves[11], à l’encontre de la forte ville de Tuye qui siéd près de là, laquelle s’étoit tournée et rendue au roi de Castille quand il vint devant Lussebonne ; et en Tuye avoit de François et de Castelloings grand’garnison de gens d’armes.

« En la cité de Serpes fut envoyé messire Mondech Radigo, un moult appert chevalier[12] atout cinquante lances. Au Port, ni à Evres, ni à Connimbres ne mit-on nulles gens d’armes, car le roi sentoit les hommes des villes dessus dites bons et loyaux envers lui et forts assez.

« Ainsi que je vous dis, monseigneur, en l’an que le roi fut couronné, furent pourvues ces garnisons de bonnes gens d’armes. Si vous dis que souvent y avoit des rencontres, des escarmouches et des assauts les uns sur les autres. Une fois gagnoient nos gens, autrefois perdoient, ainsi que l’aventure d’armes avoient ; mais par espécial il y ot une rencontre de ceux de la garnison de Trencouse sur les Castelloings moult fort et moult bel. » — « Ha ! Laurentien, dit le duc de Lancastre, ne vous en passez point briévement que je ne sache et oye comment il en advint, et par quelle manière ils se trouvèrent sur les champs. » — « Monseigneur, répondit l’écuyer[13], c’est l’intention de moi que je le vous die, et l’ordonnance du fait, si comme il en alla ; car à ce rencontre je fus présent, et portai ce jour la bannière de messire Jean Ferrant Perceck par qui la besogne commença, car il étoit pour lors capitaine de Trencouse.

« Vous devez savoir, monseigneur, que le roi de Castille, sur les frontières et bandes de Portingal avoit pourvu de gens d’armes ses garnisons ; lesquels à la fois, pour nous contrarier et porter dommage, se cueilloient ensemble et mettoient sur les champs : une fois perdoient, et l’autre ils gagnoient, ainsi que les choses se portent en armes. Or advint une fois que jusques à sept capitaines d’Espaignols, tous beaux chevaliers de parage et bons hommes d’armes, s’assemblèrent ensemble ; et se trouvèrent bien trois cents lances, tous bien montés et en grand’volonté de nous porter dommage ; et bien le montrèrent, car ils entrèrent en Portingal et y levèrent grand’proie et grand pillage et grand’foison de prisonniers. Et vous dis que, si ils voulsissent, ils s’en fussent bien rentrés en Castille sans avoir rencontre ; mais ils furent grands et orgueilleux et distrent que ils venoient voir la garnison de Trencouse. Tous ceux du plat pays fuyoient devant eux, et tant que les nouvelles en vinrent en Trencouse. Quand messire Jean Ferrant Perceck entendit que les Castelloings chevauchoient, si demanda ses armes et fit sonner ses trompettes, et réveiller chevaliers et écuyers parmi la ville. Tous s’armèrent en grand’hâte et montèrent aux chevaux, et issirent hors de Trencouse et se trouvèrent sur les champs environ deux cents. Si se mirent en bonne ordonnance, et montrèrent bien que ils avoient grand’affection de trouver leurs ennemis ; et demandèrent aux fuyans qui affuyoient à sauveté à Trencouse, où leurs ennemis étoient et où ils les trouveroient. Ils répondirent que ils n’étoient point loin et que ils ne chevauchoient que le pas, car ils ne pouvoient tôt aller, pour la grand’proie que ils menoient. De ces nouvelles fut messire Jean Ferrant Perceck tout réjoui, et dit à ses compagnons, à messire Martin Vas de Congne et à Guillaume Vas de Gongne, son frère : « Avançons-nous, je ne vueil jamais rentrer en ville ni en chastel qui soit en Portingal, si aurai vu nos ennemis et combattu à eux ; et me mettrai en peine de rescourre la proie. » Et puis me dit ; « Laurentien, développez ma bannière, car il est heure ; nous trouverons tantôt les ennemis. » Lors fis ce que il me commanda ; et chevauchâmes les bons galops, et tant que nous vîmes devant nous les pouldrières[14] de nos ennemis. Lors prîmes-nous l’avantage du soleil, et chevauchâmes et vînmes à eux.

« Quand les Castelloings nous aperçurent, si se tinrent tous cois et se remirent ensemble, et ordonnèrent leur proie et leurs prisonniers tous d’un côté. Nous les approchâmes de si près que bien poièmes parler à eux, et eux à nous. Si vîmes trois bannières et quatre pennons ; et bien étoient par avis en flotte environ trois cents, et tous bien montés. Les bannières je vous nommerai. Tout premier messire Jean Raddigoz de Castegnas[15], chevalier et baron en Castille, messire Alve Gresie d’Albenes[16] et messire Adyoutale de Thoulete[17]. Les pennons, messire Pierre Souase de Thoulete[18], messire Adyoutale de Casele[19], messire Jean Radigos de Vere[20] et Dyocenes de Thore[21].

« Quand nous fûmes l’un devant l’autre, nous mîmes pied à terre et aussi firent eux ; et furent chevaux baillés aux pages et aux varlets. Et avant que nous assemblissions de lances, de dardes, ni d’armes à eux, ni eux à nous, nous eûmes grand parlement, voire les capitaines de l’une part et de l’autre, car, moi qui fus présent, oy toutes les paroles, pourtant que mon maître, messire Jean Ferrant Perceck de qui je portois la bannière, étoit au devant d’eux et à lui étoient adressés les parlemens. Tout premier il leur demanda qui les faisoit chevaucher en Portingal, ni lever leur proie. Messire Adyoutale de Thoulete répondit ainsi et dit : qu’ils y pouvoient bien chevaucher ainsi comme ils vouloient, pour punir les désobéissans, car il leur étoit commandé de leur seigneur le roi de Castille, auquel l’héritage de Portingal appartenoit ; et pourtant qu’ils y avoient trouvé rebelles et désobéissans, ils avoient couru au pays et levé proie et enmenoient prisonniers. » — « Vous ne les menerez pas trop loin, répondit Jean Ferrant Perceck, ni la proie aussi ; car nous les vous calengerons, ni nul droit vous n’avez en ce pays de venir courir. Ne savez-vous pas que nous avons roi, lequel veut tenir en droit son royaume et garder justice et punir les larrons et pillards. Si vous disons de par lui, que tout ce que vous avez pris et levé au royaume de Portingal vous remettez arrière ; ou autrement, sur notre droit et juste querelle, nous nous combattrons à vous. » Donc répondit Adyoutale de Thoulete : « Les prisonniers que nous avons ne rendrons-nous pas, mais nous nous conseillerons de la roberie et de la proie. » Lors se sont les sept capitaines de Castelloigne traits ensemble en conseil ; et montrèrent, à ce que ils répondirent, que pour celle fois, quoique ils eussent chevauché devant Trencouse, ils se fussent bien passés de la bataille, car ils dirent, eux conseillés, que le bétail que ils menoient et tout le sommage, excepté les hommes que pour prisonniers ils tenoient, ils mettroient et laisseroient arrière ; et ne faisoient compte du mener, car ce les chargeoit trop. » — « Nennil, répondirent les Portingalois, nous ne nous en passerons pas ainsi ; mais voulons que tout vous laissiez ou vous aurez la bataille. »

« Monseigneur, ils ne se purent concorder. Si commença la bataille entr’eux dure et fière, sans eux épargner, car ils étoient tous habiles et légers et fortes gens, et le champ où ils se combattoient étoit bel et ample. Là lançoient et jetoient Portingalois et Espaignols les coups de darde si grands et si forts que qui en étoit assené il étoit trop acertes bien armé si il n’étoit mort ou navré trop durement. Là ot fait, je vous dis, plusieurs grands appertises d’armes et des abatus par belles luttes. Et là étoit Jean Ferrant Perceck, qui d’une hache se combattoit moult vaillamment ; et aussi firent ses deux compagnons, Martin Vas de Congne et Guillaume de Congne.

« D’autre part les Espaignols se combattoient aussi moult vaillamment. Et dura l’estour et le poussis plus de trois heures, sans branler l’une partie ni l’autre ; et étoit à émerveiller comment ils purent tant souffrir la peine d’être en leurs armures ; mais le grand désir que chacun avoit de partir à honneur de la place les faisoit tels être. Et je vous dis aussi que Portingalois et Espaignols sont dures gens aux armes et autre part, quand ils voient que besoin touche. Ils furent en tel état lançant et jetant dardes et poussant l’un sur l’autre moult longuement que on ne savoit à dire ou sçut, qui les vit en cel état combattre, lesquels auroient le meilleur ni lesquels obtenroient terre ou place pour la journée, tant se combattoient bien et également : ni oncques, Dieu merci ! bannière ni pennon de notre côté chéit ni versa ; mais les leurs se commencèrent à dérompre et à branler. Dont ils rencouragèrent les nôtres et furent plus frais que devant et écrièrent haut tout d’une voix : « Saint George ! Portingal ! » et entrèrent les nôtres ès Castelloings fort et ferme, et les commencèrent à dérompre et à abattre l’un çà et l’autre là. Là furent abattus vilainement et mortellement l’un sur l’autre et férus de haches et de plommées et de grandes coustilles et guisarmes[22] ; et tourna du tout la déconfiture sur eux.

« Quand leurs pages et leurs varlets, qui gardoient leurs chevaux, aperçurent la déconfiture de leurs maîtres, si tournèrent en fuite pour eux sauver ; et sachez que des sept capitaines qui là furent, il ne s’en partit que un tout seul, encore fut-ce par son bon page qui le vint quérir en la bataille au dehors où il le vit, et le fit monter, et lui fit pour ce jour un moult beau service ; et ce fut Adyoutale Casele[23] : tous les autres six furent morts. Ni oncques il n’y ot pris homme à rançon.

« Ainsi obtinrent la place et déconfirent de rencontre les Castelloings, messire Jean Perceck et leurs gens qui étoient largement trois contre deux, assez près de la ville de Trencouse, en un jour de mercredi, au mois d’octobre, en l’an de grâce monseigneur mil trois cent quatre vingt et quatre.

  1. Tuy n’est pas en Portugal, mais en Espagne, de l’autre côté du Minho en face de Valencia. Johnes substitue Leiria à Tuy.
  2. Guimarraens.
  3. Peut-être Chavez. Je ne trouve de ce côté aucun lieu du nom de Serpa.
  4. Lopez de Ayala fait tenir une tout autre route au roi Jean de Castille. Suivant lui, le roi Jean se rendit d’abord de Séville à Plasencia, dans le voisinage de la frontière du Portugal ; de là il négocia avec l’évêque de Guarda et entra dans cette place. De là il se rendit à Santarem, d’où il donna le 22 janvier à D. Pedro Lopez de Ayala l’historien, son chancelier, qui était en France, un plein pouvoir pour composer tous les différends qu’il avait eus avec le roi d’Angleterre et Jean, duc de Lancastre. De Santarem il alla se placer dans les environs de Lisbonne, en envoyant ses troupes prendre possession d’Evora et des autres places. Après quelques jours, il alla prendre en personne possession de Coïmbre, et revint prendre sa position dans les environs de Lisbonne : il se trouvait à Morinera, près de cette capitale, le 20 mai 1384.
  5. Espèce de casaque militaire, de peau piquée, qu’on mettait sous les armures. C’était la même chose que ce qu’on appelait une jaque.
  6. Lopo Vasquez da Cunha.
  7. Il n’y resta guère que neuf mois, puisqu’il était de retour au mois de novembre de la même année.
  8. Le 6 avril 1385.
  9. Vasco Martins da Cunha avait pour fils Gil Vasques, Lopo Vasques et Vasco Martins. Lopo Vasques est celui qu’il a appelé Le Pouvasse.
  10. Joao Rodriguez Pereira.
  11. Joao Gomez de Silva, fils de Gonçalo Gomez de Silva.
  12. Il était fils de Gonçalo Mendez Vasconcellos.
  13. Il est toujours question de Lourenço Anes Fogaça, nommé grand chancelier du royaume, pendant qu’il était en ambassade en Angleterre.
  14. Tourbillons de poussière.
  15. Joao Rodriguez de Castanheda.
  16. Alvaro Garcia de Albornoz.
  17. Adiantado de Toledo.
  18. Pedro Soarez de Toledo.
  19. Adiantado de Caçorla.
  20. Joao Rodriguez Pereira.
  21. Probablement Diego Eanes de Tavora. Je trouve, dans la chronique de Duarte de Liao, un Pedro Lourenço de Tavora. C’est peut-être un parent de celui mentionné par Froissart. Quant aux premiers noms, ils sont tous mentionnés, comme je les ai écrits, par Duarte, dans sa description de l’engagement de Trancoso. Si quelque chose, au reste, doit nous étonner, ce n’est pas de voir Froissart défigurer des noms qui lui étaient étrangers, c’est au contraire de voir que, malgré la difficulté extrême de se procurer alors de tels renseignemens, il est presque toujours exact sur le matériel des faits et sur la forme générale des noms ; ce qui m’aide à en redresser l’orthographe, c’est que les prénoms qu’il donne aux personnages cités sont constamment exacts, à un petit nombre d’exceptions près. Froissart gagne beaucoup à être comparé avec les chroniqueurs de la même époque.
  22. Haches à deux tranchans.
  23. Suivant D. de Liao, Adiantado Caçorla fut lui-même tué au combat de Trancoso, et le seul qui échappa fut Pedro Soarez de Quinhones, capitaine de Genêts, dont Froissart ne parle pas.