Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XXXI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 477-484).

CHAPITRE XXXI.

Comment le dit Laurentien Fougasse raconta au dit duc de Lancastre la bataille qui fut à Juberote entre le roi de Castille et le roi de Portingal.


« Après celle déconfiture faite et le champ tout délivré, nos gens montèrent et donnèrent congé aux hommes qui là étoient, que les Castelloings avoient pris, si comme je vous ai dit ; et encore leur rendirent-ils du pillage que ils emmenoient, tant que ils en voulurent prendre ; mais le bétail, où plus avoit de huit cents bêtes, ils en firent mener devant eux en la ville et garnison de Trencouse, pour eux repourveoir et avitailler ; ce fut raison. Et quand nous rentrâmes en Trencouse, nous y fûmes reçus à très grand’joie ; et ne savoient les gens que ils pussent faire de nous, pourtant que nous avions délivré la contrée de nos ennemis et rescous ce qui perdu étoit. Et le nous tournèrent à grand’vaillance ; et aussi firent tous ceux des bonnes villes de Portingal qui en ouïrent parler.

« Encore en cel an présent ont nos gens bien eu aussi belle journée et aventure au champ de Séville ; mais je vous recorderai avant la plus belle journée et la plus heureuse que le roi de Portingal ait point eu depuis deux cents ans que notre roi le roi Jean, mon très rédouté seigneur, qui ci m’envoie et le grand-maître de Saint-Jacqueme, qui ci est, a eu depuis quatre mois sur les ennemis, lesquels étoient bien quatre contre un, et toutes bonnes gens d’armes et de haute emprise, par quoi la nôtre journée en est plus recommandée ; mais je crois, monseigneur, que vous en avez bien ouï parler ; si vaut autant que je m’en taise que j’en parole. » — « Non ferez, dit le duc, vous ne vous en tairerez pas ; vous le me conterez, car je vous oy volontiers parler. Il est bien vérité que je ai un varlet à hérault céans, qui s’appelle Derby, qui y fut, ce dit-il ; et me conta que nos gens de ce pays y firent merveilles, et plus ce me semble, au voir dire, que ils ne sçussent ou pussent faire ; car il n’en y pouvoit avoir foison, parce que mon frère de Cantebruge, quand il se partit de Portingal, mit hors tous les Anglois que il y avoit menés, et les Gascons aussi. Et de ces hérauts moult y en a qui sont si grands bourdeurs et menteurs, que ils exaulsent en leurs paroles ceux que ils veulent, et abattent aussi qui que ils veulent ; et pour ce ne sont pas morts ni péris les biens des bons, car si il n’est connu ou ramentu par eux, si est-il bien qui le voit et ramentoit quand il chet à point. » — « Par ma foi ! répondit Laurentien Fougasse ; de tous les étrangers qui furent à la bataille de Juberot, avecques le roi de Portingal, il n’y ot pas deux cents hommes anglois, gascons et allemands ; et les greigneurs capitaines des étrangers qui y furent, ce furent deux Gascons et un Allemand de la duché de Guerles. Les Gascons nommoit-on messire Guillaume de Montferrant[1] et Bernardon, et l’Allemand Allebreth. Des Anglois y eut aucuns archers, mais je n’y oy oncques nommer homme de nom, fors deux escuyers, Nortbery et Hartecelle. Si furent-ils appelés au conseil du roi et des seigneurs quand on dut assembler. » — « Or avant, dit le duc, beau sire Laurentien, or me contez celle journée comment elle se porta, et comment elle fut combattue, et je vous en prie. » L’escuyer répondit : « Monseigneur, volontiers. »

Lors commença Laurentien Fougasse à renouveler son conte et à parler de la besogne et esconvenue de Juberot et dit ainsi :

« Vous avez bien ouï dire par moi et par autrui, si il vous plaît, que, après le couronnement du roi de Portingal qui fut couronné à Connimbres, si comme je vous ai dit, le roi de Castille, qui levé étoit du siége de Lussebonne pour la pestillence de la mortalité qui fut entre ses gens et retrait à Saint-Yrain, moult li pesa, ce doit-on savoir, quand il fut informé du couronnement de mon très redouté seigneur le roi Jean ; car il clamoit droit, et clame, à l’héritage et couronne de Portingal, si comme vous savez, de par la roine de Castille, sa femme, qui fut fille au roi Ferrant ; et nous disons que non. Et les points et les articles je vous ai montrés et déclarés, si ne m’en faut plus parler, car vous les avez bien entendus, mais vueil retourner à la matière.

« Le roi de Castille fut conseillé, si comme il apparut, d’envoyer quérir gens d’armes et soudoyers partout où il les pourroit avoir, et par espécial au royaume de France ; car François lui ont toujours aidé à soutenir sa querelle, et le roi son père, et fait sa guerre ; et lui fut dit : « Monseigneur, il ne vous faut avoir qu’une journée arrêtée contre celle introduction au royaume de Portingal : et si par puissance vous les poiez tenir aux champs et combattre, vous en viendriez à votre entente, car ils sont en grand différend et discord au royaume de Portingal ensemble, si comme vous savez et véez ; car jà maintenant avez-vous avecques vous des plus hauts et des plus nobles du pays qui se sont mis en votre obéissance, et c’est une chose qui moult grandement embellit et éjouit votre querelle. Si vous avancez de combattre atout puissance de bonnes gens, cil bâtard et intrus de Portingal que les communautés ont couronné à roi. Avant que il se fortifie des Anglois, vous le ruerez jus ; et quand vous aurez journée pour vous, tout le pays sera vôtre, car il n’est pas grand à conquerre. »

« Si que, monseigneur, le roi Jean de Castille s’avança, et envoya ses lettres et ses messages en France, en Poitou, en Bretagne, en Normandie, en Bourgogne, en Picardie et en plusieurs lieux, où il pensoit à avoir gens dont il fut servi et lesquels en aucune manière étoient tenus à lui. Et par espécial moult grands gens d’armes, chevaliers et escuyers lui vinrent du pays de Berne. De celle contrée il en ot trop plus que de nulle autre nation, et tant qu’ils se trouvèrent un jour à Saint-Yrain entre six mille et sept mille lances et vingt mille Espaignols, et tous à cheval, lesquels avoient grand désir de nous porter grand dommage.

« Nouvelles vinrent en Portingal devers le roi et les seigneurs et les cités et bonnes villes, qui de l’alliance et de l’accord au roi étoient ; et fut nombrée la puissance que le roi de Castille mettoit ensemble, et fut le roi informé que tout étoit fait pour venir mettre le siége devant Lussebonne. Donc, pour avoir conseil comment on se cheviroit, le roi et les seigneurs qui avecques lui étoient se mirent ensemble. Et là fut dit et démontré au roi par les plus notables de tout son pays que : « de toutes les soubtivetés que on pouvoit prendre, c’étoit que on allât au devant des ennemis et qu’on ne se laissât pas enclorre en cité ni en bonne ville qui fût en Portingal, car si on se enclouoit, on seroit tout embesogné de garder le clos ; et si enclos, endementres pourroient les Castelloings à leur aise aller et chevaucher parmi le pays et conquerre villes et chastels par force ou par amour et détruire tout le plat pays, et nous affamer et tenir où enclos nous auroient. Et si nous allons au-devant d’eux et prendons place, c’est le meilleur et le plus profitable ; car bien savons, sire roi, que vous ne pouvez paisiblement joïr de la couronne dont nous vous avons couronné, fors par bataille, et que du moins une fois ou deux vous ayez rué jus votre adversaire le roi de Castille et sa puissance. Si nous déconfisons, nous sommes seigneurs ; si nous sommes déconfits, ce royaume est à l’aventure ; mais trop mieux nous vaut requerre que à être requis ; et plus honorable et plus profitable nous sera ; car on a vu par trop de fois que les requérans ont eu l’avantage sur les défendans. Si vous conseillons que vous fassiez votre mandement à ceux dont vous pensez à être aidés et servis et prenez les champs. »

« Le roi de Portingal répondit : « Vous parlez bien et je le ferai ainsi comme vous l’ordonnez. » Donc fit le roi lettres escripre, et mit clercs en œuvre à grand’planté, et manda à tous que ils fussent au Port de Portingal, ou là près, dedans le jour que il y assigna.

« Sachez que tous ceux qui furent escripts ni mandés ne vinrent pas, car tout le royaume par ce temps n’étoit pas de sa partie. Aucuns dissimuloient, qui vouloient voir comment les ordonnances se porteroient ; et les aucuns étoient allés en Castille devers le roi pour ce que ils disoient que il avoit plus grand droit à la couronne de Portingal que notre roi n’avoit. Nonobstant tout ce, le roi de Portingal vint à Connimbres, et là fit son assemblée de toutes gens d’armes qu’il put avoir. Au voir dire, il ot de Portingal à élection toutes les meilleurs gens et les plus aloses et autorisés, comtes, barons et chevaliers. Et ot bien purement vingt cinq cens lances, chevaliers et escuyers, et douze mille hommes de pied. Quand ils furent tous assemblés, on ordonna connétable et maréchal. Le connétable fut le comte de Novare[2] et le maréchal messire Alve Perrière[3], et tous deux sages hommes, pour gouverner gens d’armes et mener un ost à son devoir. Si se départirent de Connimbres et de là environ où il étoient logés, et prirent le chemin de la Cabasse[4], c’est à la Juberote. Et cheminèrent tout doucement à l’aise de leurs corps et de leurs chevaux pour les grands pourvéances qui les suivoient. Et avoient chevaucheurs devant qui avisoient le contenement du roi de Castille ni comment il se vouloit maintenir. Encore n’étoit pas venu en la compagnie du roi de Portingal messire Jean Ferrant Percek, mais se tenoit en garnison au chastel d’Orench à cinq lieues de Juberote et crois que il ne savoit point que on se dût combattre.

« Je suppose assez que le roi de Castille fut informé du roi de Portingal qui s’en venoit à puissance sur lui, et quand il sçut que nous étions aux champs il en ot grand’joie ; et aussi orent toutes ses gens si comme ils lui montrérent ; car ils lui conseillèrent à chevaucher contre nous et nous venir combattre. Et par espécial les Gascons de Berne qui là étoient nous désiroient trop fort à combattre, et demandèrent à avoir la première bataille et ils l’eurent. Et bien nous avoit dit messire Guillaume de Montferrant, Gascon qui étoit là atout quarante lances : « Soyez tous assurs d’avoir la bataille, puisque vous avez les Bernès à l’encontre de vous, car ils ne désirent autre chose. » Le roi, dont la bataille fut à lendemain, vint gésir au chastel de Lerie, à deux lieues de la Cabasse, à Juberote, et le lendemain nous vînmes à la Cabasse et là nous logeâmes ; et le roi de Castille se logea ce soir à une petite lieue de Juberote, quand nous fûmes logés à Lerie ; car bien savoit par ses chevaucheurs quel chemin nous prendrions et que nous nous logerions à Juberote. Monseigneur, je vous dis que les Portingalois ont eu toujours grandement leur confidence en toute grâce de Dieu et en bonne fortune pour eux en celle place de Juberote, et pour ce s’y arrêtèrent-ils encore à celle fois. » — « Or, me dites la raison, » ce dit le duc. « Volontiers, monseigneur, dit Laurentien Fougasse. Anciennement le grand roi Charlemagne, qui fut roi de France et d’Allemagne et emperière de Rome, et lequel fut en son temps si grand conquéreur, déconfit à Juberot sept rois mescréans[5] et y ot bien morts cent mille mescréans. Ce trouve-t-on et sait-on bien par les anciennes chroniques. Par celle bataille il conquit Connimbres et tout Portingal, et le mit en la foi chrétienne. Et pour la cause de la grand’victoire et belle que il ot sur les ennemis de Dieu, il fit là faire et édiffier une abbaye qui est de noirs moines, et les renta bien en Castille et en Portingal, tant que ils s’en contentèrent encore plus. »

« Monseigneur, il peut bien avoir environ deux cens ans que là ot, et en celle même place, une très belle journée, un seigneur pour ce temps de Portingal, qui étoit frère du roi de Castille[6] ; ni oncques, en devant ce, en Portingal n’avoit eu roi, mais s’appeloit-il le comte de Portingal[7]. Advint que cils deux frères, le roi de Castille et le comte de Portingal, eurent guerre mortelle ensemble pour le département des terres, et tant qu’on n’y trouvoit nulle paix fors que la bataille ; car la chose touchoit tant à ce comte et aux Portingalois que ils avoient plus cher à être morts que eux encheoir au parti ni en la subjection où le roi de Castille les vouloit mettre et tenir. Si s’aventurèrent Portingalois, et vinrent tenir journée à l’encontre du roi de Castille à Juberot. Là furent le roi de Castille et ses gens si puissans que ils étoient dix contre un, ni ne prisoient en rien les Portingalois. Donc, sur le champ de Juberot, à la Cabasse, dit-on, où la bataille des Mores avoit été, fut la bataille des Castelloings et des Portingalois par telle manière que elle fut moult cruelle. Finablement cil comte de Portingal et ses gens obtinrent et subjuguèrent ; et furent Castelloings déconfits, et fut pris le roi de Castille[8] ; par laquelle prise le comte de Portingal vint à paix tel comme il voult. Et furent adonc départis, divisés et abonnés les deux royaumes de Portingal et de Castille. Or, pour ce que les Portingalois, qui à celle bataille furent, virent que Dieu y avoit fait sa grâce, que un petit nombre de gens que ils étoient avoient déconfit la puissance du roi de Castille, ils vouldrent augmenter leur terre et leur pays et en firent un royaume ; et couronnèrent les prélats de Portingal et les seigneurs leur premier roi en la cité de Connimbres ; et le firent chevaucher parmi tout son royaume la couronne de laurier au chef, en signifiant honneur et victoire, ainsi comme anciennement les rois souloient faire. Depuis est toujours demeuré le royaume de Portingal à roi ; et sachez, monseigneur, que ainçois que ils se vissent en la subjection des Castelloings, ils prendroient un moult lointain du sang du roi de Portingal, qui seroit mort sans avoir mâle de lui.

« Et quand le roi de Portingal fut venu sur la place, on lui démontra bien toutes ces choses ; et advint, endementres que le connétable et le maréchal ordonnoient les batailles, que messire Jean Ferrant Percek vint sus aile entre les batailles, lequel au matin s’étoit parti de sa garnison du Rem, et amena avecques lui quarante lances. Donc on ot grand’joie de sa venue, car il fut mis au frein du roi. Et quand nos batailles furent toutes ordonnées et mises en bon arroi et en bonne ordonnance, et que on n’attendoit autre chose que les ennemis, et jà étoient nos chevaucheurs envoyés par devers eux pour enquérir de leur contenement, le roi se mit entre ses gens et fit faire silence et paix. Lors dit-il : « Seigneurs, vous m’avez couronné à roi, or me montrez loyauté ; car puisque je suis si avant, et mêmement sur la place de Juberot, jamais ne m’en retournerai arrière en Portingal si aurai combattu mes ennemis. » Tous répondirent : « Sire roi, nous demeurerons avecques vous ni ne fuirons nullement. »

« Or s’approchèrent ces batailles, car les Castelloings avoient grand désir de nous trouver et nous combattre, si comme ils en montroient le semblant. Nous envoyâmes nos coureurs devant, pour eux aviser et savoir quels gens ils étoient en nombre et pour nous conseiller sur ce. Nos coureurs demourèrent plus de trois heures entières, sans retourner ni ouïr nouvelles d’eux ; et fut telle fois que nous les cuidàmes avoir perdus : toutes fois ils retournèrent, et nous rapportèrent justement leur convenant et la quantité de leurs batailles. Et dirent que en l’avant-garde avoit bien largement sept mille lances armés de pied en cap, la plus belle chose qu’on pût voir. Et en la grosse bataille du roi avoit bien vingt mille chevaux, et tous hommes armés.

« Quand nos gens et les seigneurs sçurent le nombre d’eux et comment ils venoient, et que l’avant-garde étoit près de deux lieues outre la bataille du roi, car ils n’étoient pas bien tous d’accord les Gascons et les étrangers avecques les Castelloings, si orent nos gens conseil de nous tous tenir ensemble et sur notre fort et de faire deux esles de bataille. Et les gens d’armes, où bien avoit deux mille et cinq cents lances, au fond de ces deux esles. Là, monseigneur, pussiez-vous voir bonne ordonnance de bataille et gens grandement reconfortés. Et fut dit et commandé de par le roi, et sur la tête, que nul ne prit rien ce jour à rançon si la journée étoit pour nous, ou tout mourir, ou tout vivre. Et fut cela fait et ordonné pour le meilleur ; car, si comme les seigneurs disoient : « Si nous nous entremettons ou embesognons à prendre prisonniers, nous nous decevrons et ne pourrons entendre à chose que nous aurons à faire. Si vaut mieux que nous entendions au bien combattre que à la convoitise d’avoir prisonniers ; et nous vendons ainsi que bonnes gens doivent faire qui sont sur leur héritage. »

« Celle parole fut acceptée et tenue. Lors vinrent nos ennemis, aussi serrés que nulle chose pouvoit être, pardevant nous ; et mirent tous pied à terre, et chassèrent chevaux arrière, et lacèrent leurs plates et leurs bassinets moult faiticement, abaissèrent les visières et appointèrent les lances et nous approchèrent de grand’volonté ; et vraiment là avoit fleur de chevalerie et d’escuyerie, et bien le montrèrent.

« Entre nous et eux avoit un petit fossé et non pas grand que un cheval ne pût bien saillir outre. Ce nous fit un petit d’avantage, car au passer, nos gens qui étoient en deux esles[9] et qui lançoient de dardes affilées, dont ils en meshaignèrent plusieurs, leur donnoient grand empêchement ; et là ot d’eux, au passer ce tantet d’aigue et le fossé, moult grand’presse, et des plusieurs moult travaillés et foulés. Quand ils furent outre, ils assemblèrent à nous ; et jà étoit tard ; et crûmes, et fut l’opinion des nôtres, que quand ils assemblèrent à nous que ils cuidèrent que le roi de Castille et sa grosse bataille les suivissent de près ; mais non firent, car ils furent tous morts et déconfits avant que le roi de Castille ni ses gens vinssent. Si vous dirai par quelle incidence. Ils furent enclos et enserrés entre nous de ceux que nous appelons les communautés de notre pays, par telle manière que on frappoit et féroit sur eux de haches et de plommées sans eux épargner ; et nos gens d’armes, qui étoient frais et nouveaux, leur vinrent au devant en poussant de lances, et en eux reculant et reversant au fossé que ils avoient passé. Et vous dis, monseigneur, que en moins de demi-heure ce fût tout fait et accompli, et tous morts sur le champ de droites gens d’armes plus de quatre mille ; ni nul n’y étoit pris à rançon. Et quand aucun chevalier ou escuyer des nôtres en vouloit un prendre, on lui occioit entre ses mains.

« Ainsi chéirent en pestillence et déconfiture nos ennemis ; et fut toute nettement ruée jus sans recouvrance l’avant-garde. Lors vint la bataille du roi de Castille, et le roi aussi, où bien avoit vingt mille hommes tous bien montés. Mais quand ils approchèrent il étoit jà nuit, et ne savoient pas le grand meschef qui leur étoit advenu de leurs gens. Si vinrent faire leur montre sur leurs chevaux par devant nous ; et firent plus de cinq cens, par appertises d’armes, saillir leurs chevaux tout outre le fossé. Mais sachez, monseigneur, que tous ceux qui y passèrent, oncques pied n’en repassa ; et furent là occis des Castelloings tout ou partie des plus nobles de ceux qui aimoient et désiroient le plus les armes, avecques grand’planté de barons et chevaliers de Portingal qui s’étoient contre nous tournés avec le roi de Castille. Et quand nos gens virent et connurent que nos ennemis se déconfisoient ainsi, ils passèrent tout outre le fossé et le tantet d’algue que là avoit, car en plus de quarante lieux elle étoit esclusée des morts qui y étoient versés et couchés. Si demandèrent leurs chevaux et montèrent, et puis se mirent en chasse ; mais longuement ne fut-ce pas, pour ce qu’il étoit nuit : si ne se vouloient pas nos gens abandonner follement ni aller trop avant, pour la doute des embûches ; et si n’étoient pas si bien montés comme les Castelloings étoient ; car si ils l’eussent été, pour vérité, ite eussent reçu plus de dommage assez que ils ne firent, et eût été le roi de Castille sans faute mort ou pris ; mais la nuit qui nous survint tout obscure, et-être foiblement montés, les sauva. Or vous vueil-je nommer premièrement la greigneur partie des nobles tant Espagnols, François et Gascons comme Portingalois qui là moururent sur le champ que on dit à la Cabasse de Juberot ; et premièrement :

Le comte Damp Jean Alphonse Rote[10], le grand Prieur de Saint-Jean de Portingal, Damp Dilg Avres son frère[11], Ange Salvace de Gennève, Damp Jean Ausalle, messire Dagomes Mendrich, Digho Per Serment, Pierre Ru Sierment, Lugares de Versauls, le grand maître de Calestrave et son frère qui s’appeloit Damp Digho Digaras, Pierre Goussart de Mondesque, Pierre Ferrant de Valesque, Pierre Goussart de Séville, Jean Radigo de Hoies et le grand-maître de Saint-Jacqueme ; des François, messire Jean de Rie, messire Geffroy Ricon, messire Geffroy de Partenay, messire Espagnolet d’Espagne, messire Regnault du Solier, dit Lymosin, maréchal du roi de Castille ; et des Gascons de Berne, le seigneur Des Bordes, le seigneur de Marsan, seigneur de Bringoles ; messire Raymond d’Ouzach, messire Bertran de Barége, messire Jean Aseleglie, Messire Raymon de Valencin, messire Adam de Murasse, messire Mennaut de Sarement, messire Pierre de Sarembière et plusieurs autres, plus de douze cents chevaliers et écuyers tous gentils hommes. Or vous veuil-je nommer de ceux de notre côté qui furent là avecques le roi notre seigneur le roi Jean de Portingal ; et premier, le comte de Novare, connétable ; Diégue Lopes Percek, Pierre Percek et messire Jean Ferrant Percek, et Agalop Ferrant Percek son frère, qui là étoient au frein du roi ; le Pou vasse de Coingne, Eghéas Goille, le Podich d’Asvede, Vasse Martin de Merle et son fils Vasse Martin : mais il mourut là ce jour et fut féru d’un jet de une darde tout parmi le corps. Item, Gonsalves de Merle, messire Alve Perière, Jean Jeumes de Salves, Jean Radigo de Sars, don Ferrand Radigho, cousin du roi, Damp Modecoque, Radigo de Valconsiaulx et Roy Mendiguez de Valconsiaulx. »

Lors commença le duc de Lancastre à rire, et Laurentien Fougasse lui demanda : « Monseigneur, pourquoi riez-vous ? » — Pourquoi ? dit le duc ; il y a bien cause : je n’oy oncques mais nommer tant de forts noms ni si étranges comme je vous ai ici ouï nommer. » — « Par ma foi ! répondit l’escuyer, tous tels sont-ils en notre pays et encore plus étranges. » — « Je vous en crois, dit le duc. Or me dites, Laurentien, que devint le roi de Castille après cette déconfiture ? Fit-il nulle recouvrance ? S’enferma-t-il en nulles de ses bonnes villes, ni le roi de Portingal le suivit-il point à lendemain ? » — « Monseigneur, nennil ; nous demeurâmes celle nuit sur la place où la bataille avoit été, et à lendemain, jusques à nonne ou environ, et nous retournâmes au chastel le soir, que on dit à Lerie, à deux petites lieux de Juberot, et de là nous retournâmes à Connimbre. Et le roi de Castille s’en vint à Saint-Irain, et monta là en une barge, et se fit nager quatorze lieues outre, et là entra en un gros vaissel et s’en alla par mer à Séville, où la roine étoit. Et ses gens s’en allèrent les uns çà et les autres là, ainsi que gens déconfits, où ils ne pouvoient avoir nul recouvrer, car ils avoient trop perdu ; ni ce dommage point ne recouvreront de grand temps, si ce n’est par la puissance du roi de France. Et pour ce que le roi de Portingal et son conseil sait bien que il se pourchasse de ce côté[12], et que ils ont grands alliances ensemble, sommes-nous envoyés en ce pays par devers le roi d’Angleterre et vous. »

Donc répondit le duc et dit : « Laurentien, vous ne vous partirez pas sans reporter bonnes nouvelles en Portingal. Mais je vous prie que un autre rencontre que vos gens orent au champ de Séville, si comme je vous ai ouï conter, que vous le me veuilliez dire, car je oy volontiers parler d’armes, quoique je ne sois pas bon chevalier. » — « Monseigneur, répondit l’escuyer, volontiers. »

« Après celle belle journée et honorable que le roi Jean de Portingal ot à la Cabasse de Juberot, et qu’il fut retourné à grand triomphe en la cité de Lussebonne, et que on n’oyoit nulles nouvelles que Castelloins ni François se rassemblassent en Castille, mais se tenoient en garnisons, se partit le roi de Castille de Séville et sa femme et tout son ost, et s’en alla à Burges. Et advint que les nôtres et les leurs guerroyoient par garnisons. Donc une fois chevauchoit le connétable de Portingal[13], le comte de Novaire, et s’en vint entrer en Castille et au champ de Séville ; et n’avoit en sa compagnie environ que quarante lances ; et s’en vint courir devant une ville que on dit Valverde, où il y avoit de Castelloings bien deux cents combattans et tous gens d’armes. Le comte de Novaire s’en vint frappant devant la barrière de la ville et faisant sa montre ; et montroit bien que il demandoit la bataille à ceux de dedans, lesquels se tenoient tout cois et ne faisoient nul compte par semblant de issir, mais ils s’armoient et appareilloient. Quand nos gens orent été devant la ville de Valverde une espace de temps, et tant que bon leur fut, ils s’en partirent tout chevauchant le pas et se mirent au retour. Ils n’eurent pas allé une lieue du pays, quand ceux de la garnison de Valverde vinrent le grand pas sur eux. Et les conduisoit un moult appert homme d’armes, qui s’appeloit Dio Genez de Padille, et le grand maître de Saint-Jacques de Galice ; et vinrent férir sur nos gens, lesquels, lorsque ils sentirent l’effroi, mirent tantôt pied à terre, et baillèrent les chevaux à leurs pages et à leurs varlets, et apoignèrent les fonces et se recueillirent tous ensemble. Les Espaignols, qui étoient grand’masse et grand’assemblée, tout premier entendirent aux varlets et aux chevaux prendre, et les orent tous par devers eux ; et fut tel fois que ils dirent : « Allons-nous-en et emmenons leurs chevaux ; nous ne les pouvons mieux gréver ni donner plus de peine que d’eux faire retourner à pied. »

« Adonc dit le grand maître de Saint-Jacques : Nennil, nous ne ferons pas ainsi ; car si nous avons les chevaux, nous aurons les maîtres aussi, car nous les combattrons ; et nous mettons tous à pied, ils ne peuvent durer à nous. »

« Or advint, endementres que les Castelloings se détrièrent de nous assaillir, et que ils se conseilloient au derrière de nos gens, il y avoit un petit ru d’eau ; ils le passèrent tout bellement et se fortifièrent, et ne montrèrent nul semblant que rien leur fût de leurs chevaux. Quand les Castelloings virent nos gens outre le ru, si se repentirent trop fort que de pleine venue ils ne les avoient assaillis et combattus : nonobstant, leur intention étoit bien telle que ils y recouvreroient bien, et que légèrement les déconfiroient : si vinrent sur eux et commencèrent à lancer et jeter dardes, et nos gens à eux pavesier[14] ; et attendirent tant, en eschevant le trait des dardes et le jet des frondes, que les Castelloings orent employé toute leur artillerie ; et ne savoient mais de quoi lancer ni jeter ; et furent en tel état de nonne jusques au vêpre. Quand nos gens virent que toute leur artillerie étoit par devers eux, et que les Castelloings ne se savoient mais de quoi défendre ni combattre, le comte de Novaire fit passer sa bannière outre le ru, et toutes ses gens aussi, et puis au poussis des lances ils se boutèrent entre ces Castelloings, lesquels ils ouvrirent tantôt, car ils étoient lassés, travaillés et échauffés en leurs armures ; si ne se purent au besoin aider. Là furent-ils déconfits et tous rués jus, et le grand maître mort, et plus de soixante des leurs, et le demeurant tournèrent en fuite. Là recouvrèrent-ils leurs chevaux, et autres assez, que les Castelloings avoient là amenés.

« Que vous en semble-t-il, monseigneur, dit Laurentien ? N’orent pas ce jour nos gens belle aventure ? » — « Par ma foi ! répondit le duc de Lancastre, ouil. »

  1. D. de Liao l’appelle Joao de Monferrara, mais ici c’est lui qui est dans l’erreur. Le nom doit être écrit tel qu’il est donné par Froissart.
  2. Le connétable était Nuño Alvares Pereira.
  3. Le maréchal était en effet Alvaro Pereira, un des frères du connétable. Ses autres frères servaient dans l’armée castillane.
  4. Alcobaça.
  5. Peut-être Froissart veut-il plutôt parler d’Alphonse Henriquez et du champ d’Ourique, où Alphonse Henriquez, fondateur de la monarchie portugaise, défit cinq rois maures. Charlemagne n’est jamais venu de ce côté.
  6. Le comte Henri de Bourgogne avait épousé Thérèse, fille naturelle d’Alphonse VI, roi de Castille et de Léon.
  7. Le premier roi de Portugal fut Alphonse Henriquez, fils du comte Alphonse, il fut proclamé roi sur le champ de bataille d’Ourique.
  8. Ces derniers événemens ne sont nullement conformes à la vérité historique.
  9. L’une de ces deux ailes, composée de jeunes chevaliers qui s’étaient liés entre eux par serment, s’appelait l’aile des Amoureux : elle décida en grande partie par son courage du gain de la bataille.
  10. Probablement le comte Jean Alphonse Tello, amiral de Portugal, comte de Majorque et auparavant de Barcelos, frère de la reine Léonore, pour qui la bataille se livrait.
  11. Au lieu de fatiguer le lecteur en cherchant, et souvent peut-être infructueusement, à redresser ces différens noms, je vais rapporter ici la liste des morts, telle que la donne Duarte de Liaò, d’après l’autorité de Fernand Lopez, et de Pedro Lopes de Ayala qui avait lui-même assisté, à la bataille et avait été fait prisonnier. Le témoignage de ces deux chroniqueurs est tout-à-fait digne de foi. Fernand Lopez était gardien de la torre do tombo, dépôt des archives de Portugal. Lopes de Ayala avait été revêtu des plus hautes charges en Castille ; il avait été successivement ambassadeur à Rome, en France et en Arragon : lors de son ambassade en France, il fut même nommé par Charles VI grand chambellan et membre du conseil, et assista à la bataille de Rosebecq dans les rangs de l’armée française. En Espagne il combattit en faveur de D. Henri et fut fait prisonnier à la bataille de Najara : il fut également malheureux dans la bataille d’Aljubarota. Lopes de Ayala a écrit, outre les Chroniques des rois de Castille de son temps, un titre sur la chasse, un autre sur l’art du courtisan, et il a traduit en espagnol les Miracles de saint Grégoire, le Souverain bien d’Isidore, les Consolations de la Philosophie de Boèce, Tite-Live, le Traité de Boccace sur la chute des princes et plusieurs autres ouvrages.

    Voici la liste des morts d’après ces deux chroniqueurs :

    Don Pedro, fils de D. Alphonse, marquis de Villena, premier connétable de Castille, de la maison royale d’Arragon ; D. Jean de Castille, seigneur d’Aguilar et de Castanheda, fils du comte D. Tello, seigneur de Biscaye ; D. Fernando, fils du comte D. Sanche, petit-fils du roi D. Alphonse IX ; D. Pedro Diaz, prieur de Saint Jean ; le comte de Vilhalpando ; D. Diego Manrique, adelantado major de Castille ; D. Pedro Gonçalvez de Mendoça, grand majordome du roi D. Jean ; Fernandez de Tovar, amiral de Castille ; D. Diego Gomez Manrique ; D. Diego Gomez Sarmiento, adelantado de Galice ; Pedro Gonçalvez Carillo, maréchal de Castille ; Joaò Perez de Godoy, fils du maître de Santiago ; D. Pedro Moniz de Godoy, auparavant maître de Calatrava, Fernand Carillo de Priego, Fernand Carrillo de Macuello, Alvaro Gonçalvez de Sandoval, Fernand Gonçalvez de Sandoval, son frère ; D. Joaò Ramirez de Arellano, seigneur de Cameros, Joaò Ortiz, seigneur de Las Cuevas, Ruy Fernandez de Tovar, Goterre Gonçalvez de Quiròs, Gonçalo Alphonse de Cervantes, Diego de Tovar, Ruy Barba, Diego Garcia de Toledo, Joaò Alvarez Maldonado, Garcia Dias Carillo, Lopo Fernandez de Seville, Jean Alphonse de Alcantara, D. Gonçalò Fernandez de Cordoue, Pedro de Velasco, Ruy Dias de Rojas, Gonçalo Gonçalvez de Avila, Sancho Carillo, Jean Duque, Ruy Vasques de Cordova, Pierre de Beuil et un de ses fils, Pero Gomez de Parras et deux de ses fils, Ruy de Tovar, frère de l’amiral, le grand commandeur de Calatrava, Gomez Goterrez de Sandoval, Alvaro Nunez Cabeça de Vacca, Lopo Fernandez de Padilla, Jean Fernandez de Mexica, Pero Soares de Toledo, Fernaò Rodriguez de Escorar, Alvaro Rodriguez de Escovar, Lopo Rodriguez de Assa, Ruy Ninho, Lopo Ninho, Jean Ninho, tous trois frères ; Garcia Gonçalvez de Quiroz, Lopo Gonçalvez de Quiroz, deux frères ; Sancho Fernandez de Tovar ; Ayrez Pirez de Camòes, Galicien ; un Français, De Roye, ambassadeur du roi de France ; Geoffroy Ricon, Geoffroy de Partenay et beaucoup d’autres Gascons ; Arnaud Limousin, de Longas, de l’Épée, de Beuil, de Bordes, de Morianes, Pierre de Ber, Bertrand de Barèges, Raymond d’Ongnac, Jean Assalégié, Manant de Saramen, Pierre de Sarebières, Étienne de Valencin, Raymond de Corasse, Pierre de Hausane ; deux nobles portugais qui suivaient le parti du roi de Castille ; D. Joaò Alphonse Tello, amiral de Portugal, comte de Mayorga, et autrefois de Barcelos, frère de la reine Dona Léonore, pour qui se donnait la bataille ; D. Pedro Alvarez Pereira, maître de Calatrava, et Diego Alvarez Pereira, frère du connétable de Portugal ; Gonçalo Vasquez de Azevedo ; Alvaro Gonçalvez de Azevedo son fils ; Jean Gonçalvez, grand alcade de Obidos ; Garcia Rodriguez Taborda, grand alcade de Leiria.

  12. D. Jean de Castille expédia en effet des ambassadeurs à Charles VI, qui résolut de le secourir, en lui envoyant deux mille lances commandées par le duc de Bourbon, frère de la reine Blanche, épouse de Pierre-le-Cruel, et deux autres chevaliers, Guillaume de Neaillac et Gautier de Passac.
  13. Nunalvarez Pereira qui, à l’âge de vingt-quatre ans, avait gagné la bataille d’Aljubarrota.
  14. Se couvrir de leurs boucliers.