Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre LXIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 334-337).

CHAPITRE LXIX.

Du traité du mariage encommencé entre le comte Derby et la fille au duc de Berry, et comment le roi Richard le fit empêcher par le comte Salsebéry.


Sitôt que les nouvelles vinrent en Angleterre au roi Richard, que on traitoit le mariage du comte Derby et de Marie de Berry et que les parties étoient d’accord, il entra en grand doute et mérencolie, et prit ces nouvelles en grand’déplaisance ; et dit au comte de Salsebéry, en qui il avoit grand’fiance : « Sire, il faut que vous vous ordonnez pour chevaucher en France ; et je vous baillerai lettres de créance de par nous, qui s’adresseront au roi notre père et à nos amés, son frère et leurs oncles ; et leur dites de par nous qu’ils s’avisent et regardent qu’ils n’aient nulle alliance ni conjonction de mariage à un tel traiteur comme est le comte Derby qui a voulu trahir son naturel seigneur. Et du surplus vous êtes sage assez, et si connoissez les faits et la matière ; faîtes tant que je vous en sache gré, et que le mariage en soit brisé. » Le comte de Salsebéry répondit, et dit : « J’oserai bien tout ce faire que vous me chargez ; mais si ce mariage pouvez briser par autre forme que par moi là envoyer, je vous en saurois gré. » Donc répondit le roi : « Comte de Salsebéry, ne vous excusez point, car je veuil et vous prie que vous y alliez. Et de tout ce qui naître et venir en pourra, je vous soutiendrai outre. »

Le comte répondit : « Sire, puisque vous le me enjoignez si espécialement, et que par semblant vous montrez que si vous touche, je le ferai, mais j’y vais moult envis. » — « Vous irez, dit le roi, et nul autre ; et vous hâtez avant que les alliances et convenances soient prises. »

Le comte de Salsebéry s’ordonna à ce. Les lettres de créance escriptes et scellées, il se départît du roi, qui pour lors se tenoit à Ledes et la roine aussi ; et emporta le dit comte lettres closes d’état, de par la roine d’Angleterre, au roi de France son père et à la roine sa mère. Et se hâta du plus tôt qu’il put ; et vint à Douvres, et tantôt entra en mer ; et eut vent pour lui, et arriva à Calais. Et là trouva le comte de Hostidonne, qui capitaine et gardien étoit de Calais, qui frère étoit du roi d’Angleterre ; et lui conta une partie de ses besognes. Et ne séjourna guère à Calais, quand il se mit au chemin pour aller vers Amiens ; et partout où il venoit on lui faisoit bonne chère. Et tant chevaucha qu’il vint à Paris, et descendit au Cheval-Fêtu, au Tiroi ; et lui ordonné, il alla devers le roi et les seigneurs et la roine : et bailla ses lettres, et les lettres de créance tout dernièrement. Quand le roi de France eut les lettres de créance du comte de Salsebéry, il le trait d’une part et lui demanda de la créance. Le comte lui dit et recorda tout au long ce dont il étoit chargé de par son seigneur le roi d’Angleterre, et nomma le comte Derby traître devers le roi son seigneur naturel. Quand le roi de France ouït celle parole, si lui tourna à grand’déplaisance, car il avoit jà tant aimé le comte Derby qu’il ne vouloit ouïr nul mal dire de lui ; et rendit au comte de Salsebéry ses lettres, et dit : « Comte, nous vous créons bien. Mais notre fils d’Angleterre est un petit trop fort mû contre notre cousin Derby ; et nous émerveillons grandement pourquoi il tient si longuement son maltalent, car il nous est avis qu’il seroit bien paré s’il l’avoit de lez lui ; et vous, et les plus prochains du conseil de notre fils d’Angleterre y devroient pourvoir. » — « Très cher seigneur, répondit le comte de Salsebéry, je fais ce que on me fait faire. » — « C’est vérité, dit le roi. Nous ne vous en savons nul mal gré ; et notre fils d’Angleterre sait espoir telles choses que point nous ne savons. Faites votre message partout, ainsi que chargé vous est. » Et aussi fit-il ; et pareillement au duc de Berry. Le duc de Berry ne répondit point à ce ; mais vint devers le roi à son hôtel de Saint-Pol, et lui demanda des nouvelles d’Angleterre. Le roi lui en dit, toutes telles que le comte de Salsebéry lui avoit dites. Si furent les seigneurs de France, le roi et ses oncles, pour ces nouvelles secrètement ensemble, et dirent : « Le roi d’Angleterre se doute du comte Derby grandement, ou il sait espoir telle chose qui ne peut venir à nôtre connoissance ; et nous devons avoir plus grand’faveur et conjonction d’amour à lui que au comte Derby ; et par conjonction de mariage il s’est conjoint et allié à notre sang, et tiendroit en grand dépit et contraire, à ce que nous véons et sommes informés, si nous accordions au comte Derby par mariage la comtesse d’Eu ; nous n’en ferons rien ; mais il nous convient un peu dissimuler de ceci, et tenir en secret ces nouvelles et paroles, tant que le comte de Salsebéry soit mis au retour. » Et demeurèrent le roi et ses oncles sur cel état.

Quand le comte de Salsebéry eut fait ce pourquoi il étoit venu devers le roi de France et les seigneurs, il prit congé et se départit. Et fut le roi plus courroucé de sa venue, pour les nouvelles qu’il apporta, que réjoui, à ce qu’il montra ; car il rendit au comte de Salsebéry ses lettres de créance, ni nulles n’en voult retenir, tant avoit jà en amour le comte Derby, Lequel comte sçut bien que le comte de Salsebéry étoit venu à Paris ; mais point ne se virent. Et se départit le comte de Salsebéry sans parler au comte Derby ; et retourna arrière à Calais et de là en Angleterre ; et recorda comment il avoit exploité.

Quand le comte Derby sçut que le comte de Salsebéry étoit retourné en Angleterre et parti de Paris sans parler à lui, si lui tourna à grand’déplaisance ; et en tout ce ne pensa nul bien ; et aussi ne firent ceux de son conseil, et dirent : « Sire, vous vous percevrez de bref d’autres choses que vous n’avez point vues ni ouïes jusques ci, quoique on ne vous en dise ni montre nul semblant maintenant. François sont sages et couverts, et peut-être que le roi d’Angleterre et ceux de sa secte sont courroucés de ce que le roi de France et les François vous font si bonne chère. Et espérons que on a ouï parler en Angleterre que vous vous deviez marier à la fille du duc de Berry ; si a le roi d’Angleterre, auquel la chose ne vient pas à plaisir, allé devant et brisé ce mariage ; et s’il est ainsi, vous en orrez temprement nouvelles. »

Tout ainsi comme les chevaliers du comte Derby et son conseil le imaginèrent en étoit-il. Et avint, ainsi que un mois après ce que le comte de Salsebéry fut départi et mis au retour, ceux du côté du comte Derby, qui entremis s’étoient de traiter ce mariage dont nous avons ci-dessus parlé, remirent les paroles sus à ceux du conseil du duc de Berry, lesquels étoient chargés de répondre et de dire ainsi : « Dites à monseigneur Derby que, quand il est en la présence du roi, de ses oncles et aussi de monseigneur d’Orléans, qu’il en parle, car tant que à nous n’en appartient plus à parler puisque on ne veut. » Et tout ce, ni plus ni moins, fut dit et recordé au comte Derby. Il, qui encore n’y pensoit nul mal, mais cuidoit que les traiteurs l’eussent dit en espécialité pour plutôt approcher la besogne, car le roi de France et tous les seigneurs lui montroient aussi bon semblant après que devant, mit bien en mémoire tout ce que on lui eut dit, et lui en souvint quand il fut heure ; car, quand il vit le roi et les seigneurs tous ensemble, il renouvela les paroles du mariage. Adonc dit le duc de Bourgogne, qui étoit chargé de parler : « Cousin Derby, nous n’avons que faire de donner notre cousine en mariage à un traître. » De celle parole mua très grandement couleur et tous ses esprits le comte Derby, et dit : « Sire, je suis en la présence de monseigneur le roi, je veuil répondre à ce. Je ne fus oncques traître, ni trahison ne pensai ; et si nul étoit qui de trahison me voulsist amettre, je suis tout prêt de répondre, soit présentement ou quand il plaira à monseigneur qui ci est. » — « Nennil, cousin, répondit le roi, je crois que vous ne trouverez jà homme en France, de la nation et tenure de France, qui vous chalenge votre honneur ; et les paroles que mon oncle vous dit viennent d’Angleterre. » Adonc s’agenouilla le comte Derby et dit : « Monseigneur, je vous en crois bien. Dieu nous y garde tous nos amis et confonde nos ennemis ! » Le roi de France fit lever le comte Derby et dit : « Cousin, apaisez-vous, toutes les choses tourneront à bien ; et quand vous serez d’accord partout, on pourra bien adonc parler du mariage, mais avant, il convient que vous ayez relevé la duché de Lancastre ; car c’est l’usage de France, et de plusieurs pays de deçà la mer, que quand un seigneur se marie, que par le gré de son seigneur, si il a souverain, il doue sa femme. » Adonc furent prêts vin et épices, et se dérompirent ces paroles, et s’en alla chacun où aller devoit, sitôt que le roi fut rentré en son secret retrait.

Vous devez savoir que quand le comte Derby fut revenu à l’hôtel de Cliçon, il fut amèrement courroucé, et bien y eut cause, quand il, qui se tenoit l’un des plus loyaux chevaliers du monde, en la présence du roi de France qui moult l’aimoit et avoit fait de grands courtoisies et faisoit encore tous les jours, on l’avoit réputé pour un traître ; et que ces paroles venoient d’Angleterre ; et les avoit apportées le comte de Salsebéry.

Les chevaliers du dit comte le rapaisèrent moult doucement et sagement, et lui dirent : « Monseigneur, il faut en ce monde souffrir et endurer, qui vivre y veut, et les hommes, chacun selon son état, avoir moult de tribulations ; et confortez-vous en ce, otre-tant que pour le présent, et endurez et portez patiemment. Espoir aurez-vous après assez de gloire et de joie. Et de tous les seigneurs qui sont deçà la mer, le roi de France est cil qui mieux vous aime ; et à ce que nous véons et entendons il y pourvoiroit volontiers s’il véoit que peine y fût employée. Et vous devez savoir grand gré à lui et à ses oncles, quand ils ont tenu ces paroles en secret, en tant que le comte de Salsebéry fut ci et jusques adonc qu’il est retourné en Angleterre. » — « Voire, répondit le comte Derby à ses chevaliers, il m’est avis qu’il vaulsist trop mieux que on le m’eût dit en la présence de lui que tant avoir attendu ; je me fusse excusé suffisamment et si acertes devant le roi et les seigneurs que on l’eût bien vu. Or demeurerai en ce blâme jusques adonc qu’il sera autrement éclairci. » — « Monseigneur, répondirent les chevaliers, tous meschefs ne sont pas amendés à la première fois. Souffrez-vous et laissez le temps couler aval ; espoir se portent mieux vos besognes en Angleterre que vous ne cuidez. L’amour que les bonnes gens ont à vous et les bonnes prières vous délivreront en bref, s’il plaît à Dieu, de tous dangers. »

Ainsi disoient-ils pour reconforter leur seigneur le comte Derby, qui tant étoit déconforté que nul homme plus que lui ; et de ce qu’ils lui remontroient en bien à l’aventure, ils disoient vérité, comme je vous dirai sur heure.

Les nouvelles vinrent en Angleterre du comte de Salsebéry qui avoit été en France devers le roi et ses oncles et porté lettres de créance ; et sur ces lettres informé le roi de France son frère et leurs oncles que le comte Derby étoit parjure, faux, mauvais et traître. Desquelles paroles moult de nobles et de prélats fuent grandement troublés parmi le royaume d’Angleterre, et en sçurent au comte de Salsebéry très mauvais gré ; et dirent généralement entre eux : « Le comte de Salsebéry a mal fait, quand il s’est chargé de porter en France telles nouvelles, et sur plus prud’homme qu’il n’est ; un jour viendra qu’il s’en repentira si acertes qu’il dira : « Ce poise moi que je fusse en France porter message à l’encontre du comte Derby. »

Vous devez savoir que ceux de Londres en furent durement courroucés, et en parlèrent et murmurèrent grandement contre le roi et son conseil ; et dirent : « Ha ! gentil comte Derby ! les grands envies que on a sur vous ! Il ne suffit pas au roi et à son conseil si on vous a mis et bouté hors de ce pays, quand on vous accuse encore de trahison pour vous plus blâmer et vergonder. Et par Dieu ! toutes choses viendront à point et à leur tour. Hélas ! disoit le peuple, et quelle chose ont vos enfans forfait, quand le roi leur ôte et tolle l’héritage de leur père et leur tayon, et ce qui doit être leur, et par droite hoirie et succession ? Celle chose ne peut longuement demeurer ainsi, ni nous ne le pourrions voir ni souffrir. »

Or advint que, assez tôt après la revenue du comte de Salsebéry de France en Angleterre, le roi Richard fit crier et publier par tout son royaume et jusques en Escosse, unes joutes à être à Windesore, de quarante chevaliers dedans et de quarante escuyers ; et devoient être vêtus tous verts à un blanc faucon ; et devoit là être la roine à celle fête, bien accompagnée de dames et de damoiselles. La fête se tint. La roine y fut en grand arroy ; mais trop peu de seigneurs y vinrent, car bien les deux parts des chevaliers et escuyers d’Angleterre avoient accueilli le roi en si grand’haine, tant pour le comte Derby qu’il avoit mis hors d’Angleterre et des injures qu’il avoit fait à ses enfans, que pour la mort du duc de Glocestre, lequel il avoit fait meurtrir au chastel de Calais, et aussi pour le comte d’Arondel qu’il avoit fait décoler à Londres et du comte de Derby qu’il avoit envoyé en exil, que les lignages des dessus dits seigneurs ne vinrent oncques à la fête ; et n’y eut ainsi que nully. À laquelle fête le roi ordonna aller sur les frontières d’Irlande pour là employer son temps et ses hommes ; et laissa la roine Isabel sa femme et tout son état au chastel de Windesore ; et puis il prit le chemin de Bristol ; et fit là, et sur le pays, faire ses pourvéances grandes et grosses ; et avoit bien deux mille lances de chevaliers et d’escuyers, et dix mille archers. Quand les Londriens entendirent qu’il tenoit ce chemin, si commencèrent à murmurer les plusieurs ensemble et dire par manière de sorts : « Or s’en va Richard de Bordeaux le chemin de Bristol et d’Irlande ; c’est à sa destruction ; jamais n’en retournera à joie, non plus que fit le roi Édouard son ayeul[1], qui se gouverna si follement qu’il le compara, et par trop croire le seigneur Despensier. Aussi Richard de Bordeaux a tant cru povre et mauvais conseil que ce ne se peut celer ni souffrir longuement, que il ne convienne qu’il le compare. »

  1. Froissart veut parler ici d’Édouard II, dont il a raconté la mort au commencement de son premier livre.