Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre LXVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 331-334).
Livre IV. [1398–1399]

CHAPITRE LXVIII.

De la réponse que le duc de Lancastre fit au chevalier envoyé de par son fils le comte Derby, et comment le duc de Lancastre mourut.


Quand messire Dymoch, lequel le comte Derby eut envoyé en Angleterre au duc de Lancastre son père, eut la réponse du dit duc, et visité toutes les terres du dit comte son maître, et vu ses enfans, quatre fils et deux filles, qui demeurés étoient en Angleterre, il prit congé et s’en retourna arrière en France. La réponse du duc de Lancastre fut telle : que point il ne conseilloit à son fils qu’il emprît ce voyage de Honguerie, mais quand il seroit tanné d’être en France, il s’en allât en Castille de-lez le roi son frère et sa sœur, et de là, s’il vouloit aller ébattre outre, voir sa sœur la roine de Portingal. Le comte Derby legit au long les lettres par deux fois que on lui avoit envoyées d’Angleterre et pensa sus moult longuement. Aussi messire Dymoch lui dit en grand’espécialité que médecins et chirurgiens lui avoient dit et confessé, que son père le duc de Lancastre menoit une maladie moult périlleuse, et que jà n’en istroit sans mort. Ces paroles et informations retardèrent grandement le comte Derby de nulle part voyager ; mais se tint tout coi à Paris à l’hôtel de Cliçon, lequel étoit tout ordonné pour lui et ses gens à la fois. Et moult souvent il alloit voir le roi et le duc d’Orléans et leurs oncles, et s’ébattre avecques eux ; et lui faisoient toute la meilleure compagnie qu’ils pouvoient ; et tant que grandement se tenoit tenu à lui, et disoit au roi de France : « Monseigneur, vous me faites tant d’honneur et de courtoisie, que je ne sais comment je le pourrai jamais desservir ; et moi retourné en Angleterre, madame la roine votre fille en vaudra grandement mieux. » — « Grands mercis ! beau cousin, » répondit le roi.

Or avint que, environ de Noël[1] ensuivant, le duc Jean de Lancastre qui vivoit en grands déplaisances, tant pour son fils que le roi avoit mis hors d’Angleterre à petite cause, que pour le povre et petit gouvernement qu’il véoit en son neveu le roi Richard ; et sembloit bien au dit duc, s’il persévéroit en cel état longuement, et on le laissât convenir, le royaume seroit perdu. Et mourut le dit duc de Lancastre et eut grand’plainte de ses amis. Le roi Richard d’Angleterre, à ce qu’il montra, n’en fit pas grand compte, mais l’eut tantôt passé.

Or regardèrent les nobles d’Angleterre, les aucuns et non pas tous, que le royaume affoiblissoit fort quand le duc de Lancastre étoit mort et le duc de Glocestre son frère, et le comte d’Arondel ; et étoit le comte Derby banni d’Angleterre, qui devoit être duc de Lancastre par droite hoirie et succession ; et disoient les aucuns : « Or véons que le roi fera. Il est heure qu’il vienne relever sa terre et qu’il soit duc de Lancastre. » Tels paroles furent dites et semées parmi le royaume d’Angleterre, en plusieurs lieux, et espécialement en la cité de Londres où le comte Derby étoit cent fois mieux aimé que le roi Richard. Néanmoins, pour chose que on en parlât ni murmurât, ni que le roi en ouït parler et ses consaux, rien il n’en fit ; mais du contraire il fut trop mal conseillé ; car s’il eût mandé le comte Derby tantôt que son père fut mort, et lui eût dit, lui venu et retourné en Angleterre : « Beau cousin, vous soyez le bienvenu ! vous êtes duc de Lancastre et le plus grand qui soit en Angleterre après nous ; nous voulons que vous vous teniez de-lez nous, et nous nous ordonnerons par vous et par votre conseil de tous points, et ne ferons chose que vous ne le véez et passez ; » il fût demeuré en son état et roi d’Angleterre, et n’eût point eu ni reçu le grand encombrier qu’il reçut, et lequel lui étoit si prochain, qu’il ne le pouvoit éloigner, ainsi que je vous recorderai assez prochainement en l’histoire.

Nouvelles vinrent en France de la mort du duc de Lancastre ; et en escripsit le roi Richard d’Angleterre, sur forme et manière de joie, à son grand seigneur le roi de France et non pas à son cousin le comte Derby ; mais le comte le sçut aussitôt ou plutôt que le roi de France, par ses hommes qu’il avoit en Angleterre. Si s’en vêtit de noir ; ce fut raison, et toutes ses gens. Et lui fit faire son obsèque moult grandement ; et y furent le roi de France, son frère, et tous ses oncles, et grand nombre des prélats et hauts barons de France, car le comte Derby étoit moult bien aimé de tous. Et le véoient les seigneurs volontiers. Et prenoient les aucuns grand déplaisir à son deuil, et disoient ainsi, que le roi d’Angleterre n’étoit pas bien conseillé quand il ne le rappeloit. Mais le dit roi n’en avoit nul talent ; avant en faisoit tout le contraire. Et envoya tantôt ses officiers en toutes les terres et tenures du duc de Lancastre et en fit lever et saisir les profits ; et dit ainsi : que tant que le comte Derby auroit accompli tous les termes qui baillés lui étoient encore, au mieux venir, il, ni les siens, ne recevroient rente ni revenue qu’il eût en Angleterre, et encore outre. Dont il étoit moult blâmé de ceux qui aimoient le comte Derby et ses enfans. Le roi donnoit et départoit aucuns héritages de la duché de Lancastre à ses chevaliers et à ceux qui les demandoient, pour laquelle chose moult de chevaliers en parloient et disoient : « Le roi d’Angleterre donne bien signe qu’il ne veut nul bien à son cousin le comte Derby, quand il ne le rappelle de-lez lui et souffre que il relève sa terre. Ce sera avecques ses enfans un membre bel et grand en Angleterre et bourdon[2] pour lui appuyer. Mais il fait tout le contraire. Il l’a jà chassé en sus de lui et le veut tenir en ce danger, et en plus grand encore, s’il se peut ; car jà attribue-t-il son héritage avecques le sien ; et y envoie ses gens et officiers exploiter plus avant que nul en héritage qui soit en Angleterre. Et si les manans se plaignent des injures que on leur fait, leur seigneur absent, ils n’en sont point ouïs ; et n’est nul qui droit leur en fasse ; et outre, ce sont petits signes d’amour et de bien qu’il veuille au comte Derby et à ses enfans, car l’héritage de Lancastre, qui leur vient par droite hoirie de par madame leur grande dame la duchesse Blanche, fille au duc Henry de Lancastre, et ce qui leur vient de par madame leur mère qui fille fut au comte de Herfort et de Northanton et connétable d’Angleterre, il leur ôte et amoindrit toujours, et donne à sa faveur, là où il lui plaît. C’est trop avant fait contre l’ordonnance de droit et de raison et à la déplaisance de trop de gens de bien d’Angleterre ; et ne peut ce durer ni demeurer longuement en tel état qu’il ne soit amendé. » Ainsi devisoient et parloient la greigneur partie des nobles et prélats des communautés d’Angleterre.

Pareillement au royaume de France, les seigneurs d’honneur et de bien qui oyoient parler de celle matière et qui vu avoient le comte Derby ou pouvoient voir encore tous les jours à Paris, s’en émerveilloient et parloient l’un à l’autre, disant : « À notre avis, ce roi d’Angleterre a accueilli à trop grand courroux et haine le comte Derby son cousin germain, et le plus grand en Angleterre après lui. Si est-il gracieux chevalier, doux, courtois et traitable ; et le fait bon voir et parler à lui. Ou le roi d’Angleterre sait autre chose sur lui que nous ne savons, ou il est mal conseillé. Et merveille est que le roi de France, et son frère monseigneur d’Orléans, et ses oncles Berry, Bourgogne et Bourbon, n’y mettent attrempance, car il est tous les jours avecques eux. Si y devroient pourvoir mieux que nuls autres ; car plus feroit le roi d’Angleterre pour le roi de France et ces seigneurs, son frère et leurs oncles, que pour nuls autres, pour l’amour de sa femme qui est fille au roi de France ; mais ils n’en font rien ; si nous en devons taire. »

À voire dire, le roi de France ne pensoit ni îmaginoit en toutes ces choses que tout bien ; et aussi ne faisoient son frère et ses oncles ; et aimoient et honoroient grandement le comte Derby, et le vouloient le plus avoir avecques eux. Et moult bien il savoit y être. Et fut avisé et regardé qu’il étoit veuf et à marier, et que le duc de Berry avoit une fille, veuve de deux maris, comme jeune qu’elle fût, qui s’appelloit Marie, car elle avoit eu par mariage Louis de Blois qui mort étoit jeune, et secondement messîre Philippe d’Artois, comte d’Eu, lequel étoit mort en Honguerie sur le retour, ainsi comme il est ci-dessus contenu en notre histoire. Marie de Berry ne pouvoit avoir en ces jours environ d’âge que vingt-trois ans. Et fut un mariage avisé et traité, et sur le point de faire, du comte Derby et Marie de Berry, car bien savoit que le duc de Lancastre est un grand héritier en Angleterre ; et aussi faisoit le roi de France pour la cause de sa fille la roine d’Angleterre ; car avis leur étoit, et à moult d’autres seigneurs de France, que la compagnie seroit belle et bonne de deux si grandes dames comme elles étoient, et si prochainement de sang ; et en demeureroient et seroient les deux royaumes de France et d’Angleterre en plus grand’conjonction de paix et d’amour. Et tous ceux qui considéroient et imaginoient cela disoient vérité ; mais il ne put adresser ; et convint toutes ces choses briser et rompre, par le roi Richard d’Angleterre et son conseil qui en furent cause. Et ce qui doit avenir on ne peut éloigner. Les fortunes de ce monde sont trop merveilleuses, et elles le furent en celle saison pour le roi Richard d’Angleterre, si dures que merveille est à penser, car bien y eût pourvu s’il voulsist et c’est trop fort de ce qui doit être. Et je vous recorderai à la lettre ce dont je, Jean Froissart, auteur et chroniseur de ces chroniques, en mon jeune âge ouïs une fois parler, en un manoir qui sied en une ville à trente milles de Londres, que on appelle Berquamestede[3] ; et étoit, pour le temps que je parole, la ville, le manoir et la seigneurie au prince de Galles, le père à ce roi Richard ; et fut en l’an de grâce mil trois cent soixante et un. Et pour ce que le prince et la princesse se devoient départir d’Angleterre et aller en Aquitaine tenir leur état, le roi Édouard d’Angleterre, madame la roine Philippe ma maîtresse, le duc Léon de Clarence, le duc Jean de Lancastre et messire Aimon qui fut comte de Cantebruge et duc d’Yorch, leurs enfans, étoient là venus au dit manoir voir le prince et la princesse et prendre congé ; et je, qui pour lors étois espoir en l’âge de vingt quatre ans, et des clercs et de la chambre de ma dite dame la roine, ouïs, séant sur un banc, un ancien chevalier, parler et deviser aux dames et damoiselles de la roine, et dit ainsi : « Il y a en ce pays un livre qui s’appelle le Brut[4] ; et disent moult de gens que ce sont des sorts Merlin[5] ; mais, selon le contenu de ce livre, le royaume et la couronne d’Angleterre ne retournera pas au prince de Galles ni au duc de Clarence, ni jà ne seront rois d’Angleterre quoiqu’ils soient fils au roi Édouard ; mais retournera la couronne en l’hôtel de Lancastre. » En ces jours que le chevalier dit la parole, n’étoit point né Henry le comte Derby, ni ne fut sept ans depuis ; mais ces paroles me revinrent au devant, quand de mon temps je vis le comte Henry Derby roi d’Angleterre.

  1. Le moine d’Evesham dit aussi : In natale Domini hujus anni (1398) Joannes de Gant, dux Lancastriæ, apud castellum de Leicestre diem suum clausit extremum et apud Sanctum-Paulum Londoniis honorificè sepelitur, filio suo Henrico, medio tempore, existente in exilio in partibus transmarinis.
  2. Bâton de pèlerin.
  3. Berkhamstead.
  4. Le roman ou poème du Brut, écrit en vers par Robert Wace, poète anglo-normand du douzième siècle, était alors fort populaire.
  5. Le célèbre Mirddhin ou Merlin, si fameux dans tous les romans de chevalerie. Les prophéties de Merlin ont été fort long-temps en grande vogue dans toute l’Angleterre. Le système de Lancastre, en rendant l’art de lire universel, a détruit toutes ces vieilles superstitions.