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Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre LXXVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 355-359).

CHAPITRE LXXVIII.

Comment le roi Henry, duc de Lancastre, fut couronné du consentement de tout le commun d’Angleterre et de la manière de la fête.


En l’an de l’incarnation notre Seigneur mil quatre cents un moins[1] avint en Angleterre, droit en septembre, le dernier jour de celui mois, par un mardi, que Henry, duc de Lancastre, tint parlement au palais de Westmoustier qui est dehors Londres ; et audit parlement furent assemblés tous les prélats et clergés du royaume d’Angleterre la plus grande partie. Et eu après y furent tous les ducs, comtes et nobles du dit royaume ; et aussi le commun de chacune ville, une quantité de gens selon ce que les villes étoient. Et là fut tout le dit peuple assemblé à Westmoustier, ce mardi devant dit, présens le duc de Lancastre et ses gens. Et là chalenge le dit duc Henry de Lancastre le dit royaume d’Angleterre, et requit à être roi par trois manières de cas. Premièrement par conquête ; secondement parce qu’il se dîsoit être droit hoir ; tiercement par ce que le roi Richard de Bordeaux lui avoit résigné le royaume en sa main de pure et libérale volonté, présens prélats, ducs et comtes en la salle de la grand’tour de Londres[2].

Ces trois cas remontrés, requit le duc Henry de Lancastre à tout le peuple d’Angleterre qui fut là, que de ce ils disent leur bonne volonté. Et en présent répondit ledit peuple, tout d’une voix, que c’étoit bien leur volonté qu’il fût leur roi, et ne vouloient avoir autre que lui. Et encore, ensuivant ce propos, requit et demanda le dit duc au dit peuple par deux fois, si c’étoit bien leur volonté ; et ils répondirent tous d’une voix « Oyl. » Et là en présent, s’assit le duc Henry au siége royal, lequel siége étoit haut élevé en-my la salle ; et étoit le siége couvert tout d’un drap d’or et à ciel dessus, si que tous ceux qui là étoient le pouvoient bien voir. Et en présent que le duc fut assis au dit siége, tout le peuple tendit les mains contre mont en lui promettant foi et faisant grand’liesse. Et lors fut ce parlement conclu, et fut journée assignée de son couronnement, le jour Saint-Édouard qui fut le lundi treizième jour d’octobre. Et le samedi devant le jour de son couronnement, il se départit de Westmoustier et s’en alla au chastel de Londres atout grand’gent ; et celle nuit veillèrent tous les écuyers qui devoient être faits chevaliers le lendemain. Et furent le nombre de quarante six, et eurent tous ces écuyers chacun sa chambre et chacun son bain où ils se baignèrent[3] celle nuit ; et à lendemain, le duc de Lancastre les fit chevaliers à sa messe, et leur donna longues cottes vertes à étroites manches fourrées de menu vair en guise de prélats ; et avoient ledits chevaliers sur la senestre épaule un double cordel de soie blanche à blanches houpettes pendans. Et se départit le duc de Lancastre celui dimanche après dîner du chastel de Londres pour venir à Westmoustier ; et étoit en pur le chef ; et avoit en son col la devise du roi de France[4] ; et étoit accompagné du prince son fils, de six ducs, six comtes, dix-huit barons, et la somme toute de huit à neuf cents chevaliers en sa compagnie. Et avoit adonc vêtu le roi un court jacque d’un drap d’or à la façon d’Allemagne ; et étoit monté sur un blanc coursier ; et avoit le bleu gertier en la senestre jambe. Et vint le dit duc tout parmi la ville de Londres et grand nombre de seigneurs, vêtus leurs gens chacun de sa livrée et devise ; et tous les bourgeois et Lombards marchands de Londres[5], et tous les grands maîtres, chacun métier orné et paré de sa devise, en convoyant ledit duc jusques à Westmoustier. Et furent le nombre de six mille chevaux. Et furent les rues, ledit jour, là où ledit duc passa, couvertes et parées en plusieurs manières de paremens ; et eut celui jour, et autre après, neuf brocherons de fontaines en Cep[6] à Londres, courans par plusieurs conduits, blanc vin et vermeil.

Item, à la nuit fut baigné le duc de Lancastre ; et à lendemain, sitôt qu’il fut levé, il se confessa[7] et ouït trois messes, ainsi que accoutumé avoit ; et celui matin, tous les prélats qui là étoient assemblés, et grand nombre du clergé vinrent en procession de l’église de Westmoustier, droit au palais, pour amener le roi en la dite église. Et s’en retourna la procession en ladite église, et le roi en suivant après, et tous les seigneurs avec le roi. Et les ducs, comtes et barons avoient longues houppelandes d’écarlate, et longs manteaux fourrés de menu vair, et grands chaperons aussi fourrés en telle manière ; et tous les ducs et comtes avoient trois hourlets de menu vair assises sur l’épaule senestre de un quartier de long[8] ou environ ; et les barons n’en avoient que deux ; et tous autres chevaliers et écuyers avoient houppelandes d’écarlate de livrée.

Item, en venant dudit palais â l’église, avoit sur le chef du duc un drap de soie de couleur inde à quatre bâtons d’argent et quatre clochettes d’or sonnans ; et portoient ledit ciel quatre bourgeois de Douvres, pour la cause que c’est leur droit ; et avoit à chacun côté l’épée de l’église et l’épée de justice. Et portoient, l’épée de l’église le prince de Galle son fils ains-né, et l’épée de justice messire Henry de Percy comte de Northonbrelande et connétable d’Angleterre, car le comte de Rostellant étoit déposé de cel office. Et portoit le comte de Westmerlant, maréchal d’Angleterre, le sceptre. Et entrèrent les processions, le duc et tous les seigneurs en la dite église, ainsi comme à neuf heures. Et avoit, droit au milieu de l’église, un haut hourt tout couvert de vermaux paremens, et au milieu du hourt avoit une chayère royale couverte de drap d’or. Et quand le duc fut venu en l’église il monta sur le hourt et se assit en la chayère royale ; et étoit le duc en l’état royal, fors tant qu’il n’avoit point sur le chef la couronne ni le bonnet ; et là en présent et dessus l’échafaud remontra l’archevêque de Cantorbie, par les quatre cornets de l’échafaud, au peuple, comment Dieu leur avoit transmis un homme pour être leur roi et sire. Puis demanda le dit archevêque au dit peuple si chacun le vouloit bien qu’il fût consacré et couronné à roi. Et ils répondirent, tous d’une voix, que oyl, en tendant les mains contre mont et lui promettant foi et loyauté.

Après ce dit et répondu, le duc descendit jus du hourt, et vint à l’autel pour être sacré. Et au roi Henry sacrer y avoit deux archevêques et dix évêques ; et là devant l’autel fut dévêtu de l’état royal, tout nud jusqu’à la courroie, et là en présent fut enoingt et sacré en six lieux : c’est à savoir sur le chef, en la poitrine, sur les deux épaules, et derrière entre ses deux épaules, et ès mains[9] ; et puis lui mit-on un bonnet sur son chef[10] ; et entretant que on le sacroit et oignoit, le clergé chantoit la litanie et tel office que on dit à bénir un fond. Et fut là vêtu le roi des draps de l’église comme un diacre ; et puis lui chaussa-t-on uns souliers de velours vermeil en guise de prélat, et puis uns éperons à une pointe sans molettes ; et fut tirée hors du fourrel l’épée de justice, et là fut bénite et puis baillée au roi, et le roi la remit au fourrel ; et là, en présent l’archevêque de Cantorbie, dessaindy la dite épée. Et puis fut apportée la couronne saint Édouard[11]. Et étoit la dite couronne archée[12] en croix et fut bénite ; et puis lui assit le dit évêque sur le chef ; et après la messe dite et ouïe, le roi se départit de l’église au dit état, et trouva au dehors de l’église, sur le dextrier, le duc de Lancastre, le connétable d’Angleterre, le maréchal d’Angleterre et le lieutenant du connétable qui devant le roi faisoient place pour venir au palais. Et avoit au milieu de ce palais une fontaine qui rendoit vin blanc et vin vermeil par plusieurs sources. Et là entra le roi en la salle, et alla en son retrait ; puis vint en la salle pour dîner. Et fut la première table, du roi ; la seconde, des cinq pairs d’Angleterre ; la tierce table, des vilains de Londres ; la quatrième, des chevaliers nouveaux ; la cinquième, des chevaliers et écuyers d’honneur qui vouloient seoir ; et étoit le dit roi à côté du prince de Galles qui tenoit l’épée de justice, et de l’autre lez du connétable d’Angleterre qui tenoit l’épée de l’Église, et en dessous le maréchal qui tenoit le sceptre. Et n’eut à la table du roi que deux archevêques et dix-sept évêques. Et en la moitié de ce dîner vint un chevalier que on nommoit Dymok[13], tout armé, sur un cheval monté, tout couvert de mailles et de vermeil, chevalier et cheval. Et étoit armé pour gage de bataille ; et avoit un chevalier devant lui qui portoit sa lance ; et avoit le dit chevalier à son côté l’épée toute nue et sa dague à l’autre côté ; et bailla le dit chevalier un libelle au roi qui fut lu, et disoit : S’il étoit chevalier, écuyer, ni gentil homme qui voulsist dire ni maintenir que le roi Henry ne fût droit roi, il étoit tout prêt de le combattre, présent le roi, ou quand il plairoit au roi[14] assigner journée ; et le fit le roi crier par un héraut d’armes par les six lieux de la dite salle ; à quoi nul ne s’apparut. Et quand le roi eut dîné, il prit vin et épices en la dite salle, et puis alla en son retrait ; et toutes gens se départirent, et alla chacun en son hôtel.

Ainsi se porta la journée de la coronation du roi Henry, lequel demoura ce jour et la nuit ensuivant, et le lendemain au palais de Westmoustier.

Vous devez savoir que le comte de Salsebéry ne fut point à ces solemnités. Et mauvaisement y eût été, car on le tenoit en prison fermée, et bonnes gardes sur lui. Et vouloit le conseil du roi, et moult de nobles du pays et les Londriens, que on lui tranchât la tête publiquement en la rue de Cep à Londres. Et disoient que bien l’avoit desservi quand il s’étoit avancé de porter lettres de créance, de par Richard de Bordeaux, en France au roi et aux seigneurs, et avoit dit, témoigné et porté outre que le roi Henry étoit faux, mauvais et traître ; et que ce péché et mesfait ne foisoit point à pardonner, mais demandoit punition très crueuse. Le roi Henry, comme doux et sage, ne s’inclinoit pas à le faire sitôt mourir, mais en avoit aucunement pitié ; car le comte s’excusoit de ce que fait en avoit, fut par l’ordonnance et parole des quatre chevaliers dessus nommés qui décollés étoient. Le roi créoit assez tôt excusances, mais ceux de son conseil n’y vouloient pas entendre ; et disoient, et aussi faisoient les Londriens, qu’il en mourroit, car bien l’avoit desservi. Si demoura le comte de Salsebéry en prison en grand danger de sa vie.

Messire Jean de Hollande, comte de Hostidonne, et pour ce temps gardien de la ville de Calais, avoit été informé tout au long de la matière dessus dite, et comment son frère le roi Richard avoit été pris et mené, et étoit en prison en la tour de Londres, et là condamné, ou ailleurs qu’il plairoit le roi Henry et son conseil, à user sa vie, et avoit résigné le royaume, couronne et tout ; et étoit Henry de Lancastre roi d’Angleterre. Le comte de Hostidonne, quelque annoy et déplaisance qu’il eût du roi Richard, son frère, considéra le temps et les aventures, et regarda que il tout seul contre la puissance d’Angleterre qui trop grande étoit, il ne pouvoit pas obvier. Aussi la comtesse sa femme lui dit, quand il fut retourné de Calais en Angleterre, qui sœur germaine étoit du roi Henry : « Monseigneur, il vous faut passer votre courroux bellement et sagement ; et ne faites pas chose dont vous prenez dommage ; car monseigneur le roi, mon frère, vous peut faire moult de biens ; et si voyez que tout le pays s’incline à lui. Et si vous montrez mal talent aucun, vous êtes perdu. Si dissimulez de ce fait ci, je vous en prie et le vous conseille ; car autant bien est le roi Henry votre frère que Richard étoit. Et demeurez de-lez lui, et vous le trouverez bon et appareillé ami ; car il n’y eut oncques si riche roi en Angleterre comme il est. Si vous pourra, et à vos enfans, faire encore moult de biens. »

Le comte de Hostidonne entendit bien les paroles que sa femme lui dit et montra, car il fut imaginatif assez. Si les crut et s’inclina, et s’en vint devers le roi Henry, son serourge, et se humilia ; et promit foi et loyauté et service à faire. Le roi le reçut et en eut grand’joie. Depuis fit tant le comte de Hostidonne parmi ses bons amis et moyens qu’il acquit, et tant en pria au roi, que le comte de Salsebéry fut ouï et recueilli à toutes excusations, et lui fut pardonné tout ce que fait avoit du voyage de France, et retourna en la grâce du roi Henry et du pays.

  1. C’est-à-dire l’an treize cent quatre-vingt-dix-neuf.
  2. Voici les paroles de Henri de Lancastre, telles qu’elles sont rapportées par le moine d’Evesham :

    « Ego Henricus dux, et legitimus heres domino (sic) Johannis ducis Lancastriæ venerandi patris mei, in nomine Patri et Filii et Spiritus, sanctis, istum tronum regium, jam vacantem, coronam, et regnum, cum omnibus membris et pertinentiis suis, universis et singulis, mihi, proximo heredi, jure hereditario, in lineâ rectâ descendentia (sic) à nobili rege Henrico tertio, debitè clamo, assumo et cumdem assumi (sic).

  3. Richard II avait créé l’ordre des chevaliers du Bain, et en avait fixé le nombre à quatre. Henri IV créa vingt-cinq nouveaux chevaliers de cet ordre, à l’occasion de son couronnement. Cet ordre, renouvelé par Georges Ier, ne se confère guère qu’à l’époque du sacre du roi d’Angleterre. L’usage du bain, comme signe de pureté avant de conférer l’ordre de chevalerie, était fort ancien dans les autres pays de l’Europe. (Voyez Lacurne Sainte-Palaie, Mémoire sur la chevalerie.)
  4. Celle que le roi de France lui avait donnée en signe d’amitié pendant son exil à Paris.
  5. Les Lombards étaient encore à Paris et à Londres les principaux banquiers et négocians.
  6. Cheapside.
  7. L’ancien manuscrit ajoute : Car il en avait bien métier. En général toutes les modifications que je remarque dans le manuscrit 8323 bis que j’ai suivi sont faites dans un sens favorable au parti d’Henri IV.
  8. C’est la chausse moderne que portent les docteurs.
  9. Je ne sais pas comment Froissart a oublié de dire ici qu’il fut oint avec l’huile donnée par la Vierge à Thomas Becket, et qui ne fut découverte que pendant le règne de Richard II, avec une inscription portant que celui qui serait oint de cette huile serait le défenseur de l’Église. Cette huile, comme celle apportée par le Saint-Esprit pour l’onction de Clovis et de ses successeurs, avait la propriété d’être intarissable. Les réformateurs auront sans doute cassé l’ampoule qui la contenait, si la Vierge n’est pas venue la remporter. Boucher, dans ses Annales d’Aquitaine (p. 3, c. iv), raconte cette aventure de Becket, d’après une prétendue lettre de Becket lui-même, écrite en latin, et dont il donne la traduction suivante :

    « Une nuit, dit Becket, comme j’étais en oraison dans le monastère Sainte-Colombe (pendant son exil en France), tantôt s’apparut à moi la benoîte Vierge Marie, ayant sur la poitrine une goutte d’eau resplendissant plus que fin or, et tenant en sa main une petite ampoulle de pierre. Et après qu’elle eut pris cette goutte d’eau et icelle mise en l’ampoulle qu’elle me bailla, me dit par ordre les paroles qui s’en suivent : « Ceci est l’onction de laquelle les rois d’Angleterre doivent être oints, non ceux qui maintenant règnent, mais ceux qui régneront ; car les à présent régnans sont mauvais, et leurs successeurs le seront, et pour leurs iniquités perdront plusieurs choses. Toutefois, aucuns rois d’Angleterre viendront, lesquels seront oints de cette onction, et seront bénins et obéissans à l’Église, et en recevront leurs terres et seigneuries jusqu’à ce qu’ils aient cette onction, le premier desquels recouvrera en paix et sans violence les terres de Normandie et d’Aquitaine, que ses prédécesseurs avoient perdues. Ce roi sera très grand entre les rois, et est celui qui édifiera mainte église en la Terre-Sainte, et chassera tous les payens de Babylone, où il érigera plusieurs beaux monastères et mettra en fuite tous ses ennemis. Et si quand il partira au combat contre eux, il sera victorieux et augmentateur de son royaume. »

    Henri IV fut le premier oint de la goutte contenue dans cette ampoule. Il ne recouvra point l’Aquitaine parce qu’elle n’était point perdue ; il ne chassa point les païens de Babylone, parce qu’il n’alla point à Babylone et qu’au contraire les païens furent tellement florissans que peu de temps après ils prirent Constantinople ; et ses descendans, au lieu d’être des bâtisseurs d’églises et de monastères et d’être obéissans à l’Église, rompirent avec elle et détruisirent tous les couvens. C’est jouer de malheur que de voir si souvent le hasard donner un démenti à une prophétie.

  10. Ces cérémonies se sont renouvelées au dernier sacre.
  11. Henri voulut remplacer par cet appareil solennel ce qui lui manquait d’un autre côté.
  12. En forme d’arc.
  13. C’est celui dont il a déjà été question.
  14. Cet usage s’est conservé au dernier sacre du roi d’Angleterre, et le représentant de la famille Dymok a rempli les mêmes fonctions.