Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre LXXVII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 354-355).

CHAPITRE LXXVII.

Comment le roi relégua sa couronne et son royaume en la main du comte Derby, duc de Lancastre.


Les nouvelles vinrent au duc de Lancastre que Richard de Bordeaux le demandoit et avoit grand désir de parler à lui. Tantôt le dit duc se départit de son hostel sur le tard, et vint par une barge sur la Tamise, accompagné de ses chevaliers, au chastel de Londres ; et entra par derrière dedans ; et vint en la tour où le roi Richard étoit ; lequel recueillit le duc de Lancastre moult doucement, et se humilia très grandement envers lui, ainsi que cil qui se véoit et sentoit en grand danger ; et lui dit : « Cousin, je regarde et considère mon état, lequel est en petit point, Dieu merci ! et tant que à tenir jamais règne ni gouverner peuple, ni porter couronne, je n’ai que faire de penser. Et si Dieu m’aide à l’âme, je voudrois être hors de ce siècle de la mort naturelle, et que le roi de France eût sa fille, car nous n’avons pas pris ni eu trop grand’joie ensemble ; ni oncques, depuis que je l’amenai en ce pays, je ne pus être si bien de mon peuple que j’étois en devant. Cousin, tout considéré, je sais bien et connois que grandement je me suis mespris envers vous et envers plusieurs nobles de mon sang en ce pays, par lesquelles choses je sens et connois que jamais je ne viendrai à paix et à pardon. Pour tant, de bonne et libérale volonté, je vous veuil résigner l’héritage et la couronne d’Angleterre ; et vous prie que le don et résignation vous preniez. » Quand le duc de Lancastre ouït celle parole, si répondit et dit : « Il convient que à celle parole soient vus et appelés plusieurs des trois états d’Angleterre. Et j’ai escript et mandé les prélats et nobles de ce pays et des consaux des bonnes villes. Et dedans trois jours il y en aura assez pour faire la résignation dûment que vous voulez faire ; et par ce point vous apaiserez grandement et adoucirez l’air de plusieurs hommes d’Angleterre ; car, pour obvier à tous maléfices qui trop fort étoient élevés en Angleterre, par faute de justice qui n’avoit ni lieu ni règne, ai-je été mandé de là la mer, et me veut de fait le peuple couronner. Et court voix et renommée par toute Angleterre que à la couronne j’ai et ai eu toujours plus grand’action de droit que vous n’avez eu. Et quand notre tayon, le roi Édouard de bonne mémoire, vous éleva et courona, il lui fut bien dit et remontré ; mais il aimoit tant son fils, et avoit aimé le prince de Galles, que nul ne lui put briser son propos ni opinion que vous ne fussiez roi. Et si vous eussiez ensuivi les œuvres du prince et cru bon conseil, ainsi que bon fils à son loyal pouvoir en tout bien doit ensuivre les œuvres de son père, vous fussiez demeuré roi, et en votre état. Mais vous avez toujours fait du contraire ; et tant que commune renommée court, par toute Angleterre et ailleurs, que vous ne fûtes oncques fils au prince de Galles, mais d’un clerc ou d’un chanoine ; car j’ai ouï dire à aucuns chevaliers qui furent de l’hôtel du prince mon oncle, que pourtant que le prince se sentoit mesfait de mariage, car votre mère étoit cousine-germaine au roi Édouard, et le commençoit à accueillir en grand’haine pourtant qu’il n’avoit point de génération, et si étoit sa commère[1] deux fois des enfans qu’il avoit tenus sur les fonts qui furent à messire Thomas de Hollande, elle qui bien savoit tenir le prince et qui conquis l’avoit en mariage par subtilité et cautelle, se douta que mon oncle le prince, par une diverse voie, ne se voulsist démarier ; et fit tant qu’elle fut grosse et vous eut, et encore un autre devant vous. Du premier on ne sçut que dire ni juger ; mais de vous, pourtant que on a vu vos mœurs et conditions trop contraires et différentes aux vaillances et prouesses du prince, on dit et parole, en ce pays ci et ailleurs, que vous fûtes fils d’un clerc ou d’un chanoine. Car pour le temps que vous fûtes engendré et né à Bordeaux sur Gironde, il y en avoit moult de jeunes et beaux en l’hôtel du prince. Et c’est la renommée de ceux de ce pays ; et bien en avez montré les œuvres, car vous êtes toujours incliné à la plaisance des François et à vouloir faire paix à la conclusion et déshonneur du royaume d’Angleterre. Et pourtant que mon oncle de Glocestre et le comte d’Arondel le vous remontroient sagement et loyalement, et vouloient garder l’honneur et ensuivre les œuvres de leurs pères, les avez-vous traîtreusement fait mourir. Tant que à moi, je vous ai pris sus, et vous défendrai, et allongerai votre vie, en nom de pitié, tant que je pourrai. Et prierai pour vous envers les Londriens et les hoirs de ceux que vous avez fait mourir. » — « Grands mercis ! dit le roi, je me confie plus en vous que en tout le demourant d’Angleterre. » — « Vous avez droit, répondit le duc de Lancastre, car si je n’allois ou fusse allé devant la volonté du peuple, vous eussiez été ou seriez pris du peuple et dégradé à grand’confusion et dérision, et mort, par vos males œuvres qui vous font avoir celle peine et danger. » Le roi Richard entendit bien toutes ces paroles que le duc de Lancastre lui remontroit ; et ne savoit que dire ni répondre à l’encontre, car bien véoit que force et argument ne lui valoient rien, fors que douceur, amour et simplesse ; et se humilioit tant qu’il pouvoit ; et prioit toujours au duc de Lancastre que sa vie lui fût sauvée.

Quand le duc de Lancastre eut été en la tour de Londres avecques le roi Richard plus de deux heures, et toujours le plus parlant à lui et remontrant ces ignorances et mésusances dont il étoit accusé, et qui étoient toutes claires, il prit congé ; et se départit, et rentra en sa barge, et retourna par la rivière de la Tamise en son hostel ; et là se tint. Et renforça encore le lendemain ses mandemens par toutes les mettes et limitations d’Angleterre. Et vinrent à Londres son oncle le duc d’Yorch, le comte de Rostellant, fils au duc d’Yorch, le comte de Nortonbrelande, messire Thomas de Percy, son frère, auxquels le duc de Lancastre fit très bonne chère : et vinrent grand nombre de prélats, archevêques, évêques et abbés.

Adonc vint le duc de Lancastre, accompagné de ces seigneurs, prélats, ducs, comtes, barons et chevaliers, et des plus notables hommes de Londres, au chastel, et tous montés à cheval ; et descendirent en la place et entrèrent dedans le chastel ; et fut mis le roi Richard hors de la tour ; et vint en la salle appareillé et ordonné comme roi, en mantel ouvert, tenant le sceptre en sa main et la couronne dont il avoit été couronné sur son chef ; et ne fut adextré ni tenu de nulluy quand il parla, et dit ainsi, oyans tous : « J’ai été roi d’Angleterre, duc d’Aquitaine et sire d’Irlande environ vingt-deux ans, laquelle royauté, seigneurie, sceptre, couronne et héritage je résigne, purement et quittement, à mon cousin Henry de Lancastre[2], et lui prie en présence de tous, en cause de possession, qu’il prenne le sceptre. »

Adonc tendit-il le sceptre au duc de Lancastre qui le prit, et tantôt il le bailla à l’archevêque de Cantorbie, lequel le prit. Secondement le roi Richard prit la couronne d’or sur son chef à deux mains, et souleva, et la mit devant lui et dit : « Henry, beau cousin et duc de Lancastre, je vous donne et rapporte celle couronne de laquelle j’ai été nommé roi d’Angleterre, et avecques ce toutes les droitures qui y appendent. »

Le duc de Lancastre la prit, Là tantôt l’archevêque d’Yorch fut appareillé qui la prit en les mains du duc. Les deux choses faites et la résignation ainsi consentie, le duc de Lancastre appela un notaire public et en demanda avoir lettres, et les témoins des prélats et des seigneurs qui là étoient. Et assez tôt après Richard de Bordeaux retourna dont il étoit issu ; et le duc de Lancastre, et tous les seigneurs qui là étoient venus, montèrent à cheval. Et en furent portés en custodes et en coffres les deux joyaux solemnels dessus nommés, et mis en la trésorerie de l’abbaye de Westmoustier ; et retournèrent tous les seigneurs chacun à son hôtel ; et attendirent le jour de conseil et de parlement qui devoit être au palais de Wesmoustier.

  1. On sait que c’était un empêchement de mariage.
  2. Tous ces faits sont racontés en détail dans les deux Chroniques que j’ai publiées. Le moine d’Evesham donne aussi cette description avec de grands détails, et dit que Richard ne fut pas présent au parlement, et qu’on lut la résignation qu’il avait rédigée devant témoins. Il donne même en entier cette pièce et le discours de Henri IV, de Lancastre, en montant sur le trône.