Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XLVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 231-233).
Livre IV. [1395–1396]

CHAPITRE XLVIII.

Comment Guillaume de Hainaut, comte d’Ostrevant et fils au duc Aubert de Hollande, entreprit le voyage pour aller en Frise.


De petit à petit ces paroles du père au fils et du fils au père multiplièrent tant que le voyage d’aller en Frise pour celle saison fut accepté, et moult y aida ce que je dirai. Le comte d’Ostrevant pour ces jours avoit de-lez lui, et de son conseil le plus prochain qu’il pût avoir, un écuyer de Hainaut qui s’appeloit Fier-à-Bras, et autrement le bâtard de Vertaing, sage et vaillant homme et moult stylé d’armes. Si que, quand les paroles vinrent à l’écuyer du comte d’Ostrevant, il répondit et dit : « Sire, monseigneur votre père parle bien, et vous conseille loyaument ; mieux vaut pour votre honneur que vous fassiez ce voyage que celui de Honguerie, et vous ordonnez selon ce : vous trouverez chevaliers et écuyers de Hainaut et d’ailleurs qui se mettront en votre compagnie et vous aideront de leur pouvoir à faire celle emprise et ce voyage. Et au cas que vous avez ou aurez bonne volonté de là aller, je vous avertis et conseille que vous alliez en Angleterre et signifiez votre état et emprise aux chevaliers et écuyers, et priez au roi d’Angleterre, votre cousin, qu’il vous veuille accorder que chevaliers, écuyers et archers d’Angleterre, parmi vos deniers payant, il vous fasse celle grâce qu’il les laisse partir et issir hors d’Angleterre, pour aller en ce voyage de Frise en votre compagnie. Anglois sont gens de fait et d’exploit, et au cas que vous les aurez vous en ferez bien votre besogne. Et si vous pouvez par prière avoir votre cousin le comte Derby en votre compagnie, votre voyage en seroit plus bel et votre emprise de plus grande renommée. » Le comte d’Ostrevant aux paroles et remontrances de Fier-à-Bras de Vertaing s’inclina du tout, car avis lui fut qu’il le conseilloit moult loyaument. Et quand il en parla au seigneur de Gommignies, il lui en dit en cause de conseil autre tant, et aussi firent tous ceux qui l’aimoient. Donc se commencèrent ces paroles et ces nouvelles à épandre en Hainaut ; et fut mise une ordonnance et défense sur tous chevaliers et écuyers hainuyers, que nul n’entreprît voyage à faire, ni à vuider le pays pour aller en Honguerie et ailleurs, car le comte d’Ostrevant les embesogneroit pour celle saison et les emmèneroit en Frise. Nous nous souffrirons un petit à parler de cette matière et parlerons des besognes devant emprises.

Ainsi avoient cause d’eux réveiller chevaliers et écuyers en plusieurs parties pour les armes qui apparoient en celle saison, les uns pour le voyage ; de Honguerie, les autres pour le voyage de Frise ; et en parloient et devisoient l’un à l’autre, quand ils se trouvoient ou étoient ensemble. Premièrement le comte de Nevers avança son voyage ; et furent nommés et escripts tous chevaliers et écuyers qui avecques lui de sa charge et délivrance iroient. Les pourvéances furent faites grandes et grosses, et bien ordonnées ; et pour ce que le voyage mouvoit de lui, et qu’il devoit avoir la renommée en sa nouvelle chevalerie de celle emprise, il fit plusieurs largesses aux chevaliers et écuyers qui en sa compagnie se mirent, et avantages, et de délivrance ; car le voyage étoit long et coûtable, si convenoit que les compagnons sur leurs finances et menus frais fussent aidés.

Pareillement s’ordonnoient et appareilloient les autres chefs de seigneurs, tels que le connétable de France, le comte de la Marche, messire Henry et messire Philippe de Bar, le sire de Coucy, messire Guy de la Tremoille, messire Jean de Vienne, amiral de France ; messire Boucicaut, maréchal de France, messire Regnault de Roye, le seigneur de Saint-Py, le seigneur de Montcaurel, le Hazle de Flandre, messire Louis de Friese, son frère, le Borgne de Montquel, et tant qu’ils étoient bien mille chevaliers et écuyers, et tous de vaillance et d’emprise. Et se départirent tous de leurs lieux sur la mi-mars, et chevauchèrent par ordonnance et par compagnie ; et trouvoient tous les chemins ouverts, car le roi d’Allemagne avoit commandé et ordonné par tout son royaume, en Allemagne et en Bohême, que tout leur fût ouvert, et appareillé ce qui leur étoit nécessaire, et que nuls vivres ne leur fussent renchéris.

Ces seigneurs de France chevauchoient et travailloient sur la forme que je vous dis, pour aller à l’aide du roi de Honguerie qui devoit avoir bataille contre l’Amorath-Baquin, puissance contre puissance. Le vingtième jour du mois de mai[1] passèrent Lorraine et la comté de Bar, et toute la comté de Montbéliart et la comté de Bourgogne, et entrèrent en Aussays[2], et passèrent tout le pays d’Aussays et la rivière du Rhin en plusieurs lieux, et la comté de Fieret[3], et puis entrèrent en Osteriche, et passèrent tout au long parmi le pays d’Osteriche qui est moult grand et de divers pays, et les entrées et issues fortes et despertes, mais ils y alloient tous de si grand’volonté que peine ni travail qu’ils eussent ne leur faisoit point de mal. Et parloient les plusieurs en chevauchant de cet Amorath-Baquin, et cremoient moult petit sa puissance. Le duc d’Osteriche fit aux chefs des seigneurs en son pays, et là où ils le trouvèrent, très bonne chère, et par espécial à Jean de Bourgogne, comte de Nevers, car son ains-né, fils monseigneur Othes, avoit Marie de Bourgogne épousée, comme jeunes qu’ils fussent, la fille au duc de Bourgogne, et sœur germaine à ce Jean de Bourgogne qui chef étoit de celle emprise[4]. Tous ces seigneurs de France et leurs routes se devoient attendre et trouver en Honguerie en une cité que on dit Bode[5]. Or retournons aux autres avenues de France.

Vous savez, si comme il est ci-dessus contenu en notre histoire, comment le roi Richard d’Angleterre avoit envoyé en celle saison suffisans ambassadeurs et messages en France, devers le roi de France et son conseil, pour avoir à femme et à épouse Isabelle, sa fille, et tels que l’archevêque de Duvelin, l’évêque de Winchestre, le comte Maréchal, le comte de Rostelant, fils au duc d’Yorch, messeigneurs Henry de Beaumont, Louis de Clifford, messire le Despensier, Jean de Robersart et plusieurs autres ; et avoient si bien exploité et besogné en ce voyage que le roi de France leur avoit fait bonne chère, et aussi tous ses oncles et leurs consaux ; et étoient ces dits ambassadeurs et leurs gens retournés en Angleterre en joye ; et avoient donné au roi d’Angleterre sur ces requêtes et plaisances, grand espoir de venir et attendre à ses demandes ; et sur ce le roi d’Angleterre n’avoit pas ignoré ni dormi sur ses besognes, mais avoit, tout l’hiver qui s’ensuivit, souvent envoyé et réveillé le roi de France et fait souvenir des matières ; et à tout ce inclinoit le roi de France et ses consaux assez, qui espéroient et tendoient à fin de guerre, qui trop longuement avoit duré entre France et Angleterre.

Tant et si bien s’étoient portés ces procès, poursuites et traités, et si amoureusement avoient escript ces deux rois l’un à l’autre que les besognes étoient grandement approchées. Car le roi d’Angleterre promettoit loyaument qu’il auroit tels ses hommes et son pays que paix seroit entre France et Angleterre. Par le moyen de ce traité approchèrent si les besognes que de rechef les comtes Maréchal et de Rostelant, et tous ceux ou en partie qui la première fois furent en France sur l’état du mariage, y furent renvoyés. Et vinrent à Paris et se logèrent tous à la croix du Tiroir ; et comprenoient les Anglois toute la rue, et là environ bien avant, car ils étoient bien six cents[6] chevaux ; et tous furent délivrés de par le roi de France ; si séjournèrent-ils à Paris plus de trois semaines.

  1. De l’année 1396.
  2. Alsace.
  3. Ferrette.
  4. Léopold IV, duc d’Autriche, et non Othes, avait épousé Catherine et non Marie, fille de Philippe le-Hardi, duc de Bourgogne et sœur de Jean-sans-Peur, dont il est question ici. Léopold III, dit le Preux, père de Léopold IV, était mort dès 1386 à la célèbre bataille de Sempach, où treize cents Suisses défirent les quatre mille Autrichiens qu’il commandait.
  5. Bude.
  6. Le moine de Saint-Denis dit qu’ils étaient plus de douze cents.