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Les Eaux de Saint-Ronan/23

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Les Eaux de Saint-Ronan
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 330-337).


CHAPITRE XXIII.

LA PROPOSITION.


Ah ! vous voulez être une jeune vestale, je le vois ; une fiancée du ciel : allons, j’ai votre affaire… Je vous amène un aimable cavalier, qui a pris ses degrés dans les sept sciences que les dames estiment davantage : il est jeune et noble, beau et vaillant, gai, riche et libéral.
La Nonne.


Mowbray, en rejoignant la compagnie avec sa sœur, remarqua, non sans étonnement, que lord Étherington avait disparu. On lui dit que le comte avait été pris subitement par des douleurs, suites de sa blessure qui n’était pas encore parfaitement guérie, et qu’il avait été contraint de se retirer chez lui.

Le jour qui suivit la fête donnée à Castle-Shaws, Mowbray, dans la matinée, réfléchissait avec quelque dépit à la façon assez triste dont cette fête s’était terminée, et surtout à l’inexplicable disparition du comte, quand il reçut un billet par lequel ce dernier lui demandait la permission de se présenter à Castle-Shaws pour offrir ses excuses de son brusque départ de la veille, et aussi pour faire agréer, s’il était possible, ses hommages à miss Clara.

Après avoir répondu au comte que Sa Seigneurie serait reçue avec plaisir aussitôt qu’il le voudrait, Mowbray se rendit auprès de sa sœur ; et là il eut avec elle une conversation dont nous rapportons textuellement la plus grande partie.

« Au moins vous conviendrez d’une chose… Le drôle de Bottom a été fort bien joué… vous ne pouvez dire le contraire. — Oui, répondit Clara, l’acteur méritait de garder jusqu’à la fin sa tête d’âne. Mais que m’importe ? — Mais savez-vous seulement que c’était le même que ce beau cavalier espagnol ? reprit Mowbray. — En ce cas, il y avait un fou de moins que je ne croyais, » répondit Clara avec la plus parfaite indifférence.

Son frère se mordit les lèvres.

« Clara, dit-il, je crois que vous êtes une excellente fille, et que vous ne manquez pas d’esprit ; mais, je vous en conjure, ne visez point à l’originalité : il n’y a rien dans le monde de plus insupportable que de penser autrement que les autres… Ce cavalier était le comte Étherington. »

Ces paroles, quoique prononcées d’un ton que Mowbray voulait rendre imposant, ne firent aucun effet sur Clara.

« Je souhaite qu’il remplisse mieux le rôle de pair que celui de gentilhomme espagnol, » répondit elle avec nonchalance.

« C’est, repondit Mowbray, un des plus beaux hommes de ces temps-ci ; un homme tout-à-fait à la mode… Il vous plaira quand vous l’aurez vu en particulier. — Qu’il me plaise ou non, cela n’importe guère, reprit Clara. — Vous vous trompez, » répondit Mowbray gravement, « cela importe beaucoup. — Vraiment ! » répondit Clara en riant ; « je dois donc me supposer un personnage si considérable, que mon approbation est nécessaire à l’un de vos hommes à la mode. Il ne peut passer la revue aux Eaux de Saint-Ronan sans cela… Fort bien ! Je déléguerai, en ce cas, mes pouvoirs à lady Binks, pour qu’elle examine le nouveau venu à ma place. — Ce sont des folies, Clara, répondit Mowbray. Lord Étherington vient ici ce matin, et désire faire votre connaissance. J’espère que vous voudrez bien le recevoir, et que vous le traiterez comme un de mes amis intimes. — De tout mon cœur !… mais vous l’engagerez, après cette visite, à rester avec vos autres amis intimes à Saint-Ronan… Vous savez qu’il est convenu entre nous que vous n’amènerez, dans mon domaine, ni chiens, ni fashionables… Les premiers font peur à mon chat, les seconds m’ennuient. — Vous ne me comprenez pas, Clara ; c’est un visiteur fort différent de tous ceux que je vous ai présentés jusqu’à présent… Je compte le voir souvent ici, et j’espère que vous et lui serez meilleurs amis que vous ne le pensez. J’ai pour le souhaiter des raisons que je n’ai pas le temps de vous dire en ce moment. »

Clara garda un instant le silence, et jeta sur son frère un regard inquiet et scrutateur, comme si elle eût voulu lire dans le fond de son âme.

« Si je pensais, » dit-elle d’une voix ferme et calme, après avoir continué cet examen pendant une minute : « mais non ! je ne puis croire que le ciel me destine un tel coup… et encore moins qu’il me soit porté par votre main. » Elle s’avança d’un mouvement rapide vers la fenêtre, l’ouvrit, et revint à sa place avec un sourire contraint. « Que le ciel vous pardonne, mon frère ! vous m’avez épouvantée jusqu’au fond du cœur. — Telle n’a pas été mon intention, » répondit Mowbray, qui sentit qu’il était nécessaire de la calmer. « Je faisais seulement allusion en plaisantant à ces chances qui ne sortent jamais de la tête des jeunes filles, et auxquelles vous pensez si peu. — Je souhaite, mon cher John, » dit Clara en s’efforçant de reprendre son sang-froid ; « je souhaite que vous profitiez de mon exemple, et que vous renonciez à toutes les chances de la fortune… vous ne vous en trouveriez point mal. — Qu’en savez-vous, petite folle ? reprit Mowbray : je veux vous prouver le contraire. Voici un billet payable à votre ordre pour la somme que vous m’avez prêtée, et quelque chose de plus… ne laissez pas le vieux Mick y mettre le doigt ; chargez de cette commission Bindloose… c’est le plus honnête homme de ces deux coquins. — Ne voudriez-vous pas, mon frère, faire passer vous-même le billet à Bindloose ? — Non, non, répliqua Mowbray ; il pourrait mêler cette affaire avec les miennes, et cela ne tournerait pas à votre avantage. — Je suis charmée que vous soyez en état de me rendre ce que vous me devez, car j’avais besoin d’argent pour acheter le nouvel ouvrage de Campbell. — Je souhaite que votre acquisition vous procure beaucoup de plaisir… mais ne vous fâchez pas contre moi de ce que je me soucie fort peu de Campbell… Je ne me connais pas plus en livres que vous en gageures. Maintenant parlons sérieusement, et dites-moi si vous voulez être une bonne fille… Laissez là vos caprices, et recevez ce jeune seigneur anglais comme il convient à une femme de votre rang. — Rien de plus facile, répondit Clara ; mais, je vous en conjure, ne me demandez rien de plus… Dites-lui que je suis une pauvre créature faible d’esprit, malade de corps, souffrante, inquiète et agitée. Enfin, dites-lui que je ne puis le recevoir qu’une seule fois. — Je ne lui dirai pas une telle chose, » répondit Mowbray d’un air mécontent. « Je le vois, il faut tout vous apprendre. Je ne voulais pas entamer cette discussion ; mais puisqu’elle est inévitable, mieux vaut plus tôt que plus tard… Vous saurez donc, Clara Mowbray, que lord Étherington est amené ici par des vues particulières, et que ces vues, je les connais et les approuve entièrement. — Je m’y attendais, » répliqua Clara de la même voix altérée qu’elle avait eue dans tout le cours de la conversation ; « j’avais un pressentiment de ce dernier malheur !… Mais, Mowbray, je ne suis point une enfant… je ne puis ni ne veux recevoir le comte. — Comment, » s’écria Mowbray d’un accent irrité, « osez-vous me faire un refus si positif ? Pensez-y bien, car si nous ne pouvons nous entendre, c’est vous qui en souffrirez. — Comptez-y bien de votre côté, » continua-t-elle avec une véhémence croissante ; « je ne veux voir ni lui ni aucun homme sur le pied dont vous venez de parler… Ma résolution est prise : les menaces et les prières ne sauront la faire changer. — Sur ma parole, madame, dit Mowbray, pour une jeune femme modeste et réservée, vous avez de la fermeté ; mais vous découvrirez que je n’en ai pas moins si vous ne consentez pas à recevoir mon ami, lord Étherington, et à le traiter avec la politesse qu’exige la considération que j’ai pour lui. Clara, je ne vous regarderai plus comme la fille de mon père. Au nom du ciel ! pensez à ce que vous allez perdre… l’amitié et la protection d’un frère… et pourquoi ?… pour un caprice et un misérable point d’étiquette. Vous n’imaginez pas, je suppose, dans les fictions de votre tête romanesque, que nous en sommes revenus au temps de Clarisse Harlowe et de Henriette Byron, où l’on mariait les jeunes filles malgré elles ; et c’est une extravagante vanité de votre part, si vous supposez que lord Étherington, parce qu’il vous a honorée de quelque attention, ne se contentera point d’un refus honnête… Vous croyez-vous d’un si haut prix que le temps de la chevalerie revienne pour vous ? — Je me soucie peu de savoir ce qu’était ce temps-là, répondit Clara ; mais je vous dis que je ne veux point voir lord Étherington ni aucun autre après de semblables préliminaires… Je ne le puis, ni ne le veux, ni ne le dois. Si vous désiriez que je le reçusse, ce qui n’avait aucune importance, il fallait me le présenter comme une visite ordinaire… mais avec les intentions qu’il a, je ne le recevrai point. — Vous le verrez et vous l’entendrez ; vous me trouverez aussi obstiné que vous… aussi prêt à oublier que vous êtes ma sœur, que vous l’êtes à oublier que je suis votre frère. — Le moment est donc venu où la maison de notre père ne nous renfermera plus tous deux. Je chercherai un autre asile : puisse le ciel vous bénir ! — Vous prenez cela bien froidement, madame, » répliqua Mowbray en se promenant dans la chambre avec une agitation qui se trahissait dans ses gestes.

« C’est, répondit-elle, que j’avais souvent prévu ce malheur… Oui, mon frère, j’ai souvent prévu que vous feriez de votre sœur l’objet de vos spéculations et de vos projets quand vos autres ressources manqueraient. Ce moment est venu, et, comme vous voyez, j’y suis préparée. — Et où vous proposez-vous de vous retirer ? demanda Mowbray. Je pense, en ma qualité de votre seul parent et de votre tuteur naturel, avoir le droit de le savoir… l’honneur de la famille et le mien y sont engagés. — Votre honneur ! c’est votre intérêt que vous voulez dire ! Mais soyez tranquille… le creux d’un rocher, le lit desséché d’un torrent, seront mon asile, plutôt qu’un palais où je ne serais pas libre. — Vous vous abusez, » reprit Mowbray gravement, « si vous espérez plus de liberté que je ne le crois convenable dans votre intérêt. La loi veut, la raison et mon affection pour vous exigent que, pour votre salut et pour votre honneur, vous ne soyez pas délivrée de toute surveillance. Vous couriez un peu trop les bois du temps de notre père, si tout ce qu’on dit est vrai. — Il se peut, Mowbray, » répondit Clara en pleurant ; « le ciel me puisse prendre en pitié et vous pardonne de me reprocher le triste état de mon esprit !… Je sais que parfois je ne puis me confier à ma propre raison ; mais était-ce à vous, mon frère de m’en faire souvenir ? —

Mowbray se sentit adouci et embarrassé.

« Quelle est cette folie ? répliqua-t-il ; vous me dites les choses les plus piquantes… vous êtes prête à abandonner ma maison ; et quand vous m’avez poussé à vous répondre avec colère, vous vous mettez à pleurer. — Dites-moi, mon cher John, que vous ne pensiez pas ce que vous venez de me dire, s’écria Clara ; oh ! dites-le-moi !… ne me privez pas de ma liberté… c’est le seul bien qui me reste… et, Dieu le sait, c’est une faible consolation au milieu de tous les chagrins qui m’accablent. Je ferai tout ce qui vous sera agréable… j’irai aux Eaux quand vous le voudrez… je m’habillerai comme vous le désirerez… mais, au nom du ciel ! laissez-moi libre dans ma solitude… laissez moi pleurer sans témoins dans la maison de mon père… ne réduisez point votre infortunée sœur à mourir sur le seuil de votre porte. Le temps de ma vie sera court ; mais n’agitez point la poussière du sablier… ne me tourmentez pas… laissez-moi passer ma vie en paix… je vous le demande plus encore pour vous que pour moi. Je voudrais, Mowbray, quand je ne serai plus, que vous puissiez penser quelquefois à votre sœur sans être troublé par des réflexions amères. Ayez pitié de moi dans votre intérêt même… Je n’ai mérité de vous que la compassion.. Nous ne sommes que deux sur la terre : pourquoi l’un rendrait-il l’autre misérable ? »

Ses touchantes supplications furent suivies d’un torrent de larmes et de sanglots déchirants. Mowbray ne savait quel parti prendre : d’un côté, il était lié par la promesse qu’il avait faite au comte ; de l’autre, sa sœur n’était pas en état de recevoir une telle visite ; bien plus, s’il usait de son autorité pour la forcer à voir Étherington, elle se conduirait avec lui de façon à détruire entièrement les projets sur lesquels lui, Mowbray, avait déjà bâti tant de châteaux en Espagne. Dans cet embarras, il voulut encore tenter un nouvel effort auprès de sa sœur.

« Clara, lui dit-il, je suis, comme je vous l’ai déjà dit, votre seul parent, votre seul protecteur. Si quelque motif raisonnable vous empêche de recevoir le comte, et de repousser par un refus poli la proposition qu’il voulait vous adresser, assurément je puis demander à connaître ce motif. Cette liberté dont vous faites tant de cas, vous en avez trop joui durant la vie de mon père… les dernières années au moins… Avez-vous à cette époque formé quelque liaison qui s’oppose à ce que vous receviez la visite dont milord Étherington vous menace ? — Me menace ! le mot est bien choisi ; et rien ne peut être plus effrayant qu’une telle menace, excepté son accomplissement. — Je suis joyeux de voir que vous reprenez la liberté de votre esprit, répliqua son frère ; mais ce n’est pas là une réponse à ma question. — Est-il nécessaire, dit Clara, qu’on ait quelque engagement pour ne vouloir pas se marier, ou même pour ne vouloir pas être pressé sur un pareil sujet ? Beaucoup de jeunes gens déclarent qu’ils veulent mourir garçons : pourquoi, à vingt-trois ans, ne pourrais-je dire que je veux mourir fille ?… Laissez-moi vivre fille, comme un bon frère, et jamais neveux et nièces n’auront été caressés, grondés et gâtés par leur vieille tante, autant que vos enfants, quand vous en aurez, le seront par leur tante Clara. — Et pourquoi ne pas dire tout cela à lord Étherington, répondit Mowbray ; attendez qu’il vous présente le terrible épouvantail du mariage avant de vous effrayer de le revoir. Qui sait ? le caprice dont il est question peut être déjà passé… Il se promenait, comme vous savez, avec lady Binks, et cette dame possède autant d’adresse que de beauté. — Puisse le ciel augmenter l’une et l’autre ! et c’est bien sincèrement que je le souhaite, si ces qualités peuvent lui servir à garder lord Étherington pour elle-même ! — Eh bien donc, puisque les choses sont ainsi, je ne pense pas que vous ayez beaucoup d’embarras avec le comte, pas plus qu’il n’en faudra pour lui signifier un refus poli. Après avoir entretenu sur un pareil sujet un homme de ma condition, il ne peut plus reculer sans que vous lui fournissiez un prétexte. — Si c’est là tout ce qu’il désire, soyez certain qu’aussitôt qu’il m’en donnera l’occasion, il recevra une réponse qui le mettra en liberté de faire la cour à telle fille d’Ève qu’il lui plaira, à l’exception de Clara Mowbray. En vérité, je désire tellement rendre ce captif libre, que maintenant je suis impatiente de le voir arriver, autant que je le redoutais tout à l’heure. — Oh ! doucement, n’allons pas si vite en besogne. Vous ne pouvez lui faire un refus avant qu’il vous fasse la demande. — Certainement, mon frère… Mais je saurai bien comment m’arranger… il ne me demandera rien absolument. Je rendrai à lady Binks son admirateur, sans accepter seulement une politesse pour sa rançon. — De pis en pis, Clara ! vous devez vous rappeler qu’il est mon ami et mon hôte, et il ne faut pas qu’il reçoive un affront dans ma maison. D’ailleurs, réfléchissez un instant, Clara… ne vaudrait-il pas mieux donner en cette circonstance quelque temps à la réflexion ? L’offre est brillante… des titres… une fortune… une fortune que vous auriez le droit de partager. — C’est aller au delà du traité que nous avons conclu. Je vous ai cédé plus que je ne devais le faire quand j’ai consenti à ce que le comte me fût présenté sur le pied d’un visiteur ordinaire ; et maintenant vous parlez de nouveau en sa faveur. C’est un empiétement, Mowbray ; je vais retomber dans mon obstination et refuser tout-à-fait de le voir. — Comme vous voudrez, » répliqua Mowbray, sentant bien que c’était seulement de l’affection de sa sœur qu’il lui était possible d’obtenir cette concession… « comme vous voudrez, ma chère Clara ; mais, au nom du ciel ! essuyez vos yeux. — Et conduisez-vous comme des gens de ce monde, » reprit Clara en essayant de sourire ; « mais cette citation est perdue pour vous qui n’avez jamais lu ni Prior ni Shakspeare. — Non, Dieu merci ! répliqua Mowbray, j’ai déjà bien assez de choses dans la tête sans y mettre encore un tas de rimes, comme vous faites, lady Pen et vous… Allons, c’est bien, allez au miroir et prenez un air convenable. »

Il faut qu’une femme soit bien abattue par la souffrance pour négliger entièrement sa toilette. Clara en quelques secondes substitua à son chapeau de paille une gracieuse coiffure à la grecque, sans autre ornement que ses beaux cheveux.

« Maintenant, » dit-elle quand elle eut fini, » que je prenne mon plus beau manchon ; et vienne duc ou prince, je serai prête à le recevoir. — Comment ! un manchon ?… qui a jamais entendu parler de manchon depuis vingt ans ? Les manchons n’étaient déjà plus de mode avant que vous fussiez née. — N’importe, John ; quand une femme porte un manchon, et surtout une vieille fille déterminée comme moi, c’est signe qu’elle n’a pas dessein d’égratigner… c’est pourquoi un manchon fait absolument l’office d’un pavillon blanc. »

En cet instant on apporta à John Mowbray un nouveau billet à lui adressé. Il brisa le cachet et lut ces mots : « Promptitude et secret, » écrits sur l’enveloppe intérieure. Quant au contenu de ce billet, qui le surprit grandement, nous le renvoyons au commencement du chapitre suivant.