Les Encyclopédistes (Louis Ducros)/2

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Honoré Champion (p. 47-113).


CHAPITRE II

LA CONSTRUCTION DE L’ENCYCLOPÉDIE


sommaire

1. Le chef de l’entreprise : Diderot. — 2. Les « manœuvres ». — Les demi-encyclopédistes ; Montesquieu, Buffon, Duclos, Turgot. — 3. Les principaux ouvriers : De Jaucourt, Marmontel, Voltaire, d’Alembert. — 4. Le « Discours préliminaire ».


I

Les trois plus grands monuments littéraires du dix-huitième siècle parurent presque en même temps : Montesquieu venait de donner son Esprit des Lois (1748) et Buffon les trois premiers volumes de son Histoire naturelle (1749). Deux ans après, naissait l’Encyclopédie : elle allait résumer les études du temps sur la nature et la société, c’est-à-dire à la fois l’esprit scientifique de Buffon et l’esprit politique de Montesquieu. Allait-elle de même s’inspirer de l’esprit révolutionnaire de l’époque pour le communiquer à ses lecteurs ? C’est ce que nous rechercherons en détail quand nous apprécierons son contenu. Remarquons, en attendant, que le moment était admirablement choisi si l’on voulait saper un édifice déjà ébranlé par les mains même qui auraient dû le défendre ; les Parlements, par leur opposition entêtée et chicanière aux édits royaux, avaient singulièrement affaibli, sinon le pouvoir, tout au moins le prestige de la royauté, tandis que les vaines disputes des Jansénistes et des Jésuites avaient très gravement compromis la religion. Parlementaires et théologiens avaient comme préparé à l’envi le triomphe de la philosophie ; aussi, plus que jamais, « on se mêlait de raisonner » ; on raisonnait partout et librement, « en pleine table, devant les valets, dans les promenades, les cafés publics, en plein parterre d’opéra[1] », et ces raisonnements aboutissaient à une double conclusion : d’une part, « à force de se lâcher contre le gouvernement », on était arrivé sinon à disserter tout haut, du moins à « méditer sur la Révolution et le gouvernement républicain[2] » ; et, d’autre part, dans un livre qui venait de paraître et que le public s’arrachait, Les Mœurs, de Toussaint (un ami de Diderot), on se proposait « d’établir la religion naturelle sur la ruine de tout culte extérieur » : c’était l’expression de l’avocat général d’Ormesson qui venait de déférer le livre au Parlement. Les contemporains eux-mêmes eurent parfaitement conscience du progrès qui s’était fait dans les idées au milieu même du siècle. Les premiers mots de d’Alembert, dans sa « Destruction des Jésuites », sont pour remarquer que « le milieu du siècle paraît destiné à faire époque dans l’histoire de l’esprit humain par la révolution qui semble se préparer dans les idées. » C’est à ce moment critique que paraît l’Encyclopédie. Quel que doive être son contenu, elle emprunte à l’époque troublée qui la vit naître et au nom même de son chef, Diderot, dont le public lettré connaissait les hardiesses philosophiques, une signification générale et, pour ainsi dire, avant la lettre, qui nous explique déjà les préventions du gouvernement et de l’Église à son égard. « Les gens sensés et attachés à la religion sont prévenus contre ce livre nouveau[3]. »

Voici un ouvrage, en effet, qui se propose de traiter toutes les questions et, sans nul doute, avant tout, celles qui préoccupent et agitent l’opinion publique à cette heure ; ensuite, puisque cet ouvrage est un dictionnaire, il va rassembler, comme en un même arsenal, et, par conséquent, fortifier les unes par les autres toutes les hérésies religieuses et toutes les doctrines philosophiques si peu orthodoxes qu’on désigne déjà du nom de « matérialistes[4] » ; et enfin, puisqu’il se dit scientifique, ce Dictionnaire va donner aux vagues désirs de réformes ce qui leur manque pour devenir vraiment dangereux, une formule précise et systématique. Telles furent, en effet, les craintes que l’Encyclopédie inspira (à tort ou à raison, c’est ce que nous verrons plus loin), aux amis du pouvoir et de l’Église. Elle devait avoir, elle eut des ennemis même avant que de naître et d’Alembert pouvait parler plus tard de « l’envie qu’on avait de nuire à l’Encyclopédie même lorsqu’elle n’existait pas encore[5]. »

Ces considérations préliminaires nous feront mieux comprendre les vicissitudes de son histoire, que nous allons retracer.

Disons d’abord que l’idée de faire une Encyclopédie, c’est-à-dire de dresser l’inventaire des connaissances humaines, n’était pas du tout une idée nouvelle. Sans parler de l’antiquité, qui avait déjà compris, avec Aristote, que toutes les sciences forment un tout organique, l’on trouve, au moyen âge, et particulièrement au treizième siècle, de véritables encyclopédies qui portent les noms significatifs de Sommes, miroirs (speculum, summa, universitas, opus majus.) Déjà, en 470, un Africain, Félix Capella, avait écrit une manière d’encyclopédie, moitié prose, moitié vers, qu’on faisait apprendre par cœur dans les écoles et qui portait ce titre bizarre : De nuptiis Philologiæ et Mercurii. Nous trouvons encore, au treizième siècle, l’Image du monde, en vers, d’après Sorlin, le Trésor, de Brunetto Latini (vers 1263) et surtout la Bibliotheca mundi ou Speculum majus, de Vincent de Beauvais[6], ouvrage qui fut extrêmement répandu au moyen âge et même plus tard, comme le prouve le très grand nombre de manuscrits qu’on en voit encore dans les Bibliothèques. Au seizième siècle, et sans nous arrêter à ce poème savant et pédantesque où l’on pouvait, en une Semaine, monter au sommet du rempart « où l’Encyclopédie, en signe de victoire, couronne ses mignons d’une éternelle gloire[7] », nous rencontrons, dans le domaine purement scientifique, une Cyclopédie (Cyclopedia, 1541), publiée à Bâle par un certain Ringelberg qui ne faisait d’ailleurs que répondre au désir, très ardent à cette époque, de tout savoir ou, du moins, de tout apprendre : « Au seizième siècle comme au dix-huitième, a dit très justement Sainte-Beuve, l’Encyclopédie était la marotte. » Ringelberg eut de nombreux continuateurs dont le plus estimé est un théologien allemand du dix-septième siècle, Alsted ; ce dernier publia en latin une « Encyclopédie de toutes les sciences » (1620), en quatre volumes in-folio, laquelle, au dire de Bayle, « eut assez de débit en France. » Nous arrivons ainsi à l’héritier de tous ces encyclopédistes, à Ephraïm Chambers, dont l’ouvrage, publié en 1727, fut l’occasion et le point de départ du grand dictionnaire de Diderot[8] : Un libraire français, Le Breton, avait chargé un Anglais, Mills, et un Allemand, Sellins, de traduire le dictionnaire de Chambers pour les lecteurs français. L’Allemand retourna dans son pays et l’Anglais mourut avant que la traduction fût achevée, et Le Breton s’adressa alors à un abbé, Gua de Malve, à d’Alembert et enfin à Diderot.

Celui-ci, que recommandait surtout, pour cette besogne, un Dictionnaire de médecine (6 vol., 1748) traduit de l’anglais, se mit bravement à l’œuvre et « tout en suivant le plan de Chambers[9] », du moins au début, il donna à l’Encyclopédie des proportions inusitées et une portée toute nouvelle. Il s’adjoignit de nombreux collaborateurs que nous ferons connaître et resta jusqu’au bout le directeur de cette vaste entreprise.

Le privilège de l’Encyclopédie fut scellé le 21 janvier 1746 par le chancelier d’Aguesseau. Il est piquant de voir le pieux et intolérant d’Aguesseau, qui n’avait, disait-on, accordé à l’abbé Prévost la permission d’imprimer les premiers volumes de Cléveland qu’à la condition que Cléveland se ferait catholique au dernier volume, il est piquant, dis-je, de voir ce même d’Aguesseau servir de parrain au monstre naissant de l’Encyclopédie. Comment cela se fit-il ? Si l’on en croit Rœderer, Malesherbes « persuada finement à M. d’Aguesseau que l’Encyclopédie aiderait les Jansénistes à écraser les Jésuites, que le chancelier n’aimait pas[10]. » Il est certain, en effet, que Malesherbes intervint auprès du chancelier, mais non pas, comme le ferait croire le récit de Rœderer, pour se moquer de lui ; ce fut simplement pour lui présenter Diderot et lui recommander le Dictionnaire : « Le plan de l’Encyclopédie fut concerté avec le plus vertueux et le plus éclairé des magistrats, M. le chancelier d’Aguesseau. M. Diderot lui fut présenté comme celui des auteurs qui aurait le plus de part à cet ouvrage. M. d’Aguesseau voulut conférer avec lui et je sais qu’il fut enchanté de quelques traits de génie qui éclatèrent dans la conversation ; il affectionnait particulièrement cet ouvrage, dont il avait prévu toute l’utilité[11]. » C’est donc seulement en tant qu’ami des sciences et non en tant qu’ennemi des Jansénistes, que d’Aguesseau favorisa l’entreprise des Encyclopédistes. Il encouragea Diderot à commencer son Dictionnaire, comme il engagea Lelong à entreprendre sa Bibliothèque historique, comme il trouva des éditeurs à Pothier pour ses Pandectæ justinianæ et à Terrasson pour son Histoire de la jurisprudence romaine.

Enfin le premier volume de l’Encyclopédie parut le 1er juillet 1751 ; il fut loué par les uns, critiqué et même chansonné par d’autres. L’abbé Raynal, qui, à la lecture du prospectus, avait annoncé l’ouvrage à ses correspondants comme un chef-d’œuvre, constate, dès le tome premier, que l’Encyclopédie « a ses censeurs et ses partisans », et, selon lui, les uns et les autres ont raison. Il approuve l’esprit philosophique qui règne dans l’ouvrage et y blâme des inutilités et du verbiage. Un poète, qui passait, il est vrai, pour grincheux, de Bonneval, salue ainsi l’apparition du dictionnaire :

Voici donc l’Encyclopédie :
Quel bonheur pour les ignorants !
Que cette docte rapsodie
Fera naître de faux savants !

Enfin un critique indépendant et fort judicieux, Clément, qui mérite d’être connu autrement que par le mauvais calembour de Voltaire[12], écrivait à milord Waldegrave, après un éloge chaleureux d’une lettre de Diderot au père Berthier : « Vous l’avez dit, monsieur, qu’avec son imagination vagabonde et scientifique M. Diderot nous inonderait de mots et de phrases : c’est le cri du public contre son premier volume. Après tout, j’aime mieux l’excès que le défaut. »

Ainsi, si nous en croyons ces témoins désintéressés et plutôt bienveillants, l’Encyclopédie, dès sa naissance, fut très librement jugée par les lecteurs sans parti pris et il y en avait de tels, même au dix-huitième siècle.

Les deux premiers volumes avaient paru et on imprimait le troisième, quand l’ouvrage fut brusquement supprimé par un arrêt du Conseil (7 février 1752). « Tout l’orage était venu par le canal des Jésuites[13]. » Que reprochaient donc les Jésuites aux Encyclopédistes ? deux choses très différentes : tout d’abord, d’être des ennemis de l’Église en dépit de leurs orthodoxes professions de foi, et il faut convenir que les philosophes, désirant avant tout qu’on sût lire entre leurs lignes, ne pouvaient légitimement se plaindre d’être compris à demi-mot. En second lieu, les encyclopédistes faisaient concurrence à une œuvre des Jésuites, le grand Dictionnaire de Trévoux, et ainsi ils n’offensaient pas seulement la piété ombrageuse de leurs adversaires, mais, ce qui était peut-être un tort plus grave, ils alarmaient leur amour-propre d’auteurs.

Les Jésuites, alors très puissants à la cour, grâce au crédit de leur protecteur, l’évêque de Mirepoix[14], profitèrent de la première occasion qui s’offrit, ou qu’ils firent naître, pour arrêter l’exécution d’un ouvrage qui se faisait en dehors d’eux et même contre eux. Un certain abbé de Prades avait soutenu en Sorbonne, le 18 mars 1751, une thèse de doctorat, qui n’avait soulevé aucune objection sérieuse, lorsqu’on s’avisa d’y trouver, après coup, les plus horribles propositions[15].

La Faculté de théologie, le Parlement, l’archevêque de Paris, condamnèrent à l’envi l’infortuné abbé dont le plus grand péché était d’avoir collaboré à l’Encyclopédie. La Sorbonne, après avoir approuvé à l’unanimité, le 18 novembre, les propositions de l’abbé de Prades, déclara, le 30 décembre et suivant la formule consacrée, qu’elle en avait horreur (horruit sacra Facultas). C’est Diderot qu’on visait par-dessus la tête de l’abbé ; c’est Diderot qui, sans se nommer, répondit aux attaques des théologiens. Les Jansénistes, qui « voulaient ravir aux Jésuites l’honneur de haïr davantage les matérialistes, s’étaient montrés encore plus furieux pour rattraper les faveurs de la cour[16] ».

L’un d’eux, évêque d’Auxerre, Mgr de Caylus, ayant défendu, dans une lettre pastorale, « la sainteté de la religion méconnue » par l’abbé de Prades, Diderot répliqua par « l’Apologie de l’abbé de Prades[17] ».

Plusieurs des propositions que l’abbé soutenait dans sa thèse, avaient été censurées comme « pernicieuses à la société, contraires à l’intégrité et à l’autorité des livres de Moïse, injurieuses aux théologiens catholiques[18] ». Diderot examine les propositions incriminées, puis, élevant tout à coup le débat, il oppose, aux pieuses dénonciations des théologiens, les droits inviolables de la science et de la raison. Mgr de Caylus avait confondu, dans ses anathèmes, les Encyclopédistes, l’auteur de l’Esprit des lois et l’auteur de l’Histoire naturelle, et il reprochait à ce dernier de s’être écarté du récit de la Genèse : « Quoi donc ! s’écrie Diderot, parce que Josué aura dit au soleil de s’arrêter, il faudra nier, sous peine d’anathème, que la terre se meut ! Si, à la première découverte qui se fera, soit en astronomie, soit en physique, soit en histoire naturelle, nous devons renouveler, dans la personne de l’inventeur, l’injure faite à Galilée, alors brisons les microscopes, foulons aux pieds les télescopes et soyons les apôtres de la barbarie. » La science est indépendante de la théologie et même le physicien doit faire, dans ses recherches, « une entière abstraction de l’existence de Dieu et ne rapporter les phénomènes qu’à leurs causes mécaniques. » Mais ces principes sont faits « pour effrayer les petits génies qui passent leur vie à crier soit au miracle, soit à l’impiété. » La grande maladie de ce temps, avait dit M. de Caylus, qui en cela ne se trompait guère, « c’est de vouloir appeler du tribunal de la foi à celui de la raison » ; mais le remède qu’il proposait, « le sacrifice de la raison », n’était pas pour plaire aux plus malades du siècle, aux encyclopédistes, qui répondaient par la bouche de Diderot : « On dirait, à les entendre, que les hommes ne puissent entrer dans le sein du christianisme que comme un troupeau de bêtes dans une étable et qu’il faille renoncer au sens commun pour embrasser notre religion. »

Et d’ailleurs conseiller, en 1752, de faire à l’Église l’humble sacrifice de sa raison, n’était-ce pas une plaisante ironie de la part d’un disciple de Jansénius, alors que les orgueilleuses rébellions des Jansénistes contre les bulles du pape et leurs miracles scandaleux avaient compromis à la fois l’autorité de l’Église et la sainteté de la religion ? Diderot s’empara de cet argument ad hominem et comme il avait ici pleinement raison, il sut être éloquent sans déclamer : « M. d’Auxerre termine son Instruction pastorale par une péroraison très pathétique, dans laquelle il exhorte les pasteurs de son diocèse à s’opposer de toutes leurs forces à l’incrédulité et à ses progrès. Je n’ai garde de blâmer ce zèle. Je voudrais que la voix en retentît dans toutes les parties de l’Église et réunît les efforts des fidèles contre le torrent de l’impiété. Mais comment un bonheur si grand pourra-t-il arriver ? L’appelant reconnaîtra-t-il enfin que son inflexible opposition aux décrets de l’Église, que les troubles qu’il a fomentés de toutes parts et que les disputes qu’il nourrit depuis quarante ans et davantage, ont fait plus d’indifférents et plus d’incrédules que toutes les productions de la philosophie ? Se soumettra-t-il ? mettra-t-il son front indocile dans la poussière ? Ô cruels ennemis de Jésus-Christ, ne vous lasserez-vous point de troubler la paix de son Église ? C’est vous qui avez encouragé les peuples à lever un œil curieux sur les objets devant lesquels ils se prosternaient avec humilité ; à raisonner, quand ils devaient croire ; à discuter, quand ils devaient adorer. C’est l’incroyable audace avec laquelle vos fanatiques ont affronté la persécution, qui a presque anéanti la preuve des martyrs. L’impie les a vus se réjouir des châtiments que l’autorité publique leur infligeait et il a dit : « Un miracle ne prouve rien : il ne suppose qu’un insensé qui veut mourir et des inhumains qui le tuent. » C’est le spectacle de vos « convulsions » qui a ébranlé le témoignage des miracles. L’impie a vu, dans la capitale du royaume, vos tours de force érigés en prodiges divins et il a dit : « Un miracle ne prouve rien ; il ne suppose que des fourbes adroits et des témoins imbéciles[19]. »

Cependant, le ministre d’Argenson avait fait lever l’interdiction d’un ouvrage qui lui était dédié. Quant aux mandements des évêques[20], vendus dans les rues de Paris et « criés avec vivacité », ils avaient fait tant de bruit qu’ils avaient donné envie de lire les philosophes à des gens qui jusque-là ne lisaient que leur catéchisme[21]. On racontait en outre que les Jésuites, jaloux de la gloire que le Dictionnaire allait donner à leurs ennemis, avaient fait enlever les papiers de Diderot, comptant bien achever eux-mêmes l’entreprise qu’avaient entravée leurs intrigues : malheureusement, dit Grimm, ils avaient oublié d’enlever aussi au philosophe sa tête et son génie[22], et il fallut prier les encyclopédistes de vouloir bien continuer leur œuvre. Chose curieuse et qui peint bien la tyrannie et la pusillanimité d’un pouvoir qui ne savait être indulgent ou despotique qu’à demi : on n’osa pas révoquer l’arrêt qu’on avait rendu contre l’Encyclopédie trois mois auparavant ; mais Mme de Pompadour et quelques ministres firent solliciter d’Alembert et Diderot de « se redonner au travail de l’Encyclopédie[23] ».

Si Mme de Pompadour favorisait les Encyclopédistes, ce n’était pas par amour pour la philosophie, ni pour le seul plaisir de se faire appeler la protectrice des arts et des lettres et de se voir comparer à « Minerve » : les Encyclopédistes étaient les ennemis des Jésuites, qui étaient les ennemis de Mme de Pompadour. Soutenus par l’archevêque de Paris, très hostile à la favorite, les Pères Griffet et Dumas avaient fait refuser à celle-ci la place de dame du palais de la reine. Aussi l’hostilité des bons Pères fut-elle le meilleur titre des philosophes à la protection de la Pompadour, protection beaucoup moins empressée, d’ailleurs, qu’on ne l’a prétendu. Toutefois, il est certain qu’en 1752, c’est en partie grâce à elle qu’on put continuer l’entreprise.

Le troisième volume parut en novembre 1753 avec une importante préface de d’Alembert ; on navigua, évitant les écueils avec une prudence qui exaspérait Voltaire, jusqu’à l’année 1757 et jusqu’au septième volume. À cette date, on ne comptait pas moins de 4 000 souscripteurs qui payaient chacun 280 livres pour les dix premiers volumes. Ainsi éditeurs et auteurs avaient sujet de se réjouir quand plusieurs orages fondirent de différents côtés sur l’Encyclopédie. Il y eut d’abord le fameux pamphlet contre les Cacouacs : c’est ainsi qu’un folliculaire anonyme trouvait spirituel d’appeler les Encyclopédistes dans une plate et inoffensive brochure dont nous dirons un mot ailleurs. Malheureusement, si Diderot pouvait se dire, ainsi que Voltaire, qu’il se chargeait de tels ennemis, il pouvait aussi, comme lui, prier Dieu qu’il le préservât de ses amis. Un Encyclopédiste, d’Alembert lui-même, poussé par Voltaire, avait fait paraître dans le septième volume (1757) ce malencontreux article Genève qui provoqua non seulement la terrible réplique de Jean-Jacques sur les Spectacles, mais encore les plus vives réclamations de la part des pasteurs genevois : ils repoussaient l’épithète de « Sociniens » qui pouvait être un éloge dans la bouche de d’Alembert, mais où ils ne voulaient voir qu’une grave injure[24]. Bientôt après (1758) un philosophe qui n’était pas, il est vrai, un collaborateur, mais un ami, aussi zélé que compromettant, des Encyclopédistes, Helvétius, publia son ouvrage de l’Esprit. Les philosophes eurent beau le critiquer ; l’auteur n’en eut pas moins l’air d’avoir dit le secret de tout le monde philosophique[25].

Depuis l’attentat de Damiens (janvier 1757), le parti dévot était plus puissant que jamais à la cour ; une loi draconienne (déclaration du 16 avril 1757), trop barbare, il est vrai, pour pouvoir être appliquée à la lettre, avait édicté contre tout auteur et tout imprimeur d’ouvrage séditieux une peine uniforme : la mort. C’est la mort, non des Encyclopédistes, mais de l’Encyclopédie que demanda le Parlement par l’organe de son avocat général, Omer Joly de Fleury[26]. Dans sa foudroyante « capucinade », Joly de Fleury, confondant habilement les doctrines d’Helvétius avec celles des Encyclopédistes, dénonçait le livre de l’Esprit comme « l’abrégé » de cet ouvrage trop fameux (l’Encyclopédie) qui, dans son véritable objet, devait être le livre de toutes les connaissances et qui est devenu celui de toutes les erreurs ; ouvrage qu’on ne cessait de nous vanter comme le monument le plus propre à faire honneur au génie de la nation et qui en fait aujourd’hui l’opprobre. La justice ne devrait-elle pas prendre le glaive en mains et frapper sans distinction des auteurs sacrilèges que la religion condamne et que la patrie désavoue » ?

Ainsi, ce même parlement, qui s’était signalé de tout temps par son opposition janséniste aux décrets de l’Église et qui, deux ans après (1759), allait protester dans ses remontrances contre « les voies irrégulières du pouvoir absolu » à propos des lettres de cachet et en appeler hardiment au « droit de la nation », osait reprocher à l’Encyclopédie « de détruire la religion et d’inspirer l’indépendance aux peuples. » Comme Voltaire avait raison de s’écrier : « À qui en avez-vous, maître Omer ? Mon Dieu ! que cela

est bête ! » On n’osa pas cependant brûler l’Encyclopédie comme on avait fait le livre de l’Esprit, à cause des grandes sommes d’argent engagées dans l’entreprise. Le Parlement chargea neuf commissaires, théologiens ou avocats, d’éplucher consciencieusement les articles incriminés ; mais, pendant que ceux-ci travaillaient à cette œuvre méritoire, un arrêt du Conseil d’État révoqua purement et simplement le privilège de l’Encyclopédie[27]. On ordonnait aux libraires de restituer à chaque souscripteur 72 livres, prix des volumes payés d’avance. Deux mois plus tard d’Alembert, nous dirons plus loin pour quelles raisons, se séparait de Diderot. Pendant ce temps, les jésuites célébraient bruyamment la défaite des Encyclopédistes : il courait une estampe, en forme de médaille, représentant la religion qui, descendue d’un nuage, foulait aux pieds l’impiété avec cette légende en latin : la folle et l’impie sagesse foulée (Morosophia impia calcata)[28].

Ajoutons que Rousseau venait de se brouiller avec Diderot et allait devenir un des plus ardents adversaires de « la clique holbachique. »

Enfin, Voltaire pressait Diderot d’abandonner l’Encyclopédie et peu s’en fallait qu’il ne lui fît honte de n’avoir pas suivi l’exemple de son prudent associé, d’Alembert. Ne pouvait-il, du moins, travailler à l’étranger, « loin des fanatiques et des fripons ? »

Diderot fut inébranlable : « Où j’étais ces jours derniers qu’il faisait si beau ? J’étais enfermé dans un appartement très obscur à m’user les yeux, à collationner des planches avec explications[29] ». Il préparait, comptant sur la protection de Malesherbes et de Sartine, les derniers volumes qu’il voulait faire paraître tous à la fois pour éviter de nouveaux retards. Et puis, il était impatient, on le croira sans peine, de « sortir de cette galère » et de voir la fin d’une œuvre à laquelle il avait consacré plus de vingt ans. Sans doute, à partir de 1758, resté seul à la tête de l’entreprise et comprenant bien « qu’il fallait marcher vite pour être plus longtemps utile et nouveau », il avait multiplié le nombre de ses collègues et il était devenu « plutôt éditeur qu’auteur. » Il n’en resta pas moins jusqu’au bout le chef véritable, Voltaire disait « l’Atlas » de l’Encyclopédie. C’est lui qui sans cesse éperonnait ses trop paresseux collègues : « Ils ont la peau si dure que j’ai beau piquer des deux, ils n’en vont pas plus vite ; ils me font enrager, ils me font sécher par leurs lenteurs. » Il avait trouvé le plus précieux auxiliaire dans le chevalier de Jaucourt, lequel fut, à partir de 1758, le vrai factotum de l’Encyclopédie. « Cet homme, disait Diderot, est, depuis six à sept ans, au centre de six ou sept secrétaires, lisant, travaillant, dictant treize à quatorze heures par jour. »

Grâce à ce laborieux Jaucourt, que Dieu avait mis au monde « pour moudre des articles », grâce surtout à l’infatigable activité qu’il avait su déployer lui-même pour intéresser à son œuvre et tenir sans cesse en haleine collaborateurs et protecteurs, Diderot pouvait enfin, en 1764, dans une lettre à Mlle Volland, s’écrier : « Terre ! terre ! » L’Encyclopédie était terminée[30].

II


Les littérateurs du dix-huitième siècle avaient l’innocente manie d’élever des Temples, les uns à la Gloire, d’autres à l’Amour ou à l’Amitié ; le plus illustre d’entre eux, Voltaire, en avait tant bâti pour son compte qu’on l’avait surnommé le Templier.

L’Encyclopédie fut de même fort souvent comparée par eux à ce temple de la sagesse dont parle Lucrèce et qu’avait édifié contre la superstition du temps la doctrine des philosophes. Nous avons montré comment s’était élevé peu à peu, contre vents et marées, ce temple encyclopédique et quelle activité avait dû déployer, pour arriver jusqu’au faîte, le directeur des travaux. On va voir quels furent les ouvriers qui apportèrent successivement leur pierre au gigantesque édifice.

Pour tenter une telle œuvre, ce n’était pas trop de toute « une société de gens de lettres », c’est le nom que Diderot donnait à l’ensemble de ses collaborateurs : on verra plus loin quel fut l’esprit de cette société ; il ne s’agit, pour le moment, que d’en faire connaître les différents membres. L’Encyclopédie n’est pas l’œuvre spéciale d’un nombre, fixé une fois pour toutes, de fidèles collaborateurs. Sauf peut-être Diderot, qui présida jusqu’au bout comme architecte à l’entreprise et l’inébranlable de Jaucourt qui fut comme la pierre angulaire de l’édifice, on ne retrouve, à la fin de l’ouvrage, que très peu des ouvriers de la première heure. Beaucoup n’ont écrit que quelques articles ; d’autres n’ont collaboré qu’à quelques volumes ou même à un seul ; il y en a enfin, comme Montesquieu, qui n’ont fourni qu’un seul article. De là, évidemment, des disparates et même des contradictions que nous aurons à relever quand nous aborderons le contenu même de l’ouvrage. Mais on voit dès maintenant, et la liste des collaborateurs le montrera mieux encore, que l’Encyclopédie a été comme l’œuvre collective du dix-huitième siècle ; elle n’en est que mieux faite pour nous renseigner sur l’esprit général de ce siècle et elle n’en a que plus d’intérêt pour l’historien philosophe. Le nombre des collaborateurs augmente à mesure qu’avance l’ouvrage : ils sont vingt et un pour le premier volume (1751) ; au tome III (1753) on en compte à peu près trente-cinq ; au tome VI (1756) on refuse des articles ; nous remarquons pourtant des nouveaux venus au tome VII (1757). Au total on peut compter, croyons-nous, de cinquante à soixante collaborateurs. Les articles ne sont pas signés, mais ils sont marqués par des lettres qui équivalent à des signatures puisque, en tête des volumes, on donne la clef de tous les anagrammes. Les articles qui n’ont pas de lettre à la fin sont de Diderot auteur ; ceux qui ont une étoile au commencement sont de Diderot éditeur.

Voici d’abord, parmi les collaborateurs attitrés, les grands spécialistes du siècle qui viennent initier le public aux secrets de leur science ou de leur art. C’est dans les sciences, et sans parler de d’Alembert que nous étudierons à part, Daubenton, qui traite de l’histoire naturelle ; Barthes, Tronchin et Louis, de la médecine ; Deslandes, un ancien commissaire de la marine, parle de l’art nautique ; Le Blond, connu pour sa Statistique de l’officier, est chargé de l’art militaire ; le droit est confié à Boucher d’Argis, avocat au parlement et auteur d’un Code rural, alors en cours de publication. Dans les arts, la musique est confiée à l’auteur du Devin du village, l’architecture à Goussier, la peinture à Landois et au futur auteur des Salons. C’est Le Roi, lieutenant des chasses du parc de Versailles, qui s’occupe de vénerie. Dans les belles-lettres enfin, la grammaire est expliquée par le plus illustre grammairien de l’époque, Du Marsais, qui a déjà écrit son Histoire des tropes et qui aura pour successeur, à partir de 1757, Beauzée, le futur auteur d’une Grammaire générale et d’une édition augmentée et bientôt célèbre des Synonymes de l’abbé Girard.

Une liste complète de tous les collaborateurs de l’Encyclopédie et de leurs principaux articles serait aussi facile à dresser qu’ennuyeuse à lire ; le lecteur curieux peut se renseigner lui-même en parcourant les préfaces de certains volumes. Nous parlerons tout à l’heure de ce qu’on pourrait appeler les grands Encyclopédistes ; mais, avant de prendre congé des spécialistes plus ou moins illustres qui ont enrichi ou encombré le Dictionnaire d’articles plus ou moins bien faits, accordons, en passant, un éloge et un sourire à ces ingénieux ou candides ecclésiastiques que Voltaire appelait les « philosophes tondus » : ils eurent, eux, pour spécialité, d’acclimater la théologie parmi les mauvais propos d’un tas de libertins qui, comme cet affreux Du Marsais, « avaient pris Dieu en grippe ». Rien ne prouve que quelques-uns, tout au moins, de ces saints encyclopédistes n’aient collaboré en toute simplicité de cœur à l’œuvre du démon : car, outre que le démon de l’Encyclopédie savait très bien faire patte de velours aux douteurs de l’Église, ceux-ci ne donnèrent presque jamais au dictionnaire que des articles irréprochables. Par exemple, le bon abbé Yvon débitait sur Dieu et l’âme des choses si édifiantes que Voltaire en avait « le cœur serré » : d’autres paraissent avoir été plus politiques : ainsi, l’abbé Mallet, professeur de théologie au collège de Navarre, avait l’habitude de dire : « Ne nous brouillons point avec les philosophes », et, en conséquence, il travaillait avec eux mais sans se brouiller davantage avec l’Église, dont il obtenait un bon canonicat à Verdun dans le même temps qu’il collaborait à l’Encyclopédie ; l’abbé Morellet enfin, (que nous retrouverons ailleurs), pour avoir su traiter la théologie « historiquement, non dogmatiquement », faisait accepter tous ses articles du naïf abbé Tamponnet.

Tels sont les fournisseurs en titre de l’Encyclopédie. En dehors de cette armée de « manœuvres », il y eut des volontaires, Encyclopédistes par occasion, mais dont le concours, pour n’être pas régulier, n’en fut pas moins une très bonne aubaine pour l’Encyclopédie à laquelle ils apportèrent le prestige de leur renommée : nous voulons parler de Montesquieu, Buffon, Duclos et Turgot. Leur collaboration, même éphémère, permit aux Encyclopédistes de se vanter à bon droit que leur œuvre « ne comptait, parmi ses ennemis, aucun des écrivains célèbres qui honoraient la nation ». Passons rapidement en revue ces précieuses recrues, dont on peut dire que rien ne manquait à leur gloire avant leur collaboration au grand œuvre, mais qu’ils auraient, en restant à l’écart, manqué à la gloire de l’Encyclopédie.

Montesquieu n’a fourni à Diderot qu’un article, encore inachevé et assez médiocre, l’article goût : mais l’esprit de Montesquieu est partout dans l’Encyclopédie. C’est de Montesquieu que s’inspirent et c’est Montesquieu que citent, à moins qu’ils ne le pillent, presque tous les écrivains politiques de l’Encyclopédie. Et il n’en pouvait être autrement ; Grimm avait très bien dit du chef-d’œuvre de Montesquieu qu’il avait produit une révolution dans les esprits ; or, c’est justement les esprits qui avaient le mieux lu ce chef-d’œuvre qui travaillaient au grand Dictionnaire. Encyclopédiste lui-même avant l’Encyclopédie, et cela, dans les deux sens du mot, c’est-à-dire par l’étendue et la variété de son savoir aussi bien que par la hardiesse de ses satires sociales, Montesquieu avait attaqué le premier presque tous les abus et toutes les intolérances contre lesquelles vont partir en guerre les Encyclopédistes : le célibat des prêtres, les vœux monastiques, la torture, l’inquisition, le despotisme et la papauté elle-même, c’est Montesquieu qui le premier avait parlé contre toutes ces vieilles institutions et il l’avait fait d’ailleurs avec un mélange de verve et de bon sens qu’on rencontre trop rarement chez ses imitateurs. Le premier aussi, il avait appliqué la raison à l’étude des faits politiques et il n’est pas jusqu’au fameux « état de nature » des Philosophes qui n’ait son précédent malheureux dans les Troglodytes des Lettres persanes. On peut dire enfin que, par l’immensité des matériaux amassés et surtout par le profond esprit critique qui l’anime, l’Esprit des Lois est une admirable Encyclopédie sociale : les collaborateurs de Diderot n’avaient rien de mieux à faire que de s’en inspirer et ils n’y manquèrent pas. Si certains de leurs articles rappellent Montesquieu, c’est que, bien souvent, avec ou sans guillemets, ils sont de lui. Sans doute Montesquieu, qui avait, on le sait, un idéal politique différent de celui des Encyclopédistes[31], était loin aussi d’approuver toutes leurs hardiesses et de goûter leur genre d’esprit, surtout leur esprit de coterie. Ce qu’il disait un jour de Bolingbroke, qui avait attaqué la religion naturelle, il le pensait à coup sûr des disciples, autrement hardis, du libre penseur anglais : « Il est pernicieux d’enseigner aux hommes qu’ils n’ont pas de frein du tout. » Soit donc qu’il fût rebuté par les coups d’audace et par les éclats de voix du parti philosophique (je ne suis pas fait pour ce pays-ci, écrivait-il à l’abbé de Guasco), soit qu’il pensât réellement avoir dit sur les grands sujets politiques tout ce qu’il avait à dire, il consentit seulement « à mettre les pieds dans ce beau palais de l’Encyclopédie » ; mais il refusa les articles importants démocratie et despotisme, que lui proposait d’Alembert et se contenta d’un sujet plus modeste, où il était sûr à la fois de ne pas se répéter et de ne pas compromettre le repos auquel il aspirait et qu’il avait si bien gagné : « Je ne voudrais pas prendre ces articles-là, répondit-il à d’Alembert. J’ai tiré sur ces articles, de mon cerveau, tout ce qui y était. L’esprit que j’ai est un moule ; on n’en tire jamais que les mêmes portraits. »

Quels que soient, d’ailleurs, les motifs pour lesquels Montesquieu semble s’être tenu un peu à distance des Encyclopédistes et quelques différences aussi qu’il fût aisé de voir entre l’Esprit des Lois et l’esprit encyclopédique, il n’est pas moins certain que Montesquieu en définitive a combattu le premier, quoique avec des armes qu’il n’a malheureusement léguées à personne, pour la cause même qui sera celle des Encyclopédistes : la cause de la raison et de l’humanité. Dans le bel éloge qu’il a fait de lui au tome V de l’Encyclopédie, d’Alembert a très justement insisté sur ce que doivent la raison et l’humanité à l’auteur de l’Esprit des Lois : « Il a été parmi nous, pour l’étude des lois, ce que Descartes a été pour la philosophie » ; ailleurs il ajoute : « Il a toujours été guidé par l’amour du bien public ». Et d’Alembert rappelait avec fierté que le premier volume de l’Encyclopédie avait osé louer Montesquieu « lorsque personne n’osait encore élever la voix pour le défendre ». Il aurait pu ajouter qu’à son lit de mort, c’est l’auteur qui a le plus écrit pour l’Encyclopédie, le chevalier de Jaucourt, qui le veilla jusqu’à sa dernière heure[32], et qu’enfin l’on ne vit à son enterrement qu’un seul homme de lettres : c’était Diderot[33] ; pieux hommage, et aussi légitime dette de reconnaissance, que le directeur de l’Encyclopédie payait à l’auteur de l’Esprit des Lois.

Quand d’Alembert écrivait un si magnifique éloge de Montesquieu et « joignait ses regrets à ceux de l’Europe entière », Montesquieu était parvenu au sommet de la gloire et on n’en était encore qu’au cinquième volume de l’Encyclopédie. Si Montesquieu était mort au dernier volume, c’est-à-dire dix ans plus tard, d’Alembert aurait-il chanté ses louanges avec tant de ferveur ? C’est fort douteux, car d’Alembert et ses amis avaient grandi dans l’intervalle et, pour que les Encyclopédistes grandissent, il fallait, on le verra, que tout ce qui n’était pas eux diminuât. Buffon en fit la dure expérience, lui qui, non seulement mourut bien plus tard que Montesquieu, mais prétendit être célèbre sans être Encyclopédiste. Le projet qu’il prêtait à Voltaire de « vouloir enterrer de son vivant tous ses contemporains », c’est lui qui fut sur le point de le réaliser à la lettre puisqu’il ne s’en fallut que d’un an pour qu’il vît la prise de la Bastille. Il vit en tous cas s’achever l’Encyclopédie et toute sa collaboration se borna à promettre, en 1751, un article sur la nature qu’il écrivit en 1765. C’est pour avoir dédaigné à ce point les Encyclopédistes et leur œuvre qu’il ne fut pour ceux-ci qu’un « phrasier ». On sait qu’il avait inscrit en tête de son ouvrage : Naturam amplectitur omnem. À quoi d’Alembert trouvait plaisant d’ajouter : qui trop embrasse mal étreint. Mais c’est à d’Alembert lui-même, à ce géomètre fourvoyé dans la littérature, que ce proverbe eût pu servir de devise. Au reste, si les Encyclopédistes n’aimaient pas Buffon, Buffon le leur rendait avec usure : il ne pouvait souffrir en particulier ce même d’Alembert qui voulait régenter l’Académie et n’y réussissait que trop. Il fut un des premiers à rompre avec le despotique Secrétaire perpétuel, et même un jour, en pleine séance, dans sa réponse au maréchal de Duras (18 mai 1775), il osa lui reprocher et à ses amis leur intolérance en termes très clairs : « L’empire de l’opinion n’est-il pas assez vaste pour que chacun puisse y habiter en repos ?… Eh ! Messieurs, nous demandons la tolérance : accordons-la donc, exerçons-la pour en donner l’exemple… Qu’entr’eux les gens de lettres se suffoquent d’encens ou s’inondent de fiel, rien de plus préjudiciable. » Ce que voulait Buffon, c’est qu’on le laissât jouir en paix de ses travaux et de sa gloire ; il dédaignait, dit Grimm, d’être d’aucun parti. Il a écrit, dans son Histoire naturelle : « L’aigle est fier et difficile à réduire ; il vit solitaire ». Ainsi vivait Buffon dans sa solitude de Montbard et il élevait peu à peu, loin des réunions bruyantes et des petits soupers où Diderot et ses amis gaspillaient le meilleur de leur temps et de leur esprit, ce monument dont la majesté égalait, disait-on, celle de la nature, et dont, en tous cas, le beau style et les harmonieuses proportions formaient avec tous les défauts et tout le désordre de l’Encyclopédie un contraste douloureux aux Encyclopédistes. Ils essayaient alors de donner le change au public : « Je ferais bien, moi aussi, s’écriait d’Alembert, des phrases sur le lion ». Et Grimm écrivait avec sa brutalité allemande : « La véritable histoire naturelle du monde est encore à faire : la plume de M. Buffon serait bien propre à cet ouvrage, mais il serait à désirer que sa tête fût aussi sublime que son style. » On voit leur tactique : tirer parti de ce qu’a d’un peu solennel et apprêté la phrase de Buffon pour étouffer le savant, non pas même sous l’écrivain, mais sous le styliste.

La postérité n’a pas trouvé que même les morceaux de style les plus surannés aujourd’hui, sur le cheval ou le rossignol, dussent faire tort à celui qui fut un des plus vrais savants et un des plus hardis penseurs du dix-huitième siècle. On lui a rendu, dans de récents ouvrages, une pleine et éclatante justice — ce qu’on a fait, du reste, avec d’autant plus de joie qu’en le rehaussant, on rabaissait du même coup ses ennemis et, n’hésitons pas à le dire nous-même : ses envieux. Il nous semble toutefois que, sur un point seulement, on s’est trop hâté d’immoler ces derniers à la gloire du grand naturaliste : que M. de Buffon, du tranquille rivage où l’attachait son double titre de comte et d’intendant des jardins du Roi, ait contemplé sans s’émouvoir les tempêtes déchaînées par l’Encyclopédie, il faudrait, pour oser l’en blâmer, n’avoir pas lu les admirables pages qu’il écrivit dans sa studieuse retraite. Ce n’est pas dans la mêlée des partis qu’on peut élaborer une Histoire naturelle pas plus qu’un Esprit des Lois. Soyons donc reconnaissant à Buffon de son chef-d’œuvre : mais n’oublions pas aussi qu’il fut fort heureux, non-seulement pour les Calas et les Sirven, dont on a peut-être trop parlé, mais pour tous ceux, et ils étaient innombrables, qui furent victimes des abus, innombrables aussi, de l’ancien régime, pour tous ceux qu’on rançonnait parce qu’ils étaient paysans, qu’on pendait haut et court quand ils n’étaient pas nobles, et qu’on torturait quoiqu’ils fussent peut-être innocents, n’oublions pas, dis-je, qu’il fut très heureux pour tous ces gens-là que Voltaire, malgré ses défauts, et que les Encyclopédistes, malgré leurs petitesses, n’aient pas partagé l’inaltérable sérénité d’âme de Buffon. Il est heureux que ces mécontents et ces batailleurs ne se soient pas claquemurés, pour travailler plus à leur aise, dans cette haute tour que treize jardins en terrasse séparaient du reste de l’univers et d’où l’heureux châtelain écrivait à ses amis plongés dans le tourbillon de Paris : « Le vrai bonheur est la tranquillité[34] ». Tandis que la folie des Encyclopédistes était de vouloir se mêler de corriger le monde, la sagesse de Buffon consistait un peu trop, comme celle de Philinte, à prendre les hommes comme ils sont et les abus comme vices unis à l’humaine société : « Il faut faire comme les moines, disait-il ; il faut laisser mundum ire quomodo vadit. » Mais il est des temps où il serait très fâcheux qu’il n’y eût au monde que des Philinte et l’un de ces temps était celui où vivait Buffon. La diatribe de Rousseau contre le Philinte de Molière, quelque outrée qu’elle soit, ne manquait pas complètement d’à-propos à la veille de la Révolution : « Philinte est un de ces gens modérés qui trouvent que tout va bien, qui soutiennent qu’il n’est pas vrai que le peuple ait faim ; qui, le gousset bien garni, trouvent fort mauvais qu’on déclame en faveur des pauvres. » Bien nous en prend à cette heure que des philosophes, aussi bilieux que Buffon était phlegmatique, aient eu le mauvais goût de déclamer contre des injustices dont, grâce à eux, nous n’avons plus à souffrir.

Hâtons-nous d’ajouter que, si Buffon ne s’associa pas plus aux vaines querelles qu’aux légitimes revendications des philosophes, cependant, par l’esprit même et la portée de son œuvre, et qu’il le voulût ou non, il était, au fond, bien des leurs ; des deux causes que défend, on le verra plus tard, l’Encyclopédie, une cause scientifique et une cause sociale, si l’auteur de l’Histoire naturelle resta complètement étranger à la seconde, il servit admirablement la première ; et même on peut dire que, ces deux causes étant solidaires l’une de l’autre, Buffon fut en somme un des plus précieux auxiliaires de l’Encyclopédie, la science, même la plus désintéressée, ayant pour résultat nécessaire d’affranchir cette même raison que les Encyclopédistes devaient mettre définitivement hors de page. Mais il y a plus : s’il est une science que les Encyclopédistes tiennent particulièrement en honneur, c’est l’histoire naturelle à laquelle, on le verra, ils tendent à ramener toutes les autres. Comme Zadig, ils se piquent de « connaître les principes de la nature et de savoir de la métaphysique ce qu’on en a su dans tous les âges, c’est-à-dire fort peu de chose. » Or cette science de la nature, qu’ils poursuivent tous, personne au dix-huitième ne l’approfondit davantage et ne l’explique mieux que Buffon ; non seulement il la fait progresser par ses utiles observations et ses grandioses hypothèses, mais encore, et son ambition ici est la même que celle des Encyclopédistes, il la popularise, il la fait connaître et aimer des plus ignorants. Et enfin l’esprit qui anime toutes ses recherches est exactement celui qui guide, quand ils sont bien inspirés, les Encyclopédistes et surtout Diderot, un esprit exclusivement scientifique, que n’entravent ni les préjugés métaphysiques ni les scrupules religieux : c’est à savoir la raison et la raison seule appliquée à la recherche et à l’interprétation des faits ; car « pour les gens sensés, dit Buffon, la seule et vraie science est la connaissance des faits. » Que si les systèmes des philosophes ou les récits de la Genèse ne s’accommodent point de ces faits et de leur explication rationnelle, c’est tant pis pour ces systèmes et pour ces faits, car « il faut aller dans cette route jusqu’où elle peut conduire. » Or, les défenseurs de la religion savaient parfaitement où conduit la route dont parle Buffon et qu’on appelle la méthode expérimentale : aussi ne se sont-ils pas mépris un seul instant sur la portée philosophique de l’Histoire naturelle, et Buffon avait beau user de subterfuges pour « ne pas mériter que son livre fût mis à l’index », et pour éviter « les tracasseries théologiques », les théologiens l’ont confondu, dans leur animadversion, et c’était lui rendre justice, avec les iconoclastes de l’Encyclopédie et nous verrons les attaques contre l’Histoire naturelle alterner, dans les apologétiques du temps, avec les attaques contre l’Encyclopédie. De même que, dans sa fameuse diatribe contre les philosophes à l’Académie, Le Franc de Pompignan prenait à partie Buffon immédiatement après d’Alembert, de même, dans ses Helviennes (1781) dirigées contre les Encyclopédistes, Barruel s’écriera : « On nous dira peut-être qu’il ne faut pas confondre M. de Buffon avec ces fanatiques. Mais combien de gens ne voient dans ses efforts qu’une simple précaution contre la Sorbonne et quelquefois même qu’une vraie dérision ! » Et de Lignac précisera : « Comment M. de Buffon n’a-t-il pas aperçu, qu’en se liant aux Encyclopédistes par les mêmes principes, il concourait à leurs desseins criminels ? »

Après cela, que Buffon ait eu peu de goût pour les Encyclopédistes et dédaigné, à tort ou à raison, leur philosophie militante, il n’en est pas moins certain que, pour l’historien qui regarde surtout au sens général et à la portée des œuvres, les Encyclopédistes n’eurent pas, malgré toutes ses réserves, de plus utile allié, ni les théologiens, malgré toutes ses précautions, de plus sérieux adversaire, que le grand interprète rationaliste de la nature au dix-huitième siècle.

Un Encyclopédiste, qui marchanda presque autant son concours que Buffon, c’est Duclos. On connaît les allures, moitié naturelles, moitié affectées, du personnage : très bourru, mais non moins avisé, jaloux de son indépendance sans mépriser les faveurs de la cour, « droit et adroit » enfin, suivant le mot de Jean-Jacques, il donne assez l’idée, quand on le voit jouer son rôle dans les salons du temps, d’une espèce de sanglier solitaire et redouté de tous, qui se vautre et se rue à plaisir à travers toutes les bienséances, mais cela, sans jamais perdre la tête, car il sait toujours placer à propos ses coups de boutoir. C’est lui qui a asséné aux Encyclopédistes le mot célèbre : « Ils en feront tant qu’ils finiront par m’envoyer à confesse. » Un historiographe de France et un protégé de Mme de Pompadour ne pouvait guère fournir plus de deux articles : il écrivit déclamation et étiquette et se tint quitte envers l’Encyclopédie. En vain Voltaire voulut-il l’engager plus avant dans le parti en essayant de lui faire patronner la candidature de Diderot à l’Académie : Duclos fit la sourde oreille. Dès l’apparition de l’Encyclopédie, il s’était méfié de ces écrivains qui cachent leur jeu, qui, « sous prétexte d’attaquer la superstition, cherchent à saper les fondements de la morale et donnent atteinte aux liens de la société ». Comment, du reste, eût-il pu s’entendre avec ces démolisseurs des préjugés, lui qui avait dit, avec beaucoup de sens d’ailleurs, que « le préjugé est la loi du commun des hommes ? » Ce Breton de sens rassis, que le roi lui-même trouvait « honnête homme », refusa obstinément d’emboîter le pas aux philosophes, dont il désapprouvait et redoutait à la fois les idées aventureuses ; et c’est pourquoi Grimm trouvait que ses Considérations sur les mœurs de ce siècle étaient écrites dans « un mauvais jargon ».

À la fois philosophe et ami de d’Alembert, Turgot ne pouvait manquer de collaborer à l’Encyclopédie : il montra, dans cinq articles, tous excellents, que ses connaissances étaient aussi variées que son esprit était original. Au mot existence, il est sensualiste, mais à sa manière, et l’on a pu dire de lui que dans cet article « il commença à rétablir, sur la base posée par Descartes, la haute philosophie[35] » ; au mot foires et marchés, il montre que les grandes foires, comme il en existait alors, sont plutôt un signe de gêne que de prospérité pour le commerce, celui-ci devant se répandre partout à la faveur d’une entière liberté dans les marchés. Plus loin il fait voir les inconvénients et les dangers des fondations perpétuelles, lesquelles, pour satisfaire la vanité du donateur, enchaînent à jamais la liberté des générations futures : « Si tous les hommes qui ont vécu avaient eu un tombeau, il aurait bien fallu, pour trouver des terres à cultiver, renverser ces monuments stériles et remuer la cendre des morts pour nourrir les vivants. » Quand plus tard Mirabeau prononcera son grand discours sur les biens du clergé, il se souviendra de ce remarquable article et en citera les derniers mots. Mais ce que Turgot a écrit de plus remarquable pour l’Encyclopédie, c’est l’article étymologie que nous laissons à un spécialiste le soin d’apprécier : dans cet article écrit, qu’on ne l’oublie pas, en 1753 (et l’auteur n’avait alors que 26 ans), Turgot « établit sur des bases solides la méthode et les principes de la science philologique, alors que les de Brosses et les Court de Gébelin extravaguaient encore. Aucun des trois instruments de la philologie moderne, histoire, phonétique et comparaison, n’a échappé à ce puissant esprit : c’est une prophétie philologique[36]. » Malheureusement Turgot ne pouvait rester encyclopédiste ; en sa qualité de magistrat, il dut renoncer à écrire dans un ouvrage que le gouvernement avait interdit (1759).

D’ailleurs, le livre de l’Esprit venait de faire scandale et il ne pouvait convenir à Turgot de paraître approuver les sottises prétentieuses de ce compromettant ami des Encyclopédistes qu’il jugeait, lui et ses pareils, dans les termes que voici : « Quel cas puis-je faire d’un déclamateur tel qu’Helvétius qui répand des sarcasmes amers sur les gouvernements en général et se charge d’envoyer à Frédéric une colonie de travailleurs en finances ; qui, en déplorant les malheurs de sa patrie, où le despotisme est, dit-il, parvenu au dernier degré d’oppression et de bassesse, ce qui n’est pas du tout vrai, va prendre pour ses héros le roi de Prusse et la czarine ? Je ne vois dans tout cela que de la vanité, de l’esprit de parti, une tête exaltée ; je n’y vois ni amour de l’humanité ni philosophie[37]. » C’est aussi cet esprit de parti, dont il parle ici même, qui devait éloigner de ses collaborateurs encyclopédistes un écrivain indépendant et fier comme était Turgot. « On était parvenu, dit Condorcet, qui fait ici l’innocent, à faire passer l’Encyclopédie pour un livre de secte et, selon Turgot, c’était en quelque sorte nuire aux vérités qu’on devait chercher à répandre que de les insérer dans un ouvrage frappé de cette accusation bien ou mal fondée. » Pour tous ces motifs, plutôt bien que mal fondés, Turgot cessa d’écrire dans l’Encyclopédie ; mais il n’en restait pas moins ardemment dévoué aux réformes utiles que prêchait l’Encyclopédie et qu’il devait tenter un jour de réaliser, nous le verrons, aux grands applaudissements des Encyclopédistes.


III


Nous voici arrivés à ceux qu’on peut considérer comme les ouvriers principaux du grand Dictionnaire, à ceux qui furent les meilleurs aides et comme les lieutenants de Diderot, lieutenants, du reste, très inégalement brillants ou dociles, et qui s’appelaient de Jaucourt, Marmontel, Voltaire et d’Alembert.

Le plus zélé de tous fut le chevalier de Jaucourt : on peut dire que, sans lui, l’Encyclopédie ne se serait peut-être pas faite, car il en a écrit au moins la moitié : « Je m’aperçois, dit Voltaire à d’Alembert avec quelque exagération, que le chevalier de Jaucourt a écrit les trois quarts de l’Encyclopédie. Votre ami était donc occupé ailleurs ? » Les articles, en effet, que de Jaucourt a fournis, sont infiniment plus nombreux que ceux du Directeur, si nombreux et si variés qu’on est aussi surpris de l’étendue de son savoir que de sa puissance de travail : médecine, politique, littérature, arts et métiers, il sait tout, il écrit sur tout. Parmi ses innombrables articles, et nous en citerons plus d’un dans notre examen de l’Encyclopédie, il y en a de mauvais, de médiocres, il y en a même de bons (en particulier sur la politique), et il y en a qui ne sont pas de lui ; mais c’est déjà beaucoup d’avoir tant lu pour avoir pu tant compiler ; car c’est bien à lui qu’on peut appliquer les vers fameux de Voltaire sur l’abbé Trublet :


Il entassait article sur article ;
Il compilait, compilait, compilait.
On le voyait sans cesse écrire, écrire.


Du reste, il n’apporta pas seulement au grand Dictionnaire son ardeur au travail et ses connaissances universelles, mais encore le prestige d’une vie sans tache et d’une piété reconnue : il fut pour Diderot la plus précieuse des recrues, parce qu’il était à la fois l’ouvrier le plus infatigable et le plus honnête homme de l’Encyclopédie.

Tout autre fut Marmontel : Diderot raconte, dans ses Salons, que, lorsque Voltaire lut la première tragédie de Marmontel, Denys le Tyran, il s’écria : « Il ne fera jamais rien ; il n’a pas le secret. » Il eut, à défaut d’autres, le secret de se faire, en même temps, des protecteurs à la cour et des prôneurs dans le camp encyclopédique. On le retrouve d’ailleurs partout, j’entends dans tous les bons endroits de Paris où il y avait, soit quelques bons soupers à faire, soit quelques profits à retirer pour sa réputation ou pour sa bourse : il se faufile à la fois dans l’Encyclopédie qui lui fait d’utiles amis, à la cour, où il attrape le privilège du Mercure, chez Mme Geoffrin, qui le loge gratis, on pourrait même ajouter : à la Bastille, qui le met tout à fait à la mode. Son passage à l’Encyclopédie fut à la fois brillant et plein d’à-propos : il y entra en 1753, c’est-à-dire l’année où le gouvernement lui-même engageait les auteurs à reprendre leurs travaux interrompus, et il en sortit en 1757, au moment critique où l’attentat de Damiens venait de rendre toute son influence au parti dévot, c’est-à-dire juste à temps pour échapper aux orages prévus qui fondirent sur l’Encyclopédie en 1758 et aussi pour recevoir, la même année, des mains de Mme de Pompadour, ce bienheureux brevet du Mercure qui allait lui rapporter quinze mille livres de rente. En revanche, ses articles, tous consacrés aux « Belles-Lettres », ne sont pas les moins intéressants du Dictionnaire : bien supérieurs à ceux de Mallet ou de Jaucourt sur la même matière, ils peuvent se lire encore avec profit, car Marmontel n’avait pas seulement de l’esprit de conduite, il avait encore de l’esprit, trop même, en littérature ; « il rencontre souvent, a dit très justement de lui Villemain, des idées fausses, parce qu’il cherche trop les idées neuves ; mais il présente beaucoup d’instruction et ses erreurs font penser ». On sait que ses articles de l’Encyclopédie ont été réunis par lui, un peu modifiés, dans ses Éléments de littérature.

Pendant que le combat s’engageait contre l’Église dès les premiers volumes de l’Encyclopédie, où donc était celui qu’on a l’habitude de voir au dix-huitième siècle à la tête des combattants et qui s’appellera à bon droit lui-même à la fin du siècle, « le patriarche des écraseurs », où était et que faisait Voltaire ? Il était, depuis 1750, loin du champ de bataille, à Berlin, où il achevait le Siècle de Louis XIV, lequel allait achever sa renommée. À cette époque, s’il n’est pas encore, il s’en faut, le roi de l’opinion, le roi Voltaire, il n’en est pas moins l’homme de lettres le plus en vue : au moment où il commencera à travailler pour l’Encyclopédie, en 1755, Montesquieu est mort ; Buffon n’a donné que quatre ou cinq volumes de son Histoire naturelle ; ses Quadrupèdes vont de 1749 à 1768 et ce n’est qu’en 1778 qu’il écrira son chef-d’œuvre, les Époques de la Nature ; il est le premier, sans doute, mais dans sa spécialité, tandis que Voltaire s’est déjà illustré dans presque tous les genres. Il a doté la France de La Henriade (1723), laquelle, aux yeux de tous les contemporains, l’a sacré grand poète ; au théâtre, il a déjà donné Zaïre (1732), « la pièce enchanteresse », et Mérope (1743), son chef-d’œuvre ; comme prosateur, il a lancé depuis longtemps son premier brûlot, les Lettres anglaises (1734) ; puis, il a écrit, en vrai savant, les Éléments de la philosophie de Newton (1738), et maintenant son Siècle de Louis XIV (1752) s’ajoutant à son Charles XII, vient ajouter aussi à ses titres de poète et de philosophe la gloire d’être le premier historien de son temps. Hier encore on le discutait, on le traitait même « d’homme médiocre en tout », au grand étonnement de Grimm, fraîchement débarqué à Paris (1749) ; mais l’époque de son départ pour Berlin, (en 1750), fut, d’après ce même Grimm, « l’époque de la justice que lui rendit son pays » ; et depuis, sa renommée n’a fait que grandir : car d’Alembert, qui ne loue jamais qu’à bon escient, lui accorde, dès 1751, dans son Discours préliminaire, une place d’honneur, « une place qui n’est qu’à lui parmi les grands poètes » ; puis il loue sa prose et même beaucoup mieux qu’on ne s’y serait attendu de la part de d’Alembert ; « personne n’a mieux connu l’art si rare de rendre sans effort chaque idée par le terme qui lui est propre ». Enfin, après avoir exalté l’historien, il regrette de ne pouvoir, « en parcourant ses nombreux et admirables ouvrages, payer à ce génie rare le tribut d’éloges qu’il mérite, qu’il a reçu tant de fois de ses compatriotes, des étrangers et de ses ennemis. » À coup sûr, il faut faire la part de ce qui est dit ici pour amorcer Voltaire, pour « l’encycloper » ; il n’en reste pas moins que l’avisé d’Alembert n’aurait pas loué de la sorte, en tête d’un livre dont la fortune était à faire dans le grand public, un écrivain qui n’aurait pas joui déjà d’une très grande et très spéciale faveur auprès de ce même public. Dès le 11 juin 1749, il était, pour Diderot, « Monsieur et cher maître » ; au moment où il entre à l’Encyclopédie, Jean-Jacques, lui envoyant son deuxième Discours, « ne croit pas certes lui faire un présent digne de lui, mais lui rendre un hommage que nous, écrivains, nous vous devons tous, comme à notre chef ». Il est donc certain que sa collaboration allait donner un très grand lustre à l’Encyclopédie ; aussi cette collaboration est-elle accueillie avec transport et annoncée avec fracas : « M. de Voltaire nous a donné pour ce volume (le Ve) les articles esprit, etc., et veut bien nous en faire espérer d’autres, promesse que nous aurons soin de lui rappeler au nom de la nation. »

Cependant les idées avaient marché très vite à Paris durant l’absence de Voltaire ; car il avait quitté la France juste au moment où la philosophie avait déclaré la guerre à l’Église. « Il s’était fait, dit très justement Lacretelle, d’accord en cela avec les témoignages contemporains, une révolution morale en son absence. » Mais cette révolution n’était pas pour effaroucher Voltaire et il n’avait pas à revenir de si loin qu’on l’a dit pour marcher du même pas que les Encyclopédistes. Ce n’est pas, certes, que l’hôte de Sans-Souci n’eût été très capable, le cas échéant, et comme le meunier du même endroit, de tourner prestement ses ailes du côté d’où soufflait le vent ; mais cette volte-face, qui lui eût été si aisée, il n’avait pas à la faire pour aller de compagnie avec les philosophes qui n’avaient pas quitté Paris. La philosophie de l’Encyclopédie n’était-elle pas la sienne, puisque les dieux, honorés dans le Discours préliminaire, c’étaient Bacon, Locke et Newton — que Voltaire avait lui-même acclimatés en France ? En religion, Voltaire n’avait-il pas, trente ans avant ses nouveaux amis, chanté la religion naturelle dans le Pour et le Contre, et ne venait-il pas, à Berlin même, d’achever son éducation irréligieuse auprès de ce Frédéric qui ne cessera de lui « recommander l’infâme » (après avoir le premier donné à la religion catholique ce nom de bataille) et qui déjà même, à Postdam, lui avait appris à parler de Dieu et de la religion du ton dont il parlait à ses grenadiers et à ses palefreniers ?

Après son séjour à Berlin, comme avant, Voltaire, à coup sûr, ne cesse pas de croire en Dieu, au Dieu des bonnes gens, s’entend, car « qui boit du tokay croit en Dieu », écrit-il dès 1738 ; et il croit tout de même, si l’on veut, à l’immortalité de « Lisette », c’est son âme qu’il appelle ainsi ; mais jusque-là, par respect pour le lecteur français et aussi pour le gouvernement, qui mettait à la Bastille, il avait ménagé, en paroles du moins, Dieu et l’Église, qu’il n’avait pas osé encore attaquer « directement ». Mais maintenant qu’il a vu qu’on pouvait être roi et athée, il s’est enhardi et il est prêt, avec les Encyclopédistes, à partir en guerre contre le Tout-Puissant de là-haut, pourvu qu’on respecte les puissants d’ici-bas. Au reste, le gentilhomme ordinaire du roi, qui sera bientôt le châtelain de Ferney, n’aura pas de peine à s’entendre, même sur le domaine politique, soit avec le fils du coutelier de Langres, soit avec le fils adoptif d’une vitrière, parce que Diderot et d’Alembert, dans leurs demandes de réformes, ne seront nullement, nous le montrerons plus loin, les ennemis du roi et de l’état. Il était enfin une dernière raison, et celle-ci tout à l’honneur de Voltaire et des philosophes, pour laquelle Voltaire devait s’empresser d’aller à l’Encyclopédie : c’est que l’Encyclopédie était le répertoire de toutes les connaissances à la fois et que Voltaire était l’esprit le plus universel de son siècle. N’avait-il pas écrit, dès 1737, à Thieriot ces nobles paroles : « Il faut ouvrir toutes les portes de son âme à toutes les sciences et à tous les sentiments ? » Et pratiquant, on sait avec quel succès, cette belle maxime, il avait été lui-même encyclopédiste bien avant l’Encyclopédie. On le voit, même après sa longue absence, le commensal de Frédéric n’avait, à son retour, qu’à demander, comme plus tard Figaro, « de quoi il était question » ; il était prêt sur tout et même il sera prêt à tout dans cette guerre à l’infâme, dès qu’il se sera mis « à l’abri des chiens », dans son fort de Tournay. Voyons maintenant à l’œuvre ce nouvel Encyclopédiste.

Ouvrier de la troisième heure, il fait d’abord le modeste : il n’est qu’un « manœuvre » aux ordres de Diderot et de d’Alembert. Lui qui a dit : « Les compliments ne coûtent rien », et qui l’a tant prouvé, il en accable ses deux « maîtres encyclopédiques », dont l’un lui rappelle Platon, et l’autre, Protagoras. Puis, empruntant ses compliments à la mythologie, il déclarera que, pour soulever l’écrasant fardeau de l’Encyclopédie, il ne faut rien moins qu’Atlas et Hercule réunis. Pour lui, trop heureux d’apporter au grand édifice ses pauvres « cailloux », il accepte, sans la moindre objection, les articles qu’on lui propose et, comme il les écrit avec cette heureuse facilité et cette grâce piquante qui ne sont qu’à lui, on les reconnaît tout de suite à la lecture ; la plupart étant purement littéraires, l’auteur n’y a mis, comme l’a très bien dit La Harpe, que ses talents, non ses passions. Il suffit donc, pour les louer, de dire qu’ils sont de l’excellent Voltaire : esprit, grâce, et bien d’autres articles du même genre, voilà la part de Voltaire, et voilà aussi les perles de l’Encyclopédie.

Au moment où il se mettait à l’œuvre, en 1755, il écrivait : « Tant que j’aurai un souffle de vie, je suis au service des illustres auteurs de l’Encyclopédie ». Trois ans après, ce beau feu encyclopédique s’était éteint et cela pour des causes diverses qu’il est amusant de rechercher. Tout d’abord, personnel comme il était et ingénieux à faire parler de lui et de ses moindres œuvres dans le monde entier, il devait se lasser vite d’enterrer sa jolie prose dans ces énormes et coûteux in-folios où trop peu de lecteurs iraient la chercher. Nous le voyons, en effet, en 1759, conseiller à un de ses correspondants, Bertrand, « de ne pas éparpiller ses travaux dans l’Encyclopédie ». Il saura bien vite d’ailleurs dégager ses articles et leur donner toute la publicité qu’ils méritent en les rassemblant dans un petit dictionnaire portatif, bien mieux fait, pour circuler et propager son nom, que le grand et trop peu maniable Dictionnaire. Et il s’affranchira du même coup d’un fâcheux voisinage : car être le premier, ou, tout au moins, le plus séduisant des écrivains du siècle et coudoyer, dans un même ouvrage, un tas de « freluquets » et de « petits polissons » qui donnaient au public des « ragoûts sans sel » ou même, comme cet obscur Desmahis, à l’article femme, des rapsodies qu’on dirait « écrites par le laquais de Gil Blas », c’était, pour un homme de goût, un supplice qui ne se pouvait longtemps endurer.

Encore, s’il pouvait diriger les travaux, être le général en chef de tous ces « mauvais soldats », avoir la haute main, en un mot, sur toute l’entreprise et la faire tourner avant tout à la gloire de Voltaire ! C’est à quoi il s’applique, avec ce mélange de souplesse et d’entêtement qu’il sait mettre aux choses qui lui tiennent au cœur. Il envoie d’abord des conseils littéraires et il les donne, avons-nous besoin de le dire, on ne peut plus sensés. Une sage brièveté, c’est ce qu’il prêche avec raison à tous ces discoureurs et ce qu’il pratique admirablement lui-même dans ses articles : « Je ne voudrais que des définitions et des exemples. » Surtout, pas de déclamation ! C’est, et il est sincère, ce qu’il « déteste le plus au monde ». Il faut être court… et un peu salé, ajoute-t-il en auteur qui sait être de son temps.

Puis, aux règles de style, il joint des règles de conduite. Avant tout, il faut s’unir, « composer une meute » et contre qui ? uniquement contre les fanatiques : « En un mot, je vous recommande l’infâme, c’est là l’essentiel. » Et, en vue de cet essentiel, il faut savoir se faire d’utiles alliés, ménager les protecteurs, pour mieux humilier « les polissons protégés » ; ne pas oublier, par exemple, qu’on a besoin des hommes d’État contre les hommes de Dieu. Vous vous déclarez, dit-il à d’Alembert, l’ennemi des grands et vous avez raison : « mais ces grands protègent dans l’occasion, ils peuvent faire du bien ; ils ne persécuteront jamais les philosophes pour peu que les philosophes daignent s’humaniser avec eux. » Pour lui, qui a toujours été « un bon sujet du roi », il se fait un devoir d’envoyer à Stanislas (bien qu’il soit l’ennemi des Encyclopédistes), son Histoire de Pierre le Grand, et chacun sait que « M. de Choiseul et Mme de Pompadour l’honorent d’une protection très marquée. » Voilà à quoi sert de « n’attaquer jamais plus fort que soi. » Mais qu’apprend-il un beau jour ? Morellet, dans sa Vision de Palissot, s’est avisé de railler la princesse de Robecq, laquelle s’était fait porter, toute malade, à la représentation des Philosophes de Palissot. Aussitôt Voltaire fulmine : attaquer une femme, une mourante ! « C’est le tombeau ouvert pour les frères. » Il est chevaleresque, on le voit, comme il convient à l’auteur de Tancrède. Mais est-ce bien vraiment à la femme qu’il s’intéresse ici, lui qui n’a pas craint de nous montrer l’auteur prétendu de l’Écossaise, Carré, « barbouillé de deux baisers par la femme de Fréron » ? C’est qu’il y a entre ces deux femmes une distance infinie et nul n’observe mieux que lui les distances : il les marque le mieux du monde dans le passage suivant : « Il faut se moquer des Fréron, des Chaumeix et respecter les dames, surtout les Montmorency » — et Mme de Robecq était justement une Montmorency.

Heureusement, il y avait un sage à l’Encyclopédie, « le vrai et le seul sage », d’Alembert, qui s’entendait, aussi bien et mieux que Voltaire, à frapper et à cacher sa main, comme ce dernier ne cessait de le lui recommander expressément. Et, se conformant à ce prudent précepte, les frères entassaient dans le Dictionnaire « les petites orthodoxies » et les pieux mensonges, et Voltaire était ravi de leur savoir-faire et de leur adresse à mentir, lui qui avait écrit un jour le mot fameux : « Il faut mentir comme un diable ; non pas timidement, non pas pour un temps, mais hardiment et toujours. » Seulement, s’il y avait, à être sincère, un danger certain, qui était la Bastille, il y avait aussi, à trop mentir, un inconvénient : c’est qu’alors l’Encyclopédie ne signifiait plus rien ; elle devenait inutile à force de se faire inoffensive, et Voltaire aussitôt de se plaindre qu’on va trop loin, c’est-à-dire, qu’on ment trop ou trop lourdement. Les articles de théologie particulièrement « lui serrent le cœur : il est bien cruel d’imprimer le contraire de ce qu’on pense » ! Il est plaisant alors d’entendre ce même Voltaire qui, pour n’être pas brûlé, faisait provision d’eau bénite et qui communiait de si bonne grâce (car qu’est-ce, après tout, que la communion, sinon un « mince déjeuner » ?) ; il est plaisant, dis-je, d’entendre Voltaire reprocher sérieusement à d’Alembert et à ses amis leur manque de courage et « de laisser avilir l’Encyclopédie par de lâches complaisances pour des fanatiques ». D’Alembert le rassurait en lui recommandant de lire l’article figure ou des articles « bien plus forts » encore, lui expliquait que ce style de notaire ne trompait personne, bref, s’évertuait sans cesse à mettre au pas cet enfant terrible qui prétendait de loin diriger l’armée sans connaître les mille péripéties de cette guerre savante, dont il était, lui, d’Alembert, le véritable tacticien.

Quant à Diderot, il entendait bien rester, même après l’entrée de Voltaire à l’Encyclopédie, le véritable directeur. Plus d’une fois, il oublie ou néglige de lui écrire une lettre qu’il lui doit, grave maladresse ou peut-être impertinence voulue qui indigne et stupéfie Voltaire. Il reste une fois deux mois sans lui répondre, à lui Voltaire, que princes et rois n’ont jamais fait attendre si longtemps : « Quand j’écris au roi de Prusse, il m’honore d’une réponse dans la huitaine ». Deux ans plus tard, plainte du même genre à Grimm et Diderot de faire la sourde oreille ; « On ne saurait, écrit-il en même temps à Mlle Volland, arracher un cheveu à cet homme sans lui faire jeter les hauts cris ». Il connaît bien le personnage, lequel, dit-il ailleurs, en veut à tous les piédestaux ; et Diderot est homme à défendre le sien.

On voit que Voltaire n’est pas absolument, comme on l’a dit, le chef et le maître du parti encyclopédique : il ne réussit pas, autant qu’il le voudrait, à « unir le petit troupeau », il entendait par là : à le faire marcher sous sa houlette. Voilà, en somme, bien des raisons pour qu’il n’hésite pas à se séparer de ses amis au premier signal du danger. De fait, devant l’orage amassé par le livre de l’Esprit, d’Helvétius, en 1758, il se hâte de fuir : il sait d’Alembert très avisé, et celui-ci s’étant retiré, il s’empresse, à sa suite, de battre en retraite, car il est indéniable que, « si la liberté a quelque chose de céleste, le repos vaut encore mieux. » À partir de l’article Histoire, il n’enverra plus rien, si ce n’est pourtant deux articles pour le troisième volume : encore les adressera-t-il à d’Argental avec prière de n’y pas mettre son nom. En vain Diderot le supplie-t-il de revenir à lui, rien ne peut plus désormais le faire sortir de sa tente ; il va même jusqu’à vouloir retirer ses enjeux, jusqu’à redemander à Diderot ses articles et tous ses papiers concernant l’Encyclopédie. Diderot, soit dédain, soit pure négligence, ne répond pas à cette demande qui, renouvelée, devient une sommation : « Qu’il me restitue mes papiers, insiste Voltaire auprès de d’Alembert, je ne sais ce qui peut autoriser son impertinence ». Peu à peu, il ne lui suffit plus d’avoir déserté : il faut que tout le monde le suive ; car, lui parti, il ne doit plus y avoir d’Encyclopédie. Que vaudra-t-elle désormais « sans la liberté » (c’est-à-dire, sans Voltaire), dont elle ne peut se passer ? Cette liberté, c’est lui qui se charge maintenant de l’assurer aux Encyclopédistes : qu’ils viennent se faire imprimer à Lausanne, il « a de quoi les loger et très bien » ; et il les gouvernera mieux encore, quand ils seront ses hôtes. Mais Diderot résiste, il aime mieux « mollir », quelle pitié ! se résigner à « écrire sous la potence, quelle misère ! »

Puis, souple toujours comme « un lézard », il se retourne et il use, pour arriver à ses fins, d’un procédé tout contraire. Tantôt il chargeait d’Alembert de signifier, de sa part, à ceux qui, comme Diderot, n’abandonnaient pas l’Encyclopédie, qu’ils étaient « des lâches » : maintenant, il leur insinue, au contraire, qu’ils pourraient payer cher leur témérité ; « on prétend que la cabale dit : Oportet Diderot mori pro populo. »

Diderot ne broncha pas — jusqu’au jour où Voltaire ayant eu l’impertinence d’exiger de lui que non-seulement il lui restituât ses papiers, mais qu’il brûlât « devant M. d’Argental », son billet sur les Cacouacs, il répondît enfin à Voltaire une lettre très ferme, dans laquelle il expliquait pourquoi, ayant des engagements avec des libraires français, il ne ferait pas l’Encyclopédie à l’étranger et il terminait ainsi : « Ne soyez plus fâché et surtout ne me redemandez plus vos lettres, car je vous les renverrais et je n’oublierais jamais cette injure. Je n’ai pas vos articles ; ils sont dans les mains de M. d’Alembert, et vous le savez bien. » Il n’est rien tel que de s’entendre : Voltaire, subitement radouci, écrivit à d’Argental : « Si vous voyez ce bon Diderot, dites à ce pauvre esclave (esclave, Diderot l’était de sa parole donnée aux libraires) que je lui pardonne d’aussi bon cœur que je le plains. Il est vrai qu’il n’a pas trop de temps ».

Cependant l’Encyclopédie se poursuit sans Voltaire et même, on l’a vu, malgré lui. Que va-t-il faire, et le « méchant et extraordinaire enfant des Délices », comme l’appelait Diderot, va-t-il continuer à bouder ses anciens amis ? Il s’en gardera bien, car les Encyclopédistes, peu à peu, sont devenus à Paris les dispensateurs de la renommée et Voltaire n’est pas assez ennemi de lui-même pour s’aliéner d’aussi excellentes trompettes. Il les ménagera donc, c’est-à-dire, car c’est tout un pour lui, il les flattera outre mesure, n’aura pas assez d’éloges pour « ce grand trésor des connaissances humaines », qui est bien « le plus grand et le plus beau monument de la nation et de la littérature » ; il les protégera même et surtout se vantera de les protéger auprès de ses grands amis, princes et rois ; il fera tant, en un mot, et se démènera si bien que, sans plus écrire une ligne pour le grand œuvre, il sera, pour tout le monde, « le plénipotentiaire de l’Encyclopédie ». Et, de fait, il est sincèrement avec eux, leurs succès et leurs revers l’exaltent et l’abattent tour à tour, car eux et lui s’entendent toujours sur l’essentiel, sur « le grand point, qui est d’anéantir l’infâme ».

Maintenant, cette parfaite entente contre l’ennemi commun ne l’empêche pas de porter sur ses compagnons d’armes des jugements très libres, qu’il se garde bien de formuler nettement dans ses lettres (elles font le tour du monde), mais qu’on arrive pourtant à deviner et à surprendre quand on sait lire entre les lignes. Même quand il les loue, il le fait avec une telle exagération qu’il semble nous dire : si je les porte aux nues, c’est que je ne les redoute pas et que le public fera toujours la différence entre un Voltaire et un Diderot. Il la faisait très bien lui-même au besoin : « Entre nous, écrit-il à d’Argental, il est plus facile de faire le métier de Diderot que celui de Racine » — et, conséquemment, que celui de l’auteur de Zaïre. Et ailleurs, englobant dans un même dédain tous les copistes de l’Encyclopédie : « Il est plus facile de copier le Targum que de penser. » Il sait bien et dit parfaitement ce qui le distingue, lui, l’auteur du Mondain et du Siècle de Louis XIV, de tous ceux qui n’ont pour tout bagage que leur philosophie : « L’esprit philosophique constitue le caractère des gens de lettres ; quand il se joint au bon goût, il forme un littérateur accompli. » Le bon goût, c’est justement ce que sa vieille amie, Mme du Deffand, reprochait aux « pédants » de l’Encyclopédie de trop ignorer ; « C’est vous, écrivait-elle à Voltaire, qui m’avez formé le goût ; leurs opinions (aux Encyclopédistes) peuvent être semblables aux vôtres et je les adopte volontiers ; mais, dans la forme et la manière, ils ne vous ressemblent assurément pas ». Et Voltaire ne se tient pas de lui répondre : « Comment n’avez-vous pas senti que je pense comme vous ? mais songez que je suis d’un parti. » Il n’est, en bien des cas, que du parti de Voltaire, car il lui échappe de parler ainsi de ses alliés : « Mon petit parti m’amuse beaucoup. J’avoue que tous mes complices n’ont pas sacrifié aux Grâces. » Ce sera la tactique de Palissot de flatter Voltaire aux dépens des Encyclopédistes, et Voltaire de répliquer : « Vous me faites rougir quand vous imprimez que je suis supérieur à ceux que vous attaquez. Je crois bien que je fais des vers mieux qu’eux et que j’en sais autant qu’eux en fait d’histoire. »

S’il lui arrivait de se lâcher ainsi, même dans sa correspondance, sur le compte de ses frères d’armes, que devait-il dire d’eux à huis clos ? Le prince de Ligne, dans son Séjour chez M. de Voltaire, s’est chargé de nous l’apprendre et le passage est si joli qu’il le faut citer en entier. « Il y a, (lui dit le prince de Ligne), quelques gens de lettres dont vous paraissez faire cas. — Vraiment, répond Voltaire, il le faut bien : d’Alembert, par exemple, qui, faute d’imagination, se dit géomètre ; Diderot qui, pour faire croire qu’il en a, est enflé et déclamatoire, et Marmontel dont, entre nous, la poétique est inintelligible. Ces gens-là diront que je suis jaloux : qu’on s’arrange donc sur mon compte[38]. »

Sur son compte et entre eux, les frères ne se faisaient pas faute à leur tour de déblatérer. On l’encensait dans l’Encyclopédie ; préparait-il un nouvel ouvrage, on annonçait au monde un nouveau chef-d’œuvre ; et on se dédommageait de ses éloges en écrivant sous main à ses amis : « Voltaire travaille à une édition de Corneille. Je gage que les notes dont elle sera farcie seront autant de petites satires. Il aura beau faire, beau dégrader ; je vois une douzaine d’hommes dans la nation qui, sans s’élever sur la pointe du pied, le passeront toujours de la tête ; (douze hommes, c’était beaucoup ! même en comptant, bien entendu, l’auteur de la lettre). Cet homme n’est que le second dans tous les genres. » Ce qui est peut-être juste ; seulement, s’il avait pu lire cette terrible phrase, qu’en eût dit Voltaire et se figure-t-on la belle colère du patriarche contre son cher « Platon-Diderot ! » Mais s’il ne connut pas cette lettre de Diderot, Voltaire connaissait bien tous ses collègues de l’Encyclopédie, et il pouvait, d’ailleurs, juger par lui-même des sentiments que les frères nourrissaient les uns à l’égard des autres. Aussi, dans un jour de franchise, leur écrivait-il, et ce mot fait pressentir tout ce que nous aurons à développer ailleurs sur la coterie encyclopédique : « Mes enfants, aimez-vous les uns les autres… si vous pouvez. »

Ce n’est pas la littérature qui, même sous la plume de Marmontel ou de Voltaire, tient la première place dans le grand Dictionnaire, mais bien la science, et c’est d’Alembert qui, dès le premier volume, s’en fait le héraut. Par son fameux Discours préliminaire, par ses préfaces et ses nombreux articles scientifiques dans les sept premiers volumes, par l’inspiration générale enfin que, de concert avec le directeur, il donna dès le début à l’œuvre entière, d’Alembert a mérité que la postérité associe son nom à celui de Diderot toutes les fois qu’elle parle de l’Encyclopédie.

Bien que de quatre ans plus jeune que Diderot, d’Alembert, au moment où paraissait l’Encyclopédie, était déjà célèbre, tandis que Diderot n’était guère connu que des lettrés par ses essais philosophiques et par quelques contes parus sans nom d’auteur ; d’Argenson l’appelle encore en février 1752 « un Monsieur Diderot ». En 1742, à l’âge de vingt-cinq ans, d’Alembert était entré à l’Académie des sciences ; l’année suivante, son Traité de dynamique « le plaçait immédiatement au nombre des premiers géomètres d’Europe[39] » ; enfin, en 1746, il avait obtenu le prix offert par l’Académie de Berlin à l’auteur du meilleur ouvrage sur la cause des vents. Lebreton, on le voit, avait été bien inspiré dans le choix de l’associé de Diderot.

Les magnifiques promesses du Discours préliminaire, que nous étudierons plus loin, et l’accueil enthousiaste que le public avait fait à ce discours, semblaient devoir attacher indissolublement d’Alembert à la fortune de l’Encyclopédie, et lui-même, dans sa Préface du tome III, se déclarait hautement résolu « de tout sacrifier au bien de l’Encyclopédie ». Que si d’injurieux critiques continuaient à s’acharner contre l’ouvrage, il s’encourageait lui-même à les mépriser en se rappelant cette fable de Boccalini que Voltaire avait contée dans sa préface d’Alzire : « Un voyageur était importuné du bruit des cigales ; il voulait les tuer et ne fit que s’écarter de sa route ; il n’avait qu’à continuer paisiblement son chemin, les cigales seraient mortes d’elles-mêmes au bout de huit jours. » C’est en 1754 que d’Alembert prenait, en de si beaux termes, un nouvel engagement vis-à-vis du public. Quatre ans après, il se séparait brusquement de Diderot : que s’était-il donc passé qui justifiât une volte-face si inattendue ?

C’est au septième volume, en 1758, qu’avait éclaté la plus terrible crise que traversa l’Encyclopédie : d’Alembert, par son article Genève, avait provoqué les éloquents paradoxes de Rousseau sur les spectacles et les bruyantes réclamations des pasteurs genevois calomniés, prétendaient-ils, par les insidieuses félicitations de d’Alembert sur ce qu’il appelait leur socinianisme. Puis le malencontreux ouvrage d’Helvétius, de l’Esprit, était venu jeter l’alarme au camp des Encyclopédistes qui se voyaient à la fois dépassés et compromis par cet enfant terrible de la philosophie : Joly de Fleury lançait aussitôt ses foudres oratoires contre Helvétius et les Encyclopédistes, et, à la suite de son violent réquisitoire, le Parlement et le Conseil du roi révoquaient le privilège et défendaient la vente de l’Encyclopédie. C’est pour se soustraire à tous ces orages, qui coup sur coup fondaient sur le parti philosophique, que d’Alembert se retirait prudemment sous sa tente. Au fond, son zèle encyclopédique n’avait jamais rien eu d’excessif, refroidi qu’il était, non seulement par ce qu’il appelait lui-même la crainte rafraîchissante des fagots, mais encore par la circonspection naturelle à un esprit sceptique et à un cœur sec. Très peu « sensible », en dépit de la mode, assez inaccessible même à cet amour de l’humanité et à cette passion du bien public qui respirent dans presque tous les écrits de l’époque et en rachètent tant de pages déclamatoires, d’Alembert n’estimait pas assez les hommes pour « sacrifier son repos, comme le dit ingénument, en parlant de lui, Condorcet, à l’espérance incertaine d’être utile ». Il écrit lui-même à Voltaire : « Moquez-vous de la sottise des hommes, j’en fais autant que vous ». Il en fait même plus, car il prétend rire de tout, « aussi bien de Labarre que de Hume et de Jean-Jacques », et Voltaire est obligé de lui rappeler qu’ « il n’est plus temps de plaisanter, les bons mots ne convenant plus aux massacres. »

Et, d’autre part, Protagoras, (c’est ainsi que l’appelait Voltaire), était trop convaincu, comme il l’affirmait lui-même, que sur toutes les questions on peut soutenir le pour et le contre, il croyait trop exclusivement aux seules vérités mathématiques pour combattre les erreurs de son temps avec la hardiesse d’un Jean-Jacques ou avec l’acharnement d’un Voltaire. « Je voudrais bien servir la raison, écrivait-il à ce dernier, mais je désire encore plus d’être tranquille. » Or, l’Encyclopédie était trop décriée en 1758, l’on y avait des collègues trop compromettants, enfin on y était trop en butte aux attaques « infâmes » d’un Moreau et d’un Fréron, pour qu’on pût espérer de continuer l’œuvre avec liberté, encore moins avec sécurité. En vain Malesherbes lui expliquait-il, avec son ferme bon sens, « qu’il est impossible de défendre la religion sans démasquer ceux qui l’attaquent ». Très chatouilleux, comme Voltaire, et très intolérant, comme tous les Encyclopédistes, d’Alembert n’admettait pas qu’il fût permis à Fréron de relever les contre-sens de sa traduction de Tacite, ni à Moreau de le représenter, même allégoriquement, dans son pamphlet, les Cacouacs : « Croyez-vous, écrit-il à Voltaire à propos de ce pamphlet saugrenu, qu’une satire atroce contre nous a été envoyée de Versailles à l’auteur avec ordre de l’imprimer ? Je suis excédé des avanies et des vexations de toute espèce que l’Encyclopédie nous attire. Les satires odieuses qu’on publie contre nous, les sermons ou plutôt les tocsins qu’on sonne à Versailles contre nous en présence du roi, nemine reclamante, l’inquisition nouvelle et intolérable qu’on veut exercer contre l’Encyclopédie, en nous donnant de nouveaux censeurs, plus absurdes et plus intraitables qu’on n’en pourrait trouver à Goa ; toutes ces raisons, jointes à plusieurs autres, m’obligent à renoncer pour jamais à ce maudit travail. » Ces « autres raisons » de la retraite précipitée de d’Alembert, Diderot nous les a révélées dans une lettre, dictée sans doute par le dépit, mais où les faits articulés doivent être vrais, puisque Diderot ne fait que raconter à Mlle Volland une conversation qu’il vient d’avoir avec d’Alembert : d’Alembert demandait aux libraires une somme exorbitante après avoir publié ailleurs ses propres articles dans l’Encyclopédie.

Tout cela est probablement très exact, car il ne nous paraît pas que d’Alembert ait été l’homme désintéressé et le fier gueux qu’il est d’usage d’offrir à notre admiration. Sans doute il refusera ces fameuses cent mille livres de rentes, que lui offrit Catherine pour l’éducation du grand duc, et dont ses amis et lui-même ont mené si grand bruit ; mais c’est qu’il n’était pas fait, nous dit le naïf Condorcet, pour « une cour orageuse où, dans l’espace de vingt ans, deux révolutions avaient renversé le trône et où le changement du ministère avait été souvent aussi funeste qu’une révolution » ; et l’on sait ce qu’étaient ces révolutions sanglantes, qui faisaient dire à Voltaire, malgré ses traditionnelles plaisanteries sur les Welches : « J’aime encore mieux être Français que Russe », et qui arrachaient à d’Alembert lui-même ce candide aveu sur sa « bonne amie » Catherine, après le meurtre d’Ivan VI : « Je conviens que la philosophie ne doit pas trop se vanter de pareils élèves. » Et puis Pétersbourg était bien loin de Paris, le seul endroit du monde où il fût doux de vivre au dix-huitième siècle, et il faisait enfin cruellement froid à Pétersbourg : pour avoir été jusque-là, le pauvre Diderot en frissonnera jusqu’à la fin de ses jours. En approuvant d’Alembert d’être sagement resté au coin de son feu, le frileux Voltaire s’écriait : « Il aurait eu beau se vêtir de peaux de martre, il y aurait laissé la sienne ! » On voit par là que, si d’Alembert ne courut pas après la fortune, ce n’est pas uniquement, comme l’assure Condorcet, « parce que ses talents appartenaient à la patrie ». Il pensait avec raison et disait avec mauvais goût qu’il « vaut mieux avoir les rois pour maîtresses que pour femmes » ; et c’est pour cela encore qu’il refusa judicieusement d’aller présider l’Académie de Berlin à la mort de Maupertuis. Mais, s’il avait le bon esprit de n’aller ni en Russie, ni en Prusse, il souffrait très bien que l’argent de la Prusse et de la Russie vînt à lui ; car cet « amour de l’indépendance qu’il portait, disait-il lui-même, jusqu’au fanatisme » ne l’empêchait, ni de toucher régulièrement sa « petite pension brandebourgeoise », soit 1 200 livres de rente, que les incroyables impertinences de son protecteur lui faisaient, du reste, si largement gagner ; ni de mendier auprès de ce même Frédéric 2 000 écus pour aller voir l’Italie, ni enfin de quêter, le mot n’est que juste, les bienfaits de la grande Catherine.

D’Alembert se retira donc de l’Encyclopédie, où il n’y avait, lui semblait-il, plus rien à gagner que des emprisonnements ou des censures. Il espéra un moment que Diderot justifierait sa défection aux yeux du public en se retirant avec lui : « Je ne sais, écrivait-il à Voltaire, quel parti prendra Diderot. Je doute qu’il continue sans moi ; mais je sais que, s’il continue, il se prépare des tracasseries et des chagrins pour dix années. » Diderot, on le sait, resta seul sur la brèche : mais il perdait en d’Alembert son plus utile auxiliaire ; on va voir, en effet, le rôle important et curieux à la fois que joua d’Alembert dans l’histoire de l’Encyclopédie.

Et d’abord c’est lui qui recruta à l’Encyclopédie naissante, qui avait besoin d’être recommandée et vantée, la plus grande trompette du siècle : nous voulons parler de Voltaire. Sans doute Voltaire était prêt à s’enrôler au premier appel dans cette jeune milice de libres penseurs qui menaçaient d’accaparer l’opinion publique et dont il ne demandait pas mieux que de partager, à la façon du lion de la fable, la bruyante renommée. Encore fallait-il savoir dire à Voltaire les flatteuses paroles qu’attendait son exigeant amour-propre, et c’est à quoi réussit, beaucoup mieux que le négligent et brusque Diderot, l’insinuant et persévérant d’Alembert ; n’était-il pas capable de lire (ou de dire qu’il avait lu, ce qui revenait au même) « trois fois consécutives le Siècle de Louis XIV » et cela avec un tel plaisir qu’il aurait voulu « perdre la mémoire pour pouvoir le relire encore ». L’on verra tout à l’heure comment le Discours préliminaire payait à « ce génie rare le tribut d’éloges qu’il méritait ». Voltaire une fois enrégimenté, il fallait, ce qui était plus difficile, le maintenir dans les rangs, lui qui prétendait être le premier en tout ; et il fallait encore, la consigne à l’Encyclopédie étant de paraître orthodoxe, lui rappeler sans cesse cette consigne à lui qui, très éloigné du champ de bataille, ne se rendait pas toujours compte des difficultés de la lutte, à lui qui, tout en recommandant sans cesse aux autres de faire patte de velours, ne pouvait laisser perdre une occasion de montrer la griffe et d’égratigner. « Nous aurons bien de la peine, lui écrit d’Alembert, à faire passer cet article liturgie ; d’autant plus qu’on vient de publier une déclaration qui inflige la peine de mort à tous ceux qui auront publié des écrits tendans à attaquer la religion ; mais, avec quelques adoucissements, tout ira bien : personne ne sera pendu et la vérité sera dite… Eh ! oui, nous avons de mauvais articles de théologie ; mais avec des censeurs théologiens et un privilège, je vous défie de les faire meilleurs. » Sans doute, on confie à Voltaire des articles peu importants, presque rien que des articles littéraires ; mais quoi ! « N’est-ce pas vous qui nous envoyez de quoi nous faire lire ? » L’article idée, qu’il demande, est déjà donné ; mais on lui offre, en revanche, le mot imagination et « qui peut mieux s’en acquitter que lui ? il peut dire comme M. Guillaume : je le prouve par mon droit ». Toutes ces jolies choses, Diderot n’avait pas le temps ou l’idée de les dire et nous l’avons vu même qui négligeait de répondre à celui dont les princes et les rois s’honoraient d’être les très réguliers correspondants.

Aussi n’est-ce pas lui, mais bien d’Alembert, qui représente et incarne pour Voltaire l’Encyclopédie et quand, à Ferney, il parlera de celle-ci à Mme d’Épinay, il n’aura à la bouche que le nom de d’Alembert. D’Alembert, c’est l’Encyclopédiste selon son cœur, et c’est, de plus, un vrai sage, Socrate moins Alcibiade, un caractère antique enfin, tandis que, pour le génie, c’est un Pascal moins la superstition. À voir ainsi Voltaire, à qui sans doute, « les compliments ne coûtent rien », mais qui sait toujours ce qu’ils lui peuvent rapporter, à le voir, dis-je, encenser de la sorte d’Alembert, on devine qu’il doit avoir singulièrement besoin de lui. Et, en effet, d’Alembert n’est pas seulement son fondé de pouvoir auprès de Diderot et des Encyclopédistes, il est encore son pourvoyeur de nouvelles littéraires et autres : il le met « au fait des sottises courantes » : c’est lui qui lui apprend ce qu’on peut oser et ce qu’on doit taire selon que les philosophes ou les pédants à petit rabat ont le haut du pavé ; c’est lui qui lui souffle, suivant les occurrences, qui il convient de caresser ou à qui il peut se permettre « de donner des calottes ». Qu’il se méfie « d’une certaine dame qui n’aime pas les philosophes », c’est Mme de Pompadour qu’il veut dire, et même d’un autre de ses grands amis, de Choiseul qu’il a toujours, lui d’Alembert, « sur le bout du nez. » Dans cette guerre d’escarmouches, ils s’avertissent et s’excitent et se couvrent l’un l’autre, suivant les péripéties du combat, en alertes compagnons d’armes et en bons « frères » ; et, contents l’un de l’autre, ils se donnent de petits noms familiers : l’un est Bertrand, l’autre Raton ; seulement, c’est à qui des deux fera tirer par l’autre les marrons du feu. « Frère Protagoras, écrit Voltaire, se contente de rire et oublie d’écraser l’infâme… Vous n’êtes libres qu’avec vos amis, quand les portes sont fermées ;… pourquoi ne donne-t-on pas une fois par an un bon ouvrage contre le fanatisme ? »

Le seigneur de Ferney en parlait à son aise, à cent cinquante lieues de la place du Palais de justice, où l’on brûlait les livres, et d’Alembert avait beau jeu, pour défendre les capucinades de l’Encyclopédie, de lui rappeler que tout cela était style de notaire et « qu’on en pourrait bien trouver l’équivalent dans son petit Dictionnaire philosophique ». Voltaire se le tenait pour dit et se dédommageait en donnant quelques « nasardes » de plus à l’infâme, qu’il continuait d’ailleurs lui-même « de combler ostensiblement de politesses ». Après tout, de quoi s’agissait-il pour les philosophes ? de faire croître contre vents et marées, et par tous les moyens, « la vigne du Seigneur », et le meilleur moyen était de travailler de concert et de rester unis. Et pour cela, pour rester bons amis, il n’y avait qu’à se rendre les uns aux autres de bons offices : comme de déclarer hautement et sans sourciller que Voltaire était bien supérieur à Corneille et à Racine, car « Corneille disserte, Racine converse et Voltaire remue » ; et de répondre, en récompense, qu’à Ferney on attend l’Encyclopédie « pour s’amuser et s’instruire le reste de ses jours ».

À ce jeu-là, d’Alembert et Voltaire devinrent les meilleurs amis du monde. « Il n’y a jamais eu, dit plaisamment Mallet du Pan, entre gens de lettres, de marché plus curieux que celui qui liait M. de Voltaire à M. d’Alembert. Par un traité tacite convenu entre eux, le poète ne cessait de s’extasier sur les talents littéraires du géomètre, et le géomètre sur la profondeur philosophique du poète. Aussitôt qu’un adversaire présentait sa lance au défaut de la cuirasse de l’un d’eux, son second se présentait pour le couvrir. Par cet artifice, la lime et le compas, une fois d’accord, devenaient un sceptre étendu du Kamtschatka jusqu’aux Pyrénées ; mais le vieillard absent sentait fort bien, malgré vingt couronnes entassées sur sa tête, l’avantage qu’avait sur lui son alerte associé, régentant à Paris deux Académies et dirigeant d’un fil un monde de caillettes en crédit[40]. »

Et ces derniers mots de Mallet du Pan nous amènent à parler d’un second service que d’Alembert rendit à l’Encyclopédie : ce n’est pas seulement entre Diderot et Voltaire, c’est encore entre les Encyclopédistes et l’Académie qu’il fut un précieux trait d’union. Qu’il fût ou non de l’Encyclopédie, et il ne cessa d’y rédiger des articles purement mathématiques, d’Alembert resta jusqu’au bout un des chefs, et le plus remuant après Voltaire, du parti philosophique ; plus qu’aucun autre, il s’appliqua à rassembler « le petit troupeau » et, pour mieux le protéger contre « les loups, et les renards » (contre les jésuites et les jansénistes), il réussit à le faire entrer tout entier, ou peu s’en faut, dans l’asile inviolable de l’Académie[41].

Mais tout cela, ses intrigues à l’Académie, comme son pacte avec le diable de Ferney, c’est d’Alembert agent des Encyclopédistes ; ce n’est pas encore d’Alembert éditeur et surtout inspirateur de l’Encyclopédie. Ce qu’il fut dans ce dernier rôle, si nous ne pouvons l’apprendre directement, ses entretiens avec Diderot et les autres Encyclopédistes ne nous étant pas connus, nous pouvons aisément l’induire de son caractère et de ses articles. Géomètre d’abord, il est vraisemblable qu’on lui doit le peu d’ordre qu’on rencontre dans les premiers volumes de l’Encyclopédie. S’il y a, dans ces volumes, quelque proportion entre les matières traitées, c’est sans doute à lui que l’honneur en revient et non au principal éditeur qui était, comme on sait, le désordre en personne. Mais surtout, très maître de lui, quoique très passionné, ce qui lui permettait d’être à la fois un habile et un sectaire, il sut être le modérateur de l’enthousiaste et débordant Diderot, comme il avait été, si l’on peut ainsi dire, le pondérateur de Voltaire qui, toujours instable entre deux extrêmes, tantôt jurait d’installer le plus compromis de tous les auteurs, Diderot en personne, dans un fauteuil académique et tantôt se glorifiait tout haut de rendre à Pâques le pain bénit. D’Alembert n’approuvait pas plus ces coups d’éclat que ces coups de tête : il aimait mieux écraser doucement le monstre en ayant l’air de le ménager : il ne fallait pas « arracher le masque à la superstition, mais le décoller peu à peu » et cela, sans se démasquer soi-même, sans jamais donner prise à l’ennemi. Il pouvait, en effet, en publiant ses Éléments de littérature, en 1759, se donner publiquement à lui-même « cette consolation qu’on n’avait pu tirer encore une seule proposition répréhensible du grand nombre d’ouvrages qu’il avait publiés jusque-là ». Et lorsque, quatre ans plus tard, le frère de « l’ami Pompignan », l’évêque du Puy, se permettait de « l’insulter » dans son Instruction pastorale, d’Alembert avait le droit de lui répliquer : « Vous m’avez mis expressément parmi les ennemis de la religion que je n’ai pourtant jamais attaquée » ; ce qui était exact à un adverbe près ; d’Alembert n’avait jamais attaqué directement la religion.

Faut-il, en terminant, lui reprocher ses précautions ou ses habiletés ? Il lui eût été bien facile, on le sait, de justifier sa tactique : à l’époque même où d’Alembert écrivait ces mots à l’évêque du Puy, Helvétius, pour avoir philosophé un peu librement, avait dû subir la honte d’une rétractation ; Rousseau, pour avoir écrit l’Émile, venait d’être décrété de prise de corps et si Voltaire pouvait se moquer impunément de tant de choses et de tant de gens, c’est parce qu’il y avait, entre Ferney et Paris, cent cinquante lieues et la frontière. Mais à Paris, on était en proie à Omer et aux Oméristes. Un ouvrage, qui avait les dimensions de l’Encyclopédie, ne pouvait se glisser sous le manteau ; on y répondait d’ailleurs de tous les volumes ; on devait les imprimer et les publier au grand jour, et pour cela, il fallait obtenir, c’est-à-dire mériter le privilège du roi.

En un mot, pour que l’Encyclopédie parût, il fallait que l’étourdi et naïf Diderot eût pour associé et pour guide quelque rusé compère : bien lui en prit de cheminer, c’est-à-dire, de pouvoir louvoyer avec d’Alembert, car celui-ci fut vraiment l’indispensable matois et, suivant le mot expressif et juste de Barruel, « le renard de l’Encyclopédie ».

IV


Il fallait d’abord annoncer l’Encyclopédie au public et préparer celui-ci à la bien comprendre : en novembre 1750, Diderot, en un court Prospectus, avait posé la façade du vaste monument ; en juillet 1751, d’Alembert, par son Discours préliminaire, en construisit, pour ainsi dire, le vestibule grandiose. Il y présentait aux lecteurs les sciences et les savants dont il allait être question dans le corps de l’ouvrage : en de larges aperçus philosophiques, il expliquait d’abord comment les sciences étaient nées, dans la suite des temps, les unes après les autres et les unes des autres, et il montrait ensuite quels étaient, chez les différents peuples et aux différentes époques de l’histoire, les savants et les penseurs qui avaient le plus contribué à ce savoir humain, dont le Dictionnaire allait détailler toutes les richesses. Essayons donc de donner une idée de ce discours célèbre en dégageant, de tous les détails de l’œuvre, la charpente même, laquelle a été faite de main d’ouvrier.

Le grand ouvrage qu’entreprennent Diderot et d’Alembert a deux objets distincts : il doit exposer l’ordre et l’enchaînement des connaissances humaines ; il est, en second lieu, un dictionnaire raisonné et il doit, à ce titre, contenir à la fois les principes généraux qui sont la base des sciences et des arts et les détails les plus essentiels qui en sont le corps et la substance même.

Envisagées sous le premier point de vue, qui est le point de vue encyclopédique, les différentes sciences sont unies les unes aux autres par une chaîne dont il faut retrouver les anneaux. Mais, pour mieux établir cette filiation encyclopédique des sciences entre elles, d’Alembert s’efforce d’abord de retrouver, dans le passé le plus lointain de l’humanité, l’origine même des sciences et leur filiation historique, c’est-à-dire les causes qui les ont fait naître les unes à la suite des autres et celles-ci à l’occasion de celles-là. Il y a plus : toute science n’étant qu’une combinaison des idées que nous nous faisons sur tels objets particuliers, si l’on veut pousser l’analyse jusqu’au bout et remonter à la source même de nos connaissances, il faut surprendre, pour ainsi dire, à leur naissance, les premières idées qui surgissent en nous et faire ainsi comme l’histoire ancienne de l’esprit humain. Et enfin, l’idée elle-même n’est pas le fait primitif de cette histoire, car l’idée vient de la sensation.

Que nous apprennent donc nos sensations ? Notre existence d’abord, puisque nos sensations, c’est nous-mêmes ; en second lieu les corps, et, avant tout, le nôtre ; car, s’il est, comme tous les autres, extérieur à nous, il est aussi le plus voisin de nous-mêmes. Puis, et c’est la troisième conquête de l’esprit, la nécessité de conserver notre corps nous fait examiner, parmi les objets extérieurs, ceux qui peuvent nous être ou utiles ou nuisibles, pour nous amener peu à peu à nous approprier les uns et à nous garder des autres. Faisons maintenant un pas de plus : parmi ces êtres qui nous sont extérieurs, nous en remarquons qui sont semblables à nous et nous en concluons qu’ils ont les mêmes besoins que nous et que, dès lors, nous avons intérêt, eux et nous, à nous unir et à nous entr’aider et c’est dans ce but que les hommes inventent le langage et la société.

Cette société est à peine formée, que les plus forts s’empressent d’opprimer les plus faibles : ceux-ci se demandent alors s’il y a à leur oppression une raison valable et, n’en trouvant aucune, ils protestent : ce cri de la nature, c’est le commencement de la morale, car c’est l’affirmation d’un droit naturel qui dormait au fond de nos consciences et qu’a subitement réveillé la première violence sans raison et, désormais sans justice.

Cependant le corps, menacé de toutes parts et par des ennemis de toute nature, nous ramène bientôt à lui-même et à la nécessité de lui chercher au dehors des auxiliaires qui l’aident, à vivre d’abord, puis à vivre commodément et nous voici sur le chemin des sciences salutaires et des arts utiles. Sur ce chemin-là, les hommes ont eu trois stades à parcourir. Dans le premier, ils ont étudié la nature et, essayant d’en tirer parti, ils ont inventé l’agriculture et la médecine : il fallait songer d’abord à se nourrir et à se conserver. Mais, après avoir combiné réellement les corps dont ils faisaient usage et avoir ainsi créé une physique toute empirique (telles, l’agriculture et la médecine des premiers âges), les hommes ont peu à peu combiné, et cette fois, dans leur esprit seul, les propriétés les plus intellectuelles des corps, par exemple l’étendue et le nombre, et c’est ainsi que, dans le second stade, la géométrie et l’arithmétique ont pris naissance. Enfin, après avoir décomposé les corps et détaché d’eux les idées que nous en avons, pour fonder, sur chacune de ces idées abstraites, des sciences différentes, revenant sur nos pas, nous avons refait peu à peu le monde physique en rendant aux corps les propriétés qui les composent réellement : nous leur restituons, par exemple, l’impénétrabilité et le mouvement et nous avons la mécanique ; puis, examinant à la fois les distances et les mouvements des corps célestes, nous fondons l’astronomie, qui est l’application la plus sublime de la géométrie et de la mécanique réunies. Ainsi, notre corps et ses besoins à satisfaire, tel fut le point de départ de nos premières investigations qui aboutirent finalement aux propriétés les plus générales de la matière, la grandeur et l’étendue : toutes nos connaissances relatives aux corps remplissent l’entre-deux.

Toutefois ces connaissances, si elles sont peut-être les premières en date, ne sont pas longtemps les seules auxquelles s’applique l’esprit humain : de bonne heure, en effet, l’avantage que les hommes ont trouvé à étendre et à combiner leurs idées leur a appris l’utilité qu’il y aurait, pour eux, à réduire en art la manière même d’acquérir ces idées et de les communiquer aux autres et cet art fut la Logique ; puis, pour mieux communiquer aux autres ses pensées, on ne se borna pas à les ordonner logiquement : on voulut aussi les exprimer le plus agréablement possible et, pour cela, on perfectionna les langues et on leur donna des lois par des Grammaires bien faites. Mais logique et grammaire ne s’adressaient qu’à l’esprit pour lui faire comprendre des idées : les hommes voulurent aussi parler au cœur de leurs semblables et faire partager à ceux-ci leurs sentiments et leurs passions et le génie humain enfanta les prodiges de l’Éloquence.

Et voici encore un nouveau progrès : on ne vivait jusqu’ici qu’avec ses contemporains ; on voulut à la fois et vivre dans le passé et parler aux générations futures et, de cette noble ambition d’étendre nos connaissances et de prolonger notre activité au-delà du présent, naquit l’Histoire, laquelle s’assura aussitôt ses deux auxiliaires : la Chronologie, qui place les hommes dans le temps, et la Géographie, qui les distribue dans l’espace.

On remarquera que, jusqu’à ce moment, nous n’avons énuméré que les idées primitives, qui nous viennent directement des corps et les sciences qui en sont résultées. Mais il est une autre source d’idées non moins fécondes que les premières : ce sont celles que nous nous formons nous-mêmes en imaginant des êtres semblables à ceux-là mêmes d’où nous étaient venues ces idées primitives. Tantôt c’était la nature même que nous interrogions pour lui dérober ses secrets et les réponses que nous faisait directement la nature, interprétées par notre intelligence, devenaient peu à peu les sciences du corps et de l’esprit : maintenant, c’est la nature imitée, et transfigurée aussi par cette imitation, qui va devenir indirectement l’objet des différents arts : architecture, peinture, sculpture, poésie et musique, dont le but commun est de charmer l’esprit et les sens et d’embellir la vie humaine. Et ainsi, tout part de l’homme et tout s’y ramène : créés par l’homme, sciences et arts n’ont d’autre but que de satisfaire aux besoins de son corps et aux caprices de son imagination.

Qu’a fait jusqu’ici d’Alembert ? il a écrit à grands traits l’histoire des progrès de l’esprit humain, et cette histoire, il l’a faite en philosophe, c’est-à-dire qu’il a, en l’absence de témoignages impossibles à retrouver, raconté comment et quand les sciences ont naître et engendrer d’autres sciences à leur suite ; or, cette histoire philosophique va nous aider maintenant à dresser, au seuil de l’Encyclopédie, le tableau proprement encyclopédique, entendez par là, systématique, des sciences et des arts, ou, comme d’Alembert l’appelle encore, leur arbre généalogique. Il s’agit maintenant de se servir de cette histoire des sciences, non pas de s’y asservir, car les sciences ne se superposent pas logiquement les unes aux autres dans l’ordre même où elles se sont suivies historiquement les unes les autres ; le point de vue change ici : l’observateur doit se placer, pour ainsi dire, au-dessus du vaste labyrinthe des connaissances humaines et, de là, embrasser d’un seul coup d’œil les sciences et les arts, noter les points où ils se touchent, les routes qui conduisent des uns aux autres et dresser comme la mappemonde du savoir humain. Mais quelle méthode suivre pour bien tracer cette carte immense et pour être sûr de mettre à leur vraie place, et selon les rapports qui les rapprochent plus ou moins les unes des autres, les diverses contrées de ce pays intellectuel ?

Deux moyens s’offraient à d’Alembert : l’un, de distribuer les sciences suivant la complexité, de plus en plus grande, de leur objet ; l’autre, de les classer suivant les différentes facultés de l’esprit que les différentes sciences mettent en jeu. La première classification était plus naturelle, puisqu’elle reposait sur les réalités mêmes que les sciences étudient ; la seconde, de quelque façon qu’on la pratiquât, ne pouvait complètement échapper à l’arbitraire, puisque plusieurs facultés interviennent à la fois dans l’établissement de chaque science. D’Alembert choisit pourtant la seconde, comme l’avaient fait Diderot dans son Prospectus et Bacon lui-même dans son arbre généalogique, lequel avait servi de modèle et à Diderot et à d’Alembert. Mais suivons celui-ci dans cette nouvelle démarche de son esprit : nous apprécierons tout à l’heure la valeur de tout son discours.

Notre esprit n’a, en somme, que trois facultés principales : la mémoire, la raison et l’imagination, et nous les avons nommées dans l’ordre même où ces facultés s’éveillent pour s’appliquer aux objets qu’étudie notre esprit. Ramenant ici, en effet, cet ordre historique qu’il avait suivi dans sa première partie, et qui l’a sans doute induit à choisir cette méthode de division, d’Alembert rappelle que des objets nous avons d’abord des connaissances directes, c’est-à-dire fournies directement et uniquement par eux sans le concours de notre réflexion et la faculté qui reçoit et conserve ces connaissances est la mémoire ; quant à notre réflexion, elle s’attache aux objets, soit pour les comprendre, et elle s’appelle la raison, soit pour les imiter, et elle est alors l’imagination. Et, à mesure que s’exercent ces trois facultés, nous voyons naître à leur suite trois ordres différents de connaissances : l’histoire, qui est l’œuvre de la mémoire ; la philosophie, qui est le fruit de la raison ; les beaux-arts, qu’enfante l’imagination.

Ces trois ordres de connaissances forment les trois maîtresses branches qui partent du tronc commun, l’entendement humain ; et, à leur tour, elles se subdivisent en plusieurs rameaux, suivant qu’elles s’appliquent aux êtres matériels ou spirituels qui sont de leur domaine. Ainsi, les êtres à étudier étant Dieu, l’homme et la nature, on a, pour l’histoire, les trois subdivisions suivantes : histoire sacrée, qui se rapporte à Dieu, histoire civile, qui étudie l’homme, histoire soit des arts, soit des usages que les hommes ont tirés des productions de la nature. Il en va de même des autres facultés, raison et imagination. Cette distribution de nos connaissances, suivant nos trois facultés, présente encore ce curieux avantage qu’elle pourrait nous fournir trois divisions parallèles du monde littéraire en érudits, philosophes et beaux esprits, puisque la mémoire est l’apanage des premiers, la raison est la faculté par excellence des seconds, tandis que les derniers brillent par l’imagination. — Tel est l’arbre généalogique des sciences humaines qui se dresse, non sans une certaine majesté, à l’entrée de l’Encyclopédie et que les contemporains ne contemplèrent pas sans une très grande admiration.

Mais l’œuvre de Diderot et de ses amis ne devait pas être seulement une Encyclopédie, c’est-à-dire un ouvrage où l’on retrouverait l’enchaînement des connaissances humaines ; elle voulait être de plus, nous l’avons dit, un Dictionnaire raisonné, où l’on apprît, pour les arts et les sciences, les principes qui en sont la base, en même temps que les détails les plus importants qui sont l’objet des uns et des autres. Et de même que l’exposition philosophique de l’origine et de la liaison des sciences qui ouvre le Discours préliminaire a servi à d’Alembert à en former l’arbre généalogique que nous venons d’expliquer, de même maintenant un exposé historique de nos connaissances dans l’ordre même où elles se sont succédé ne lui paraît pas moins utile pour « raisonner » ce dictionnaire et guider ainsi les auteurs eux-mêmes dans la manière dont ils devront transmettre toutes ces connaissances à leurs lecteurs. Mais l’histoire de nos connaissances se confond presque avec l’histoire des grands génies qui ont éclairé la route de l’humanité, puisque c’est à eux que la science doit ses plus belles conquêtes et l’Encyclopédie ses pages les plus intéressantes ; il était donc naturel que d’Alembert inscrivît, comme au fronton du grand Dictionnaire, les noms des plus éminents penseurs envers lesquels il acquittait, pour ainsi dire, la dette de la science et de l’humanité.

Remontant (comme nous l’avons fait nous-même quand nous avons recherché, quoique à un autre point de vue, les antécédents de l’Encyclopédie), à l’époque de la Renaissance, il montre comment l’esprit humain, après le long sommeil du moyen âge, s’est enrichi d’abord par l’érudition, a brillé ensuite dans les arts et les lettres et a mûri enfin dans l’étude de la philosophie. Que si nous ne retrouvons pas ici l’ordre dans lequel ont apparu, pour la première fois, les principales connaissances, — ici, en effet, les œuvres de l’imagination ont devancé, au lieu de suivre comme plus haut, les conquêtes de la raison ; c’est parce que, à la suite de cette longue ignorance du moyen âge, qu’avaient précédé des siècles de lumières, la régénération des idées, à l’époque de la Renaissance, a dû différer nécessairement de leur génération primitive. Voyez en effet : les œuvres des anciens viennent d’être retrouvées, l’imprimerie est inventée et aussitôt la lumière renaît de toutes parts. On se met à étudier, non pas, comme avaient fait les premiers hommes, la nature, mais les livres, ces livres anciens qu’il suffisait d’ouvrir, semblait-il, pour devenir savant ; et d’ailleurs, n’a-t-il pas toujours été « plus aisé de lire que de voir ? » On eut donc ces grands érudits de la Renaissance qui prirent de toutes mains, dans les œuvres de l’antiquité, ce qui était bon et ce qui était médiocre, mais qui, en nous donnant tout à la fois, nous permirent de séparer l’or des matières moins précieuses : ainsi l’érudition était nécessaire pour nous conduire aux belles-lettres.

Celles-ci s’appliquèrent d’abord à traduire, puis à imiter ces maîtres incomparables que nous offrait l’antiquité et qu’on désespérait de pouvoir égaler jamais ; peu à peu cependant, et à leur exemple, on tâcha de penser d’après soi et dans sa propre langue et « l’imagination des modernes renaquit de celle des anciens. » La poésie, qui avait ouvert ses ailes avec Ronsard, régla son essor avec Malherbe, tandis que Balzac donnait à notre prose le nombre et la noblesse ; notre langue était prête pour les chefs-d’œuvre et le grand siècle naquit, siècle par excellence des belles-lettres, c’est-à-dire de l’imagination artistique, auquel a succédé le siècle de la raison et des sciences philosophiques. Les instituteurs de ce siècle de lumières, ceux qui ont préparé cet avènement de la philosophie, sont : en Angleterre, François Bacon ; en France, Descartes ; Bacon, le premier de ceux qui ont préparé dans le silence la lumière dont le monde devait être éclairé peu à peu, l’éloquent philosophe qui, après avoir fait le dénombrement de toutes les sciences, a osé dire aux hommes : « Voilà le peu que vous avez appris et voici tout ce qui vous reste à chercher, » le précurseur, par conséquent, et l’inspirateur direct de l’Encyclopédie ; et Descartes, cet audacieux esprit qui, en secouant le joug de la scolastique et de l’autorité, a, par son heureuse révolte, « rendu à la philosophie un service plus essentiel peut-être que tous ceux qu’elle doit à ses illustres successeurs ».

Aussi d’Alembert a-t-il raison de proclamer plus loin (et après avoir rendu hommage au génie de Newton et à la sagesse de Locke), que « l’Angleterre nous doit la connaissance de cette philosophie que nous avons reçue d’elle ». À cette heure, conclut-il, la France a ses savants (et il eût pu se nommer lui-même), et ses grands hommes de lettres ; et même, ce qui n’est pas un médiocre avantage, les premiers parlent la langue des seconds : ici, c’est une Histoire naturelle, pleine d’élévation et de noblesse ; là, c’est un Esprit des lois, « monument immortel des progrès de la raison dans ce siècle éclairé » ; et c’est, enfin, l’écrivain qui a le mieux su parler de tout à tout le monde, qui, poète et prosateur, philosophe et savant, a mieux connu que personne l’art de rendre sans effort chaque idée par le terme qui lui est propre ; on ne pouvait, nous l’avons dit ailleurs, mieux désigner Voltaire.

Essayons, après l’avoir résumé de notre mieux, d’apprécier ce discours qui fut vraiment, au dix-huitième siècle, un événement littéraire et dont ne parlaient qu’avec une respectueuse admiration les ennemis même de l’Encyclopédie. Il est impossible aujourd’hui de le louer sans réserve ; car ce progrès même de la science, qu’y célèbre d’Alembert avec tant d’enthousiasme et auquel il avait lui-même par ses travaux largement contribué, a dénoncé peu à peu à nos yeux certaines imperfections de son œuvre. Parmi ces imperfections, les unes sont imputables à son siècle, lequel ne pouvait soupçonner les solutions nouvelles qu’allaient donner, aux grands problèmes agités par les Encyclopédistes, des sciences encore ignorées d’eux, et telles que la critique historique et la philologie. Quant aux erreurs ou aux assertions téméraires dont d’Alembert est plus personnellement responsable, les unes viennent de ce qu’il appartenait à un parti dont il a reproduit dans son discours certains préjugés et certaines injustices ; quelque effort qu’il ait fait pour s’élever à une sereine impartialité, il n’atteint celle-ci que par endroits. D’autres fautes, enfin, sont simplement des fautes de goût ; par exemple, ces jugements sur les grands écrivains du dix-septième siècle, jugements sommaires exprimés sèchement et qui trahissent, comme on pouvait s’y attendre, le mathématicien qui parle géométriquement des choses fines. Ainsi de penser qu’on a caractérisé Bossuet en disant simplement qu’il alla se placer à côté de Démosthènes, ou qu’on a rendu justice à La Fontaine en lui accordant qu’il fit presque oublier Ésope et Phèdre, c’était, pour quelqu’un qui avait entrepris de mettre à leur rang les grands génies de l’humanité, inspirer à ses lecteurs une médiocre confiance dans son jugement et son goût littéraire.

Le philosophe ne se trompe pas moins que le littérateur quand il insinue que Descartes, dont il a parlé ailleurs en de meilleurs termes, a eu tort de faire assez peu de cas des mathématiques, attendu qu’elles « font aujourd’hui la partie la plus solide et la moins contestée de sa gloire ». Mais ici d’Alembert parle en Encyclopédiste et s’il a été pour Descartes, même dans son Discours, plus juste qu’on ne l’était généralement dans son parti, il ne sacrifie pas moins Descartes à Locke, puisque c’est Locke qui, à l’entendre, a « créé la métaphysique ». Un pasteur protestant, David Boullier, vengea, en termes éloquents, l’auteur du Discours sur la Méthode des impertinences des Encyclopédistes : « tous ceux qui, depuis Descartes, pensent et raisonnent lui doivent cet art précieux de raisonner et de penser qui nous a valu une foule d’excellents ouvrages. Les Bayle, les Newton, les Leibniz, les Fontenelle (et Locke lui-même, aurait-il pu ajouter) sont ses disciples : se vante qui pourra, dans l’ordre de l’esprit, d’avoir fait d’aussi grandes choses[42] ».

Après les maladresses de l’homme de lettres ou les injustices de l’homme de parti, et nous aurions pu les multiplier les unes et les autres, on peut, avons-nous dit, relever dans le Discours les lacunes ou les erreurs que d’Alembert ne pouvait s’empêcher de commettre par la seule raison qu’il était de son temps. Ainsi, mettant les premiers hommes en face de la nature, il nous les représente, comme faisaient les écrivains du dix-huitième siècle, uniquement préoccupés de l’utile et il ne s’aperçoit pas qu’à côté des connaissances pratiques il y eut, dès le début, place pour des choses non moins précieuses aux premiers hommes, encore que parfaitement inutiles, et telles que le rêve et la poésie. Cet utilitarisme excessif, qu’il a prêté aux premiers êtres humains, le fait tomber dans une autre erreur qui n’était pas moins répandue autour de lui : à savoir que les premiers hommes frappés des avantages qu’ils avaient à s’unir entre eux, auraient inventé, pour fortifier cette union, le langage et la société.

Enfin, épris d’abstractions comme l’étaient tous les philosophes de son temps, d’Alembert voit ces abstractions naître, pour ainsi dire, avant l’heure dans la trop précoce raison des hommes primitifs qu’il nous montre pressés « d’abstraire des corps l’étendue et déterminant les propriétés de l’étendue, ce qui est l’objet de la géométrie ». Il ne réfléchit pas que le premier géomètre, beaucoup moins philosophe qu’il ne l’imagine, fut celui qui mesura un champ, ou des troncs d’arbres pour s’en faire une cabane, de même que le premier arithméticien fut le sauvage qui compta les fruits de ses arbres ou les poissons qu’il venait de pêcher et non pas, comme il le pense, celui qui « inventa un moyen (le calcul) pour rendre plus faciles les combinaisons de l’étendue ».

Est-ce là tout ? On peut critiquer encore cette classification des sciences qui est la maîtresse pièce de son Discours et il ne serait pas difficile d’ébranler les racines mêmes de son arbre généalogique. D’Alembert nomme, à mesure qu’elles naissent, les différentes sciences, rapportant les premières (histoire) à la mémoire, les secondes (philosophie) à la raison, les dernières (beaux-arts) à l’imagination et l’on se demande aussitôt pourquoi l’imagination vient après la raison, alors que, comme l’a déjà spirituellement remarqué Fiévée, « l’homme sent et rêve avant de raisonner, il a des passions avant de combiner des abstractions, il admire les beautés de la nature avant de faire des équations : en un mot, il est jeune avant d’être vieux ». Que d’ailleurs l’éveil de la raison précède ou suive les premiers rêves de l’imagination, il n’en est pas moins malaisé de ramener chaque science à l’une quelconque de nos facultés : c’est ainsi que l’on verra Diderot qui, dans son système figuré, s’était condamné, lui aussi, à ce lit de Procuste, faire rentrer de force dans le même compartiment la théologie et le jardinage sous ce prétexte singulier que ces deux sciences sont étudiées par la même faculté, la raison. Mais ces erreurs de classification étaient fort heureusement d’assez peu d’importance dans le corps du Dictionnaire ; qu’importait, par exemple, que, dans le domaine des filiations scientifiques, on eût imaginé pour les besoins du système, et comme l’avait fait Diderot, je ne sais quelle parente encyclopédique entre les théologiens et les jardiniers ? L’essentiel n’était-il pas pour le lecteur que, dans les articles mêmes, on lui parlât bien et pertinemment ici des dogmes, là des légumes ?

C’était encore une manie du siècle non seulement de classer les sciences, mais d’envisager tous les êtres de la création d’après les facultés humaines que ces sciences mettent en jeu et d’après les rapports plus ou moins artificiels que ces êtres soutiennent avec l’homme. Buffon lui-même écrivait, en 1749, c’est-à-dire à l’époque où d’Alembert composait son Discours : « Il nous est plus facile, plus agréable et plus utile de considérer les choses par rapport à nous que sous un autre point de vue… Ne vaudrait-il pas mieux faire suivre le cheval, qui est solipède, par le chien, qui est fissipède et qui a coutume de le suivre en effet ( !) que par un zèbre, qui nous est peu connu, et qui ne peut avoir d’autre rapport avec le cheval que d’être solipède[43] ? ».

De toutes nos critiques cette dernière paraît la plus grave puisqu’elle s’adresse au fondement même du Discours : cependant d’Alembert ne s’en fût pas, et avec raison, autrement ému. L’esquisse historique, qu’il a tracée d’abord des progrès de l’esprit humain, puis, la classification des sciences qu’il a tentée en s’inspirant de ces progrès mêmes, ne pouvaient être, et il le savait bien, qu’approximatives et provisoires. Les siècles, en effet, à mesure qu’ils perfectionnent les sciences anciennes et en fondent de nouvelles, non seulement agrandissent l’horizon intellectuel de l’humanité, mais ils déplacent encore les provinces du savoir en supprimant les barrières que notre docte ignorance avait élevées entre des faits dont la ressemblance éclate plus tard à nos yeux. « Nous sommes, disait sagement d’Alembert, trop convaincus de l’arbitraire qui régnera toujours dans une pareille division (il parle de son arbre généalogique) pour croire que notre système soit l’unique et même le meilleur ». Le meilleur, il l’était sans doute pour l’époque où le conçut son auteur et l’on en pouvait dire ce que d’Alembert disait excellemment des tourbillons cartésiens, à savoir qu’on ne pouvait « imaginer alors rien de mieux ; car il a fallu passer par les tourbillons pour arriver au vrai système du monde ». Qui pourrait nier, en effet, que le Discours de d’Alembert ne conduise directement, et malgré les distinctions à faire, à la classification des sciences tentée par Auguste Comte ; et, par exemple, quand on lit dans Littré que « la philosophie de la science comprend la subordination des sciences entre elles, la loi de leur développement successif dans l’histoire », ne croirait-on pas lire un fragment du Discours préliminaire ? Précisément dans ce développement de la philosophie scientifique le Discours tient lui-même une grande place : il est une synthèse puissante et, par bien des points, originale, de tout le savoir humain. C’est d’un regard tranquille que d’Alembert embrasse l’immense territoire conquis lentement par l’intelligence humaine ; et, comme pour reposer le lecteur de ce rapide voyage à travers des contrées si vastes et si diverses, il sème en maint endroit des détails curieux et des vues ingénieuses. Puis, de loin en loin, et comme pour nous montrer à quel point il reste maître de son immense sujet, il nous rappelle en termes magnifiques que, d’une part, « l’univers, pour qui saurait l’embrasser d’un seul point de vue, ne serait qu’un fait unique et une grande vérité » et que, d’autre part, toutes les sciences différentes qui expliquent l’univers chacune à sa manière, ne sont que des « branches qui partent du même tronc : l’esprit humain ».

Ainsi, la nature entière unifiée par la raison humaine, voilà le but suprême que se sont proposé à travers les siècles, et qu’ils l’aient su ou non, les savants et les penseurs de tous les pays. À quelle distance on est encore de ce but, au milieu du dix-huitième siècle, c’est ce que nous fait entrevoir, en de larges aperçus, le Discours préliminaire et c’est ce dont va nous instruire, par des monographies minutieuses, le corps même du Dictionnaire. C’est là que nous allons trouver, étalées et méthodiquement détaillées, toutes ces richesses de l’esprit humain qu’avait fait luire à nos yeux le Discours de d’Alembert ; ce Discours est donc pour le lecteur comme une lettre de créance que l’Encyclopédie va payer volume par volume.



  1. Barbier, nov. 1748, et d’Argenson, déc. 1749.
  2. D’Argenson, 1748.
  3. Mém. de Luynes, édit. Dussieux, xi, p. 385.
  4. De Luynes, février 1752. À cette date, le mot était, il est vrai, prématuré.
  5. Encyclopédie, t. III. Avertissement. Condorcet dit, de même, dans sa Vie de Voltaire : « Un ouvrage où on devrait parler avec liberté de théologie, de morale, de jurisprudence, devait effrayer tous les partis politiques et religieux. » Et l’abbé Irailh : « On crut voir heurter tous les principes et anéantir toutes les lois divines et humaines sous cette idée de rassembler en un corps… le dépôt de toutes les sciences et de tous les arts. » Querelles littéraires, 1761, t. IV, p. 118.
  6. Voir Vincent de Beauvais, par Boutaric, 1875, in-8.
  7. Du Bartas, dans le livre Babylone, de la Semaine. Comparez ce curieux passage de Marguerite de Valois (Mémoires, liv. II) : « lisant en ce beau livre universel de la nature, tant de merveilles de son créateur ; car toute âme bien née faisant de cette connaissance une échelle, de laquelle Dieu est le dernier et le plus haut échelon, ravie, se dresse à l’adoration de la merveilleuse lumière et splendeur de cette incompréhensible essence, et, faisant un cercle parfait, ne se plaît plus à autre chose qu’à suivre cette chaîne d’Homère, cette agréable Encyclopédie… »
  8. Le titre de l’ouvrage de Chambers était : Cyclopedia or Universal Dictionary of the arts and science, et comprenait 2 volumes in-folio ; voir, sur ces détails, Morley : Diderot and the Encyclopœdists, London, 1868, t. I, p. 117, et Œuvres de Diderot, édit. Assézat, t. I.
  9. Voir t. III, Avertissement.
  10. Rœderer : Œuvres, Paris, Didot, 1856, t. IV, p. 166.
  11. Malesherbes : Mém. sur la liberté de la Presse. Paris, Pillet, 1827, p. 89.
  12. Voltaire l’appelait Clément Maraud ; il avait maraudé, en effet, sur les terres de Voltaire, puisqu’il avait osé, après le maître, faire une Mérope en 1749.
  13. Barbier, 7 février 1752. D’Argenson dit, presque dans les mêmes termes : « Cet orage vient des Jésuites ». (26 déc. 1751.)
  14. Le plus ardent ennemi de l’Encyclopédie fut l’ancien évêque de Mirepoix. Il porta ses plaintes au roi lui-même et lui dit, les larmes aux yeux, qu’ « on ne pouvait plus se dissimuler que la religion allait être perdue dans le royaume. » (Malesherbes : Mém. sur la liberté de la Presse).
  15. La thèse débutait par une proposition sensualiste : « Toutes les connaissances de l’homme tirent leur origine des sensations, ainsi que les rameaux, du tronc d’un arbre fécond. » En outre, l’abbé avait reproduit son article : Certitude, écrit pour l’Encyclopédie. Enfin, une des propositions qui souleva le plus de colères était la suivante : « Les guérisons de Jésus-Christ, si on les sépare des prophéties, qui dévoilent à nos yeux leur divinité, n’ont point, pour nous persuader, la force des miracles, parce que quelques traits de ressemblance pourraient les faire confondre avec les guérisons d’Esculape. »
  16. D’Argenson, 3 février 1752.
  17. Il en écrivit la troisième partie ; les deux premières étaient de l’abbé Yvon. Diderot fait dire à l’abbé de Prades, dans l’Avertissement : « Cette troisième partie est autant la défense du discours préliminaire de l’Encyclopédie, d’où j’ai tiré ma première position (toutes nos idées viennent des sens), que la défense de ma thèse. » C’était reconnaître, ce que l’abbé avait hautement nié dans la première partie de l’Apologie, que la thèse incriminée était solidaire de l’Encyclopédie.
  18. M. Bouillier (Revue Bleue, 1882, II, 462) dit ; « Quelques parties de l’Apologie de l’abbé de Prades ont été attribuées, mais sans nulle preuve, à Diderot. » — Il n’y a pas de preuves, en effet ; il n’y a qu’une très forte présomption que les passages, cités dans notre texte, rappelant, non pas la manière de penser et d’écrire de l’abbé, mais le style très reconnaissable de son défenseur naturel, Diderot, sont très vraisemblablement de ce dernier.
  19. Did., t. I, p. 481.
  20. L’archevêque de Paris écrivit contre l’Encyclopédie un mandement ; l’évêque de Montauban en écrivit un autre auquel l’évêque d’Auxerre avait joint son instruction pastorale.
  21. Barbier, janvier 1752.
  22. Grimm, t. II, p. 298.
  23. D’Argenson, 7 mai 1752. « Le gouvernement, disait d’Alembert dans l’Avertissement du troisième volume (1753), a paru désirer qu’une entreprise de cette nature ne fût point abandonnée. Les éditeurs se déclarent « rassurés par la confiance du ministère public ». Enfin, faisant allusion à la tentative infructueuse des Jésuites, d’Alembert ajoutait ironiquement : « Ils ont été les maîtres de nous succéder et ils le sont encore. »
  24. Voir, sur ce long débat entre d’Alembert, les pasteurs de Genève et J.-J. Rousseau : l’Introduction de M. Brunet à son édition de la Lettre à d’Alembert sur les spectacles. (Hachette, 1896.)
  25. « La philosophie se ressentira longtemps du soulèvement des esprits que cet auteur a causé presque universellement par son ouvrage, et, pour avoir écrit trop librement une morale mauvaise et fausse par elle-même, M. Helvétius aura à se reprocher toute la gêne qu’on imposera à quelques génies élevés et sublimes qui nous restent encore. » (Grimm, IV, 80.)
  26. Le 3 septembre 1859, le pape Clément III, dans son bref Ut primum, condamna l’Encyclopédie comme « contenant une doctrine et des propositions fausses, pernicieuses et scandaleuses, induisant à l’incrédulité et au mépris de la religion ». Picot : Mém. pour servir à l’hist. ecclésiastique pendant le dix-huitième siècle, t. IV, p. 7.
  27. L’arrêt du Parlement qui nomme les censeurs et fait défenses à tout imprimeur ou libraire de vendre aucun exemplaire de l’Encyclopédie, est du 6 février 1759. L’arrêt du conseil d’État, de 8 mars 1759, rappelle que le Roi, après avoir accordé des lettres de privilège à l’Encyclopédie, le 21 janvier 1746, avait dû ordonner la suppression des deux premiers volumes par son arrêt du 7 février 1752, « mais en considération de l’utilité dont l’ouvrage pouvait être à quelques égards, S. M. n’aurait pas jugé à propos de révoquer pour lors le Privilège, et se serait contentée de donner des ordres plus sévères pour l’examen des volumes suivants. Nonobstant ces précautions, S. M. aurait été informée que les auteurs dudit ouvrage, abusant de l’indulgence qu’on avait eue pour eux, ont donné cinq nouveaux volumes qui n’ont pas causé moins de scandale que les premiers, et qui ont même déjà excité le zèle du ministère public de son Parlement. Sa Majesté aurait jugé que, après ces abus réitérés, il n’était pas possible de laisser subsister ledit privilège : que l’avantage qu’on peut retirer d’un ouvrage de ce genre, pour le progrès des sciences et des arts, ne peut jamais balancer le tort irréparable qui en résulte pour les mœurs et la religion ; à quoi voulant pourvoir, le Roi étant en son Conseil, de l’avis de M. le chancelier, a révoqué et révoque les lettres de privilège obtenues le 21 janvier 1746 ; fait défense de vendre les volumes qui ont déjà paru et d’en publier de nouveaux, à peine de punitions exemplaires. »
  28. Irailh : Querelles littér., IV, 150.
  29. « Le gouvernement, dit Grimm, sachant qu’il s’agissait d’une circulation de trois millions au moins (Voltaire dit : plus de sept millions dans l’introduction de son Dictionnaire philosophique), ne se souciait pas que l’ouvrage fût achevé hors du royaume, et que les profits en restassent aux étrangers. Ainsi on voulait et on ne voulait pas à la fois, ou plutôt on ne savait pas ce qu’on voulait. Pour comble d’inconséquence, on laissa subsister le privilège des volumes de planches, lesquelles n’étaient cependant pas gravées ou ne devaient l’être que pour expliquer un texte qu’on défendait d’imprimer. » M. Maurice Tourneux, dans un article du Temps du 17 août 1895 (Diderot et Catherine II), montre bien quels furent, à partir de 1758, le labeur et l’embarras de Diderot : d’une part, il lui fallait décider les libraires à reprendre une tache officiellement proscrite ; de l’autre, il devait suppléer à ce que tous ses collaborateurs lui avaient promis et n’osaient pas lui fournir. Il avait notamment à terminer cette description des arts et métiers, qui avait été l’une des causes les plus effectives du grand succès de l’Encyclopédie, mais aussi l’objet de toutes sortes de tracas avec les commissaires et les suppôts de l’Académie des sciences. »
  30. C’est seulement deux ans après que l’imprimeur Le Breton distribua les derniers exemplaires aux seuls souscripteurs désignés par Sartine, et cette distribution fut faite secrètement. L’Encyclopédie comptait 17 volumes de texte, plus 7 volumes de planches ; elle fut tirée à 4 230 exemplaires ; 4 100 exemplaires furent vendus à raison de 750 livres environ par exemplaire ; le bénéfice des libraires fut de plus de 2 millions (Mémoire sur l’Encyclopédie, par Luneau de Boisjermain, t. III). D’après Bachaumont (11 mai 1777) « les gains des libraires se monteraient au capital énorme de 3 240 798 livres », les souscripteurs ayant dû payer finalement 984 livres. La plupart des auteurs avaient donné pour rien leurs articles, dit Linguet (Mém. et plaidoyers, Amsterdam, 1773).
  31. L’idéal politique de Montesquieu est si connu que nous pouvons nous contenter de renvoyer aux auteurs qui, comme M. Janet, M. Sorel et M. Faguet, en ont si pertinemment parlé dans leurs livres.
  32. « Le chevalier de Jaucourt ne l’a pas quitté jusqu’au dernier moment » (la duchesse d’Aiguillon à l’abbé de Guasco).
  33. "Le convoi funèbre s’est fait sans personne ; M. Diderot est, de tous les gens de lettres, le seul qui s’y soit trouvé. » (Grimm, t. II, p. 149.)
  34. Corresp. inéd., par Nadault de Buffon, t. I, p. 83.
  35. Ravaisson : La philosophie en France au XIXe siècle, 2e édit., 59.
  36. Brachet : Dictionnaire des doublets, p. 50.
  37. Corresp. inéd. de Condorcet et de Turgot, édit. par Ch. Henry, 1882, Charavay, p. 146.
  38. Sur le cas que Voltaire faisait de Marmontel, nous avons encore la jolie anecdote rapportée par Fréron : « Un apprenti philosophe parlait un jour avec beaucoup de légèreté de Racine et de Boileau en présence de cet auteur célèbre (Voltaire). — Doucement, jeune homme, répondit-il Jean et Nicolas sont nos maîtres… Le candidat insiste et s’autorise de la façon de penser d’un Académicien que le chantre de Henri IV a beaucoup vanté lui-même, de M. Marmontel, qui fait très peu de cas de ces deux grands poètes du dernier siècle. — Aussi, répliqua le judicieux vieillard avec une naïveté charmante, ses vers jettent un beau coton ! » (Année littéraire, 1773, t. I, p. 17.)
  39. D’Alembert, par Joseph Bertrand, Hachette, p. 36.
  40. Mallet du Pan : Mém. et Corresp., 1851, Amyot, t. I, p. 51.
  41. Ce nouveau rôle de d’Alembert a été exposé tout au long et très habilement par M. Brunel dans un savant et ingénieux ouvrage auquel nous ne pouvons que renvoyer le lecteur : Les philosophes et l’Académie française, Hachette, 1884.
  42. Pièces philosophiques et littéraires, par M. Boullier, 1759.
  43. Hist. naturelle, 1er Discours.