L’Encyclopédie/1re édition/DÉCLAMATION

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DÉCLAMATION, s. f. (Belles lettres.) c’est l’art de rendre le discours. Chaque mouvement de l’ame, dit Cicéron, a son expression naturelle dans les traits du visage, dans le geste, & dans la voix.

Ces signes nous sont communs avec d’autres animaux : ils ont même été le seul langage de l’homme, avant qu’il eût attaché ses idées à des sons articulés, & il y revient encore dès que la parole lui manque ou ne peut lui suffire, comme on le voit dans les muets, dans les enfans, dans ceux qui parlent difficilement une langue, ou dont l’imagination vive ou l’impatiente sensibilité repugnent à la lenteur des tours & à la foiblesse des termes. De ces signes naturels réduits en regle, on a composé l’art de la déclamation.

Comme cet art ne convient décemment qu’au théatre, nous ne croyons devoir en appliquer les regles qu’à la déclamation théatrale. Porter en chaire ou au barreau l’artificieux apprêt du ton, du geste, & du visage, c’est donner à la vérité le fard du mensonge, & à la justice le manége de la séduction. En un mot, l’orateur qui compose sa déclamation, est un comédien qui s’exerce. Voyez Prononciation.

Déclamation théatrale. La déclamation naturelle donna naissance à la Musique, la Musique à la Poésie, la Musique & la Poésie à leur tour firent un art de la déclamation.

Les accens de la joie, de l’amour, & de la douleur sont les premiers traits que la Musique s’est proposé de peindre. L’oreille lui a demandé l’harmonie, la mesure & le mouvement ; la Musique a obéi à l’oreille ; d’où la mélopée, Pour donner à la Musique plus d’expression & de vérité, on a voulu articuler les sons donnés par la nature, c’est-à-dire, parler en chantant ; mais la Musique avoit une mesure & un mouvement reglés ; elle a donc exigé des mots adaptés aux mêmes nombres ; d’où l’art des vers. Les nombres donnés par la Musique & observés par la Poésie, invitoient la voix à les marquer ; d’où l’art rythmique : le geste a suivi naturellement l’expression & le mouvement de la voix, d’où l’art hypocritique ou l’action théatrale, que les Grecs appelloient orchesis, les Latins saltatio, & que nous avons pris pour la Danse.

C’est là qu’en étoit la déclamation, lorsqu’Eschyle fit passer la tragédie du chariot de Thespis sur les théatres d’Athenes. La tragédie, dans sa naissance, n’étoit qu’une espece de chœur, où l’on chantoit des dithyrambes à la loüange de Bacchus ; & par conséquent la déclamation tragique fut d’abord un chant musical. Pour délasser le chœur, on introduisit sur la scene un personnage qui parloit dans les repos. Eschyle lui donna des interlocuteurs ; le dialogue devient la piece, & le chœur forma l’intermede. Quelle fut dès-lors la déclamation théatrale ? Les savans sont divisés sur ce point de littérature.

Ils conviennent tous que la Musique étoit employée dans la tragédie : mais l’employoit-on seulement dans les chœurs, l’employoit-on même dans le dialogue ? M. Dacier ne fait pas difficulté de dire ; c’étoit un assaisonnement de l’intermede & non de toute la piece ; cela leur auroit paru monstrueux. M. l’abbé Dubos convient que la déclamation tragique n’étoit point un chant, attendu qu’elle étoit réduite aux moindres intervalles de la voix : mais il prétend que le dialogue lui-même avoit cela de commun avec les chœurs, qu’il étoit soumis à la mesure & au mouvement, & que la modulation en étoit notée. M. l’abbé Vatri va plus loin : il veut que l’ancienne déclamation fût un chant proprement dit. L’éloignement des tems, l’ignorance où nous sommes sur la prosodie des langues anciennes, & l’ambiguité des termes dans les auteurs qui en ont écrit, ont fait naître parmi nos savans cette dispute difficile à terminer, mais heureusement plus curieuse qu’intéressante. En effet, que l’immensité des théatres chez les Grecs & les Romains ait borné leur déclamation théatrale aux grands intervalles de la voix, ou qu’ils ayent eu l’art d’y rendre sensibles dans le lointain les moindres inflexions de l’organe & les nuances les plus délicates de la prononciation ; que dans la premiere supposition ils ayent asservi leur déclamation aux regles du chant, ou que dans la seconde ils ayent conservé au théatre l’expression libre & naturelle de la parole ; les tems, les lieux, les hommes, les langues, tout est changé au point que l’exemple des anciens dans cette partie n’est plus d’aucune autorité pour nous.

A l’égard de l’action, sur les théatres de Rome & d’Athenes l’expression du visage étoit interdite aux comédiens par l’usage des masques ; & quel charme de moins dans leur déclamation ! Pour concevoir comment un usage qui nous paroît si choquant dans le genre noble & pathétique a pû jamais s’établir chez les anciens, il faut supposer qu’à la faveur de l’étendue de leurs théatres, la dissonance monstrueuse de ces traits fixes & inanimés avec une action vive & une succession rapide de sentimens souvent opposés, échappoit aux yeux des spectateurs. On ne peut pas dire la même chose du défaut de proportion qui résultoit de l’exhaussement du cothurne ; car le lointain, qui rapproche les extrémités, ne rend que plus frappante la difformité de l’ensemble. Il falloit donc que l’acteur fût enfermé dans une espece de statue colossale, qu’il faisoit mouvoir comme par ressorts ; & dans cette supposition comment concevoir une action libre & naturelle ? Cependant il est à présumer que les anciens avoient porté le geste au plus haut degré d’expression, puisque les Romains trouverent à se consoler de la perte d’Esopus & de Roscius dans le jeu muet de leurs pantomimes : il faut même avouer que la déclamation muette a ses avantages, comme nous aurons lieu de l’expliquer dans la suite de cet article ; mais elle n’a que des momens, & dans une action suivie il n’est point d’expression qui supplée à la parole.

Nous ne savons pas, dira-t-on, ce que faisoient ces pantomimes : cela peut être ; mais nous savons ce qu’ils ne faisoient pas. Nous sommes très-sûrs, par exemple, que dans le défi de Pilade & d’Hilas, l’acteur qui triompha dans le rôle d’Agamemnon, quelque talent qu’on lui suppose, étoit bien loin de l’expression naturelle de ces trois vers de Racine :

Heureux qui satisfait de son humble fortune,
Libre du joug superbe où je suis attaché,
Vit dans l’état obscur où les dieux l’ont caché !

Ainsi loin de justifier l’espece de fureur qui se répandit dans Rome du tems d’Auguste pour le spectacle des pantomimes, nous la regardons comme une de ces manies bisarres qui naissent communément de la satiété des bonnes choses : maladies contagieuses qui alterent les esprits, corrompent le goût, & anéantissent les vrais talens. (Voyez l’article suivant sur déclamation des anciens, où l’on traite du partage de l’action théatrale, & de la possibilité de noter la déclamation ; deux points très-difficiles à discuter, & qui demandoient tous les talens de la persenne qui s’en est chargée.)

On entend dire souvent qu’il n’y a guere dans les arts que des beautés de convention ; c’est le moyen de tout confondre : mais dans les arts d’imitation, la premiere regle est de ressembler ; & cette convention est absurde & barbare, qui tend à corrompre ou à mutiler dans la Peinture les beautés de l’original.

Telle étoit la déclamation chez les Romains, lorsque la ruine de l’empire entraîna celle des théatres ; mais après que la barbarie eut extirpé toute espece d’habitude, & que la nature se fut reposée dans une longue stérilité, rajeunie par son repos elle reparut telle qu’elle avoit été avant l’altération de ses principes. C’est ici qu’il faut prendre dans son origine la différence de notre déclamation avec celle des anciens.

Lors de la renaissance des lettres en Europe, la Musique y étoit peu connue ; le rythme n’avoit pas même de nom dans les langues modernes ; les vers ne différoient de la prose que par la quantité numérique des syllabes divisées également, & par cette consonnance des finales que nous avons appellée rime, invention gothique, reste du goût des acrostiches, que la plûpart de nos voisins ont eu raison de mépriser. Mais heureusement pour la poësie dramatique, la rime qui rend nos vers si monotones, ne fit qu’en marquer les divisions, sans leur donner ni cadence ni metre ; ainsi la nature fit parmi nous ce que l’art d’Eschyle s’étoit efforcé de faire chez les Athéniens, en donnant à la Tragédie un vers aussi approchant qu’il étoit possible de la prosodie libre & variée du langage familier. Les oreilles n’étoient point accoûtumées au charme de l’harmonie ; & l’on n’exigea du poëte ni des flûtes pour soûtenir la déclamation, ni des chœurs pour servir d’intermedes. Nos salles de spectacle avoient peu d’étendue. On n’eut donc besoin ni de masques pour grossir les traits & la voix, ni du cothurne exhaussé pour suppléer aux gradations du lointain. Les acteurs parurent sur la scene dans leurs proportions naturelles ; leur jeu fut aussi simple que les vers qu’ils déclamoient, & faute d’art ils nous indiquerent cette vérité qui en est le comble.

Nous disons qu’ils nous l’indiquerent, car ils en étoient eux-mêmes bien éloignés, plus leur déclamation étoit simple, moins elle étoit noble & digne : or c’est de l’assemblage de ces qualités que résulte l’imitation parfaite de la belle nature. Mais ce milieu est difficile à saisir, & pour éviter la bassesse on se jetta dans l’emphase. Le merveilleux séduit & entraîne la multitude ; on se plut à croire que les héros devoient chanter en parlant : on n’avoit vû jusqu’alors sur la scene qu’un naturel inculte & bas, on applaudit avec transport à un artifice brillant & noble.

Une déclamation applaudie ne pouvoit manquer d’être imitée ; & comme les excès vont toûjours en croissant, l’art ne fit que s’éloigner de plus en plus de la nature, jusqu’à ce qu’un homme extraordinaire osa tout-à-coup l’y ramener : ce fut Baron l’éleve de Moliere, & l’instituteur de la belle déclamation. C’est son exemple qui va fonder nos principes ; & nous n’avons qu’une réponse à faire aux partisans de la déclamation chantante : Baron parloit en déclamant, ou plûtôt en récitant, pour parler le langage de Baron lui-même ; car il étoit blessé du seul mot de déclamation. Il imaginoit avec chaleur, il concevoit avec finesse, il se pénétroit de tout. L’enthousiasme de son art montoit les ressorts de son ame au ton des sentimens qu’il avoit à exprimer ; il paroissoit, on oublioit l’acteur & le poëte : la beauté majestueuse de son action & de ses traits répandoit l’illusion & l’intérêt. Il parloit, c’étoit Mithridate ou César ; ni ton, ni geste, ni mouvement qui ne fçt celui de la nature. Quelquefois familier, mais toûjours vrai, il pensoit qu’un roi dans son cabinet ne devoit point être ce qu’on appelle un héros de théatre.

La déclamation de Baron causa une surprise mêlée de ravissement ; on reconnut la perfection de l’art, la simplicité & la noblesse réunies ; un jeu tranquille, sans froideur ; un jeu véhément, impétueux avec décence ; des nuances infinies, sans que l’esprit s’y laissât appercevoir. Ce prodige fit oublier tout ce qui l’avoit précédé, & fut le digne modele de tout qui ce devoit le suivre.

Bientôt on vit s’élever Beaubourg, dont le jeu moins correct & plus heurté, ne laissoit pas d’avoir une vérité fiere & mâle. Suivant l’idée qui nous reste de ces deux acteurs, Baron étoit fait pour les roles d’Auguste & de Mithridate ; Beaubourg pour ceux de Rhadamiste & d’Atrée. Dans la mort de Pompée, Baron joüant César entroit chez Ptolemée, comme dans sa salle d’audience, entouré d’une foule de courtisans qu’il accueilloit d’un mot, d’un coup d’œil, d’un signe de tête. Beaubourg dans la même scene s’avançoit avec la hauteur d’un maître au milieu de ses esclaves, parmi lesquels il sembloit compter les spectateurs eux-mêmes, à qui son regard faisoit baisser les yeux.

Nous passons sous silence les lamentations mélodieuses de mademoiselle Duclos, pour rappeller le langage simple, touchant & noble de mademoiselle Lecouvreur, supérieure peut-être à Baron lui-même, en ce qu’il n’eut qu’à suivre la nature, & qu’elle eut à la corriger. Sa voix n’étoit point harmonieuse, elle sut la rendre pathétique ; sa taille n’avoit rien de majestueux, elle l’ennoblit par les décences ; ses yeux s’embellissoient par les larmes, & ses traits par l’expression du sentiment : son ame lui tint lieu de tout.

On vit alors ce que la scene tragique a jamais reuni de plus parfait ; les ouvrages de Corneille & de Racine représentés par des acteurs dignes d’eux. En suivant les progrès & les vicissitudes de la déclamation théatrale, nous essayons de donner une idée des talens qu’elle a signalés, convaincus que les principes de l’art ne sont jamais mieux sentis que par l’étude des modeles. Corneille & Racine nous restent, Baron & la Lecouvreur ne sont plus ; leurs leçons étoient écrites, si on peut parler ainsi, dans le vague de l’air, leur exemple s’est évanoüi avec eux.

Nous ne nous arrêterons point à la déclamation comique ; personne n’ignore qu’elle ne doive être la peinture fidele du ton & de l’extérieur des personnages dont la Comédie imite les mœurs. Tout le talent consiste dans le naturel ; & tout l’exercice, dans l’usage du monde : or le naturel ne peut s’enseigner, & les mœurs de la société ne s’étudient point dans les livres ; cependant nous placerons ici une réflexion qui nous a échappé en parlant de la Tragédie, & qui est commune aux deux genres. C’est que par la même raison qu’un tableau destiné à être vû de loin, doit être peint à grandes touches, le ton du théatre doit être plus haut, le langage plus soûtenu, la prononciation plus marquée que dans la société, où l’on se communique de plus près, mais toûjours dans les proportions de la perspective, c’est-à-dire de maniere que l’expression de la voix soit réduite au degré de la nature, lorsqu’elle parvient à l’oreille des spectateurs. Voilà dans l’un & l’autre genre la seule exagération qui soit permise ; tout ce qui l’excede est vicieux.

On ne peut voir ce que la déclamation a été, sans pressentir ce qu’elle doit être. Le but de tous les arts est d’intéresser par l’illusion ; dans la Tragédie l’intention du poëte est de la produire ; l’attente du spectateur est de l’éprouver ; l’emploi du comédien est de remplir l’intention du poëte & l’attente du spectateur. Or le seul moyen de produire & d’entretenir l’illusion, c’est de ressembler à ce qu’on imite. Quelle est donc la réflexion que doit faire le comédien en entrant sur la scene ? la même qu’a dû faire le poëte en prenant la plume. Qui va parler ? quel est son rang ? quelle est sa situation ? quel est son caractere ? comment s’exprimeroit-il s’il paroissoit lui-même ? Achille & Agamemnon se braveroient-ils en cadence ? On peut nous opposer qu’ils ne se braveroient pas en vers, & nous l’avoüerons sans peine.

Cependant, nous dira-t-on, les Grecs ont crû devoir embellir la Tragédie par le nombre & l’harmonie des vers. Pourquoi, si l’on a donné dans tous les tems au style dramatique une cadence marquée, vouloir la bannir de la déclamation ? Qu’il nous soit permis de répondre qu’à la vérité priver le style héroïque du nombre & de l’harmonie, ce seroit dépoüiller la nature de ses graces les plus touchantes ; mais que pour l’embellir il faut prendre ses ornemens en elle-même, la peindre, sinon comme elle a coûtume d’être, du moins comme elle est quelquefois. Or il n’est aucune espece de nombre que la nature n’employe librement dans le style, mais il n’en est aucun dont elle garde servilement la périodique uniformité. Il y a parmi ces nombres un choix à faire & des rapports à observer ; mais de tous ces rapports, les plus flateurs cessent de l’être sans le charme de la variété. Nous préférons donc pour la poësie dramatique, une prose nombreuse aux vers. Oui sans doute : & le premier qui a introduit des interlocuteurs sur la scene tragique, Eschyle lui-même, pensoit comme nous ; puisqu’obligé de céder au goût des Athéniens pour les vers, il n’a employé que le plus simple & le moins cadencé de tous, afin de se rapprocher autant qu’il lui étoit possible de cette prose naturelle dont il s’éloignoit à regret. Voudrions-nous pour cela bannir aujourd’hui les vers du dialogue ? non, puisque l’habitude nous ayant rendus insensibles à ce défaut de vraissemblance, on peut joindre le plaisir de voir une pensée, un sentiment ou une image artistement enchâssée dans les bornes d’un vers, à l’avantage de donner pour aide à la mémoire un point fixe dans la rime, & dans la mesure un espace déterminé.

Remontons au principe de l’illusion. Le héros disparoît de la scene, dès qu’on y apperçoit le comédien ou le poëte ; cependant comme le poëte fait penser & dire au personnage qu’il employe, non ce qu’il a dit & pensé, mais ce qu’il a dû penser & dire, c’est à l’acteur à l’exprimer comme le personnage eût dû le rendre. C’est-là le choix de la belle nature, & le point important & difficile de l’art de la déclamation. La noblesse & la dignité sont les décences du théatre héroïque : leurs extrèmes sont l’emphase & la familiarité ; écueils communs à la déclamation & au style, & entre lesquels marchent également le poëte & le comédien. Le guide qu’ils doivent prendre dans ce détroit de l’art, c’est une idée juste de la belle nature. Reste à savoir dans quelles sources le comédien doit la puiser.

La premiere est l’éducation. Baron avoit coûtume de dire qu’un comédien devroit avoir été nourri sur les genoux des reines ; expression peu mesurée, mais bien sentie.

La seconde seroit le jeu d’un acteur consommé ; mais ces modeles sont rares, & l’on néglige trop la tradition, qui seule pourroit les perpétuer. On sait, par exemple, avec quelle finesse d’intelligence & de sentiment Baron dans le début de Mithridate avec ses deux fils, marquoit son amour pour Xipharès & sa haine contre Pharnace. On sait que dans ces vers,

Princes, quelques raisons que vous me puissiez dire,
Votre devoir ici n’a point dû vous conduire,
Ni vous faire quitter en de si grands besoins,
Vous le Pont, vous Colchos, confiés à vos soins.


il disoit à Pharnace, vous le Pont, avec la hauteur d’un maître & la froide sévérité d’un juge ; & à Xipharès, vous Colchos, avec l’expression d’un reproche sensible & d’une surprise mêlée d’estime, telle qu’un pere tendre la témoigne à un fils dont la vertu n’a pas rempli son attente. On sait que dans ce vers de Pyrrhus à Andromaque,

Madame, en l’embrassant songez à le sauver,


le même acteur employoit au lieu de la menace, l’expression pathétique de l’intérêt & de la pitié ; & qu’au geste touchant dont il accompagnoit ces mots, en l’embrassant, il sembloit tenir Astyanax entre ses mains, & le présenter à sa mere. On sait que dans ce vers de Severe à Felix,

Servez bien votre Dieu, servez votre monarque,


il permettoit l’un & ordonnoit l’autre avec les gradations convenables au caractere d’un favori de Décie, qui n’étoit pas intolérant. Ces exemples, & une infinité d’autres qui nous ont été transmis par des amateurs éclairés de la belle déclamation, devroient être sans cesse présens à ceux qui courent la même carriere ; mais la plûpart négligent de s’en instruire, avec autant de confiance que s’ils étoient par eux-mêmes en état d’y suppléer.

La troisieme (mais celle-ci regarde l’action, dont nous parlerons dans la suite), c’est l’étude des monumens de l’antiquité. Celui qui se distingue le plus aujourd’hui dans la partie de l’action théatrale, & qui soûtient le mieux par sa figure l’illusion du merveilleux sur notre scene lyrique, M. Chassé doit la fierté de ses attitudes, la noblesse de son geste, & la belle entente de ses vêtemens, aux chefs-d’œuvre de Sculpture & de Peinture qu’il a sçavamment observés.

La quatrieme enfin, la plus féconde & la plus négligée, c’est l’étude des originaux, & l’on n’en voit guere que dans les livres. Le monde est l’école d’un comédien ; théatre immense où toutes les passions, tous les états, tous les caracteres sont en jeu. Mais comme la plûpart de ces modeles manquent de noblesse & de correction, l’imitateur peut s’y méprendre, s’il n’est d’ailleurs éclairé dans son choix. Il ne suffit donc pas qu’il peigne d’après nature, il faut encore que l’étude approfondie des belles proportions & des grands principes du dessein l’ait mis en état de la corriger.

L’étude de l’histoire & des ouvrages d’imagination, est pour lui ce qu’elle est pour le peintre & pour le sculpteur. Depuis que je lis Homere, dit un artiste célebre de nos jours (M. Bouchardon), les hommes me paroissent hauts de vingt piés.

Les livres ne présentent point de modele aux yeux, mais ils en offrent à l’esprit : ils donnent le ton à l’imagination & au sentiment ; l’imagination & le sentiment le donnent aux organes. L’actrice qui liroit dans Virgile,

Illa graves oculos conata attollere, rursùs
Deficit . . . . . . . . . . . .
Ter sese attollens, cubitoque innixa levavit,
Ter revoluta toro est, oculisque errantibus alto
Quæsivit cœlo lucem, ingemuitque reperta.

L’actrice qui liroit cette peinture sublime, apprendroit à mourir sur le théatre. Dans la Pharsale, Afranius lieutenant de Pompée voyant son armée périr par la soif, demande à parler à César ; il paroît devant lui, mais comment ?

Servata precanti
Majestas, non fracta malis ; interque priorem
Fortunam, casusque novos gerit omnia victi,
Sed ducis, & veniam securo pectore poscit.

Quelle image, & quelle leçon pour un acteur intelligent !

On a vû des exemples d’une belle déclamation sans étude, & même, dit-on, sans esprit ; oui sans doute, si l’on entend par esprit la vivacité d’une conception légere qui se repose sur les riens, & qui voltige sur les choses. Cette sorte d’esprit n’est pas plus nécessaire pour joüer le rôle d’Ariane, qu’il ne l’a été pour composer les fables de la Fontaine & les tragédies de Corneille.

Il n’en est pas de même du bon esprit ; c’est par lui seul que le talent d’un acteur s’étend & se plie à différens caracteres. Celui qui n’a que du sentiment, ne joue bien que son propre rôle ; celui qui joint à l’ame l’intelligence, l’imagination & l’étude, s’affecte & se pénetre de tous les caracteres qu’il doit imiter ; jamais le même, & toûjours ressemblant : ainsi l’ame, l’imagination, l’intelligence & l’étude, doivent concourir à former un excellent comédien. C’est par le défaut de cet accord, que l’un s’emporte où il devroit se posséder ; que l’autre raisonne où il devroit sentir : plus de nuances, plus de vérité, plus d’illusion, & par conséquent plus d’intérêt.

Il est d’autres causes d’une déclamation défectueuse ; il en est de la part de l’acteur, de la part du poëte, de la part du public lui-même.

L’acteur à qui la nature a refusé les avantages de la figure & de l’organe, veut y suppléer à force d’art ; mais quels sont les moyens qu’il employe ? Les traits de son visage manquent de noblesse, il les charge d’une expression convulsive ; sa voix est sourde ou foible, il la force pour éclater : ses positions naturelles n’ont rien de grand ; il se met à la torture, & semble par une gesticulation outrée vouloir se couvrir de ses bras. Nous dirons à cet acteur, quelques applaudissemens qu’il arrache au peuple : Vous voulez corriger la nature, & vous la rendez monstrueuse ; vous sentez vivement, parlez de même, & ne forcez rien : que votre visage soit muet ; on sera moins blessé de son silence que de ses contorsions : les yeux pourront vous censurer, mais les cœurs vous applaudiront, & vous arracherez des larmes à vos critiques.

A l’égard de la voix, il en faut moins qu’on ne pense pour être entendu dans nos salles de spectacles, & il est peu de situations au théatre où l’on soit obligé d’éclater ; dans les plus violentes même, qui ne sent l’avantage qu’a sur les cris & les éclats, l’expression d’une voix entrecoupée par les sanglots, ou étouffée par la passion ? On raconte d’une actrice célebre qu’un jour sa voix s’éteignit dans la déclaration de Phédre : elle eut l’art d’en profiter ; on n’entendit plus que les accens d’une ame épuisée de sentiment. On prit cet accident pour un effort de la passion, comme en effet il pouvoit l’être, & jamais cette scene admirable n’a fait sur les spectateurs une si violente impression. Mais dans cette actrice tout ce que la beauté a de plus touchant suppléoit à la foiblesse de l’organe. Le jeu retenu demande une vive expression dans les yeux & dans les traits, & nous ne balançons point à bannir du théatre celui à qui la nature a refusé tous ces secours à la fois. Une voix ingrate, des yeux muets & des traits inanimés, ne laissent aucun espoir au talent intérieur de se manifester au-dehors.

Quelles ressources au contraire n’a point sur la scene tragique celui qui joint une voix flexible, sonore, & touchante, à une figure expressive & majestueuse ? & qu’il connoît peu ses intérêts, lorsqu’il employe un art mal-entendu à profaner en lui la noble simplicité de la nature ?

Qu’on ne confonde pas ici une déclamation simple avec une déclamation froide, elle n’est souvent froide que pour n’être pas simple, & plus elle est simple, plus elle est susceptible de chaleur ; elle ne fait point sonner les mots, mais elle fait sentir les choses ; elle n’analyse point la passion, mais elle la peint dans toute sa force.

Quand les passions sont à leur comble, le jeu le plus fort est le plus vrai : c’est-là qu’il est beau de ne plus se posséder ni se connoître. Mais les décences ? les décences exigent que l’emportement soit noble, & n’empêchent pas qu’il ne soit excessif. Vous voulez qu’Hercule soit maître de lui dans ses fureurs ! n’entendez-vous pas qu’il ordonne à son fils d’aller assassiner sa mere ? Quelle modération attendez-vous d’Orosmane ? Il est prince, dites-vous ; il est bien autre chose, il est amant, & il tue Zaïre. Hecube, Clitemnestre, Mérope, Déjanire, sont filles & femmes de héros ; oüi, mais elles sont meres, & l’on veut égorger leurs enfans. Applaudissez à l’actrice (mademoiselle Duménil) qui oublie son rang, qui vous oublie, & qui s’oublie elle-même dans ces situations effroyables, & laissez dire aux ames de glace qu’elle devroit se posséder. Ovide a dit que l’amour se rencontroit rarement avec la majesté. Il en est ainsi de toutes les grandes passions ; mais comme elles doivent avoir dans le style leurs gradations & leurs nuances, l’acteur doit les observer à l’exemple du poëte ; c’est au style à suivre la marche du sentiment ; c’est à la déclamation à suivre la marche du style, majestueuse & calme, violente & impétueuse comme lui.

Une vaine délicatesse nous porte à rire de ce qui fait frémir nos voisins, & de ce qui pénétroit les Athéniens de terreur ou de pitié : c’est que la vigueur de l’ame & la chaleur de l’imagination ne sont pas au même degré dans le caractere de tous les peuples. Il n’en est pas moins vrai qu’en nous la réflexion du moins suppléeroit au sentiment, & qu’on s’habitueroit ici comme ailleurs à la plus vive expression de la nature, si le goût méprisable des parodies n’y disposoit l’esprit à chercher le ridicule à côté du sublime : de-là cette crainte malheureuse qui abat & refroidit le talent de nos acteurs. Voyez Parodie.

Il est dans le public une autre espece d’hommes qu’affecte machinalement l’excès d’une déclamation outrée. C’est en faveur de ceux-ci que les Poëtes eux-mêmes excitent souvent les comédiens à charger le geste & à forcer l’expression, surtout dans les morceaux froids & foibles, dans lesquels au défaut des choses ils veulent qu’on enfle les mots. C’est une observation dont les acteurs peuvent profiter pour éviter le piége où les Poëtes les attirent. On peut diviser en trois classes ce qu’on appelle les beaux vers : dans les uns la beauté dominante est dans l’expression : dans les autres elle est dans la pensée ; on conçoit que de ces deux beautés réunies se forme l’espece de vers la plus parfaite & la plus rare. La beauté du fond ne demande pour être sentie que le naturel de la prononciation ; la forme pour éclater & se soûtenir par elle-même, a besoin d’une déclamation mélodieuse & sonnante. Le poëte dont les vers réuniront ces deux beautés, n’exigera point de l’acteur le fard d’un débit pompeux ; il appréhende au contraire que l’art ne défigure ce naturel qui lui a tant coûté : mais celui qui sentira dans ses vers la foiblesse de la pensée ou de l’expression, ou de l’une & de l’autre, ne manquera pas d’exciter le comédien à les déguiser par le prestige de la déclamation : le comédien pour être applaudi se prétera aisément à l’artifice du poëte ; il ne voit pas qu’on fait de lui un charlatan pour en imposer au peuple.

Cependant il est parmi ce même peuple d’excellens juges dans l’expression du sentiment. Un grand prince souhaitoit à Corneille un parterre composé de ministres, & Corneille en demandoit un composé de marchands de la rue saint Denis. Il entendoit par-là des esprits droits & des ames sensibles, sans préjugés, sans prétention. C’est d’un spectateur de cette classe, que dans une de nos provinces méridionales, l’actrice (mademoiselle Clairon) qui joue le rôle d’Ariane avec tant d’ame & de vérité, reçut un jour cet applaudissement si sincere & si juste. Dans la scene où Ariane cherche avec sa confidente quelle peut être sa rivale, à ce vers Est-ce Mégiste, Eglé, qui le rend infidele, l’actrice vit un homme qui les yeux en larmes se penchoit vers elle, & lui crioit d’une voix étouffée : c’est Phedre, c’est Phedre. C’est bien-là le cri de la nature qui applaudit à la perfection de l’art.

Le défaut d’analogie dans les pensées, de liaison dans le style, de nuances dans les sentimens, peut entraîner insensiblement un acteur hors de la déclamation naturelle. C’est une réflexion que nous avons faite, en voyant que les tragédies de Corneille étoient constamment celles que l’on déclamoit avec le plus de simplicité. Rien n’est plus difficile que d’être naturel dans un rôle qui ne l’est pas.

Comme le geste suit la parole, ce que nous avons dit de l’une peut s’appliquer à l’autre : la violence de la passion exige beaucoup de gestes, & comporte même les plus expressifs. Si l’on demande comment ces derniers sont susceptibles de noblesse, qu’on jette les yeux sur les forces du Guide, sur le Poetus antique, sur le Laocoon, &c. Les grands peintres ne feront pas cette difficulté. Les regles défendent, disoit Baron, de lever les bras au-dessus de la tête ; mais si la passion les y porte, ils feront bien : la passion en sait plus que les regles. Il est des tableaux dont l’imagination est émûe, & dont les yeux seroient blessés : mais le vice est dans le choix de l’objet, non dans la force de l’expression. Tout ce qui seroit beau en peinture, doit être beau sur le théatre. Et que ne peut-on y exprimer le desespoir de la sœur de Didon, tel qu’il est peint dans l’Enéide ! Encore une fois, de combien de plaisirs ne nous prive point une vaine délicatesse ? Les Athéniens plus sensibles & aussi polis que nous, voyoient sans dégoût Philoctete pansant sa blessure, & Pilade essuyant l’écume des levres de son ami étendu sur le sable.

L’abattement de la douleur permet peu de gestes ; la réflexion profonde n’en veut aucun : le sentiment demande une action simple comme lui : l’indignation, le mépris, la fierté, la menace, la fureur concentrée, n’ont besoin que de l’expression des yeux & du visage ; un regard, un mouvement de tête, voilà leur action naturelle ; le geste ne feroit que l’affoiblir. Que ceux qui reprochent à un acteur de négliger le geste dans les rôles pathétiques de pere, ou dans les rôles majestueux de rois, apprennent que la dignité n’a point ce qu’ils appellent des bras. Auguste tendoit simplement la main à Cinna, en lui disant : soyons amis. Et dans cette réponse :

Connoissez-vous César pour lui parler ainsi ?


César doit à peine laisser tomber un regard sur Ptolemée.

Ceux-là sur-tout ont besoin de peu de gestes, dont les yeux & les traits sont susceptibles d’une expression vive & touchante. L’expression des yeux & du visage est l’ame de la déclamation ; c’est-là que les passions vont se peindre en caracteres de feu ; c’est de-là que partent ces traits, qui nous pénetrent lorsque nous entendons dans Iphigénie, vous y serez ma fille : dans Andromaque, je ne t’ai point aimé cruel, qu’ai-je donc fait ? dans Atrée, reconnois-tu ce sang ? &c. Mais ce n’est ni dans les yeux seulement, ni seulement dans les traits, que le sentiment doit se peindre ; son expression résulte de leur harmonie, & les fils qui les font mouvoir aboutissent au siége de l’ame. Lorsque Alvarès vient annoncer à Zamore & à Alzire l’arrêt qui les a condamnés, cet arrêt funeste est écrit sur le front de ce vieillard, dans ses regards abattus, dans ses pas chancelans ; on frémit avant de l’entendre. Lorsque Ariane lit le billet de Thesée, les caracteres de la main du perfide se répetent comme dans un miroir sur le visage pâlissant de son amante, dans ses yeux fixes & remplis de larmes, dans le tremblement de sa main. Les anciens n’avoient pas l’idée de ce degré d’expression ; & tel est parmi nous l’avantage des salles peu vastes, & du visage découvert. Le jeu mixte & le jeu muet devoient être encore plus incompatibles avec les masques ; mais il faut avoüer aussi que la plûpart de nos acteurs ont trop négligé cette partie, l’une des plus essentielles de la déclamation.

Nous appellons jeu mixte ou composé, l’expression d’un sentiment modifié par les circonstances, ou de plusieurs sentimens réunis. Dans le premier sens, tout jeu de théatre est un jeu mixte : car dans l’expression du sentiment doivent se fondre à chaque trait les nuances du caractere & de la situation du personnage ; ainsi la férocité de Rhadamiste doit se peindre même dans l’expression de son amour ; ainsi Pyrrhus doit mêler le ton du dépit & de la rage à l’expression tendre de ces paroles d’Andromaque qu’il a entendues, & qu’il répete en frémissant :

C’est Hector . . . . . . . . . . . .
Voilà ses yeux, sa bouche, & déjà son audace,
C’est lui-même ; c’est toi cher époux que j’embrasse.

Rien de plus varié dans ses détails que le monologue de Camille au 4e acte des Horaces ; mais sa douleur est un sentiment continu qui doit être comme le fond de ce tableau. Et c’est-là que triomphe l’actrice, qui joue ce rôle avec autant de vérité que de noblesse, d’intelligence que de chaleur. Le comédien a donc toûjours au moins trois expressions à réunir, celle du sentiment, celle du caractere, & celle de la situation : regle peu connue, & encore moins observée.

Lorsque deux ou plusieurs sentimens agitent une ame, ils doivent se peindre en même tems dans les traits & dans la voix, même à-travers les efforts qu’on fait pour les dissimuler. Orosmane jaloux veut s’expliquer avec Zaïre ; il desire & craint l’aveu qu’il exige ; le secret qu’il cherche l’épouvante, & il brûle de le découvrir : il éprouve de bonne-foi tous ces mouvemens confus, il doit les exprimer de même. La crainte, la fierté, la pudeur, le dépit, retiennent quelquefois la passion : mais sans la cacher, tout doit trahir un cœur sensible. Et quel art ne demandent point ces demi-teintes, ces nuances d’un sentiment répandues sur l’expression d’un sentiment contraire, sur-tout dans les scenes de dissimulation où le poëte a supposé que ces nuances ne seroient apperçûes que des spectateurs, & qu’elles échapperoient à la pénétration des personnages intéressés ! Telle est la dissimulation d’Atalide avec Roxané, de Cléopatre avec Antiochus, de Néron avec Agrippine. Plus les personnages sont difficiles à séduire par leur caractere & leur situation, plus la dissimulation doit être profonde, plus par conséquent la nuance de fausseté est difficile à ménager. Dans ce vers de Cléopâtre, c’en est fait, je me rends, & ma colere expire ; dans ce vers de Néron, avec Britannicus je me reconcilie, l’expression ne doit pas être celle de la vérité, car le mensonge ne sauroit y atteindre : mais combien n’en doit-elle pas approcher ? En même tems que le spectateur s’apperçoit que Cléopatre & Néron dissimulent, il doit trouver vraissemblable qu’Antiochus & Agripine ne s’en apperçoivent pas, & ce milieu à saisir est peut-être le dernier effort de l’art de la déclamation. Laisser voir la feinte au spectateur, c’est à quoi tout comédien peut réussir ; ne la laisser voir qu’au spectateur, c’est ce que les plus consommés n’ont pas toûjours le talent de faire.

De tout ce que nous venons de dire, il est aisé de se former une juste idée du jeu muet. Il n’est point de scene, soit tragique, soit comique, où cette espece d’action ne doive entrer dans les silences. Tout personnage introduit dans une scene doit y être intéressé, tout ce qui l’intéresse doit l’émouvoir, tout ce qui l’émeut doit se peindre dans ses traits & dans ses gestes : c’est le principe du jeu muet ; & il n’est personne qui ne soit choqué de la négligence de ces acteurs, qu’on voit insensibles & sourds dès qu’ils cessent de parler, parcourir le spectacle d’un œil indifférent & distrait, en attendant que leur tour vienne de reprendre la parole.

En évitant cet excès de froideur dans les silences du dialogue, on peut tomber dans l’excès opposé. Il est un degré où les passions sont muettes, ingentes stupent : dans tout autre cas, il n’est pas naturel d’écouter en silence un discours dont on est violemment émû, à moins que la crainte, le respect, ou telle autre cause, ne nous retienne. Le jeu muet doit donc être une expression contrainte & un mouvement reprimé. Le personnage qui s’abandonneroit à l’action devroit, par la même raison, se hâter de prendre la parole : ainsi quand la disposition du dialogue l’oblige à se taire, on doit entrevoir dans l’expression muette & retenue de ses sentimens, la raison qui lui ferme la bouche.

Une circonstance plus critique est celle où le poëte fait taire l’acteur à contre-tems. On ne sait que trop combien l’ambition des beaux vers a nui à la vérité du dialogue. Voyez Dialogue. Combien de fois un personnage qui interromproit son interlocuteur, s’il suivoit le mouvement de la passion, se voit-il condamné à laisser achever une tirade brillante ? Quel est pour lors le parti que doit prendre l’acteur que le poëte tient à la gêne ? S’il exprime par son jeu la violence qu’on lui fait, il rend plus sensible encore ce défaut du dialogue, & son impatience se communique au spectateur ; s’il dissimule cette impatience, il joue faux en se possédant où il devroit s’emporter. Quoi qu’il arrive, il n’y a point à balancer : il faut que l’acteur soit vrai, même au péril du poëte.

Dans une circonstance pareille, l’actrice qui joue Pénélope (mademoiselle Clairon) a eu l’art de faire d’un défaut de vraissemblance insoûtenable à la lecture, un tableau théatral de la plus grande beauté. Ulisse parle à Pénélope sous le nom d’un étranger. Le poëte, pour filer la reconnoissance, a obligé l’actrice à ne pas lever les yeux sur son interlocuteur : mais à mesure qu’elle entend cette voix, les gradations de la surprise, de l’espérance, & de la joie, se peignent sur son visage avec tant de vivacité & de naturel, le saisissement qui la rend immobile tient le spectateur lui-même dans une telle suspension, que la contrainte de l’art devient l’expression de la nature. Mais les auteurs ne doivent pas compter sur ces coups de force, & le plus sûr est de ne pas mettre les acteurs dans le cas de joüer faux.

Il ne nous reste plus qu’à dire un mot des repos de la déclamation, partie bien importante & bien négligée. Nous avons dit plus haut que la déclamation muette avoit ses avantages sur la parole : en effet la nature a des situations & des mouvemens que toute l’énergie des langues ne feroit qu’affoiblir, dans lesquels la parole retarde l’action, & rend l’expression traînante & lâche. Les peintres dans ces situations devroient servir de modele aux poëtes & aux comédiens. L’Agamemnon de Timante, le saint Bruno en oraison de le Sueur, le Lazare du Rembran, la descente de croix du Carrache, sont des morceaux sublimes dans ce genre. Ces grands maîtres ont laissé imaginer & sentir au spectateur ce qu’ils n’auroient pû qu’énerver, s’ils avoient tenté de le rendre. Homere & Virgile avoient donné l’exemple aux peintres. Ajax rencontre Ulisse aux enfers, Didon y rencontre Enée. Ajax & Didon n’expriment leur indignation que par le silence : il est vrai que l’indignation est une passion taciturne, mais elles ont toutes des momens où le silence est leur expression la plus énergique & la plus vraie.

Les acteurs ne manquent pas de se plaindre, que les Poëtes ne donnent point lieu à ces silences éloquens, qu’ils veulent tout dire, & ne laissent rien à l’action. Les Poëtes gémissent de leur côté de ne pouvoir se reposer sur l’intelligence & le talent de leurs acteurs pour l’expression des réticences. Et en général les uns & les autres ont raison ; mais l’acteur qui sent vivement, trouve encore dans l’expression du poëte assez de vuides à remplir.

Baron, dans le rôle d’Ulisse, étoit quatre minutes à parcourir en silence tous les changemens qui frappoient sa vûe en entrant dans son palais.

Phedre apprend que Thesée est vivant. Racine s’est bien gardé d’occuper par des paroles le premier moment de cette situation.

Mon époux est vivant, Œnone, c’est assez,
J’ai fait l’indigne aveu d’un amour qui l’outrage,
Il vit, je ne veux pas en savoir davantage.

C’est au silence à peindre l’horreur dont elle est saisie à cette nouvelle, & le reste de la scene n’en est que le dévéloppement.

Phedre apprend de la bouche de Thesée, qu’Hippolyte aime Aricie. Qu’il nous soit permis de le dire : si le poëte avoit pû compter sur le jeu muet de l’actrice, il auroit retranché ce monologue : Il sort : quelle nouvelle a frappé mon oreille, &c. & n’auroit fait dire à Phedre que ce vers, après un long silence.

Et je me chargerois du soin de le défendre.

Nos voisins sont plus hardis, & par conséquent plus grands que nous dans cette partie. On voit sur le théatre de Londres Barnweld chargé de pesantes chaînes, se rouler avec son ami sur le pavé de la prison, étroitement serrés l’un dans les bras de l’autre ; leurs larmes, leurs sanglots, leurs embrassemens, sont l’expression de leur douleur.

Mais dans cette partie, comme dans toutes les autres, pour encourager & les auteurs & les acteurs à chercher les grands effets, & à risquer ce qui peut les produire, il faut un public sérieux, éclairé, sensible, & qui porte au théatre de Cinna un autre esprit qu’à ceux d’Arlequin & de Gille.

La maniere de s’habiller au théatre, contribue plus qu’on ne pense à la vérité & à l’énergie de l’action ; mais nous nous proposons de toucher cette partie avec celle des décorations. Voyez Décoration. Cet article est de M. Marmontel.

Déclamation des Anciens, (Littérature.) L’article qui suit nous a été communiqué par M. Duclos de l’académie des Inscriptions & Belles-Lettres, l’un des quarante de l’Académie françoise, & Historiographe de France. On y reconnoîtra la pénétration, les connoissances & la droiture d’esprit que cet objet épineux exigeoit, & qui se font remarquer dans tous les ouvrages que M. Duclos a publiés : elles y sont souvent réunies à beaucoup d’autres qualités qui paroîtroient déplacées dans cet article ; car il est un ton propre à chaque matiere.

De l’art de partager l’action théatrale, qu’on prétend avoir été en usage chez les Romains. Il seroit difficile de ne pas reconnoître la supériorité de nos ouvrages dramatiques sur ceux même qui nous ont servi de modeles ; mais comme on ne donne pas volontiers à ses contemporains des éloges sans restriction, on prétend que les anciens ont eu des arts que nous ignorons, & qui contribuoient beaucoup à la perfection du genre dramatique. Tel étoit, dit-on, l’art de partager l’action théatrale entre deux acteurs, de maniere que l’un faisoit les gestes dans le tems que l’autre récitoit. Tel étoit encore l’art de noter la déclamation.

Fixons l’état de la question, tâchons de l’éclaircir, c’est le moyen de la décider ; & commençons par ce qui concerne le partage de l’action.

Sur l’action partagée. L’action comprend la récitation & le geste ; mais cette seconde partie est si naturellement liée à la premiere, qu’il seroit difficile de trouver un acteur qui avec de l’intelligence & du sentiment, eût le geste faux. Les auteurs les plus attentifs au succès de leurs ouvrages, s’attachent à donner à leurs acteurs les tons, les inflexions, & ce qu’on appelle l’esprit du rôle. Si l’acteur est encore capable de s’affecter, de se pénétrer de la situation où il se trouve, c’est-à-dire s’il a des entrailles, il est alors inutile qu’il s’occupe du geste, qui suivra infailliblement : il seroit même dangereux qu’il y donnât une attention qui pourroit le distraire & le jetter dans l’affectation. Les acteurs qui gesticulent le moins, sont parmi nous ceux qui ont le geste le plus naturel. Les anciens pouvoient à la vérité avoir plus de vivacité & de variété dans le geste que nous n’en avons, comme on en remarque plus aux Italiens qu’à nous ; mais il n’est pas moins vrai que ce geste vif & marqué leur étant naturel, il n’exigeoit pas de leur part plus d’attention que nous n’en donnons au nôtre. On ne voit donc pas qu’il ait jamais été nécessaire d’en faire un art particulier, & il eût été bisarre de le séparer de la récitation, qui peut seule le guider & le rendre convenable à l’action.

J’avoue que nous sommes souvent si prévenus en faveur de nos usages, si asservis à l’habitude, que nous regardons comme déraisonnables les mœurs & les usages opposés aux nôtres. Mais nous avons un moyen d’éviter l’erreur à cet égard ; c’est de distinguer les usages purement arbitraires d’avec ceux qui sont fondés sur la nature : or il est constant que la représentation dramatique doit en être l’image ; ce seroit donc une bisarrerie de séparer dans l’imitation, ce qui est essentiellement uni dans les choses qui nous servent de modele. Si dans quelque circonstance singuliere nous sommes amusés par un spectacle ridicule, notre plaisir naît de la surprise ; le froid & le dégoût nous ramenent bientôt au vrai, que nous cherchons jusque dans nos plaisirs. Le partage de l’action n’eût donc été qu’un spectacle puérile, du genre de nos marionnettes.

Mais cet usage a-t-il existé ? Ceux qui soûtiennent cette opinion, se fondent sur un passage de Tite-Live dont j’ai déjà cité le commencement dans un mémoire, & dont je promis alors d’examiner la suite. V. tome XVII. des mém. de l’acad. des B. L.

Nous avons fait voir comment la superstition donna naissance au théatre de Rome, & quels furent les progrès des jeux Scéniques. Tite-Live ajoûte que Livius Andronicus osa le premier substituer aux satyres une fable dramatique (240 ans avant Jesus-Christ, & 124 depuis l’arrivée des farceurs Etrusques), ab saturis ausus est primus argumento fabulam serere : d’autres éditions portent argumenta fabularum, expressions qui ne présentent pas un sens net. Ciceron dit plus simplement & plus clairement, primus fabulam docuit.

Les pieces d’Andronicus étoient des imitations des pieces greques (academ. quest. I.) non verba, sed vim græcorum expresserunt poëtarum, dit Ciceron. Cet orateur ne faisoit pas beaucoup de cas des pieces d’Andronicus, & il prétend qu’elles ne méritoient pas qu’on les relût (in Brut.) Livianæ fabulæ non satis dignæ ut iterum legantur. Et Horace, epist. 1. l. II. à Auguste, parle de ceux qui les estimoient plus qu’elles ne méritoient, pour quelques mots heureux qu’on y rencontroit quelquefois. Andronicus avoit fait encore une traduction de l’Odyssée, que Ciceron compare aux statues attribuées à Dédale, dont l’ancienneté faisoit tout le mérite.

Il paroît cependant qu’Andronicus avoit eu autrefois beaucoup de réputation, puisqu’il avoit été chargé dans sa vieillesse (l’an 207 avant J. C.) de composer les parcles & la musique d’une hymne que vingt-sept jeunes filles chanterent dans une procession solennelle en l’honneur de Junon. Mais il est particulierement célebre par une nouveauté au théatre, dont il fut l’auteur ou l’occasion.

Tite-Live dit qu’Andronicus qui, suivant l’usage de ce tems-là, joüoit lui-même dans ses pieces, s’étant enroüé à force de répeter un morceau qu’on redemandoit, obtint la permission de faire chanter ces paroles par un jeune comédien, & qu’alors il représenta ce qui se chanta avec un mouvement ou un geste d’autant plus vif, qu’il n’étoit plus occupé du chant : canticum egisse aliquanto magis vigenti motu, quia nihil vocis usus impediebat.

Le point de la difficulté est dans ce que Tite-Live ajoûte : De-là, dit-il, vint la coûtume de chanter suivant le geste des comédiens, & de réserver leur voix pour le dialogue : inde ad manum cantari histrionibus coeptum, diverbiaque tantùm ipsorum voci relicta.

Comme le mot canticum signifie quelquefois un monologue, des commentateurs en ont conclu qu’il ne se prenoit que dans cette acception, & que depuis Andronicus la récitation & le geste des monologues se partageoient toûjours entre deux acteurs.

Mais le passage de Tite-Live dont on veut s’appuyer, ne présente pas un sens bien déterminé. Je vis, lorsque je le discutai dans une de nos assemblées, combien il reçut d’interprétations différentes de la part de ceux à qui les anciens auteurs sont le plus familiers, & la plûpart adopterent celui que je vais proposer.

Le canticum d’Andronicus étant composé de chants & de danses, on pourroit entendre par les termes cantioum egisse, &c. que cet auteur qui d’abord chantoit son cantique, ou, si l’on veut, sa cantate, & qui exécutoit alternativement ou en même tems les intermedes de danses, ayant altéré sa voix, chargea un autre acteur de la partie du chant, pour danser avec plus de liberté & de force, & que de-là vint l’usage de partager entre différens acteurs la partie du chant & celle de la danse.

Cette explication me paroît plus naturelle que le système du partage de la récitation & du geste ; elle est même confirmée par un passage de Valere Maxime, qui, en parlant de l’avanture d’Andronicus, dit, tacitus gesticulationem peregit ; or gesticulatio est communément pris pour la danse chez les anciens.

Lucien dit aussi (Dialogue sur la danse) : « Autrefois le même acteur chantoit & dansoit ; mais comme on observa que les mouvemens de la danse nuisoient à la voix & empêchoient la respiration, on jugea plus convenable de partager le chant & la danse. »

Si le jeu muet d’Andronicus étoit une simple gesticulation plûtôt qu’une danse, on en pourroit conclure encore que l’accident qui restreignit Andronicus à ne faire que les gestes, auroit donné l’idée de l’art des pantomimes. Il seroit plus naturel d’adopter cette interprétation, que de croire qu’on eût, par un bisarrerie froide, conservé une irrégularité que la nécessité seule eût pû faire excuser dans cette circonstance.

Si l’on rapporte communément l’art des pantomimes au siecle d’Auguste, cela doit s’entendre de sa perfection, & non pas de son origine.

En effet, les danses des anciens étoient presque toûjours des tableaux d’une action connue, ou dont le sujet étoit indiqué par des paroles explicatives. Les danses des peuples de l’Orient, décrites dans Pietro della Valle & dans Chardin, sont encore dans ce genre ; au lieu que les nôtres ne consistent guere qu’à montrer de la légereté, ou présenter des attitudes agréables.

Ces pantomimes avoient un accompagnement de musique d’autant plus nécessaire, qu’un spectacle qui ne frappe que les yeux, ne soûtiendroit pas longtems l’attention. L’habitude où nous sommes d’entendre un dialogue, lorsque nous voyons des hommes agir de concert, fait qu’au lieu du discours que notre oreille attend machinalement, il faut du moins l’occuper par des sons musicaux convenables au sujet. Voyez Pantomime.

Si l’usage dont parle Tite-Live devoit s’entendre du partage de la récitation & du geste, il seroit bien étonnant que Ciceron ni Quintilien n’en eussent pas parlé : il est probable qu’Horace en auroit fait mention.

Donat dit simplement que les mesures des cantiques, ou, si l’on veut, des monologues, ne dépendoient pas des acteurs, mais qu’elles étoient reglées par un habile compositeur : diverbia histriones pronuntiabant ; cantica verò temperabantur modis, non à poëtâ, sed à perito artis musices factis. Ce passage ne prouveroit autre chose, sinon que les monologues étoient des morceaux de chant ; mais il n’a aucun rapport au partage de l’action.

Je ne m’étendrai pas davantage sur cet article, & je passe au second, qui demandera beaucoup plus de discussion.

Sur la déclamation notée. L’éclaircissement de cette question dépend de l’examen de plusieurs points ; & pour procéder avec plus de méthode & de clarté, il est nécessaire de définir & d’analyser tout ce qui peut y avoir rapport.

La déclamation théatrale étant une imitation de la déclamation naturelle, je commence par définir celle-ci. C’est une affection ou modification que la voix reçoit, lorsque nous sommes émûs de quelque passion, & qui annonce cette émotion à ceux qui nous écoutent, de la même maniere que la disposition des traits de notre visage l’annonce à ceux qui nous regardent.

Cette expression de nos sentimens est de toutes les langues ; & pour tâcher d’en connoître la nature, il faut pour ainsi dire décomposer la voix humaine, & la considérer sous divers aspects.

1°. Comme un simple son, tel que le cri des enfans.

2°. Comme un son articulé, tel qu’il est dans la parole.

3°. Dans le chant, qui ajoûte à la parole la modulation & la variété des tons.

4°. Dans la déclamation, qui paroît dépendre d’une nouvelle modification dans le son & dans la substance même de la voix ; modification différente de celle du chant & de celle de la parole, puisqu’elle peut s’unir à l’une & à l’autre, ou en être retranchée.

La voix considérée comme un son simple, est produite par l’air chassé des poumons, & qui sort du larynx par la sente de la glotte ; & il est encore augmenté par les vibrations des fibres qui tapissent l’intérieur de la bouche & le canal du nez.

La voix qui ne seroit qu’un simple cri, reçoit on sortant de la bouche deux especes de modifications qui la rendent articulée, & font ce qu’on nomme la parole.

Les modifications de la premiere espece produisent les voyelles, qui dans la prononciation dépendent d’une disposition fixe & permanente de la langue, des levres & des dents. Ces organes modifient par leur position, l’air sonore qui sort de la bouche ; & sans diminuer sa vîtesse, changent la nature du son. Comme cette situation des organes de la bouche, propre à former les voyelles, est permanente, les sons voyelles sont susceptibles d’une durée plus ou moins longue, & peuvent recevoir tous les degrés d’élevation & d’abaissement possibles : ils sont même les seuls qui les reçoivent ; & toutes les variétés, soit d’accens dans la prononciation simple, soit d’intonation musicale dans le chant, ne peuvent tomber que sur les voyelles.

Les modifications de la seconde espece, sont celles que reçoivent les voyelles par le mouvement subit & instantané des organes mobiles de la voix, c’est-à-dire de la langue vers le palais ou vers les dents, & par celui des levres. Ces mouvemens produisent les consonnes, qui ne sont que de simples modifications des voyelles, & toûjours en les précedant.

C’est l’assemblage des voyelles & des consonnes mêlées suivant un certain ordre, qui constitue la parole ou la voix articulée. Voyez Consonne, &c.

La parole est susceptible d’une nouvelle modification qui en fait la voix de chant. Celle-ci dépend de quelque chose de différent du plus ou du moins de vîtesse, & du plus ou du moins de force de l’air qui sort de la glotte & passe par la bouche. On ne doit pas non plus confondre la voix de chant avec le plus ou le moins d’élevation des tons, puisque cette variété se remarque dans les accens de la prononciation du discours ordinaire. Ces différens tons ou accents dépendent uniquement de l’ouverture[1] plus ou moins grande de la glotte.

En quoi consiste donc la différence qui se trouve entre la parole simple & la voix de chant ?

Les anciens Musiciens ont établi, après Aristoxene (Element. harmon.) 1o. que la voix de chant passe d’un degré d’élevation ou d’abaissement à un autre degré, c’est-à-dire d’un ton à l’autre, par sault, sans parcourir l’intervalle qui les sépare ; au lieu que celle du discours s’éleve & s’abaisse par un mouvement continu : 2o. que la voix de chant se soûtient sur le même ton considéré comme un point indivisible, ce qui n’arrive pas dans la simple prononciation.

Cette marche par saults & avec des repos, est en effet celle de la voix de chant. Mais n’y a-t-il rien de plus dans le chant ? Il y a eu une declamation tragique qui admettoit le passage par sault d’un ton à l’autre, & le repos sur un ton. On remarque la même chose dans certains orateurs. Cependant cette déclamation est encore différente de la voix de chant.

M. Dodart qui joignoit à l’esprit de discussion & de recherche, la plus grande connoissance de la Physique, de l’Anatomie, & du jeu méchanique des parties du corps, avoit particulierement porté son attention sur les organes de la voix. Il observe 1o. que tel homme dont la voix de parole est déplaisante, a le chant très-agréable, ou au contraire : 2o. que si nous n’avons pas entendu chanter quelqu’un, quelque connoissance que nous ayons de sa voix de parole, nous ne le reconnoîtrons pas à sa voix de chant.

M. Dodart, en continuant ses recherches, découvrit que dans la voix de chant il y a de plus que dans celle de la parole, un mouvement de tout le larynx, c’est-à-dire de cette partie de la trachée-artere qui forme comme un nouveau canal qui se termine à la glotte, qui en enveloppe & qui en soûtient les muscles. La différence entre les deux voix vient donc de celle qu’il y a entre le larynx assis & en repos sur ses attaches dans la parole, & ce même larynx suspendu sur ses attaches, en action & mû par un balancement de haut en-bas & de bas en-haut. Ce balancement peut se comparer au mouvement des oiseaux qui planent, ou des poissons qui se soûtiennent à la même place contre le fil de l’eau. Quoique les ailes des uns & les nageoires des autres paroissent immobiles à l’œil, elles font de continuelles vibrations, mais si courtes & si promptes qu’elles sont imperceptibles.

Le balancement du larynx produit dans la voix de chant une espece d’ondulation qui n’est pas dans la simple parole. L’ondulation soûtenue & moderée dans les belles voix, se fait trop sentir dans les voix chevrotantes ou foibles. Cette ondulation ne doit pas se confondre avec les cadences & les roulemens qui se font par des changemens très-prompts & très-délicats de l’ouverture de la glotte, & qui sont composés de l’intervalle d’un ton ou d’un demi-ton.

La voix, soit du chant, soit de la parole, vient toute entiere de la glotte, pour le son & pour le ton ; mais l’ondulation vient entierement du balancement de tout le larynx : elle ne fait point partie de la voix, mais elle en affecte la totalité.

Il résulte de ce qui vient d’être exposé, que la voix de chant consiste dans la marche par sault d’un ton à un autre, dans le sejour sur les tons, & dans cette ondulation du larynx qui affecte la totalité de la voix & la substance même du son.

Après avoir considéré la voix dans le simple cri, dans la parole, & dans le chant ; il reste à l’examiner par rapport à la déclamation naturelle, qui doit être le modele de la déclamation artificielle, soit théatrale, soit oratoire.

La déclamation est, comme nous l’avons déjà dit, une affection ou modification qui arrive à notre voix lorsque passant d’un état tranquille à un état agité, notre ame est émûe de quelque passion ou de quelque sentiment vif. Ces changemens de la voix sont involontaires, c’est-à-dire qu’ils accompagnent nécessairement les émotions naturelles, & celles que nous venons à nous procurer par l’art, en nous pénétrant d’une situation par la force de l’imagination seule.

La question se réduit donc actuellement à savoir, 1o. si ces changemens de voix expressifs des passions consistent seulement dans les différens degrés d’élévation & d’abbaissement de la voix, & si en passant d’un ton à l’autre, elle marche par une progression successive & continue, comme dans les accens ou intonations prosodiques du discours ordinaire ; ou si elle marche par sauts comme le chant.

2o. S’il seroit possible d’exprimer par des signes ou notes, ces changemens expressifs des passions.

L’opinion commune de ceux qui ont parlé de la déclamation, suppose que ses inflexions sont du genre des intonations musicales, dans lesquelles la voix procede dans des intervalles harmoniques, & qu’il est très-possible de les exprimer par les notes ordinaires de la musique, dont il faudroit tout au plus changer la valeur, mais dont on conserveroit la proportion & le rapport.

C’est le sentiment de l’abbé du Bos, qui a traité cette question avec plus d’étendue que de précision. Il suppose que la déclamation naturelle a des tons fixes, & suit une marche déterminée. Mais si elle consistoit dans des intonations musicales & harmoniques, elle seroit fixée & déterminée par le chant même du récitatif. Cependant l’expérience nous montre que de deux acteurs qui chantent ces mêmes morceaux avec la même justesse, l’un nous laisse froids & tranquilles, tandis que l’autre avec une voix moins belle & moins sonore nous émeut & nous transporte : les exemples n’en sont pas rares. Il est encore à-propos d’observer que la déclamation se marie plus difficilement avec la voix & le chant, qu’avec celle de la parole.

L’on en doit conclure que l’expression dans le chant, est quelque chose de différent du chant même & des intonations harmoniques ; & que sans manquer à ce qui constitue le chant, l’acteur peut ajoûter l’expression ou y manquer.

Il ne faut pas conclure de-là que toute sorte de chant soit également susceptible de toute sorte d’expression. Les acteurs intelligens n’éprouvent que trop qu’il y a des chants très-beaux en eux-mêmes, qu’il est presque impossible de ployer à une déclamation convenable aux paroles.

Nous pouvons encore remarquer que dans la simple déclamation tragique deux acteurs jouent le même morceau d’une maniere différente, & nous affectent également ; le même acteur joue le même morceau différemment avec le même succès, à moins que le caractere propre du personnage ne soit fixé par l’histoire ou dans l’exposition de la piece. Si les inflexions expressives de la déclamation ne sont pas les mêmes que les intonations harmoniques du chant ; si elles ne consistent ni dans l’élévation, ni dans l’abbaissement de la voix, ni dans son renflement & sa diminution, ni dans sa lenteur & sa rapidité, non plus que dans les repos & dans les silences ; enfin si la déclamation ne résulte pas de l’assemblage de toutes ces choses, quoique la plûpart l’accompagnent, il faut donc que cette expression dépende de quelque autre chose, qui affectant le son même de la voix, la met en état d’émouvoir & de transporter notre ame.

Les langues ne sont que des institutions arbitraires, que de vains sons pour ceux qui ne les ont pas apprises. Il n’en est pas ainsi des inflexions expressives des passions, ni des changemens dans la disposition des traits du visage : ces signes peuvent être plus ou moins forts, plus ou moins marqués ; mais ils forment une langue universelle pour toutes les nations. L’intelligence en est dans le cœur, dans l’organisation de tous les hommes. Les mêmes signes du sentiment, de la passion, ont souvent des nuances distinctives qui marquent des affections différentes ou opposées. On ne s’y méprend point, on distingue les larmes que la joie fait répandre, de celles qui sont arrachées par la douleur.

Si nous ne connoissons pas encore la nature de cette modification expressive des passions qui constitue la déclamation, son existence n’en est pas moins constante. Peut-être en découvrira-t-on le méchanisme.

Avant M. Dodart on n’avoit jamais pensé au mouvement du larynx dans le chant, à cette ondulation du corps même de la voix. La découverte que M. Ferrein a faite depuis des rubans membraneux dans la production du son & des tons, fait voir qu’il reste des choses à trouver sur les sujets qui semblent épuisés. Sans sortir de la question présente, y a-t-il un fait plus sensible, & dont le principe soit moins connu, que la différence de la voix d’un homme & de celle d’un autre ; différence si frappante, qu’il est aussi facile de les distinguer que les physionomies ?

L’examen dans lequel je suis entré fait assez voir que la déclamation est une modification de la voix distincte du son simple, de la parole & du chant, & que ces différentes modifications se réunissent sans s’altérer. Il reste à examiner s’il seroit possible d’exprimer par des signes ou notes ces inflexions expressives des passions.

Quand on supposeroit avec l’abbé du Bos que ces inflexions consistent dans les différens degrés d’élévation & d’abbaissement de la voix, dans son renflement & sa diminution, dans sa rapidité & sa lenteur, enfin dans les repos placés entre les membres des phrases, on ne pourroit pas encore se servir des notes musicales.

La facilité qu’on a trouvé à noter le chant, vient de ce qu’entre toutes les divisions de l’octave on s’est borné à six tons fixes & déterminés, ou douze semi-tons, qui en parcourant plusieurs octaves, se répetent toûjours dans le même rapport malgré leurs combinaisons infinies. [M. Burette a montré que les anciens employoient pour marquer les tons du chant jusqu’à 1620 caracteres, auxquels Gui d’Arezzo a substitué un très-petit nombre de notes qui par leur seule position sur une espece d’échelle, deviennent susceptibles d’une infinité de combinaisons. Il seroit encore très-possible de substituer à la méthode d’aujourd’hui une méthode plus simple, si le préjugé d’un ancien usage pouvoit céder à la raison. Ce seroient des musiciens qui auroient le plus de peine à l’admettre, & peut-être à la comprendre.] Mais il n’y a rien de pareil dans la voix du discours, soit tranquille, soit passionné. Elle marche continuellement dans des intervalles incommensurables, & presque toûjours hors des modes harmoniques : car je ne prétens pas qu’il ne puisse quelquefois se trouver dans une déclamation chantante & vicieuse, & peut-être même dans le discours ordinaire, quelques inflexions qui seroient des tons harmoniques ; mais ce sont des inflexions rares, qui ne rendroient pas la continuité du discours susceptible d’être noté.

L’abbé du Bos dit avoir consulté des musiciens, qui l’ont assûré que rien n’étoit plus facile que d’exprimer les inflexions de la déclamation avec les notes actuelles de la musique ; qu’il suffiroit de leur donner la moitié de la valeur qu’elles ont dans le chant, & de faire la même réduction à l’égard des mesures. Je crois que l’abbé du Bos & ces musiciens n’avoient pas une idée nette & précise de la question. 1°. Il y a plusieurs tons qui ne peuvent être coupés en deux parties égales. 2°. On doit faire une grande distinction entre des changemens d’inflexions sensibles, & des changemens appréciables. Tout ce qui est sensible n’est pas appréciable, & il n’y a que les tons fixes & déterminés qui puissent avoir leurs signes : tels sont les tons harmoniques ; telle est à l’égard du son simple l’articulation de la parole.

Lorsque je communiquai mon idée à l’académie, M. Freret l’appuya d’un fait qui mérite d’être remarqué. Arcadio Hoangh, chinois de naissance & très instruit de sa langue, étant à Paris, un habile musicien qui sentit que cette langue est chantante, parce qu’elle est remplie de monosyllabes dont les accens sont très-marqués pour en varier & déterminer la signification, examina ces intonations en les comparant au son fixe d’un instrument. Cependant il ne put jamais venir à-bout de déterminer le degré d’élévation ou d’abbaissement des inflexions chinoises. Les plus petites divisions du ton, telles que l’eptaméride de M. Sauveur, ou la différence de la quinte juste à la quinte tempérée pour l’accord du clavecin, étoient encore trop grandes, quoique cette eptaméride soit la 49e partie du ton, & la 7e du comma : de plus, la quantité des intonations chinoises varioit presque à chaque fois que Hoangh les répétoit ; ce qui prouve qu’il peut y avoir encore une latitude sensible entre des inflexions très-délicates, & qui cependant sont assez distinctes pour exprimer des idées différentes.

S’il n’est pas possible de trouver dans la proportion harmonique des subdivisions capables d’exprimer les intonations d’une langue, telle que la chinoise qui nous paroît très-chantante, où trouveroit-on des subdivisions pour une langue presque monotone comme la nôtre ?

La comparaison qu’on fait des prétendues notes de la déclamation avec celles de la chorégraphie d’aujourd’hui, n’a aucune exactitude, & appuie même mon sentiment. Toutes nos danses sont composées d’un nombre de pas assez bornés, qui ont chacun leur nom, & dont la nature est déterminée. Les notes chorégraphiques montrent au danseur quels pas il doit faire, & quelle ligne il doit décrire sur le terrein ; mais c’est la moindre partie du danseur : ces notes ne lui apprendront jamais à faire les pas avec grace, à regler les mòuvemens du corps, des bras, de la tête, en un mot toutes les attitudes convenables à sa taille, à sa figure, & au caractere de sa danse.

Les notes déclamatoires n’auroient pas même l’utilité médiocre qu’ont les notes chorégraphiques. Quand on accorderoit que les tons de la déclamation seroient déterminés, & qu’ils pourroient être exprimés par des signes ; ces signes formeroient un dictionnaire si étendu, qu’il exigeroit une étude de plusieurs années. La déclamation deviendroit un art encore plus difficile que la musique des anciens, qui avoit 1620 notes. Aussi Platon veut-il que les jeunes gens, qui ne doivent pas faire leur profession de la musique, n’y sacrifient que trois ans.

Enfin cet art, s’il étoit possible, ne serviroit qu’à former des acteurs froids, qui par l’affectation & une attention servile défigureroient l’expression que le sentiment seul peut inspirer ; ces notes ne donneroient ni la finesse, ni la délicatesse, ni la grace, ni la chaleur, qui font le mérite des acteurs & le plaisir des spectateurs.

De ce que je viens d’exposer, il résulte deux choses. L’une est l’impossibilité de noter les tons déclamatoires, comme ceux du chant musical, soit parce qu’ils ne sont pas fixes & déterminés, soit parce qu’ils ne suivent pas les proportions harmoniques, soit enfin parce que le nombre en seroit infini. La seconde est l’inutilité dont seroient ces notes, qui serviroient tout au plus à conduire des acteurs médiocres, en les rendant plus froids qu’ils ne le seroient en suivant la nature.

Il reste une question de fait à examiner : savoir si les anciens ont eu des notes pour leur déclamation. Aristoxene dit qu’il y a un chant du discours qui naît de la différence des accens ; & Denis d’Halicarnasse nous apprend que chez les Grecs l’élévation de la voix dans l’accent aigu, & son abbaissement dans le grave, étoient d’une quinte entiere ; & que dans l’accent circonflexe, composé des deux autres, la voix parcouroit deux fois la même quinte en montant & en descendant sur la même syllabe.

Comme il n’y avoit dans la langue greque aucun mot qui n’eût son accent, ces élévations & abbaissemens continuels d’une quinte devoient rendre la prononciation greque assez chantante. Les Latins (Cic. orat. 57. Quint. l. IX.) avoient, ainsi que les Grecs, les accens aigu, grave, & circonflexe ; & ils y joignoient encore d’autres signes, propres à marquer les longues, les breves, les repos, les suspensions, l’accélération, &c. Ce sont ces notes de la prononciation dont parlent les grammairiens des siecles postérieurs, qu’on a prises pour celles de la déclamation.

Cicéron en parlant des accens employe le terme général de sonus, qu’il prend encore dans d’autres acceptions.

On ignore quelle étoit la valeur des accens chez les Latins : mais on sait qu’ils étoient, comme les grecs, fort sensibles à l’harmonie du discours ; ils avoient des longues & des breves, les premieres en général doubles des secondes dans leur durée, & ils en avoient aussi d’indéterminées, irrationales. Mais nous ignorons la valeur de ces durées, & nous ne savons pas davantage si dans les accens on partoit d’un ton fixe & déterminé.

Comme l’imagination ne peut jamais suppléer au défaut des impressions reçûes par les sens, on n’est pas plus en état de se représenter des sons qui n’ont pas frappé l’oreille, que des couleurs qu’on n’a pas vûes, ou des odeurs & des saveurs qu’on n’a pas éprouvées. Ainsi je doute fort que les critiques qui se sont le plus enflammés sur le mérite de l’harmonie des langues greque & latine, ayent jamais eû une idée bien ressemblante des choses dont ils parloient avec tant de chaleur. Nous savons qu’elles avoient une harmonie ; mais nous devons avouer qu’elles n’ont plus rien de semblable, puisque nous les prononçons avec les intonations & les inflexions de notre langue naturelle qui sont très-différentes.

Je suis persuadé que nous serions fort choqués de la véritable prosodie des anciens ; mais comme en fait de sensations l’agrément & le desagrément dépendent de l’habitude des organes, les Grecs & les Romains pouvoient trouver de grandes beautés dans ce qui nous déplairoit beaucoup.

Cicéron dit que la déclamation met encore une nouvelle modification dans la voix, dont les inflexions suivoient les mouvemens de l’ame (Orator. n°. 16.) Vocis mutationes totidem sunt quot animorum qui maximè voce moventur ; & il ajoûte qu’il y a une espece de chant dans la récitation animée du simple discours : Est etiam in dicendo cantus obscurior.

Mais cette prosodie qui avoit quelques caracteres du chant, n’en étoit pas un véritable, quoiqu’il y eût des accompagnemens de flûtes ; sans quoi il faudroit dire que Caïus Gracchus haranguoit en chantant, puisqu’il avoit derriere lui un esclave qui regloit ses tons avec une flûte. Il est vrai que la déclamation du théatre, modulatio scenica, avoit pénétré dans la tribune, & c’étoit un vice que Cicéron & Quintilien après lui recommandoient d’éviter. Cependant on ne doit pas s’imaginer que Gracchus eût dans ses harangues un accompagnement suivi. La flûte ou le tonorion de l’esclave ne servoit qu’à ramener l’orateur à un ton modéré, lorsque sa voix montoit trop haut, ou descendoit trop bas. Ce flûteur qui étoit caché derriere Gracchus, qui staret occultè post ipsum, n’étoit vraissemblablement entendu que de lui, lorsqu’il falloit donner ou rétablir le ton. Cicéron, Quintilien, & Plutarque, ne nous donnent pas une autre idée de l’usage du tonorion. Quo illum aut remissum excitaret, aut à contentione revocaret. Cic. l. III. de orat. Cui concionanti consistens post eum musices sistulâ, quam tonorion vocant, modos quibus deberet intendi ministrabat. Quintil. lib. I. c. x. Il paroît que c’est le diapason d’aujourd’hui.

« Caius Gracchus l’orateur, qui étoit de nature homme âpre, véhément & violent en sa façon de dire, avoit une petite flûte bien accommodée avec laquelle les musiciens ont accoûtumé de conduire tout doucement la voix du haut en-bas & du bas enhaut par toutes les notes pour enseigner à entonner ; & ainsi comme il haranguoit, il y avoit l’un de ses serviteurs qui étant debout derriere lui, comme il sortoit un petit de ton en parlant, lui entonnoit un ton plus doux & plus gracieux en le retirant de son exclamation, & lui ôtant l’âpreté & l’accent colérique de sa voix ». Plutarque, dans son traité comment il faut retenir la colere, traduction d’Amyot.

Les flûtes du théatre pouvoient faire une sorte d’accompagnement suivi, sans que la récitation fût un véritable chant ; il suffisoit qu’elle en eût quelques caracteres. Je crois qu’on pourroit prendre un parti moyen entre ceux qui regardent la déclamation des anciens comme un chant semblable à nos opéra, & ceux qui croyent qu’elle étoit du même genre que celle de notre théatre.

Après tout ce que viens d’exposer, je ne serois pas éloigné de penser que les Romains avoient un art de noter la prononciation plus exactement que nous ne la marquons aujourd’hui. Peut-être même y avoit-il des notes pour indiquer aux acteurs commençans les tons qu’ils devoient employer dans certaines impressions, parce que leur déclamation étoit accompagnée d’une basse de flûtes, & qu’elle étoit d’un genre absolument différent de la nôtre. L’acteur pouvoit ne mettre guere plus de sa part dans la récitation, que nos acteurs n’en mettent dans le récitatif de nos opéra.

Ce qui me donne cette idée, car ce n’est pas un fait prouvé, c’est l’état même des acteurs à Rome ; ils n’étoient pas, comme chez les Grecs, des hommes libres qui se destinoient à une profession, qui chez eux n’avoit rien de bas dans l’opinion publique, & qui n’empêchoit pas celui qui l’exerçoit de remplir des emplois honorables. A Rome ces acteurs étoient ordinairement des esclaves étrangers ou nés dans l’esclavage : ce ne fut que l’état vil de la personne qui avilit cette profession. Le latin n’étoit pas leur langue maternelle, & ceux mêmes qui étoient nés à Rome ne devoient parler qu’un latin altéré par la langue de leurs peres & de leurs camarades. Il falloit donc que les maîtres qui les dressoient pour le théatre commençassent par leur donner la vraie prononciation, soit par rapport à la durée des mesures, soit par rapport à l’intonnation des accens ; & il est probable que dans les leçons qu’ils leur donnoient à étudier, ils se servoient des notes dont les Grammairiens postérieurs ont parlé. Nous serions obligés d’user des mêmes moyens, si nous avions à former pour notre théatre un acteur normand ou provençal, quelqu’intelligence qu’il eût d’ailleurs. Si de pareils soins seroient nécessaires pour une prosodie aussi simple que la nôtre, combien en devoit-on prendre avec des étrangers pour une prosodie qui avoit quelques-uns des caracteres du chant ? Il est assez vraissemblable qu’outre les marques de la prononciation réguliere, on devoit employer pour une déclamation théatrale qui avoit besoin d’un accompagnement des notes pour les élevations & les abaissemens de voix d’une quantité déterminée, pour la valeur précise des mesures, pour presser ou rallentir la prononciation, l’interrompre, l’entrecouper, augmenter ou diminuer la force de la voix, &c.

Voilà quelle devoit être la fonction de ceux que Quintilien nomme artifices pronuntiandi. Mais tous ces secours n’ont encore rien de commun avec la déclamation considérée comme étant l’expression des sentimens & de l’agitation de l’ame. Cette expression est si peu du ressort de la note, que dans plusieurs morceaux de musique les compositeurs sont obligés d’écrire en marge dans quel caractere ces morceaux doivent être exécutés. La parole s’écrit, le chant se note ; mais la déclamation expressive de l’ame ne se prescrit point ; nous n’y sommes conduits que par l’émotion qu’excitent en nous les passions qui nous agitent. Les acteurs ne mettent de vérité dans leur jeu, qu’autant qu’ils excitent en nous une partie de ces émotions. Si vis me flere, dolendum est, &c.

A l’égard de la simple récitation, celle des Romains étant si différente de la nôtre, ce qui pouvoit être d’usage alors ne pourroit s’employer aujourd’hui. Ce n’est pas que nous n’ayons une prosodie à laquelle nous ne pourrions manquer sans choquer sensiblement l’oreille : un auteur ou un orateur qui emploiroit un é fermé bref au lieu d’un é ouvert long, révolteroit un auditoire, & paroitroit étranger au plus ignorant des auditeurs instruit par le simple usage ; car l’usage est le grand-maître de la prononciation, sans quoi les regles surchargeroient inutilement la mémoire.

Je crois avoir montré à quoi pouvoient se réduire les prétendues notes déclamatoires des anciens, & la vanité du système proposé à notre égard. En reconnoissant les anciens pour nos maîtres & nos modeles, ne leur donnons pas une supériorité imaginaire : le plus grand obstacle pour les égaler est de les regarder comme inimitables. Tâchons de nous préserver également de l’ingratitude & de la superstition littéraire.

Nos qui sequimur probabilia, nec ultra id quod verisimile occurrit progredi possumus, & refellere sine pertinaciâ, & refelli sine iracundiâ, parati sumus. Cicér. Tuscul. 2.

Déclamation, (Musiq.) c’est le nom qu’on donne au chant de scene que les Musiciens ont appellé improprement récitatif. Voyez Récitatif. Cette espece de déclamation n’est & ne doit être autre chose que l’expression en chant du sentiment qu’expriment les paroles. Voyez Expression.

Les vieillards attachés aux beaux vers de Quinault, qu’ils ont appris dans leur jeunesse avec le chant de Lulli, reprochent aux opéra modernes qu’il y a trop peu de vers de déclamation. Les jeunes gens qui ont savouré le brillant, la variété, le feu de la nouvelle Musique, sont ennuyés de la trop grande quantité de déclamation des opéra anciens. Les gens de goût qui savent évaluer les choses, qu’aucun préjugé n’entraîne, & qui desirent le progrès de l’art, veulent que l’on conserve avec soin la belle déclamation dans nos opéra, & qu’elle y soit unie à des divertissemens ingénieux, à des tableaux de musique, à des chants legers, &c. & enfin ils pensent que la déclamation doit être la base & comme les gros murs de l’édifice, & que toutes les autres parties doivent concourir pour en former les embellissemens.

Le succès des scenes de déclamation dépend presque toûjours du poëte : on ne connoît point de scene bien faite dans ce genre qui ait été manquée par un musicien, quelque médiocre qu’il ait été d’ailleurs. Le chant de celles de Médée & Jason a été fait par l’abbé Pelegrin, qui n’étoit rien moins que musicien sublime.

L’effort du génie a été d’abord de trouver le chant propre à la langue & au genre : il en est de cette invention comme de presque toutes les autres ; les premiers raiyons de lumiere que l’inventeur a répandus ont suffi pour éclairer ceux qui sont venus après lui : Lulli a fait la découverte ; ce qui sera prouvé à l’article Récitatif. (B)

Déclamation, (Belles-lettres.) discours ou harangue sur un sujet de pure invention que les anciens rhéteurs faisoient prononcer en public à leurs écoliers afin de les exercer.

Chez les Grecs la déclamation prise en ce sens étoit l’art de parler indifféremment sur toutes sortes de sujets, & de soûtenir également le pour & le contre, de faire paroître juste ce qui étoit injuste, & de détruire au moins de combattre les plus solides raisons. C’étoit l’art des sophistes que Socrate avoit décrédité, mais que Démétrius de Phalere remit depuis en vogue. Ces sortes d’exercices, comme le remarque M. de S. Evremont, n’étoient propres qu’à mettre de la fausseté dans l’esprit & à gâter le goût, en accoûtumant les jeunes gens à cultiver leur imagination plûtôt qu’à former leur jugement, & à chercher des vraissemblances pour en imposer aux auditeurs, plûtôt que de bonnes raisons pour les convaincre. Voyez Sophiste.

Déclamation est un mot connu dans Horace, & plus encore dans Juvénal ; mais il ne le fut point à Rome avant Cicéron & Calvus. Ce fut par ces sortes de compositions que dans sa jeunesse ce grand orateur se forma à l’éloquence. Comme elles étoient un image de ce qui se passoit dans les conseils & au barreau, tous ceux qui aspiroient à l’éloquence, ou qui vouloient s’y perfectionner, c’est-à-dire les premieres personnes de l’état, s’appliquoient à ces exercices, qui étoient tantôt dans le genre délibératif, & tantôt dans le judiciaire, rarement dans le démonstratif. On croit qu’un rhéteur nommé Plotius Gallus en introduisit le premier l’usage à Rome.

Tant que ces déclamations se tinrent dans de justes bornes, & qu’elles imiterent parfaitement la forme & le style des véritables plaidoyers, elles furent d’une grande utilité ; car les premiers rhéteurs latins les avoient conçues d’une toute autre maniere que n’avoient fait les sophistes grecs : mais elles dégénérerent bien-tôt par l’ignorance & le mauvais gout des maîtres. On choisissoit des sujets fabuleux tout extraordinaires, & qui n’avoient aucun rapport aux matieres du barreau. Le style répondoit au choix des sujets : ce n’étoient qu’expressions recherchées, pensées brillantes, pointes, antitheses, jeux de mots, figures outrées, vaine enflure, en un mot ornemens puériles entassés sans jugement, comme on peut s’en convaincre par la lecture d’une ou de deux de ces pieces recueillies par Seneque : ce qui faisoit dire à Pétrone que les jeunes gens sortoient des écoles publiques avec un goût gâté, n’y ayant rien vû ni entendu de ce qui est d’usage, mais des imaginations bisarres & des discours ridicules. Aussi convient-on généralement que ces déclamations furent une des principales causes de la corruption de l’éloquence parmi les Romains.

Aujourd’hui la déclamation est bornée à certains exercices qu’on fait faire aux étudians pour les accoûtumer à parler en public. C’est en ce sens qu’on dit une déclamation contre Annibal, contre Pyrrhus, les déclamations de Quintilien.

Dans certains colléges on appelle déclamations, de petites pieces de théatre qu’on fait déclamer aux écoliers pour les exercer, ou même une tragédie qu’ils représentent à la fin de chaque année. On en a reconnu l’abus dans l’université de Paris, où on leur a substitué des exercices sur les auteurs classiques, beaucoup plus propres à former le goût, & qui accoûtument également les jeunes gens à cette confiance modeste nécessaire à tous ceux qui sont obligés de parler en public. Voyez College.

Déclamation se prend aussi pour l’art de prononcer un discours, avec les tons & les gestes convenables. Voyez les deux articles précédens. (G)


  1. Cette ouverture est ovale ; sa longueur est depuis quatre jusqu’à huit lignes ; sa largeur ne va guere qu’à une ligne dans les voix de basse-taille. Plus elle est resserrée, plus les sons deviennent aigus ; & plus elle est ouverte, plus le son est grave & se porte plus loin.