Les Ennéades de Plotin, tome II./Ennéade III, livre II/Notes (trad. Bouillet)

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Les Ennéades de Plotin
Tome Deuxième - Notes et Eclaircissements - Livres II et III
Traduction française de M.-N. Bouillet


LIVRES II ET III
DE LA PROVIDENCE.

Le livre II et le livre III ne forment qu’un seul et même traité, que Porphyre a divisé en deux parties. Ils sont le quarante-septième et le quarante-huitième dans l’ordre chronologique.

Taylor a traduit en anglais le livre II (Five Books of Plotinus, p. 113).

M. Barthélemy Saint-Hilaire a traduit en français les § 2, 8, 15 du livre II (De l’École d’Alexandrie, p. 213).

§ 1. DOCTRINE DE PLOTIN SUR LA PROVIDENCE ET LE DESTIN.

La doctrine de Plotin sur la Providence et le Destin n’est pas contenue tout entière dans les livres qui portent ce titre. Nous croyons donc nécessaire de la résumer ici brièvement, en indiquant tous les passages que, pour la bien connaître, il faut consulter dans ce volume et dans le précédent. Il nous sera ensuite plus facile de comparer les idées de Plotin à celles des philosophes dont il s’est inspiré ou qui lui ont fait des emprunts à lui-même.

1. Dieu est la cause immanente des choses. Tout part de lui et tout retourne à lui : étant l’Un, il possède la plénitude de la puissance, par conséquent, il tend à se manifester hors de lui, à devenir cause productrice ; étant le Bien, il est l’objet du désir et de l’amour, il attire à lui tout ce qui est, et par là il devient cause finale (t. I, p. 114, 118, 254 ; t. II, p. 28, 229-234, 243, 248).

2. L’Intelligence divine, contenant dans son sein toutes les essences et toutes les idées, est la cause et le modèle du monde sensible : elle lui communique l’existence et la beauté, sans sortir elle-même de son repos ni rien perdre de ce qu’elle possède. Par là, elle est la Providence universelle (t. I, p. 259, 304 ; t. II, p. 21, 225, 238, 344).

3. L’Âme universelle transmet à la matière, en lui donnant la vie et le mouvement, les formes, qu’elle reçoit elle-même de l’Intelligence ; ces formes sont les raisons séminales des êtres ; leur ensemble constitue la Raison, par laquelle l’Âme administre le monde de la même manière que le corps d’un être vivant est administré par la raison séminale qui façonne ses organes. L’action que l’Âme exerce ainsi, comme Puissance naturelle et végétative, constitue le Destin, qui est subordonné à l’Intelligence (t. I, p. 182, 188, 191, 472 ; t. II, p. 5, 16, 76, 80, 211-218, 279, 284-288, 344-354).

Les organes de l’Âme universelle sont les démons (t. II, p. 113).

4. Le monde est éternellement produit ; il n’a pas eu de commencement et il n’aura pas de fin (t. I, p. 264 ; t. II, p. 20).

Il est une image aussi parfaite que possible de l’Intelligence, dont il procède en vertu d’une nécessité naturelle, qui exclut tout raisonnement et toute délibération (t. I, p. 277, 279 ; t. II, p. 21, 27, 384).

L’Âme universelle y fait régner l’ordre et la justice.

L’ordre règne dans l’univers parce que toutes choses procèdent d’un principe unique et conspirent à un but unique ; en remplissant chacune leur rôle particulier, toutes se prêtent un mutuel concours ; les actions qu’elles produisent et les passions qu’elles subissent sont toutes coordonnées dans le plan de l’univers, où l’Âme donne à chaque être des fonctions conformes à sa nature (t. I, p. 474 ; t. II, p. 53, 279, 290) ;

La justice règne dans l’univers, parce que les âmes sont punies ou récompensées par les conséquences naturelles de leurs actions soit dans cette vie, soit dans une autre en vertu de la métempsycose (t. I, p. 472 ; t. II, p. 291, 294-296, 405).

5. Mal métaphysique. L’imperfection des êtres sensibles n’a point de cause efficiente, parce que le mal n’est qu’un moindre degré du bien. L’être engendré devant de toute nécessité être inférieur au principe générateur, les choses sensibles ne sauraient être égales aux choses intelligibles dont elles procèdent. Elles ne possèdent donc chacune qu’une perfection limitée. Il en résulte que le monde est un mélange de l’être et du non-être, de la raison et de la matière (t. I, p. 129, 294, 431 ; t. II, p. 25, 30, 34, 37, 75, 392-397).

En outre, le plan du monde est la variété dans l’unité : car, sans la variété, l’unité ne se développerait pas, ne serait pas l’unité universelle ; la variété, à son tour, exige qu’il y ait des inégalités relatives entre les êtres, qu’ils soient opposés entre eux et qu’ils se détruisent les uns les autres, afin qu’ici-bas la vie soit à la fois multiple et mobile. Du reste, rien n’est anéanti : quand une chose est dissoute, ses éléments entrent dans une nouvelle combinaison, et la Divinité fait servir à l’accomplissement de son œuvre les maux eux-mêmes. C’est pourquoi, pour juger le plan de la Providence, il faut en considérer les parties dans leur rapport avec le tout : on voit ainsi qu’il est injuste de réclamer pour chacune d’elles plus de perfection qu’elle n’en a reçu, et que l’univers est le meilleur possible (t. I, p. 279 ; t. II, p. 26, 34, 45, 48, 50, 55, 61, 74, 386, 404).

6. Mal physique. Les souffrances auxquelles nous sommes exposés ici-bas sont une conséquence nécessaire de notre imperfection. La douleur entre d’ailleurs dans le plan de la Providence : elle nous provoque à développer nos facultés, parce que nous ne pouvons-nous conserver sans accomplir les actes dont notre conservation dépend (t. I, p. 192, 434 ; t. II, p. 33, 34, 41).

Quant à l’inégale distribution des biens et des maux, elle n’est qu’apparente : les biens de l’âme reviennent toujours à celui qui les mérite, et dans la mesure même de son mérite ; les biens du corps n’ont pas d’importance pour le sage, qui sait que le bonheur ne se trouve que dans la vertu ; d’ailleurs, la Providence n’expose l’homme vertueux à l’adversité que pour l’éprouver, et le méchant qui abuse des dons de la fortune en est puni tôt ou tard par les conséquences naturelles de ses actions (t. I, p. 280, 472 ; t. II, p. 35, 41, 59).

7. Mal moral. L’homme est libre : on ne peut donc faire remonter la responsabilité de ses vices ou de ses crimes ni à Dieu, ni aux astres (t. I, p. 434, 468 ; t. II, p. 15, 38, 47, 391).

Si l’homme a été créé libre, c’est que sa liberté faisait partie du plan de l’univers. Elle donne d’ailleurs lieu à la Providence d’exercer sa justice distributive (t. I, p. 472 ; t. II, p. 33, 51, 66, 404-407).

Il n’est pas étonnant que l’homme pèche, puisqu’il n’occupe dans le monde qu’un rang intermédiaire. Ses vices ont pour causes l’ignorance et la concupiscence (t. I, p. 281 ; t. II, p. 31, 39, 79).

La source de tous les péchés est la descente de l’âme dans le corps, puisque c’est d’elle que dérivent l’ignorance et la concupiscence. Cependant, l’union de l’âme avec le corps est bonne en soi, comme la liberté, si on en fait un bon usage : car elle permet à l’âme de développer ses facultés, de les faire passer de la puissance à l’acte. D’ailleurs, cette union ne sépare jamais complètement l’âme du monde intelligible : l’âme peut toujours y remonter en s’affranchissant des passions du corps et en se tournant vers le Bien (t. I, p. 261, 280 ; t. II, p. 32, 492).

Quoique la doctrine de Plotin sur la Providence et le Destin renferme plusieurs erreurs graves, telles que la croyance à la métempsycose, elle est cependant supérieure à celle de ses prédécesseurs ou de ses contemporains. Voici en effet les propositions qu’il établit contre Platon, Aristote, les Stoïciens, les Gnostiques et les Manichéens.

1. Contre Platon. — La matière tient de Dieu l’existence : elle procède de lui, comme la forme, dont elle ne saurait être séparée (t. I, p. 428-430). L’union de l’Âme avec le corps n’est pas mauvaise en soi (t. II, p. 480).

2. Contre Aristote. — Dieu n’est pas seulement la cause finale de l’univers ; il en est encore la cause efficiente (t. II, p. 512).

3. Contre les Stoïciens. — L’Âme humaine est libre. Quoiqu’elle procède de l’Âme universelle, elle constitue une cause, une personne complètement distincte d’elle (t. II, p. 515-518).

4. Contre les Gnostiques. — Le Démiurge est bon, le monde est le meilleur possible. — La Providence divine s’étend aux choses terrestres.

5. Contre les Manichéens. — Le mal n’est pas un être, mais une simple négation, une privation du bien ; il n’a donc pas de cause efficiente ; par conséquent, il n’y a pas lieu de reconnaître deux principes opposés.

Par ce qui précède, on peut déjà se former une idée de la valeur du système de Plotin sur la Providence et le Destin. Son importance se manifeste également quand on rapproche notre auteur des philosophes qui l’ont précédé et de ceux qui l’ont suivi.


§ II. rapprochements entre la doctrine de plotin et celles de platon, d’aristote et
des stoïciens.

Dans sa doctrine sur la Providence et sur le Destin, tout en se séparant sur plusieurs points de Platon, d’Aristote et des Stoïciens, Plotin s’est souvent inspiré de leurs idées. Nous allons indiquer ce qu’il a pu emprunter à chacun d’eux.

A. Platon.

On sait que la Théodicée de Platon est dispersée dans divers dialogues, le Phédon, le Théétète, le Philèbe, le Phèdre, le Politique, la République, les Lois et le Timée.

Platon enseigne : dans le Phédon (t. I, p. 280-282, trad. de M. Cousin), que la cause du monde n’est pas un élément matériel ; comme l’air ou le feu, ainsi que le soutenaient Archélaüs, Anaximène, Empédocle, Héraclite, mais que c’est une puissance intelligente, et qu’afin d’expliquer ses œuvres, il faut prendre pour principe ce qui semble le meilleur ; dans le Philèbe (t. II, p. 341-347, tr. fr.), que c’est un crime de dire qu’une puissance dépourvue de raison, téméraire et agissant au hasard, gouverne l’univers ; dans le livre X des Lois (t. VIII, p. 224-229, tr. fr.), que, si le monde est le produit du hasard, les lois et la morale ne sont plus que de pures inventions humaines, et que, par conséquent, Il n’y a ni devoir, ni morale, ni d’autre autorité dans ce monde que celle de la force. Nier l’existence des dieux, c’est, selon Platon, se méprendre sur la nature du monde, qui ne peut être conçu sans une âme pleine de sagesse et de bonté : car il est plein d’harmonie, et la perfection de l’effet prouve l’excellence de la cause. Dans le Timée (t. XII, p. 195, tr. fr.), Dieu est appelé l’auteur, le père et l’architecte du monde : il l’a fait à l’image du modèle éternel (de l’animal en soi), qui comprend toutes les perfections. Il s’est servi des lois de l’univers pour arriver à ses fins, mais il a mis lui-même le bien dans toutes les choses engendrées ; c’est sa bonté qui l’a porté à créer : « Disons la cause qui a porté le suprême Ordonnateur à produire et à composer cet univers. Il était bon, et celui qui est bon n’a aucune espèce d’envie. Exempt d’envie, il a voulu que toutes choses fussent, autant que possible, semblables à lui-même. Quiconque, instruit par des hommes sages, admettra ceci comme la raison principale de l’origine et de la formation du monde sera dans le vrai. »

Enfin, dans le Théétète, le Phèdre, le Politique, la République, les Lois et le Timée[1], Platon complète sa doctrine sur le Providence divine en expliquant l’origine du mal par la nature de la matière et par la liberté de l’homme[2].

Il est facile de reconnaître en lisant l’œuvre de Plotin qu’il s’est approprié les principes de la Théodicée de Platon, mais en les complétant ou en les transformant. En effet, il résout plusieurs questions pour lesquelles son maître n’avait pas donné de solution entièrement satisfaisante. Il rattache à Dieu les deux éléments qui constituent tous les êtres, la forme et la matière : la forme est une idée, ou une raison, c’est-à-dire une essence et une puissance[3] ; qui procède de l’Intelligence divine, et il y a autant d’idées ou de raisons qu’il y a d’individus appelés à vivre ici-bas, ce qui explique l’origine des formes individuelles[4] ; la matière est née de l’infinité de l’Un[5] et elle ne constitue point une substance dont l’existence soit indépendante de Dieu, comme l’existence de la matière l’est dans Platon[6]. Par suite, le mal n’est qu’une simple négation, un défaut de bien, défaut qui est la conséquence même de la création[7]. C’est principalement cette question du mal que Plotin s’applique à résoudre dans le livre que nous examinons, et, sur ce point, il nous paraît être incontestablement supérieur à son maître.

B. Aristote.

Plotin, comme nous l’avons indiqué ci-dessus (p. 28, note 8), fait allusion à un passage célèbre du livre XII de la Métaphysique d’Aristote : « Tel est le principe auquel sont suspendus le ciel et toute la nature, etc. » (Voy. les Éclaircissements du tome I, p. 450-451.) Il paraît d’ailleurs avoir peu emprunté à ce philosophe sur le sujet qui nous occupe. La raison en est facile à concevoir. On ne peut appliquer proprement le nom de Providence au Dieu d’Aristote, puisqu’il n’est que la cause finale de l’univers. C’est là du moins l’opinion que M. J. Simon a développée avec autant de clarté que de force dans ses Études sur la Théodicée de Platon et d’Aristote, où il s’exprime en ces termes (p. 87) :

« Telle est la nature de la doctrine de Platon, que le monde ne peut exister sans un Dieu qui agit sur lui à titre de force ; dans celle d’Aristote, ait contraire, le monde n’a besoin que d’une cause finale. Platon démontre, en conséquence, l’existence de Dieu par la nécessité d’un artisan suprême ; Aristote, par la nécessité d’une fin dernière. Le Dieu de Platon et celui d’Aristote sont parfaits, parce qu’ils ont la plénitude de l’être. Ils sont éternels, intelligents, heureux, parce qu’ils sont parfaits. Mais l’intelligence du Dieu de Platon s’étend à tout ce qui existe : car il faut connaître le monde pour agir volontairement sur lui ; l’intelligence du Dieu d’Aristote n’a pas d’autre objet que lui-même : car il doit ignorer des êtres pour lesquels il ne peut rien ; et, tandis que le Dieu de Platon aime le monde et se réjouit de l’excellence de son œuvre, le bonheur du Dieu d’Aristote a pour unique cause cette éternelle contemplation de lui-même. Le Dieu de Platon est bon et juste ; le Dieu d’Aristote ne peut avoir ces perfections ni leurs contraires. Pour tout dire en un mot, le Dieu de Platon est une providence, le Dieu d’Aristote une cause finale. »

C. Stoïciens.

Plotin a emprunté aux Stoïciens plusieurs de leurs idées et de leurs termes ; mais il a transformé ces idées et modifié le sens de ces termes. Pour faciliter la comparaison des deux doctrines, nous allons d’abord donner un résumé de celle des Stoïciens :

« Dans chaque être, dit M. Ravaisson, au savant mémoire duquel nous avons déjà fait plus d’un emprunt, les diverses parties, liées les unes aux autres, les phénomènes divers, régulièrement enchaînés, manifestent l’unité de leur cause : cette cause, c’est la raison séminale, dont les parties et les fonctions différentes de l’être ne sont que le développement, et en laquelle elles étaient toutes préordonnées et préconçues.

Or, entre tous les êtres qui composent l’univers, il existe, comme entre les parties de chacun d’eux, une connexion et un accord évidents. Les choses mêmes qui, si on les considère à part, ne semblent que des accidents et des désordres, trouvent dans l’ensemble leur raison et leur justification. Les contraires s’entraident ; le mal même sert au bien[8].

Telle est l’unité du grand tout qui forme le monde[9], que chaque partie se ressent plus ou moins de ce qui arrive aux autres. C’est ce qui fait du monde un tout sympathique à lui-même, comme l’est tout corps vivant, et c’est la preuve qu’il vit, en effet, et qu’il a une âme[10]. Tels sont l’accord et l’harmonie de tant de parties diverses et innombrables, qu’évidemment la beauté est la principale fin en vue de laquelle le monde est ordonné[11], et c’est la preuve que le fond de l’âme qui l’anime est la raison[12], dont l’essence est cette harmonie avec soi et cette conséquence dans laquelle consiste la beauté.

Comme les destinées de chaque être sont préordonnées dans la raison séminale particulière dont il est l’expansion[13], de même les destinées de l’univers entier sont ordonnées à l’avance et de tout temps dans la raison séminale universelle, qui par conséquent doit s’appeler l’universelle Providence, πρόνοια. Cette âme de l’univers, cette Raison séminale où toutes les causes sont comprises, cette Cause de toutes les causes, ce Destin invincible et en même temps cette Providence vigilante, c’est Dieu[14].

Le monde, suivant les Stoïciens, est un être animé, un animal à proprement parler. La cause qui le meut est donc une âme ; mais il n’est aucun être que le monde ne surpasse beaucoup, non seulement en grandeur, mais encore en ordre et en beauté : il n’est point d’âme que ne surpasse beaucoup l’Âme du monde. La cause de laquelle proviennent toutes les autres causes leur est nécessairement supérieure.

La cause, chez les êtres les plus parfaits de l’univers, est un feu subtil qui est plein d’art. Dieu, cause du monde entier, est donc l’éther le plus subtil et le plus rare, le feu céleste au degré le plus élevé de tension, le feu artiste ou savant par excellence, par cela même l’âme la plus parfaite, le principe dirigeant le plus sage, la plus droite et la plus infaillible raison. Le Dieu de Zénon n’est pas, comme celui d’Aristote, un principe séparé de la matière, en dehors de toute la nature, exempt du mouvement dont elle est animée, et n’agissant sur elle que par le désir dont il la remplit. Loin de là, il a, comme toute cause, sa matière avec laquelle il est étroitement uni : cette matière est le monde[15]. Dieu circule dans le monde, disaient les Stoïciens, comme le miel court dans les cellules d’un rayon[16] ; il pénètre le monde dans toutes ses profondeurs, et en même temps il en embrasse l’immense contour ; il l’occupe par le dedans et le dehors : « Intra et extra tenet[17] ; » il en remplit, par sa tension l’étendue tout entière : « Divinus spiritus per omnia intensus. » Et c’est en s’y mouvant lui-même qu’il le meut. Bien plus, Dieu peut être appelé le monde même et la nature : car, de même que chaque être n’est que le développement de sa raison séminale, de même le monde entier est un développement de Dieu[18]. » (Sur le Stoïcisme, Mém. de l’Acad. des Inscriptions et Belles-Lettres, t. XXI, p. 64.)

Plotin a emprunté aux Stoïciens la conception du monde considéré comme un tout sympathique à lui-même, administré par une grande Âme dont l’essence est la Raison, unité de laquelle sortent la multitude des contraires qui en sont le développement, et à laquelle se rapportent les oppositions qui constituent toutes des parties de l’Ordre universel. Mais, en faisant cet emprunt, Plotin a complètement transformé la doctrine dont il s’inspirait, non seulement par le génie avec lequel il l’expose, mais encore par les modifications radicales qu’il fait subir aux principes des Stoïciens. En effet, il se sépare d’eux formellement sur trois points : il rejette nettement et combat avec autant de force que de raison leur panthéisme, leur fatalisme et leur matérialisme. Pour le matérialisme, la chose est facile à voir : selon les Stoïciens, la Raison séminale qui anime l’univers est un corps, un feu subtil ; selon Plotin, au contraire, la Raison qui administre le monde est une Âme présente partout, mais incorporelle[19]. Ce point est trop bien établi dans les Ennéades pour que nous ayons besoin d’insister ici. Mais, ce que Plotin dit sur la question du panthéisme et du fatalisme a besoin de plus de développement.

1. Polémique de Plotin contre le Panthéisme et le Fatalisme des Stoïciens.

C’est un principe fondamental du panthéisme qu’il n’existe dans l’univers qu’un seul être réel et qu’une seule cause véritablement efficace, qui est Dieu ; que la personnalité et la liberté de l’âme humaine ne sont que de vains mots. Dans sa critique de la doctrine stoïcienne, Plotin dégage avec netteté ce principe des formules philosophiques qui le dissimulent, et il le combat avec une grande vigueur de logique, en lui opposant les mêmes arguments qu’on emploie encore aujourd’hui pour le réfuter. Qu’on relise en effet, en les liant ensemble, les objections qu’il adresse dans son livre Du Destin à Héraclite et aux Stoïciens, et l’on ne pourra s’empêcher de reconnaître leur force et leur précision :

« Ne pourrait-on pas supposer qu’une seule Âme répandue dans tout l’univers produise tout, et, en donnant le mouvement à l’univers, donne le mouvement à chaque être qui en fait partie, de sorte que toutes les causes secondes découleraient nécessairement de cette cause première, et que leur suite et leur connexion constitue raient le Destin ?… S’il n’y a dans l’univers qu’un seul principe qui agisse et qui pâtisse, si les choses dérivent les unes des autres par une série de causes dont chacune se ramène à celle qui précède, on ne pourra plus alors dire avec vérité que toutes choses arrivent par dés causes ; toutes en effet ne feront plus qu’un seul être. Dans ce cas, nous ne sommes plus nous, il n’y a plus d’action qui soit nôtre, ce n’est plus nous qui raisonnons ; c’est un autre principe qui raisonne, qui veut, qui agit en nous, comme ce ne sont pas nos pieds qui marchent, mais nous qui marchons par nos pieds. Cependant il faut admettre que chacun vit, pense, agit d’une vie, d’une pensée, d’une action qui lui soit propre ; il faut laisser à chacun la responsabilité de ses actions bonnes ou mauvaises, et ne pas attribuer à la cause universelle des faits honteux. » (Livre I, § 4, p. 8-10.)

Plotin montre aussi fort bien que le panthéisme des stoïciens, en absorbant notre causalité personnelle dans la causalité divine, conduit nécessairement au fatalisme :

« Reste à considérer la doctrine qui enchaîne et lie toutes choses les unes aux autres, fait dériver de cette connexion les qualités de chaque être, et établit une cause unique produisant tout par des raisons séminales. Cette doctrine rentre dans celle qui rapporte à l’action de l’Âme universelle la constitution et les mouvements des individus aussi bien que ceux de l’univers. Dans ce cas, eussions-nous le pouvoir de faire quelque chose par nous-mêmes, nous n’en serions pas moins comme le reste soumis à la nécessité, puisque le Destin, comprenant toute la série des causes, détermine nécessairement chaque événement. Il n’est rien en effet qui puisse empêcher cet événement d’arriver ou le faire arriver autrement, puisque le Destin comprend toutes les causes. Si tout obéit ainsi à l’impulsion d’un seul principe, il ne nous reste plus qu’à la suivre nous-mêmes. En effet, les conceptions de notre imagination résulteront alors des faits antérieurs et détermineront à leur tour nos appétits : notre liberté ne sera plus qu’un vain nom. De ce que nous obéirons à nos appétits, il n’en résultera pour nous aucun avantage, puisque nos appétits seront eux-mêmes déterminés par des faits antérieurs. Nous n’aurons pas plus de liberté que les autres animaux, que les enfants et les fous, qui courent çà et là, poussés par des appétits aveugles : car eux aussi ils obéissent à leurs appétits, comme le feu même, et comme toutes les choses qui suivent fatalement les dispositions de leur nature. » (Liv. I, § 7, p. 14.)

Après avoir ainsi réfuté le panthéisme et le fatalisme d’Héraclite et des Stoïciens, Plotin établit ensuite la vraie doctrine et démontre qu’il y a deux causes réelles dans l’univers, Dieu et l’âme humaine :

«  Quelle autre cause faut-il donc faire intervenir outre les précédentes pour ne laisser rien arriver sans cause, pour maintenir l’ordre et l’enchaînement des faits dans le monde, et conserver la possibilité des prédictions et des présages sans cependant détruire notre personnalité ? Il faut mettre au nombre des êtres un autre principe, savoir l’âme, non seulement l’Âme universelle, mais encore l’âme de chaque individu : celle-ci n’est pas un principe de peu d’importance dans l’enchaînement universel des causes et des effets, parce qu’au lieu de naître d’une semence [raison séminale] comme les autres choses, elle constitue une cause première. » (Livre 1, 58, p. 15).

Dans les deux livres De la Providence, Plotin revient très souvent sur l’idée de notre liberté et l’invoque pour montrer que Dieu n’est point responsable du mal moral :

« Considérons les actions des âmes qui font librement le mal… Ce n’est pas à la Providence qu’il faut demander raison de la méchanceté de ces âmes et en faire remonter la responsabilité ; il n’en faut chercher la cause que dans les déterminations volontaires de ces âmes. » (Livre II, 5 7, p. 38.)

« Il ne faut pas étendre l’action de la Providence au point de supprimer notre propre action : car si la Providence fait tout, s’il n’y a qu’elle, elle est anéantie. À quoi s’appliquerait-elle en effet ? Il n’y aurait plus que la Divinité. » (Livre II, § 9, p. 43.)

«  On dira peut-être : il est absurde d’introduire dans le monde des âmes qui font les unes le bien, les autres le mal : car c’est enlever à la Raison universelle le mérite du bien qui se fait, en la déchargeant de la responsabilité du mal… — Mais pourquoi imputer à la raison universelle les mauvaises œuvres ? Les âmes contenues dans l’univers n’en seront pas plus divines, etc. » (Livre II, § 18, p. 69.)

Il ressort de toute cette polémique que Plotin professe et démontre la causalité, la personnalité et la liberté de l’âme humaine avec autant de force et de précision que les philosophes qui ont le mieux approfondi cette question. Nous verrons encore plus loin qu’il a également combattu le panthéisme des nouveaux Pythagoriciens.

2. Rapprochement entre Plotin, Chrysippe, Épictète, Marc-Aurèle.

Si nous cherchons maintenant quels sont, parmi les Stoïciens, ceux que Plotin paraît avoir suivis ou combattus en composant ses traités sur le Destin et la Providence, nous croyons pouvoir désigner Chrysippe, Épictète et Marc-Aurèle. Nous avons déjà cité le second dans les notes, p. 42, 59, 67, et le troisième, p. 45, 46, 63, 65, 70. Quant au premier, nous rappellerons qu’il avait composé un traité très important sur la Providence, dont Aulu-Gelle nous a conservé les fragments suivants :

« Ceux qui nient que le monde soit fait pour Dieu et pour les hommes, et que les choses humaines soient gouvernées par une Providence, croient avancer une forte preuve à l’appui de leur opinion, quand ils disent : S’il y avait une Providence, il n’y aurait pas de mal sur la terre : car rien n’est plus difficile à accorder avec l’action d’une Providence que ce nombre infini de misères et de souffrances répandues dans le monde qu’on dit créé par Dieu exprès pour l’homme. Chrysippe, en réfutant cette doctrine dans le livre IV de son traité De la Providence, déclare qu’il n’est rien de plus absurde que de croire qu’il puisse exister du bien, sans qu’il existe en même temps du mal. Car le bien étant le contraire du mal, il est nécessaire qu’ils existent tous deux, opposés l’un à l’autre, et appuyés en quelque sorte sur leur mutuel contraste. Deux contraires en effet ne peuvent aller l’un sans l’autre : ainsi, comment aurions-nous l’idée de la justice, si nous n’avions celle de l’injustice ? Et qu’est-ce que la justice, sinon la privation de l’injustice ? De même, comment notre esprit concevrait-il le courage, sans la lâcheté ? La tempérance, sans l’intempérance ? La prudence, sans l’imprudence ? Ces gens à courte vue devraient demander aussi que la vérité existât seule dans le monde et qu’il n’y eût pas de mensonge. Ce ne serait pas plus absurde que de vouloir séparer le bien du mal, le bonheur du malheur, le plaisir de la souffrance. Ces choses vont nécessairement ensemble. Comme le dit Platon, l’un et l’autre se tiennent étroitement par leurs extrémités, de telle sorte qu’on ne peut supprimer le premier sans que le second disparaisse en même temps.

Chrysippe, dans le même livre, traite la question suivante, qui qui lui paraît digne d’intéresser un philosophe : Les maladies de l’homme sont-elles naturelles, c’est-à-dire, est-ce à la puissance appelée Nature ou Providence, par laquelle l’univers et l’homme ont été créés, qu’il faut attribuer les souffrances physiques, les maladies et les infirmités qui affligent l’espèce humaine ? Suivant Chrysippe, la Nature n’a pas eu primitivement le dessein de faire l’homme sujet aux maladies : cette mère prévoyante, auteur de tous les biens, n’a pu vouloir notre mal. Mais, tandis qu’elle formait nos corps de la manière la plus utile et la plus avantageuse à notre existence, des maux inévitables naquirent des biens mêmes qu’elle nous assurait, non par sa volonté ni de son consentement, mais par une loi fatale, et, comme le dit Chrysippe, par conséquence (ϰατὰ παραϰολούθησιν). Ainsi, lorsqu’elle était occupée à construire notre corps, elle fut obligée, pour réaliser son plan ingénieux et ses vues bienfaisantes, de former notre tête avec des os minces et délicats. Mais, à l’utilité qui en résulta pour l’homme s’attacha un danger extérieur : la tête ainsi formée est faiblement protégée, et si fragile, que le moindre choc peut l’endommager. C’est ainsi, dit Chrysippe, que les maladies et les infirmités, auxquelles l’homme est sujet, sont sorties des précautions mêmes que la Nature a prises pour son bonheur. De même, lorsque l’amour de la vertu, inspiré par la nature, prend naissance dans le cœur de l’homme, l’instinct du vice germe à côté par l’affinité qu’ont entre eux les contraires. (Nuits Attiques, VI, 1 ; trad. de K. Jacquinet.)

On retrouve dans ces fragments quelques-unes des idées que Plotin développe ou discute dans son traité De la Providence. Nous croyons que cet ouvrage de Chrysippe avait attiré particulièrement son attention, et qu’il nous en a conservé les idées les plus importantes, en se les appropriant ou en les combattant. Sous ce rapport, l’écrit de notre auteur nous paraît avoir une valeur historique qui est grande, et qui a été méconnue jusqu’ici par les auteurs qui se sont occupés de la doctrine stoïcienne.

Quant à Sénèque, le seul rapprochement auquel donne lieu son traité De la Providence, c’est le passage que nous avons cité p. 35.


§ III. AUTEURS QUI ONT CITÉ OU MENTIONNÉ CES LIVRES OU QUI DONNENT LIEU À DES RAPPROCHEMENTS.

A. Philosophes néoplatoniciens.

Les philosophes néoplatoniciens qui se sont inspirés des idées de Plotin, soit en le citant, soit sans indiquer les emprunts qu’ils lui ont faits, sont les suivants : Porphyre (dans Stobée, Eclogœ ethicœ, II, 7) ;

Jamblique, qui a résumé avec une extrême concision la doctrine de Plotin sur la Providence et le Destin (Voy. le fragment que nous avons cité ci-dessus p. 16, note 1, et la Lettre de Jamblique à Macédonius, traduite par M. Lévêque dans l’Appendice de ce volume) ;

Salluste : De Diis et mundo (ch. IX, περὶ προνοίας ϰαὶ εἰμαρμένης) ;

Proclus : De Providentia et Fato et eo quod in nobis, traité dans lequel Plotin est nommé, avec Porphyre et Jamblique (t. I, p. 9, 13, 64, éd. de M. Cousin) ; De decem Dubitationibus circa Providentiam ; De malorum subsistentia[20] ;

Hiéroclès : περὶ προνοίας ϰαὶ εἰμαρμένης ϰαὶ τοῦ ἐφ’ ἡμῖν, ϰ. τ. λ. (dans la Bibliothèque de Photius, CCXXIV, CCLI ; ces fragments ont été publiés à part à Londres, 1673, et à Cambridge, 1709) ;

Simplicius : Commentaire sur le Manuel d’Épictète. Il y a dans cet ouvrage plusieurs dissertations qui se rapportent à la question de la Providence et du Destin, savoir : 1o  Ce que c’est que la liberté de l’homme et d’où elle vient (commentaire sur l’article 1 du Manuel d’Épictète) ; 2o  Les calamités qui arrivent dans le monde ne sont pas des maux, mais des biens ; elles ont leur utilité (commentaire sur l’article 14 d’Épictète) ; 3o  Le mal n’existe pas par lui-même ; c’est une erreur monstrueuse de croire qu’il y a un principe du mal, comme il y a un principe du bien (commentaire sur l’article 36 d’Épictète) ; 4o  Il existe des Dieux ; leur Providence s’étend à tout et ils gouvernent cet univers avec autant de sagesse que de justice (commentaire sur l’article 43 d’Épictète). Dans la traduction que Dacier a donnée de cet ouvrage de Simplicius, ces dissertations ont été détachées du Commentaire proprement dit et placées à part dans le second volume. Dans beaucoup de passages, elles développent et elles éclaircissent fort bien la doctrine de Plotin avec laquelle elles ont encore plus de rapport qu’avec celle d’Épictète.


B. Saint Grégoire de Nysse, Synésius, saint Denys l’Aréopagite, Théodoret, Énée de Gaza, Gennade.

Saint Grégoire de Nysse. — Dans l’écrit de ce Père intitulé Catechetica oratio, on trouve des idées analogues à celles de Plotin. Voy. la citation que nous en avons faite ci-dessus, p. 83.

Synésius. — Cet évêque de Ptolémaïs, qui avait suivi à Alexandrie les leçons de la célèbre Hypatie[21] a laissé un roman allégorique intitulé l’Égyptien ou De la Providence, qui est tout entier écrit au point de vue néoplatonicien et dont l’idée fondamentale est empruntée à notre auteur (livre II, § 8 et 9, p. 41-45) :

« Les hommes ne doivent pas accuser les Dieux de ne pas veiller sur leurs affaires. Car la Providence exige que les hommes commencent par faire ce qui est en leur pouvoir. Il n’est pas étonnant non plus qu’il y ait des maux dans la demeure du mal ; on doit plutôt admirer qu’il y ait ici-bas quelque chose qui ne soit pas mal. Néanmoins, si nous ne sommes pas négligents, si nous employons bien les facultés que nous tenons de la Providence, il nous est possible d’être parfaitement heureux. La Providence n’est pas comme la mère d’un nouveau-né, sans cesse occupée à écarter ce qui pourrait nuire à son enfant parce qu’il est imparfait et incapable de s’aider lui-même. Elle ressemble à une mère qui, ayant élevé son enfant et lui ayant mis des armes dans les mains, lui ordonnerait de s’en servir pour repousser les dangers qui pourraient le menacer. »

Nous citerons plus loin (p. 586) un autre morceau dans lequel Synésius reproduit presque textuellement la doctrine de Plotin sur la divination et la magie.

Saint-Denis l’Aréopagite. — Nous avons déjà cité ci-dessus dans les notes (p. 225, 229) des passages importants de saint Denys l’Aréopagite sur l’unité de Dieu. Quant à la doctrine qu’il développe sur la Providence et sur l’origine du mal, dans le chapitre IV de son traité Des Noms divins, elle contient une foule d’idées analogues à celles de Plotin. Dans la nécessité où nous nous trouvons de nous borner à quelques rapprochements, nous ne citerons que les lignes suivantes :

« Toutes choses bonnes dérivent d’une cause unique. Puis donc que le mal est l’opposé du bien, toutes choses mauvaises dérivent de causes multiples ; non pas que ces causes soient les raisons d’être du mal, et le produisent par une efficacité positive ; elles ne sont au contraire que privation, faiblesse, mélange inharmonique de substances dissemblables. Le mal n’a pas de fixité ni d’identité ; mais il est varié, indéfini et comme flottant en des sujets qui n’ont pas eux-mêmes l’immutabilité. Tout ce qui est, même ce qui est mauvais, a le bien peur principe et pour fin : car c’est pour le bien que toutes choses se font, et les bonnes et les mauvaises. Celles-ci même, nous les faisons par amour du bien : car personne n’agit en se proposant directement le mal. Ainsi le mal n’est pas une substance, mais un accident des substances, et on le commet, non point en vue de lui, mais en vue du bien.

On ne doit pas attribuer au mal une existence propre, indépendante, ni un principe où il trouve sa raison d’être… il est une privation, une défectuosité, une faiblesse…

Mais comment y a-t-il du mal sous l’empire de la Providence ? Le mal, en tant que mal, n’est pas une réalité et ne subsiste dans aucun être. D’une part, tous les êtres sont l’objet des sollicitudes de la Providence, et de l’autre, le mal n’existe pas sans le mélange de quelque bien. Or, le mal est une déchéance du bien, et nul être ne saurait totalement déchoir du bien. Puis donc qu’il en va ainsi, la Providence veille sur tous les êtres, et nul d’entre eux ne lui échappe. Même elle se sert avec amour des choses devenues mauvaises pour leur amélioration, ou pour l’utilité générale ou particulière des autres ; et elle pourvoit à toutes, comme il convient à leur nature respective. Aussi, nous réprouvons la parole inconsidérée de quelques-uns, que la Providence devrait nous entraîner forcément à la vertu : car ce n’est pas le propre de la Providence de violenter la nature. De là vient que, maintenant les êtres dans leur essence, elle veille sur ceux qui sont libres, sur l’univers et sur chacune de ses parties, en tenant compte de la spontanéité, de la totalité ou des particularités, et selon que les objets sont naturellement susceptibles de ses soins pleins de tendresse, qui leur sont toujours départis avec une libéralité splendide et en des proportions convenables. » (Des Noms Divins, IV, p. 403-405 de la trad. de M. l’abbé Darboy.)

Némésius. — Il ne nomme pas Plotin ; mais il connaissait fort bien les idées de l’école Néoplatonicienne, et des nombreux rapprochements que nous avons déjà faits dans les notes des pages 32, 34, 35, 47, 51, 54, 55, 79, il nous paraît résulter qu’il s’est inspiré de notre auteur ou directement ou indirectement.

Théodoret. — Dans le livre VI de son traité De la Providence (p. 868-873, éd. Schulz), il cite des extraits du livre III de Plotin ; savoir les paragraphes 1, 2, 3, 4, 5, 7, 8, 9. Il commence ainsi : ϰαὶ Πλωτῖνος περιφανὴς δὲ ϰαὶ οὗτος ἐν φιλοσόφοις τόδε τὸ προοίμιον τοῖς περὶ προνοίας ἐντέθειϰε λόγοις. Il essaie ensuite de démontrer que, sur ce sujet, Plotin s’est inspiré du Nouveau Testament, comme Platon passait pour avoir connu les livres de Moïse.

Énée de Gaza. — Voy. dans l’Appendice de ce volume l’analyse du Théophraste de cet auteur et les extraits traduits par M. Lévêque.

Gennade. — Cet auteur, plus connu sous le nom de George Scholarius, a fait des emprunts textuels à Plotin dans un écrit intitulé περὶ θείας προνοίας ϰαὶ προορισμοῦ (edidit B. Thorlacius, Havniæ Danorum, 1825). Nous en avons indiqué quelques-uns ci-dessus, dans les notes des pages 35, 36, 43.

C. Saint Augustin, Boëce, Fénelon, Bossuet, Leibnitz.
1. Saint Augustin.

De tous les auteurs chrétiens qui se sont inspirés de la doctrine de Plotin sur la Providence et qui ont contribué à la répandre, saint Augustin est sans contredit le plus important, soit par le développement qu’il a, dans ses écrits, donné à la question de l’origine du mal, soit par les emprunts qu’il a faits à notre auteur.

De graves raisons conduisirent saint Augustin à étudier et à adopter les idées fondamentales de la théorie professée par Plotin sur la Providence. Longtemps égaré par les erreurs des Manichéens, qui faisaient du mal une substance et l’identifiaient avec la matière regardée par eux comme éternelle, saint Augustin trouva dans les livres de l’adversaire des Gnostiques les principes les plus propres à montrer la fausseté des opinions des Manichéens (opinions qui semblent avoir été au fond les mêmes que celles des Gnostiques). Ces principes étaient : « Le Mal n’est qu’une négation, qu’un défaut de bien ; la Matière n’est que le non-être, la possibilité de l’existence qui tient de Dieu tout ce qu’elle est ; l’Ordre de l’univers a sa raison d’être en Dieu seul, etc. » Or saint Augustin a développé ces principes dans plusieurs de ses écrits avec autant de force que de précision et de clarté, comme on peut le reconnaître par les rapprochements que nous avons faits et que nous allons ici récapituler et compléter, en suivant l’ordre de ses ouvrages.

Confessions. — Aux citations que nous avons déjà faites de cet ouvrage (p. 24, 27, 37, 50), nous joindrons ici un passage remarquable où les questions que soulève l’existence du mal sont exposées de la même manière qu’au début du traité de Plotin. Voici comme saint Augustin s’exprime à ce sujet dans le livre VII, ch. 5 :

« Ubi ergo malum, et unde, et qua huc irrepsit ? Quæ radix ejus, et quod semen ejus ? An omnino non est ?&hellip ; Unde est igitur ? Quoniam Deus fecit hæc omnia, bonus bona. Majus quidem et summum bonum minora fecit bona, sed tamen et creans et creata bona sunt omnia. Unde est malum ? An unde fecit ea, materies aliqua mala erat, et formavit atque ordinavit eam, sed reliquit aliquid in illa, quod in bonum non converteret ? Cur et hoc ? An impotens erat totam vertere et commutare, ut nihil mali remareret, quum sit omnia potens ? Postremo, cur inde aliquid facere voluit, et non potius eadem omnia omnipotentia fecit, ut nulla esset omnino ? Aut vero existere poterat contra ejus voluntatem ? Aut, si æterna erat, cur tam diu per infinita retro spatia temporum sic eam sivit esse, ac tanto post placuit aliquid ex ea facere ? Aut jam, si aliquid subito voluit agere, hoc potius ageret omnipotens, ut illa non esset, atque ipse solus esset totum, verum et summum et infnitum bonum. Aut si non erat bene, ut aliquid boni fabricaretur et conderet qui bonus erat, illa sublata et ad nihilum redacta materia quæ mala erat, bonam ipse institueret unde omnia crearet. Non enim esset omnipotens, si condere non posset aliquid boni, nisi ea, quam ipse non condiderat, adjuvaretur materia. Talia volvebam pectore misero ingravidato metu curis mordacissimis de timore mortis et non inventa veritate. »

Dans ce passage, il est facile de reconnaître plusieurs idées des Manichéens, idées tout à fait semblables aux hypothèses des Gnostiques que Plotin a réfutées dans le livre IX de l’Ennéade II.

De l’Ordre. — Voici comment S. Augustin expose lui-même le but de cet ouvrage :

"Duos libros De Ordine scripsi, in quibus magna quæstio versatur, utrum omnia bona et mala divinœ providentiœ ordo contineat. Sed quum rem viderem ad intelligendum difficilem, satis ægre ad eorum perceptionem, cura quibus agebam, disputando posse perduci, de ordine studendi loqui malui, quo a corporalibus ad incorporalia potest profici." (Retractationes, I, 3.)

Des deux questions traitées dans cet ouvrage, la première se rapporte à ce que Plotin dit de la Raison de l’univers, p. 64, et la seconde au sujet traité dans le livre III de l’Ennéade I (De la Dialectique ou des moyens d’élever l’âme au monde intelligible).

Nous avons cité cet ouvrage p. 39,40,50,56,64,68,81.

De la Musique. — Le livre VI de cet ouvrage (que nous avons cité dans les notes, p. 125,129,133,136,138, et que nous aurons encore à citer ci-après, p. 545), est rempli d’idées empruntées à Plotin.

En voici un passage remarquable qui se rapporte à la question de la Providence. Nous le tirons du chapitre 11 :

« Non ergo invideamus inferioribus quam nos sumus, nosque ipsos inter illa quæ infra nos sunt, et illa quæ supra nos sunt, ita Deo et Domino nostro opitulante ordinemus, ut inferioribus non offendamur, solis autem superioribus delectemur… In quibus multa nobis videntur inordinata et perturbata, quia eorum ordini pro nostris meritis assuti sumus, nescientes quid de nobis divina providentia pulchrum gerat. Quoniam si quis, verbi gratia, in amplissimarum pulcherrimarumque ædium uno aliquo angulo tanquam statua collocetur, pulchritudinem illius fabricæ sentire non poterit, cujus et ipse pars erit. Nec universi exercitus ordinem miles in acie valet intueri. Et in quolibet poemate si quanto spatio syllabae sonant, tanto viverent atque sentirent, nullo modo illa numerositas et contexti operis pulchritudo eis placeret, quam totam perspicere atque approbare non possunt, cum de ipsis singulis prætereuntibus fabricata esset atque perfecta. Ita peccantem hominem ordinavit Deus turpem, non turpiter. Turpis enim factus est voluntate, universum amittendo quod Dei præceptis obtemperans possidebat, et ordinatus in parte est, ut qui legem agere noluit, a lege agatur. Quidquid autem legitime, utique juste ; et quidquid juste, non utique turpiter agitur : quia et in malis operibus nostris Dei opera bona sunt. Homo manque in quantum homo est, aliquod bonum est ; adulterium autem in quantum adulterium est, malum opus est : plerumque autem de adulterio nascitur homo, de malo scilicet hominis opere bonum opus Dei[22]. »

Du Libre arbitre. C’est le plus important des écrits de saint Augustin sur la question de la Providence. Nous l’avons cité p. 23, 28, 33, 38, 44, 46, 47, 48, 57, 73, 74.

De la Cité de Dieu. — C’est dans ce livre que saint Augustin cite textuellement un passage du traité de Plotin sur la Providence. (Voy. cette citation dans le tome I, p. 304, note.) Les rapprochements que nous en avons extraits se trouvent dans le tome I (p. 255, 257, 263, 265, 267, 274, 278, 295, 294, 301, 303, 305, 306) où ils nous ont servi à éclaircir la polémique de Plotin contre les Gnostiques[23].

Questions diverses. — Pour les passages de cet écrit relatifs à la doctrine de la Providence, Voy. les notes des pages 296-297, 352-353.

2. Boëce.

Dans le célèbre ouvrage qui porte pour titre Consolation de la philosophie, Boëce traite le même sujet que Plotin dans les livres I, II, III, mais en développant beaucoup plus la question de l’intervention de la Providence dans le cours des choses humaines. Comme, dans cet écrit, Boëce reproduit textuellement les définitions que Plotin donne du Temps et de l’Éternité, ainsi que sa polémique contre la fausse théorie que les Stoïciens professaient sur la sensation (Voy. ci-après, livre VI), on ne saurait s’étonner que, spécialement sur la question de la Providence et du Destin, il soit aussi, dans son argumentation, complètement d’accord avec notre auteur sur une foule de points. Laissant de côté les idées qu’on pourrait croire puisées à une source commune, nous nous bornerons à citer ici un passage d’une importance capitale, où Boëce expose une théorie qui est essentiellement propre à Plotin, savoir, la distinction de la Providence et du Destin, et la subordination du second à la première :

«  Au premier coup d’œil, la Providence et le Destin semblent être une même chose, mais à les approfondir on en sent la différence : car la Providence est la Raison divine elle-même, subsistant dans le Principe suprême, laquelle ordonne tout ; et le Destin est l’ordre inhérent aux choses muables, par lequel elle les met chacune à sa place. La Providence en effet embrasse à la fois toutes les choses de ce monde, quelque différentes, quelque innombrables qu’elles soient, et le Destin les réalise successivement sous des formes diverses, dans des temps et des lieux différents[24]. Ainsi, cet ordre des choses et des temps, réuni dans la pensée de Dieu, est ce qu’on doit appeler Providence ; et quand on le considère divisé et développé dans le cours des temps, c’est ce qu’on a nommé Destin[25]. Ces deux choses sont donc différentes. L’une cependant dépend de l’autre : car l’ordre des destinées procède de la pensée souverainement simple de la Providence. En effet, comme un ouvrier, en concevant l’idée de l’ouvrage qu’il projette, l’embrasse d’un seul coup d’œil tout entier, quoiqu’il ne l’exécute ensuite que successivement ; de même la Providence, par un seul acte, règle d’une manière immuable tout ce qui doit se faire dans l’univers, et elle se sert ensuite du Destin pour l’exécuter en détail successivement et de mille manières différentes[26]. Soit donc que le Destin exerce son empire par des esprits divins qui servent de ministres à la Providence, soit qu’il l’exerce par l’action de l’âme[27] ou par celle de toute la nature[28], soit par l’influence des astres[29], soit par la vertu des anges ou par l’artifice des démons[30], soit enfin que toutes ces puissances y concourent ou que quelques-unes seulement y aient part, il est toujours certain que l’idée universelle et simple de ce qui doit se faire dans le monde [telle qu’elle est en Dieu] est ce que nous devons nommer Providence[31], et que le Destin n’est que le ministre de cette Providence, parce qu’il développe et qu’il ordonne dans la suite des temps ce que la Providence a réglé par un seul acte de sa pensée. Ainsi, ce qui est soumis au Destin, et le Destin lui-même, tout est sujet à la Providence[32] ; mais la Providence embrasse bien des choses qui ne dépendent aucunement du Destin : telles sont celles qui sont plus prochainement et plus intimement unies à la Divinité. Supposons un grand nombre de cercles concentriques mus les uns dans les autres : le plus petit, étant le plus proche du centre commun, devient à l’égard des autres une espèce de centre autour duquel ils tournent ; le plus éloigné, au contraire, est celui dont le diamètre a le plus d’étendue, et l’espace qu’il embrasse devient plus grand à proportion qu’il s’éloigne davantage du point central ; ainsi, pendant qu’il est dans la plus grande agitation, ce qui touche de plus près au centre commun n’en éprouve aucune[33]. De même, ce qui est plus éloigné de l’Intelligence suprême, est plus sujet aux lois du Destin, ce qui en est plus proche en dépend moins, et ce qui est uni invariablement à l’Intelligence suprême en est tout à fait exempt[34]. L’ordre muable du Destin n’est donc, par rapport à la Providence simple et immuable, que ce que ce qui devient est à ce qui est, le raisonnement à l’intelligence, la circonférence du cercle à l’indivisibilité du centre[35], et le temps l’éternité[36]. C’est cet ordre du Destin qui donne le mouvement aux astres, qui combine les éléments et les change continuellement les uns dans les autres. C’est par ses lois que la génération remplace sans cesse les êtres qui périssent par d’autres qui leur succèdent[37] ; ce sont elles qui règlent les actions et le sort des hommes par un enchaînement aussi invariable que la Providence qui en est le premier principe[38]. Tel est en effet l’ordre admirable qui régit tout : la pensée souverainement simple de l’Intelligence divine produit l’enchaînement inflexible des causes ; et cet ordre règle par sa propre immutabilité les choses muables qui sans cela seraient abandonnées au caprice du hasard. Il est vrai que les hommes ne pouvant apercevoir cet ordre admirable s’imaginent que tout ici-bas est dans une confusion universelle ; mais il n’en est pas moins certain que, par la direction de la Providence, il n’est point d’être qui de soi ne tende au bien[39]. En effet, comme je l’ai déjà suffisamment démontré, les scélérats eux-mêmes ne font pas le mal comme mal ; ils ne cherchent que le bien[40], et s’ils n’y parviennent pas, c’est une erreur fatale qui les égare ; mais leur égarement n’est pas l’effet de cet ordre divin qui émane du bien suprême. » (Consolation de la philosophie, liv. IV, 6.)

Il suffit de jeter les yeux sur les notes dont nous avons accompagné ce morceau pour reconnaître que la doctrine de Boèce sur la Providence et le Destin est identique à celle de Plotin. Nous n’ajouterons plus qu’une remarque. Dans les Éclaircissements du tome I (p. 472), nous avons déjà dit que la distinction établie par Plotin entre l’ordre de la Providence et l’ordre du Destin correspond exactement à ce que Leibnitz appelle, dans sa Monadologie, le règne physique de la nature et le règne moral de la grâce. Leibnitz s’est-il inspiré de l’ouvrage de Boèce, qu’il connaissait certainement ? Nous nous bornons à poser cette question, la laissant à résoudre au lecteur.

3. Bossuet, Fénelon, Leibnitz.

Ces trois écrivains, comme nous l’avons dit dans la préface du premier volume, ne nomment pas Plotin et ils paraissent n’avoir connu ses doctrines que par saint Augustin, Boèce et saint Denys l’Aréopagite. Néanmoins, ils reproduisent ou développent sur plusieurs points importants les idées de notre auteur, comme on en peut juger par les rapprochements que nous avons déjà eu l’occasion de faire et que nous nous bornons à rappeler ici :

Pour Bossuet, Voy. t. I, p. 433, 437.

Pour Fénelon, Voy. t. II, p. 25, 26, 49, 51, 54.

Pour Leibnitz, Voy. t. I, p. 432, 472-473 ; t. II, p. 21, 39, 45, 55, 60, 66, 67, 68, 85.

À ces citations nous ajouterons un passage de Leibnitz qui résume à la fois toute la doctrine de Plotin et celle de S. Augustin :

« C’est un dicton aussi véritable que vieux : Bonum ex causa integra, malum ex quolibet defectu ; comme aussi celui qui porte : Malum causam habet non efficientem, sed deficientem. » (Théodicée, I, § 33.)



Notes[modifier]

  1. Voy. les passages du Théétète, du Phèdre, du Politique, des Lois et du Timée que nous avons cités dans notre tome I, p.177 (note 2), 427-431, 468-470.
  2. La doctrine de Platon sur la Providence divine a été résumée ou commentée par Alcinoüs (Introduction à la philosophie de Platon), Atticus (dans Eusèbe, Préparation évangélique, XV, 5), Plutarque (Du Destin, Des Délais de la justice divine). À ces ouvrages, il faut joindre un écrit important de Philon : Philonis judæi sermones tres hactenus inediti, I et II De Providentia, et III De Animalibus (ex Armeniaca versione nunc primum in Latinum fideliter translati per P.-J. Bapt. Aucher, Venetiis, 1822).
  3. Voy. notre tome I, p. 101, note 1 ; p. 197, note. Sur la différence qui existe entre la théorie des idées de Platon et celle de Plotin, Voy. t. I, p ; 321, note 2.
  4. Voy. Enn. V, liv. VII. L’origine des formes individuelles est un des points obscurs du système de Platon. Voy. M. J. Simon, Études sur la Théodicée de Platon et d’Aristote, p. 81.
  5. Voy. notre tome I, p. 220-221.
  6. Voy. t. I, p. 429-430, 481-483.
  7. Voy. ci-dessus, p. 34.
  8. Stobée, Eclogœ phys., I, 3, p. 32 ; Plutarque, Adv. Stoicos, 13, 14.
  9. Cicéron, Acad., I, 8.
  10. Sextus Empiricus, Adv. Math., IX, 78.
  11. Cicéron, De nat. Deor., II, 22.
  12. Diogène Laërce, VII, § 139 ; Cicéron, De nat. Deor., II, 11.
  13. Dans le même ouvrage (p.15), M. Ravaisson explique en ces termes ce que les Stoïciens entendaient par raison séminale : « Il y a en tout être, suivant les Stoïciens, deux principes, l’un passif, l’autre actif. Par le premier, le corps est susceptible de toutes sortes de modifications et de mouvements : c’est la matière, ὕλη, qui forme la substance, οὐσία. Le second principe est la cause, αἰτία, qui fait de la matière telle ou telle chose déterminée, qui la caractérise, qui la qualifie ; et c’est pourquoi les Stoïciens l’appellent la qualité, ποιότης&hellip ; Ainsi, la qualité des Stoïciens, c’est la forme essentielle des Péripatéticiens. Aussi, de même que dans la doctrine péripatéticienne, de même dans celle des Stoïciens, le principe actif, cause de tout ce que devient la matière, est ce qui explique les choses, ce qui en rend compte, et, comme les Stoïciens le nomment, la raison, λόγος&hellip ; Si la cause est selon les Stoïciens la raison des modifications de la matière, ce n’est pas qu’elle soit, comme dans la philosophie d’Aristote, la cause finale immobile, vers laquelle se dirigent les mouvements ; c’est qu’elle se meut au sein de la matière, et y produit successivement avec ordre, comme une semence qui se développe, la multiplicité qu’elle contient ; et c’est pourquoi les Stoïciens l’appellent, d’un nom qui renferme à la fois le nom de raison et celui de semence, une raison séminale, λόγος σπερματιϰός. »
  14. Diogène Laërce, VII, § 136 ; Cicéron, De nat. Deor., II, 22 ; Plutarque, De plac. phil., I, 7 ; Stobée, Eclogœ phys., I, 18, p. 372.
  15. Sénèque, Consol. ad Helv., 8.
  16. Tertullien (De Anima, 44) : « Stoici enim volent Deum sic per materiam decucurrisse, quomodo mel per favos. »
  17. Sénèque, Quæst. nat., præf.
  18. Sénèque, De Benef., IV, 7 ; Quæst. nat., II, 45.
  19. Ce point a été parfaitement éclairci par M. Ravaisson dans son Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. II, p. 384-397.
  20. Pour l’analyse de ces écrits de Proclus, Voy. M. Vacherot, Histoire de l’École d’Alexandrie, t. II, p. 253-268, 361-364, et M. Berger, Exposition de la doctrine de Proclus, p. 36-40.
  21. Voy. l’essai de M. Villemain sur Synésius dans son Tableau de l’Éloquence chrétienne au quatrième siècle.
  22. « S. Augustin nous apprend lui-même (Retractationes, I, 11), que, dans le livre VI du traité De la Musique, il s’est proposé d’expliquer par quels degrés l’étude des nombres et des rythmes élève l’âme du monde sensible au monde intelligible. C’est le développement des idées exposées sur ce sujet par Plotin dans l’Enn. I, liv. III, § 2 ; t. I, p. 64.
  23. Aux passages que nous avons déjà cités nous ajouterons le suivant : « Male voluntatis nemo quærat causam efficientem ; non est enim efficiens, sed deficiens, quia non illa est effectio, sed defectio. » (De Civitate Dei, XII, 7.)
  24. « La Providence descend du commencement à la fin, en communiquant ses dons, non d’après la loi d’une égalité numérique, mais d’après celle d’une égalité de proportion, variant ses œuvres selon les lieux… Mais toutes choses forment une unité, se rapportent à une seule Providence, en sorte que le Destin gouverne ce qui est en bas, et la Providence règne dans ce qui est en haut, etc. » (Plotin, Enn. III, liv. V, § 5 ; p. 80.)
  25. « La Nature forme avec un art admirable tous les êtres à l’image des raisons qu’elle possède : dans chacune de ses œuvres la raison séminale unie à la matière, étant l’image de la raison supérieure à la matière [c’est-à-dire l’image de l’idée] se rattache à la Divinité [à l’Intelligence suprême] d’après laquelle elle a été engendrée et que l’Âme universelle a contemplée pour créer, etc. » (Enn. IV, liv. III, § 11, p. 288.)
  26. « Il y a dans l’univers deux espèces de Providence : la première, sans s’inquiéter des détails, règle tout comme il convient à une puissance royale ; la seconde, opérant en quelque sorte comme un manœuvre, fait participer sa puissance créatrice à la nature inférieure des créatures et se met en contact avec elles. » (Enn. IV, liv. VIII, § 2, p. 480.)
  27. « L’âme humaine n’est pas un principe de peu d’importance dans l’enchaînement universel des causes et des effets, etc. » (Enn. III, liv. I, § 8, p. 15.)
  28. Voy. le fragment de Jamblique cité ci-dessus p. 16, note.
  29. Voy. Enn. III, liv. I, § 5, p. 10-13.
  30. « Engendrés par les différentes puissances de l’âme universelle pour l’utilité du Tout, les démons complètent et administrent toutes choses pour le bien général. » (Enn. III, liv. V, § 6, p. 113.)
  31. « La Providence universelle consiste en ce que l’univers est conforme à l’Intelligence suprême… L’Intelligence précède par sa nature le monde qui procède d’elle, dont elle est la cause, l’archétype et le paradigme. » (Enn. III, liv. II, § 1, p. 21.)
  32. Jamblique, en résumant la doctrine de Plotin sur la Providence et le Destin, s’exprime exactement dans les mêmes termes : « Les mouvements produits dans le monde sensible par le Destin sont semblables aux actes et aux mouvements immatériels et intellectuels du monde intelligible, et l’ordre du Destin offre l’image de l’ordre pur et intelligible. Les causes du second rang dépendent des causes supérieures, la multiplicité de la génération se rapporte à l’essence indivisible, de telle sorte que toutes les choses qu’embrasse le Destin sont liées à la Providence suprême. Le Destin est donc uni à la Providence par son essence même : il en tient son existence ; il en dépend et s’y rapporte, etc. » (Lettre à Macédonius sur le Destin, dans l’Appendice de ce volume.)
  33. Cette comparaison est souvent employée par Plotin. Voy. Enn. IV, liv. IV, § 16, p. 354.
  34. Ce principe revient souvent dans les Ennéades : « Quand l’âme suit son guide propre, la raison pure, la détermination qu’elle prend est vraiment volontaire, libre, indépendante… hors de là, elle est entravée dans ses actes, elle est plutôt passive qu’active, elle obéit au Destin.  » (Enn. III, liv. I, § 9, 10, p. 17-18.) Voy. aussi les Éclaircissements du tome I, p. 471-472.
  35. Voy. la même comparaison dans l’Enn. III, liv. VIII, § 7, p. 225.)
  36. Voy. Enn. III, liv. VII, § 10 ; p. 199, note 1.
  37. Voy. Enn. III, liv. II, § 2, p. 24.
  38. Ibid., § 17, p 64, 68.
  39. Voy. le discours que Plotin fait tenir au monde, ibid., § 3, p. 27-29.
  40. « Les torts que se font mutuellement les hommes peuvent avoir pour cause le désir du bien, etc. » (Plotin, ibid., § 4, p. 30-32. Voy. aussi § 9, p. 45.)