Ennéades (trad. Bouillet)/III/Livre 8

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet



LIVRE HUITIÈME.
DE LA NATURE, DE LA CONTEMPLATION ET DE L’UN[1].

[Préambule]. Si, badinant avant d’aborder la discussion sérieuse de la question, nous disions que tous les êtres, non-seulement les êtres raisonnables, mais encore les êtres irraisonnables, les végétaux ainsi que la terre qui les engendre[2], aspirent à la contemplation [à la pensée] et tendent à ce but, que même ils l’atteignent dans la mesure où il leur est donné naturellement de l’atteindre ; que, par suite de la différence qui existe entre eux, les uns arrivent véritablement à la contemplation, tandis que les autres n’en ont qu’un reflet et qu’une image, ne regarderait-on pas notre assertion comme un paradoxe insoutenable ? Mais, comme nous discutons entre nous, nous pouvons sans crainte soutenir, en badinant, ce paradoxe. Nous-mêmes, en effet, tout en badinant, ne nous livrons-nous pas en ce moment même à la contemplation ? Et non-seulement nous, mais tous ceux qui badinent, n’en font-ils pas autant et n’aspirent-ils pas à la contemplation ? On pourrait dire que l’enfant qui badine, aussi bien que l’homme qui médite, ont tous deux pour but, l’un quand il badine, l’autre quand il médite, d’arriver à la contemplation ; qu’enfin toute action tend à la contemplation ; qu’elle détourne la contemplation plus ou moins vers les choses extérieures selon qu’elle est accomplie nécessairement ou librement ; qu’en tout cas, elle a toujours la contemplation pour fin dernière[3]. Mais nous traiterons ce sujet plus loin [§ 4-7].

Commençons par expliquer quelle peut être la nature de la contemplation [de la pensée] que nous attribuons à la terre, aux arbres et aux plantes [ainsi que nous l’avons dit plus haut], de quelle manière se ramènent à l’acte de la contemplation les choses que ces êtres produisent et engendrent ; comment la Nature, que l’on regarde comme privée de raison et d’imagination, est cependant elle-même capable d’une espèce de contemplation, et produit toutes ses œuvres en vertu de la contemplation, que cependant elle ne possède pas [à proprement parler].

I. La Nature n’a évidemment ni pieds, ni mains, ni aucun instrument naturel ou artificiel. Pour produire, il ne lui faut qu’une matière, sur laquelle elle travaille et à laquelle elle donne une forme. Les œuvres de la Nature excluent toute idée d’opération mécanique : ce n’est pas par voie d’impulsion, ni en employant des leviers et des machines, qu’elle produit les couleurs variées, qu’elle façonne les contours des objets. En effet, les ouvriers mêmes qui fabriquent des figures de cire, et au travail desquels on compare souvent celui de la Nature, ne peuvent donner des couleurs aux objets qu’ils font qu’en les empruntant ailleurs. Il faut d’ailleurs remarquer que ces artisans ont en eux une puissance qui demeure immobile, et en vertu de laquelle seule ils fabriquent leurs ouvrages avec leurs mains. De même, il y a dans la Nature une puissance qui demeure immobile, mais qui agit sans le secours des mains. Cette puissance demeure immobile tout entière : elle n’a pas besoin d’avoir des parties qui demeurent immobiles et d’autres qui se meuvent. C’est la matière seule qui subit le mouvement ; la puissance formatrice n’est mue en aucune manière. Si la puissance formatrice était mue, elle ne serait plus le premier moteur[4] ; le premier moteur lui-même ne serait plus alors la Nature, mais ce qui serait immobile dans l’ensemble. — Sans doute, dira-t-on peut-être, la raison [séminale] reste immobile, mais la Nature est distincte de la raison, et elle est mue. — Si l’on parle de la Nature entière, il faut y comprendre la raison. Si l’on ne considère comme immobile qu’une de ses parties, cette partie sera encore la raison. La Nature doit être une forme (εἶδος)[5], et non un composé de matière et de forme. Quel besoin pourrait-elle avoir d’une matière qui fût froide ou chaude, puisque la matière, soumise à la forme, ou possède ces qualités, ou les reçoit, ou plutôt subit l’action de la raison avant d’avoir aucune qualité. En effet, ce n’est pas par le feu que la matière devient feu, c’est par la raison[6]. On voit par là que, dans les animaux et les plantes, ce sont les raisons qui produisent[7], que la Nature est une raison qui produit une autre raison, en donnant quelque chose d’elle-même au sujet soumis à son influence, tout en demeurant en elle-même. La raison qui consiste dans une forme visible (μορφὴ ὁρωμένη) occupe le dernier rang ; elle est morte et ne produit rien. La raison vivante [qui administre le corps de l’être vivant], étant sœur de la raison qui a produit la forme visible [en engendrant le corps de l’être vivant], et possédant la même puissance que cette raison, produit seule dans l’être engendré[8].

II. Comment la Nature produit-elle, et comment, en produisant ainsi, arrive-t-elle à la contemplation ? Puisqu’elle produit en demeurant immobile en elle-même et qu’elle est une raison, elle est une contemplation. Toute action en effet est produite selon une raison, par conséquent en diffère. La raison assiste et préside à l’action, par conséquent n’est pas une action. Puisque la raison n’est pas une action, elle est une contemplation. Dans la Raison universelle, la raison qui tient le dernier rang procède elle-même de la contemplation, et mérite encore le nom de contemplation en ce sens qu’elle est le produit de la contemplation de l’Âme]. Quant à la Raison universelle, qui est supérieure à cette dernière raison, elle peut être considérée sous deux points de vue, comme Âme et comme Nature[9]. [Commençons par la nature.]

La Raison considérée comme Nature dérive-t-elle aussi de la contemplation ? Oui, mais à la condition qu’elle se soit elle-même en quelque sorte contemplée : car elle est le produit d’une contemplation et d’un principe qui a contemplé. Comment se contemple-t-elle elle-même ? Elle n’a pas ce mode de contemplation qui procède de la raison [discursive], c’est-à-dire qui consiste à considérer discursivement ce qu’on a en soi. Comment se fait-il qu’étant une raison vivante, une puissance productrice, elle ne considère pas discursivement ce qu’elle a en elle ? C’est qu’on ne considère discursivement que ce qu’on ne possède pas encore[10]. Or, comme la Nature possède, elle produit par cela même qu’elle possède. Être ce qu’elle est et produire ce qu’elle produit sont en elle une seule et même chose[11]. Elle est contemplation et objet contemplé parce qu’elle est raison. Étant contemplation, objet contemplé et raison, elle produit par cela même qu’il est dans son essence d’être ces choses. L’action est donc évidemment, comme nous venons de le montrer, une contemplation : car elle est le résultat de la contemplation qui demeure immobile, qui ne fait rien que contempler et qui produit par cela seul qu’elle contemple.

III. Si quelqu’un demandait à la Nature pourquoi elle produit, elle lui répondrait, si elle voulait bien l’écouter et parler : « Il ne fallait pas m’interroger, mais comprendre, en gardant le silence comme je le garde : car je n’ai pas l’habitude de parler. Que devais-tu comprendre ? Le voici. D’abord, ce qui est produit est l’œuvre de ma spéculation silencieuse[12], est une contemplation produite par ma nature : car, étant née moi-même de la contemplation, j’ai une nature contemplative (φύσις φιλοθεάμων). Ensuite, ce qui contemple en moi produit une œuvre de contemplation, comme les géomètres décrivent des figures en contemplant : mais, ce n’est pas en décrivant des figures, c’est en contemplant que je laisse tomber de mon sein les lignes qui dessinent les formes des corps. Je conserve en moi la disposition de ma mère [l’Âme universelle] et celle des principes qui m’ont engendrée [les raisons formelles][13]. Ceux-ci, en effet, sont nés de la contemplation ; j’ai été engendrée de la même manière. Ces principes m’ont donné naissance sans agir, par cela seul qu’ils sont des raisons plus puissantes et qu’ils se contemplent eux-mêmes. »

Que signifient ces paroles ? que la Nature est une Âme engendrée par une Âme supérieure qui possède une vie plus puissante, qu’elle renferme sa contemplation silencieusement en elle-même, sans incliner ni vers ce qui est supérieur, ni vers ce qui est inférieur. Demeurant dans son essence, c’est-à-dire dans son repos et dans la conscience qu’elle a d’elle-même, elle a, par cette connaissance et par cette conscience qu’elle a d’elle-même, connu autant que cela lui était possible ce qui est au-dessous d’elle, et, sans chercher davantage, elle a produit un objet de contemplation agréable et brillant. Si l’on veut attribuer à la Nature une espèce de connaissance ou de sensation, celles-ci ne ressembleront à la connaissance et à la sensation véritables que comme ressemblent à celles d’un homme éveillé celles d’un homme qui dort[14]. Car la Nature contemple paisiblement son objet, objet né en elle de ce qu’elle demeure en elle-même et avec elle-même, de ce qu’elle est elle-même un objet de contemplation et une contemplation silencieuse, mais faible. Il y a, en effet, une autre puissance qui contemple avec plus de force : la Nature n’est que l’image d’une autre contemplation. Aussi ce qu’elle a produit est-il très-faible, parce qu’une contemplation affaiblie engendre un objet faible. De même, ce sont les hommes trop faibles pour la spéculation qui cherchent dans l’action une ombre de la spéculation et de la raison. N’étant point capables de s’élever à la spéculation, ne pouvant à cause de la faiblesse de leur âme saisir l’intelligible en lui-même et s’en remplir, désirant cependant le contempler, ils s’efforcent d’atteindre par l’action ce qu’ils ne sauraient obtenir par la seule pensée. Ainsi, quand nous agissons, que nous voulons voir, contempler, saisir l’intelligible, que nous essayons de le faire saisir aux autres, que nous nous proposons d’agir autant que nous en sommes capables, dans tous ces cas, nous trouvons que l’action est une faiblesse de la contemplation ou une conséquence de la contemplation : une faiblesse, si, après avoir agi, l’on ne possède rien que ce qu’on a fait ; une conséquence, si [après avoir agi] l’on a à contempler quelque chose de meilleur que ce qu’on a fait. Quel homme, en effet, pouvant contempler réellement la vérité en va contempler l’image ? De la vient le goût qu’ont pour les arts manuels et pour l’activité corporelle les enfants qui ont un esprit faible et qui ne peuvent comprendre les théories des sciences spéculatives[15].

IV. Après avoir parlé de la Nature, et expliqué de quelle manière la génération est pour elle une contemplation, passons à l’Âme qui occupe un rang supérieur à la Nature. Voici ce que nous avions à en dire. »

Par son habitude contemplative, par son ardent désir de s’instruire et de découvrir, par la fécondité de ses connaissances et le besoin d’enfanter qui en est le résultat, l’Âme, étant devenue elle-même tout entière un objet de contemplation, a donné naissance à un autre objet ; de même que la science, arrivée à la plénitude, engendre par l’enseignement une petite science dans l’âme du jeune disciple qui possède des images de toutes les choses, mais seulement a l’état de théories obscures, de spéculations faibles, incapables de se suffire à elles-mêmes. La partie supérieure et rationnelle de l’Âme demeure toujours dans la région supérieure du monde intelligible, qui l’illumine et la féconde ; l’autre partie participe à ce que la partie supérieure a reçu en participant immédiatement à l’intelligible[16] : car la vie procède toujours de la vie, son acte s’étend à tout et est présent partout. Dans sa procession (προῐοῡσα), l’Âme universelle laisse sa partie supérieure demeurer dans le monde intelligible (car, si elle se détachait de cette partie supérieure, elle ne serait plus présente partout ; elle ne subsisterait plus que dans la région inférieure à laquelle elle aboutit) ; en outre, la partie de l’Âme qui procède ainsi hors du monde intelligible n’est pas égale à celle qui y demeure. Donc, s’il faut que l’Âme soit présente partout, fasse sentir partout son action, et que ce qui occupe le rang supérieur diffère de ce qui occupe le rang inférieur ; si en outre l’action procède de la contemplation ou de l’action [mais d’abord de la contemplation], parce que celle-ci est antérieure à l’action qui ne saurait exister sans elle ; s’il en est ainsi, dis-je, il en résulte qu’un acte est plus faible qu’un autre, mais qu’il est toujours une contemplation, de telle sorte que l’action qui naît de la contemplation semble n’être qu’une contemplation affaiblie : car ce qui est engendré doit toujours avoir la même nature que son principe générateur, mais en même temps être plus faible que lui, puisqu’il occupe un rang inférieur. Toutes choses procèdent donc silencieusement de l’Âme, parce qu’elles n’ont besoin ni de contemplation ni d’action extérieure et visible. Ainsi, l’Âme contemple, et la partie de l’Âme qui contemple, étant en quelque sorte placée en dehors de la partie supérieure et différente d’elle, produit ce qui est au-dessous d’elle : la contemplation engendre donc la contemplation[17]. La contemplation, en effet, n’a pas de terme, non plus que son objet ; voilà pourquoi elle s’étend à tout. Où n’est-elle pas ? Toute âme a en elle le même objet de contemplation. Cet objet, sans être circonscrit comme une grandeur, n’est cependant pas de la même façon dans tous les êtres, par conséquent, n’est pas présent de la même manière à toutes les parties de l’âme[18]. C’est pourquoi Platon dit que le conducteur de l’âme fait part à ses coursiers de ce qu’il a vu lui-même[19]. Si ceux-ci reçoivent quelque chose de lui, c’est évidemment parce qu’ils désirent posséder ce qu’ils ont vu : car ils n’ont pas reçu l’intelligible tout entier. S’ils agissent par suite d’un désir, c’est en vue de ce qu’ils désirent qu’ils agissent, c’est-à-dire en vue de la contemplation et de son objet.

V. Quand on agit, c’est pour contempler et pour posséder l’objet contemplé. La pratique a donc pour fin la contemplation. Ce qu’elle ne peut atteindre directement, elle tâche de l’obtenir par une voie détournée. Il en est de même quand on atteint l’objet de ses vœux : ce qu’on souhaite, ce n’est pas de posséder l’objet de ses vœux sans le connaître, c’est au contraire de le connaître à fond, de le voir présent en son âme et de pouvoir l’y contempler. En effet, c’est toujours en vue du bien qu’on agit : on veut l’avoir intérieurement, se l’approprier et trouver dans sa possession le résultat de son action ; or, comme on ne peut posséder le bien que par l’âme, l’action nous ramène encore ici à la contemplation. Puisque l’âme est une raison, ce qu’elle est capable de posséder ne saurait être qu’une raison silencieuse, d’autant plus silencieuse qu’elle est plus raison : car la raison parfaite ne cherche plus rien : elle se repose dans l’évidence de ce dont elle est remplie ; plus l’évidence est complète, plus la contemplation est calme, plus elle ramène l’âme à l’unité. En effet, dans l’acte de la connaissance (et nous parlons ici sérieusement), il y a identité entre le sujet connaissant et l’objet connu. S’ils faisaient deux choses, ils seraient différents, étrangers l’un à l’autre, sans véritable liaison, comme les raisons [sont étrangères à l’âme] quand elles y sommeillent sans être y aperçues. La raison[20] ne doit donc pas rester étrangère à l’âme qui apprend, mais lui être unie, lui devenir propre. Donc, quand l’âme s’est approprié une raison et s’est familiarisée avec elle, elle la tire en quelque sorte de son sein pour l’examiner. Elle remarque ainsi la chose qu’elle possédait [sans le savoir], s’en distingue en l’examinant, et, par la conception qu’elle s’en forme, la considère comme une chose étrangère à elle-même : car, quoique l’âme soit elle-même une raison et une espèce d’intelligence, cependant, quand elle considère une chose, elle la considère comme distincte d’elle-même, parce qu’elle ne possède pas la plénitude véritable et qu’elle est défectueuse à l’égard de son principe [qui est l’intelligence]. Elle considère d’ailleurs avec calme ce qu’elle tire d’elle même : car elle ne tire pas d’elle-même ce dont elle n’avait pas déjà quelque notion. Si d’ailleurs elle tire quelque chose de son sein, c’est qu’elle en avait une vue incomplète et qu’elle veut le connaître. Dans ses actes [tels que la sensation], elle adapte aux objets extérieurs les raisons qu’elle possède[21]. D’un côté, comme elle possède [les intelligibles] mieux que la nature, elle est aussi plus calme et en même temps plus contemplative ; d’un autre côté, comme elle ne possède pas parfaitement [les intelligibles], elle désire plus que l’intelligence] avoir de l’objet qu’elle contemple cette connaissance et cette contemplation qu’on acquiert d’un objet en l’examinant. Après s’être écartée de sa partie supérieure et avoir parcouru [par la raison discursive] la série des différences, elle revient à elle-même, et se livre de nouveau à la contemplation par sa partie supérieure l’intelligence], dont elle s’était écartée [pour considérer les différences] : car cette partie ne s’occupe pas des différences, parce qu’elle demeure en elle-même. Aussi l’esprit sage est-il identique avec la raison et possède-t-il en lui-même ce qu’il découvre aux autres. Il se contemple lui-même ; il est arrivé à l’unité non-seulement par rapport aux objets extérieurs, mais encore par rapport à lui-même ; il se repose dans cette unité et il trouve toutes choses en son propre sein.

VI. Ainsi tout dérive de la contemplation, tout est contemplation, les êtres véritables, et les êtres que ceux-ci engendrent en se livrant à la contemplation et qui sont eux-mêmes des objets de contemplation soit pour la sensation, soit pour la connaissance ou l’opinion[22]. Les actions ont pour fin la connaissance ; le désir l’a également pour fin. La génération a pour principe la spéculation et aboutit à la production d’une forme, c’est-à-dire d’un objet de contemplation. En général, tous les êtres qui sont des images des principes générateurs produisent des formes et des objets de contemplation. Les substances engendrées, étant des imitations des êtres, montrent que les principes générateurs ont pour but, non la génération ni l’action, mais la production d’œuvres qui soient elles-mêmes contemplées. C’est à la contemplation qu’aspirent la pensée discursive, et, au-dessous d’elle, la sensation, qui toutes deux ont pour fin la connaissance. Enfin, au-dessous de la pensée discursive et de la sensation, il y a la nature qui, portant en elle-même un objet de contemplation, une raison [séminale], produit une autre raison [la forme visible][23]. Telles sont les vérités qui sont évidentes par elles-mêmes ou qu’on peut démontrer par le raisonnement. Il est clair d’ailleurs que, puisque les êtres intelligibles se livrent à la contemplation, tous les autres êtres doivent y aspirer : car le principe des êtres est aussi leur fin.

Quand les animaux engendrent, c’est que les raisons [séminales] agissent en eux. La génération est un acte de contemplation ; elle résulte du besoin de produire des formes multiples, des objets de contemplation, de remplir tout de raisons, de contempler sans cesse : engendrer, c’est produire une forme et faire pénétrer partout la contemplation[24]. Les défauts qui se rencontrent dans les choses engendrées ou faites de main d’homme ne sont que des fautes de contemplation. Le mauvais artisan ressemble à celui qui produit de mauvaises formes. Les amants, enfin, doivent être comptés au nombre de ceux qui étudient les formes et qui, par conséquent, se livrent à la contemplation. En voici assez sur ce sujet.

VII. Puisque la contemplation s’élève par degrés, de la Nature à l’Âme, de l’Âme à l’Intelligence, que la pensée y devient de plus en plus intime, de plus en plus unie à celui qui pense, que dans l’âme parfaite les choses connues sont identiques au sujet qui connaît, parce qu’elles aspirent à l’Intelligence, évidemment dans l’Intelligence le sujet doit être identique à l’objet, non parce qu’il se l’est approprié, comme le fait l’âme parfaite, mais parce qu’il a la même essence, qu’être et penser y sont une seule et même chose. Dans l’Intelligence il n’y a plus d’un côté l’objet, d’un autre le sujet ; sinon, il faudrait un autre principe où n’existerait plus cette différence. Il faut donc qu’en elle ces deux choses, le sujet et l’objet, n’en fassent réellement qu’une seule[25] ; c’est là une contemplation vivante, et non plus un objet de contemplation qui semble être dans une autre chose : car, être dans une autre chose qui vit, ce n’est pas vivre soi-même. Donc, pour vivre, l’objet de la contemplation et de la pensée doit être la Vie elle-même, et non la vie végétative, ni la vie sensitive, ni la vie psychique : car ce sont là des pensées différentes, l’une étant la pensée végétative, l’autre, la pensée sensitive, l’autre la pensée psychique[26]. Pourquoi sont-ce là des pensées (νοήσεις) ? c’est que ce sont des raisons.

Toute vie est une pensée qui, comme la vie elle-même, peut être plus ou moins vraie. La Pensée la plus vraie est aussi la Vie première, et la Vie première ne fait qu’un avec l’Intelligence première : ainsi, le premier degré de la vie est également le premier degré de la pensée, le second degré de la vie est le second degré de la pensée, et le dernier degré de la vie est aussi le dernier de la pensée. Donc toute vie de cette espèce est une pensée. Cependant les hommes peuvent assigner les différences des divers degrés de vie sans pouvoir indiquer également celles des différents degrés de pensée ; ils se contentent de dire que les uns impliquent l’intelligence et que les autres l’excluent, parce qu’ils ne cherchent pas à pénétrer l’essence de la vie. Remarquons du reste que la discussion nous ramène encore ici à cette proposition : Tous les êtres sont des contemplations. Si la vie la plus vraie est la vie de la pensée, si la vie la plus vraie et la vie de la pensée sont identiques, il en résulte que la pensée la plus vraie est une chose vivante. Cette contemplation est vie, l’objet de cette contemplation est être vivant et vie, et tous les deux ne font qu’un.

Comment, puisque tous les deux ne font qu’un, l’unité qu’ils forment est-elle devenue multiple ? C’est qu’elle ne contemple pas l’Un ou qu’elle ne le contemple pas en tant qu’il est l’Un ; sinon, elle ne serait pas l’Intelligence. Après avoir commencé par être une, elle a cessé de l’être ; elle est, sans le savoir, devenue multiple par l’effet des germes féconds qu’elle portait en elle ; elle s’est développée pour posséder toutes choses, quoiqu’il eût mieux valu pour elle ne pas le souhaiter. En effet, elle est ainsi devenue le second principe, comme un cercle, en se développant, devient une figure et une surface où la circonférence, le centre, les rayons sont choses distinctes, occupent des points différents[27]. Ce dont les choses procèdent (τὸ ἀφ’ οὖ) est meilleur que ce à quoi elles aboutissent (εἰς ὅ). Ce qui est origine n’est pas tel que ce qui est origine et fin, et ce qui est origine et fin n’est pas tel que ce qui n’est qu’origine. En d’autres termes, l’Intelligence même n’est pas l’intelligence d’une seule chose, mais l’intelligence universelle ; étant universelle, elle est l’intelligence de toutes choses[28]. Il faut donc, si l’Intelligence est l’intelligence universelles, est l’intelligence de toutes choses, que chacune de ses parties soit aussi universelle, possède aussi toutes choses ; sinon, il y aurait dans l’Intelligence une partie qui ne serait pas intelligence ; l’Intelligence se composerait de non-intelligences ; elle ressemblerait à un amas de choses qui ne formeraient une intelligence que par leur réunion. Ainsi, l’Intelligence est infinie : si quelque chose procède d’elle, il n’en résulte d’affaiblissement ni pour la chose qui procède d’elle, parce que ce qui procède d’elle est aussi toutes choses, ni pour l’Intelligence dont la chose procède, parce qu’elle n’est pas un amas de parties[29].

VIII. Telle est la nature de l’Intelligence. Elle n’occupe donc pas le premier rang. Il doit y avoir au-dessus d’elle un principe, que cette discussion a pour but de mettre en évidence. En effet, la pluralité est postérieure à l’unité : or l’Intelligence est un nombre ; le nombre a pour principe l’unité, et le nombre qui constitue l’Intelligence a pour principe l’Unité absolue[30]. L’Intelligence est à la fois intelligence et intelligible ; elle est donc deux choses à la fois. Si elle est deux choses, cherchons ce qui est antérieur à cette dualité. Quel est ce principe ? l’intelligence seule ? mais à l’intelligence est toujours lié l’intelligible : si le principe que nous cherchons ne peut être lié à l’intelligible, il ne sera pas non plus l’intelligence. S’il n’est pas l’intelligence, s’il échappe à la dualité, il doit lui être supérieur, par conséquent être au-dessus de l’intelligence. Sera-t-il l’intelligible seul ? mais nous avons déjà vu que l’intelligible est inséparable de l’intelligence. Si ce principe n’est ni l’intelligence, ni l’intelligible, que peut-il être ? Il est le principe dont dérivent l’intelligence et l’intelligible qui est lié à celle-ci[31].

Mais qu’est-il et comment devons-nous nous le représenter ? Il doit ou être intelligent ou n’être pas intelligent. S’il est intelligent, il sera aussi intelligence. S’il n’est pas intelligent, il s’ignorera lui-même et il semblera n’être rien de vénérable. Dire qu’il est le Bien même, qu’il est absolument simple, ce n’est pas encore énoncer une chose claire et évidente (quoiqu’elle soit vraie), puisque nous n’avons pas encore un objet sur lequel nous puissions attacher notre pensée quand nous en parlons. En outre, puisque c’est par l’intelligence et dans l’intelligence qu’a lieu la connaissance des autres objets chez tous les êtres qui peuvent connaître quelque chose d’intelligent, par quelle intuition (ἐπιϐολῇ ἀθρόᾳ[32]) saisirons-nous ce principe qui est supérieur à l’intelligence ? Par ce qui lui ressemble en nous, répondrons-nous : car il y a en nous quelque chose de lui[33] ; ou plutôt, il est dans toutes les choses qui participent de lui. Partout où vous approchez du Bien, ce qui peut en participer en vous en reçoit quelque chose. Supposez qu’une voix remplisse un désert et les oreilles des hommes qui peuvent s’y trouver : en quelque endroit que vous prêtiez l’oreille à cette voix, vous la saisirez tout entière en un sens, non tout entière en un autre sens. Comment saisirons-nous donc quelque chose en approchant notre intelligence du Bien ? Pour voir là-haut[34] le principe qu’elle cherche, il faut que l’intelligence retourne pour ainsi dire en arrière, que, formant une dualité, elle se dépasse elle-même en quelque sorte[35], c’est-à-dire qu’elle cesse d’être l’intelligence de toutes les choses intelligibles. En effet, l’Intelligence est la vie première, l’acte de parcourir toutes choses, non [comme le fait l’Âme[36]] par un mouvement qui s’accomplit actuellement (διεξόδῷ διεξούσῃ)[37], mais par un mouvement qui est toujours accompli et passé (διεξόδῷ διεξελθούσῃ)[38]. Donc, si l’Intelligence est la vie, l’acte de parcourir toutes les choses, si elle possède toutes choses distinctement, sans confusion (sinon elle les posséderait d’une manière imparfaite et incomplète), elle doit nécessairement procéder d’un principe supérieur qui, au lieu d’être en mouvement, est le principe du Mouvement [par lequel l’Intelligence parcourt toutes choses], de la Vie, de l’Intelligence, enfin de toutes choses. Le principe de toutes choses ne saurait être toutes choses, il en est seulement l’origine. Il n’est lui-même ni toutes choses, ni une chose particulière, parce qu’il engendre tout ; il n’est pas non plus multitude, parce qu’il est le principe de la multitude[39]. En effet, ce qui engendre est toujours plus simple que ce qui est engendré. Donc, si ce principe engendre l’Intelligence, il est nécessairement plus simple que l’Intelligence. Si l’on croit qu’il est un et tout, il sera toutes choses parce qu’il est toutes choses à la fois, ou qu’il est chaque chose particulière. S’il est toutes choses à la fois, il sera postérieur à toutes choses ; s’il est au contraire antérieur à toutes choses, il sera autre que toutes choses : car, si l’Un et toutes choses coexistaient, l’Un ne serait pas principe ; il faut cependant que l’Un soit principe, qu’il existe antérieurement à toutes choses, pour que toutes choses en dérivent. Si l’on dit que l’Un est chaque chose particulière, il sera par la même identique à chaque chose particulière ; il sera ensuite toutes choses à la fois, sans qu’il soit possible de rien discerner. Ainsi l’Un n’est aucune des choses particulières, il est antérieur à toutes choses.

IX. Qu’est donc ce principe ? C’est la puissance de tout[40]. S’il n’existait pas, rien ne serait, pas même l’Intelligence qui est la Vie première et universelle. En effet, ce qui est au-dessus de la vie est la cause de la vie. L’Acte de la vie, étant toutes choses, n’est pas le premier principe : il découle de ce principe comme d’une source.

On peut en effet se représenter le premier principe comme une source qui n’a point d’autre origine qu’elle même, qui se verse à flots dans une multitude de fleuves sans être épuisée par ce qu’elle leur donne, sans même s’écouler, parce que les fleuves qu’elle forme, avant de couler chacun de leur côté, confondent encore en elle leurs eaux, tout en sachant quel cours ils doivent suivre[41].

Qu’on s’imagine encore la vie qui circule dans un grand arbre, sans que son principe sorte de la racine, où il a son siége, pour aller se diviser entre les rameaux : en répandant partout une vie multiple, le principe demeure cependant en lui-même exempt de toute multiplicité et il en est seulement l’origine[42].

Il n’y a là rien d’étonnant. Pourquoi s’étonner en effet que le multiple sorte de Celui qui n’est pas multiple, que le multiple ne puisse exister sans qu’avant lui existe Celui qui n’est pas multiple ? Le principe ne se partage pas dans l’univers ; bien plus, s’il se partageait, l’univers serait anéanti : car il ne peut exister qu’autant que son principe demeure en lui-même, sans se confondre avec le reste[43].

Aussi y a-t-il partout retour à l’Un[44]. [Il y a pour chaque chose une unité à laquelle on la ramène[45]] : par conséquent, l’univers doit être ramené à l’unité qui lui est supérieure, et comme cette unité n’est pas absolument simple, elle doit être elle-même ramenée à une unité supérieure encore, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on arrive à l’Unité absolument simple, qui ne peut être ramenée à aucune autre. Donc, si vous considérez ce qui est un dans un arbre (c’est-à-dire son principe permanent), ce qui est un dans un animal, dans une âme, dans l’univers, vous aurez partout ce qu’il y a de plus puissant et de plus précieux[46]. Si vous contemplez enfin l’Unité des choses qui existent véritablement, c’est-à-dire leur principe, leur source, leur puissance [productrice], pouvez-vous douter de sa réalité et croire que ce principe n’est rien ? Sans doute ce principe n’est aucune des choses dont il est le principe : il est tel qu’on ne saurait en affirmer rien, ni l’être, ni l’essence, ni la vie, parce qu’il est supérieur à tout cela. Si vous le saisissez, en faisant abstraction même de l’être, vous serez dans le ravissement[47] ; en dirigeant vers lui votre regard, en l’atteignant et en vous reposant en lui, vous en aurez une intuition une et simple ; vous jugerez de sa grandeur par les choses qui sont après lui et par lui.

X. Voici encore une réflexion à faire. Puisque l’Intelligence est une intuition, une intuition en acte (ὄφις ὁρῶσα), elle est par cela même une puissance passée à l’acte. Il y aura donc en elle deux éléments qui joueront le rôle, l’un de matière (c’est-à-dire de matière intelligible)[48], l’autre de forme, comme dans la vision [sensible] en acte (ἡ ϰατ’ ἐνέργειαν ὅρασις)[49] : car la vision en acte implique aussi dualité. Donc l’intuition, avant d’être en acte, était unité. Ainsi l’unité est devenue dualité, et la dualité est unité. La vision [sensible] reçoit de l’objet sensible sa plénitude et en quelque sorte sa perfection. Pour l’intuition de l’Intelligence, le Bien est le principe qui lui donne sa plénitude. Si l’Intelligence était le Bien même, à quoi lui servirait son intuition ou son acte ? Les autres êtres en effet aspirent au Bien, et l’ont pour but de leur action ; mais le Bien même n’a besoin de rien ; il ne possède donc rien que lui-même[50]. Quand on l’a nommé, il ne faut rien lui ajouter par la pensée : car, lui ajouter quelque chose, c’est supposer qu’il a besoin de ce qu’on lui attribue. Il ne faut donc pas lui attribuer même l’intelligence : ce serait introduire en lui une chose étrangère, faire de lui deux choses, l’Intelligence et le Bien. L’Intelligence a besoin du Bien, le Bien n’a pas besoin de l’Intelligence. En atteignant le Bien, l’Intelligence en prend la forme (car c’est du bien qu’elle tient sa forme) et elle devient parfaite, parce qu’elle en prend la nature. Il faut juger ce qu’est l’archétype d’après la trace qu’il laisse dans l’Intelligence, concevoir son vrai caractère d’après l’empreinte qu’il y fait. C’est par cette empreinte que l’Intelligence voit le Bien et le possède. Aussi aspire-t-elle au Bien ; et comme elle y aspire toujours, toujours elle l’atteint. Quant au Bien, il n’aspire à rien : car que désirerait-il ? Il n’atteint rien non plus, puisqu’il ne désire rien[51]. Il n’est donc pas l’Intelligence, puisque celle-ci désire et aspire à la forme du Bien.

L’Intelligence est belle sans doute ; elle est la plus belle des choses, puisqu’elle est éclairée d’une pure lumière, qu’elle brille d’un pur éclat, qu’elle contient les êtres intelligibles, dont notre monde, malgré sa beauté, n’est qu’une ombre et qu’une image. Quant au monde intelligible, il est placé dans une région brillante de clarté, où il n’y a rien de ténébreux ni d’indéterminé, où il jouit en lui-même d’une vie bienheureuse. Son aspect ravit d’admiration, surtout si l’on sait y pénétrer et s’y unir. Mais, de même que la vue du ciel et de l’éclat des astres fait chercher et concevoir leur auteur, de même la contemplation du monde intelligible et l’admiration qu’elle inspire conduisent à en chercher le père[52]. On se dit alors : quel est celui qui a donné l’existence au monde intelligible ? où et comment a-t-il engendré l’Intellect si pur, ce fils si beau qui tient de son père toute sa plénitude[53] ? Ce principe suprême n’est lui-même ni intellect, ni fils, il est supérieur à l’Intellect, qui est son fils. L’Intellect, son fils, est après lui, parce qu’il a besoin de recevoir de lui son intellection et la plénitude qui est sa nourriture ; il tient le premier rang après Celui qui n’a besoin de rien, pas même d’intellection. L’Intellect possède cependant la plénitude et la véritable intellection parce qu’il participe du Bien immédiatement. Ainsi, le Bien, étant au-dessus de la véritable plénitude et de l’intellection, ne les possède pas et n’en a pas besoin ; sinon, il ne serait pas le Bien[54].


  1. Ce livre, comme l’indique son titre, comprend trois parties : 1o De la Nature, § 1-3 ; 2o De la Contemplation, § 4-7 ; 3o De l’Un, § 8-10. Pour les autres Remarques générales, Voy. les Éclaircissements sur ce livre, à la fin du volume.
  2. Elle est animée selon Plotin. Voy. Enn. IV, liv. iv, § 30.
  3. M. Steinhart, en citant ce passage, fait remarquer avec juste raison que ce livre de Plotin est un de ceux où se manifeste le plus l’originalité de son génie : « Profecto et Platone et Aristotele rectius Plotinum sæpe cognovisse videmus, quem ad finem singula quæque in mundo creata sint et quo omnia rerum mundanarum genera tendant, ita ut interdum divinatione aliqua jam præcepisse videatur multa, quæ de divina ratione universæ rerum naturæ insita recentissima demum ætas melius intellexit. » (Meletemata plotiniana, p. 19.) M. Steinhart ajoute en note : « Abundant duo potissimum libri (Enn. III, VIII ; Enn. VI, VII) aureis vere dictis de Naturæ consilio, quæ lumine suo reconditam nobis divinam sapientiam aperire videntur. Nam quid unquam de Natura rectius dictum est, quam istud : Omnia contemplationem appetunt, etc. ? »
  4. Le principe énoncé ici par Plotin est emprunté à Aristote, Physique, VIII, V. Voy. la même idée ci-dessus, p. 135 : « Ce n’est pas la puissance végétative qui végète, etc. »
  5. C’est la liaison qui produit dans la matière ; or le Principe qui produit naturellement n’est pas une pensée, ni une intuition, mais une Puissance qui façonne la matière aveuglément, comme un cercle donne à l’eau une figure et une empreinte circulaire. » (Enn. II, liv. III, § 17 ; t. I, p. 191.)
  6. Voy. ci-dessus, p. 153.
  7. Voy. ci-après, Enn. IV, liv. III, § 10.
  8. Pour comprendre cette phrase, il faut se rappeler ce principe : « L’homme naît de la raison séminale de l’homme. » (Enn. II, liv. III, § 13 ; t. I, p. 182.)
  9. Voy. ci-après, p. 217, note 1.
  10. « Est-ce par le raisonnement que la Puissance principale de l’Âme forme l’Âme génératrice ? Si c’est par le raisonnement, elle doit considérer soit un autre objet, soit ce qu’elle possède en elle-même. Si elle considère ce qu’elle possède en elle-même, elle n’a pas besoin de raisonner : car ce n’est pas par le raisonnement que l’Âme façonne la matière, c’est par la Puissance qui contient les raisons. » (Enn. II, liv. III, § 17 ; t. I, p. 191.)
  11. On peut encore ici rapprocher Plotin d’Aristote. Selon ce philosophe, en effet, c’est la nature, c’est-à-dire l’âme nutritive et végétative, qui fait que chaque être produit un être semblable à lui-même. Quand les animaux se rapprochent, ils obéissent sans réflexion, sans délibération, sans choix à la nature, force aveugle elle-même, qui les pousse sans réflexion, sans délibération, sans choix. Voy. M. Ch. Lévêque : Le premier Moteur et la Nature dans le système d’Aristote, p. 48.
  12. Nous lisons avec M. Kirchhoff σιωπησάσης au lieu de σιώπησις.
  13. Voy. Enn. II, liv. III, § 17 ; t. I, 191.
  14. Pour le développement de cette pensée, Voy. ci-dessus, p. 142.
  15. Pour la supériorité de la spéculation sur la pratique, d’après Aristote, Voy. les textes cités dans les Éclaircissements du tome I, p. 416.
  16. Ces deux parties de l’Âme universelle sont la Puissance principale de l’Âme, la Puissance naturelle et génératrice : « L’Âme produit par les formes. Elle reçoit de l’Intelligence les formes qu’elle transmet. L’Intelligence donne les formes à l’Âme universelle, qui est placée immédiatement au-dessous d’elle, et l’Âme universelle les transmet à l’Âme inférieure [la Puissance naturelle et génératrice] en la façonnant et l’illuminant. » (Enn. II, liv. III, 17 ; t. I, p. 191.)
  17. « Il faut admettre que l’Âme universelle contemple toujours les meilleurs principes, parce qu’elle est tournée vers le monde intelligible et vers Dieu. Comme elle s’en remplit et qu’elle en est remplie, elle déborde en quelque sorte sur son image, sur la Puissance qui tient le dernier rang [la Nature], et qui, par conséquent, est la dernière Puissance créatrice. Au-dessus de cette Puissance créatrice est la Puissance de l’Âme qui reçoit les formes immédiatement de l’Intelligence. Au-dessus de tout est l’Intelligence, le Démiurge, qui donne les formes à l’Âme universelle, et celle-ci en imprime des traces à la Puissance qui tient le troisième rang [à la Nature]. Ce monde est donc une image qui se forme perpétuellement. » (Enn. II, liv. III, § 18 ; t. I, p. 193.) Le passage qui précède est commenté par le P. Thomassin dans ses Dogmata, theologica, t. I, p. 324, 329.
  18. Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § XII, t. I, p. LVII.
  19. Voy. Platon, Phèdre, p. 272 ; t. VI, p. 58 de la traduction de M. Cousin.
  20. La raison est ici l’essence de l’objet connu. Voy. t. I, p. 240, note 2.
  21. Voy. Enn. IV, liv. VI, § 3.
  22. Le P. Thomassin cite ce passage de Plotin et explique comment cette théorie de la contemplation se rattache à la théorie générale de notre auteur sur les idées et l’Intelligence divine : « In quibus Plotini verbis id perspicue cernitur ideas rerum omnes non alibi esse quam in Mente prima seu Verbo divino, et ejus effulgentiam atque substantiam ipsam has esse ; esse item ipsas pulchritudinis totius formas, sicuti Mens, seu Verbum, ipsa summa et incorruptibilis pulchritudo est, profes utique germana summi Boni. Porro ex eodem Plotino ideœ quum sint rationeset contemplation es, seu contempla mina quœdam primæ Mentis, quæ hic imprimantur sive in animam, sive in materiam, contempla mina ipsa sunt et rationes, suo quodam proprio sibi modo. Itaque rationes, quoque seminales, unde efformantur corpora omnia, contemplationes quædam et ipsæ sunt, seu imagines divinarum contemplationum. » (Dogmata theologica, t. I, p. 138.)
  23. Voy. ci-dessus, § 1, p. 213. Le P. Thomassin commente élégamment ce passage : « Quidquid moliuntur in infimis animæ, ad summorum imitationem id effingunt : unde necesse est, dum hic operantur, ut illic contemplentur ; ut hæc illorum imitamina sint et quasi contemplamina, et ad hunc modum ad omnia se porrigat et ubique vigeat contemplationis imperium et idearum principatus. Lapsæ enim animæ regunt tamen adhuc, ornantque infima corpora ; nec regere autem satis idoneæ sunt, nec exornare, nisi incommutabilis veritatis œternas leges summœque pulchritudinis numeros imitandos ob oculos habeant. Denique nihil molitur ars, nihil natura, nisi ut spectaculum aliquod contemplanti admirandum exhibeat, id est, ut spectaculum intelligible fiat sensibile. » (Dogmata theologica, t. I, p. 319.)
  24. Voy. le passage de Platon cité ci-dessus, p. 103, note 3, et le passage d’Aristote cité dans les Éclaircissements du tome I, p. 332.
  25. Nous avons déjà, dans le tome I, p. 260, cité un passage où M. Ravaisson montre que Plotin a emprunté à Aristote sa doctrine sur l’identité de l’intelligence et de l’intelligible. M. Steinhart a signalé le même fait dans ses Meletemata plotiniana, p. 33 : « Optime Plotinus interpretatur Aristotelem disserentem de pura mente sui conscia et se solum cogitante : huc enim omnia in Aristotelis doctrina tendunt, hæc est summa ejus perfectio, hoc ultimum principium, unde relique ejus placita et illustrari poterant et judicari… Sic theologiæ, quam summam duxit esse philosophiam, fundamenta jecit firmissima, quibus usus est Plotinus, ut suum doctrinæ de rebus divinis ædificium exstrueret, quo nullum præstantius, nullum firmius meliusque ab omni parte munitum antiquitas protulit : nam Aristoteles sublimem illam regionem, ad quam et cogitantibus nobis et agentibus semper enitendum est, prospexerat tantum et consalutaverat, non perlustraverat thesaurosque ex ea occultos reportaverat ; contigit vero Plotino ut vium arduam, quæ in illam ducit, ab Aristotele præscriptam, a posteris prorsus relictam, denuo inveniret, et, dum pura mente puram mentem cogitat, divinam Mentem ejusque cum hominibus et natura nexum purius omnibus philosophis antiquis, Evangelii luce nondum illustratis, cognesceret. Nam in tota Aristotelis philosophia nec satis accurate perspicitur quid inter hominum mentem et Mentem supremam sive absolutam intersit, neque quomodo singulorum mentes radices suas atque initia in divina Mente habeant. »
  26. Pour les divers degrés de la Pensée et de la Vie, Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § XII, XIII, t. I, p. LXII.
  27. On trouve dans saint Denys l’Aréopagite un passage où la même comparaison est parfaitement développée : « Puis donc que l’absolue et infinie bonté produit l’être comme son premier bienfait, il convient de la louer d’abord de cette grâce, qui précède toutes les autres grâces. Ainsi, la participation de l’être, les principes des choses et les choses elles-mêmes, et tout ce qui existe en quelque sorte que ce soit, viennent de la bonté et subsistent en elle d’une façon incompréhensible, sans diversité, sans pluralité. De même, tout nombre préexiste confondu dans l’unité, et l’unité renferme tout nombre dans sa simplicité parfaite ; tout nombre est un en l’unité, et plus il s’éloigne d’elle, plus il se divise et multiplie. Également, tous les rayons du cercle se trouvent unis dans un centre commun ; et ce centre indivisible comprend en lui-même tous les rayons qui sont absolument indistincts, soit les uns des autres, soit du point unique d’où ils partent. Entièrement confondus dans ce milieu, s’ils s’en éloignent quelque peu, des lors ils commencent à se séparer mutuellement ; s’ils s’en éloignent davantage, ils continuent à se séparer dans la même proportion ; en un mot, plus ils sont proches ou distants du point central, plus aussi s’augmente leur proximité ou leur distance respective. Ainsi encore, en ce qu’on nomme la nature universelle, les raisons diverses de chaque nature particulière sont rassemblées dans une parfaite et harmonieuse unité. Ainsi, dans la simplicité de l’âme sont réunies les facultés multiples qui pourvoient aux besoins de chaque partie du corps. Il est donc permis de s’élever par le moyen de ces grossières et imparfaites images jusqu’au souverain auteur de tout, et de contempler d’un regard spiritualisé toutes choses en la cause universelle et les substances les plus opposées entre elles en l’Unité indivisible d’où elles procèdent. » (Des Noms divins, V, p. 412 de la trad. de M. l’abbé Darboy.) Voy. encore ci-après. p. 228. note 6.
  28. Voy. Enn. I, liv. VIII, § 2 ; t. I, p. 118.
  29. Voy. Enn. V, liv. I, § 4.
  30. Voy. Enn. V, liv. I, § 5-7. Nous lisons avec M. Kirchhoff τὸ ὄντως ἔν, au lieu de τὸ ὄυτως ἕν.
  31. Voy. le P. Thomassin, Dogmata theologica, t. I, p. 56-59.
  32. Saint Augustin rend cette expression par rapida cogitatio : « Sicut nunc extendimus nos, et rapida cogitatione attingimus æternam Sapientiam super omnia manentem. » (Confessiones, IX, 10.)
  33. Voy. les Éclaircissements du tome I, p. 329-330.
  34. Nous lisons avec M. Kirchhoff ϰάϰεῖ au lieu de ϰάϰεῖνα.
  35. Saint Augustin emploie la même expression en décrivant la vision ineffable de Dieu : « Ipsa sibi anima sileat, et transeat se non cogitando, etc. » (Confessiones, IX, 10.)
  36. Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § XXXII, t. I, p. LXXI-LXXII.
  37. Voy. ci-dessus, liv. VII, § 2. p. 175.
  38. Ibid., § 10, p. 198.
  39. « Dieu est nommé un parce que, dans l’excellence de sa singularité absolument indivisible, il comprend toutes choses, et que, sans sortir de l’unité, il est le créateur de la multiplicité : car rien n’est dépourvu d’unité ; mais comme tout nombre participe à l’unité, lement qu’on dit une couple, une dizaine et une moitié, un tiers, un dixième, ainsi toutes choses, et chaque chose, et chaque partie d’une chose tiennent de l’unité ; et ce n’est qu’en vertu de l’unité que tout subsiste. Et cette unité, principe des êtres, n’est pas portion d’un tout ; mais, antérieure à toute universalité et multitude, elle a déterminé elle-même toute multitude et universalité. » (S. Denys l’Aréopagite, Des Noms divins, XIII, p. 459 de la trad. de M. l’abbé Darboy.)
  40. Dans le livre VIII de l’Ennéade VI, livre qui est le point culminant de sa théodicée, Plotin explique de la manière suivante comment l’Un est la puissance de tout : « Qu’on se représente la clarté répandue au loin par une unité lumineuse qui demeure en elle-même : la clarté répandue est l’image, et la source dont elle sort est la lumière véritable. Cependant, la clarté répandue, c’est-à-dire l’Intelligence, n’est pas une image qui ait une forme étrangère à son principe] : car elle n’est pas contingente ; elle est raison et cause dans chacune de ses parties. L’Un est donc la cause de la cause : il est cause d’une manière souveraine et dans le sens le plus vrai, contenant à la fois toutes les causes intellectuelles qui doivent naître de lui ; il a engendré ce qui est né de lui, non comme le hasard l’a fait, mais comme il l’a voulu lui-même. Or, sa volonté n’a pas été irrationnelle, ni fortuite, ni accidentelle ; elle a été ce qu’il convenait qu’elle fût, parce qu’en lui rien n’est fortuit. Aussi Platon l’a-t-il appelé le convenable et l’opportun, pour exprimer autant que possible qu’il est étranger à toute contingence, qu’il est ce qu’il était convenable qu’il fût… Il est le convenable, non comme étant sujet, mais comme étant acte premier, lequel s’est manifesté tel qu’il était con comble qu’il fût. C’est là ce que nous pouvons dire de Lui, dans l’impuissance où nous sommes de nous exprimer à son égard comme nous le voudrions. » (Enn. VI, liv. VIII, § 18.)
  41. Synésius a développé une image semblable dans le passage suivant : « Tu es unité quoique trinité ; unité permanente et trinité permanente ; mais cette division, qui ne réside que dans l’intelligence, conserve encore indivisible ce qui est divisé. Le Fils réside dans le Père, et dirige ce qui est du Père, répandant sur le monde les flots de cette vie bienheureuse, puisée à la source même… De là s’échappe le ruisseau de vie que ta puissance fait s’épandre sur la terre à travers les mondes mystérieux des intelligences : c’est ainsi que le monde visible, reflet du monde intellectuel, recueille les biens dont la source est dans les cieux. (Hymnes, IV ; trad. de M. Falconnet.) Saint Athanase se sert d’une comparaison analogue pour expliquer comment le Verbe est engendré : « Il ne faut pas concevoir en Dieu trois hypostases séparées en elles-mêmes, pour ne pas tomber dans le polythéisme comme les Gentils ; mais il faut se représenter un fleuve qui, engendré par une source, n’en est cependant pas séparé, quoique ce fleuve et cette source aient deux aspects et deux noms différents. En effet, le Père n’est pas le Fils et le Fils n’est pas le Père : le Père du Fils est Père, et le Fils du Père est Fils. De même que la source n’est pas le fleuve, et que le fleuve n’est pas la source, mais que l’un et l’autre sont la même eau qui coule de la source dans le fleuve ; de même la divinité se communique du Père au Fils sans écoulement ni division. » (Exposition de la Foi, § 2.) C’est aussi pour faire comprendre comment Dieu se donne, se communique sans écoulement ni division que Plotin a recours à la comparaison dont il se sert. Il l’a sans doute empruntée à la théologie hébraïque. On la trouve indiquée dans Jérémie (II, 13) : « Ils m’ont abandonné, moi la source de l’eau vivante ; » et dans Philon : « Moïse nous représente la sagesse qui remplit le Verbe comme une eau abondante qui se distribue partout. » (De Somniis, t. I, p. 691, éd. Mangey.)
  42. Cette comparaison, que Plotin a déjà développée ci-dessus (livre III, § 7, p. 86), a pour but, comme la précédente, de faire comprendre comment l’Un, tout en s’épanchant, demeure en lui-même. Il faut rapprocher de ce passage les lignes suivantes (Enn. VI, liv. VIII, § 15) : « La première hypostase (ὑπόστασις πρώτη) ne consiste pas dans une chose inanimée ni dans une vie irrationnelle : car une vie irrationnelle est impuissante à exister, parce qu’elle est une dispersion de la raison et une indétermination. Au contraire, plus la vie approche de la raison, plus elle est éloignée de la contingence, parce que ce qui est rationnel ne saurait être contingent. Or, quand nous nous élevons à Lui, il nous apparaît comme étant, non la raison, mais ce qui est plus beau encore que la raison ; tant il est loin d’être arrivé à l’existence par accident. Il est en effet la racine même de la raison : c’est à lui que finissent toutes choses. Il est le principe et la base d’un arbre immense qui vit par la raison : il demeure en lui-même, et donne l’être à l’arbre par la raison qu’il lui communique. » L’arbre dont parle ici Plotin figure le monde. C’est une image qui semble empruntée à Philon. Cet auteur en effet compare le monde à un grand arbre, dont les rameaux et les branches sont les quatre éléments et les diverses espèces d’êtres vivants, et dans lequel circule, comme une espèce de sève, la loi éternelle de Dieu : « Il convient que l’homme qui se propose de parler des diverses espèces de plantes et des différents genres de culture commence par considérer les plantes les plus parfaites de l’univers, ainsi que le grand agriculteur qui les plante et qui veille sur elles. Cet agriculteur, le plus grand et le plus parfait de tous, est le chef de l’univers. L’arbre qu’il a planté, arbre qui contient en lui-même, non quelques arbres, mais une infinité de rameaux nés d’une seule racine comme des sarments de vigne, cet arbre est le monde. En effet, quand l’auteur du monde, ayant ordonné et divisé la substance naturellement confuse et désordonnée, commença à lui donner une forme, il planta, comme des arbres, la terre et l’eau au milieu, plaça au-dessus l’air et le feu, les éloignant ainsi du centre du monde ; enfin, il entoura le tout par la région éthérée destinée à limiter et à protéger les parties intérieures : c’est de la sans doute que le ciel tire son nom… La loi éternelle du Dieu éternel est le plus solide et le plus durable soutien du monde. Étant en quelque sorte tendue des extrémités au milieu, elle se prolonge avec une force irrésistible d’un bout à l’autre de la nature, unissant et reliant entre elles toutes les parties : car le Père qui l’a engendrée en a fait le lien invincible de l’univers. » (De Plantatione Noe, init.)
  43. Le principe métaphysique que Plotin énonce ici se trouve aussi dans les fragments de Numénius (t. I, p. CII) : « Les choses divines sont celles qui, lorsqu’on les donne, restent là d’où elles proviennent, etc. » Ce principe, dont Plotin a fait le pivot de son système, est emprunté à Philon, comme l’a démontré M. Ravaisson, dans son Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. II, p. 365-371.
  44. ἡ ἀναγωγή πανταχοῦ ἐφ’ ἕν. Sur le retour des êtres à l’Un, Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § XXX, t. I, p. LXIX.
  45. Cette phrase semble être une glose ; c’est pourquoi nous la mettons entre crochets.
  46. On trouve les mêmes idées, appuyées des mêmes exemples, dans les écrits de saint Augustin : « Hunc igitur ordinem tenens anima jam philosophiæ tradita, primo seipsam inspicit ; et cui jam illa eruditio persuasit, aut suam, aut seipsam esse rationem, in ratione autem aut nihil esse melius et potentius numeris, aut nihil aliud quam numerum esse rationem, ita secum loquetur : Ego quondam meo motu interiore et occulto ea qua : discenda sunt possum discernere et connectere, et hæc vis mea ratio vocatur. Quid autem discernendum est, nisi quod aut unum putatur et non est, aut certe non tam unum est quam putatur ? Item cur quid connectendum est, nisi et unum fiat quantum potest ? Ergo, et in discernendo et in connectendo, unum volo et unum amo. Sed, quum discerno, purgatum ; quum connecto, integrum volo. In illa parte vitantur aliena, in hac propria copulantur, ut unum aliquid perfectum fiat. Lapis ut esset lapis, omnes ejus partes omnisque natura in unum solidata est. Quid arbor ? nonne arbor non esset, si una non esset ? Quid membre cujuslibet animantis ac viscera, et quidquid est eorum e quibus constat ? Certe si unitatis patiantur divortium, non erit animal, etc. » (De Ordine, II, 18.) Voy. aussi De Vera Religione, 35, 36.
  47. « Si subtrahantur aliæ visiones longe imparis generis, et hœc una rapiat, et absorbeat, et recondat in interiora gaudia spectatorem suum, etc. » (S. Augustin, Confessions, IX, 10.).
  48. Voy. Enn. II, liv. IV, § 3. t. I, p. 197.
  49. Plotin s’inspire ici d’Aristote qui compare l’intuition intellectuelle à la vision (Éthique à Nicomaque, I, 7 : ὡς γὰρ ἐν σώματι ὄψις, ἐν ψυχῇ νοῦς), et distingue également dans la vision la matière et la forme (De l’Âme, II, 1).
  50. Voici en quel sens le Bien ne possède rien que lui-même : « Possédant le rang suprême, ou plutôt étant lui-même Suprême, il domine toutes choses. Il n’est pas contingent pour elles ; ce sont elles qui sont contingentes pour lui, ou plutôt qui se rapportent à lui : car Lui, il ne les regarde pas ; ce sont elles qui le regardent. Quant à Lui, il se porte en quelque sorte vers les profondeurs les plus intimes de lui-même, s’aimant lui-même, aimant la pure clarté qui le constitue, étant lui même ce qu’il aime : par là il se donne l’existence à lui-même, parce qu’il est un acte immanent et que ce qu’il y a de plus aimable en lui constitue une sorte d’intelligence. » (Enn. VI, liv. VIII, § 16.) Voy. encore Enn. I, liv. VII, § 1. Le morceau auquel nous renvoyons a inspiré au P. Thomassin les réflexions suivantes, qui se rapportent parfaitement à notre texte : « Similius veri nil poterat dici. Quum omnia prorsus bonum appetant, et desideria, motus actionesque suas omnes ad boni assecutionem intendant, a summo et universali Bono omnia prodiisse et ad fontem suum omnia recurrere, omnia revocari. Ipsum vero Bonum non desiderio, non motione, non prosecutione in bonum ferri, quum omnia ferantur ad ipsum, sed seipso immotum frui, sibique beatissime acquiescere. Ex quo fit ut ante mentem et supra intelligentiam sit, quum et mentis et intelligentiæ natura versetur in inquisitione et prosecutione boni. Denique ad summum Bonum gradatim convertuntur omnia, corpora per animas, animæ per mentem. » (Dogmata theologica, t. I, p. 72-73.) Voy. encore le livre suivant. § 3, no 9.
  51. « Il est à la fois l’aimable et l’amour, il est l’amour de lui-même : car il n’est beau que par lui-même et en lui-même… En outre, comme en lui ce qui désire ne fait qu’un avec le désirable, et que le désirable constitue l’hypostase et comme le sujet, ici encore nous apparaît l’identité du désir et de l’essence. S’il en est ainsi, c’est évidemment encore Lui qui se produit lui-même et qui est maître de lui-même ; par conséquent, il n’a pas été fait tel que l’aurait voulu quelque autre chose, mais il est tel qu’il le veut lui-même. » (Enn. I, liv. VIII, § 15.)
  52. Saint Augustin enseigne pareillement que l’intuition du Bien est le plus haut des degrés par lesquels l’âme s’élève à Dieu : « Jam vero in ipsa visione atque contemplatione veritatis, qui septimus atque ultimus animæ gradus est,… quæ sint gaudia, quæ perfructio summi et veri boni, cujus serenitatis atque æternitatis afflatus, quid ego dicam ? Dixerunt hœc, quantum dicenda esse judicaverunt, magnæ quœdam et incomparabiles animœ, quas etiam vidisse atque videre ista credimus. Illud plane ego nunc audeo tibi dicere nos, si cursum quem nobis Deus imperat, et quem tenendum suscepimus, constanter tenuerimus, perventuros per virtutem Dei atque sapientiam ad summum illam causam, vel summum auctorem, vel summum principium rerum omnium, vel si quo alio modo res tanta congruentius appellari potest. » (De Quantitate amimœ, 33.)
  53. Ὁ τοῦτον παῖδα γεννήσας νοῦν, ϰόρον ϰάλὸν, ϰαὶ παρ’ αὐτου γενόμενον ϰόρον. Plotin joue ici sur le double sens de ϰόρον, enfant et plénitude. Voy. ci-dessus liv. V, § 8, 9, p. 118-121.
  54. Dans cette théorie du Bien, Plotin ne doit pas tout à Platon. Il s’est inspiré aussi d’Aristote, comme M. Steinhart l’explique dans les lignes suivantes : « Omnium notionum supremam esse, unde omnes aliæ nexæ sint ac suspensæ, certissime viderat Plato ut Socraticus : nam hac demum notione inventa atque illustrata Socratem dicas ex sublimibus illis et inanibus regionibus, in quas evolare cœperat, ad hominis sedem ac societatem revocasse. Neque diversum a bono Socraticorum Aristotelis istud οὖ ἕνεϰα, quod, quomodo in singulis rebus appareat, universi illius libri ostendunt. Hanc Platonis notionem ita recepit Plotinus, ut Bonum supra omnia, quæ essent, elatum, a summo Deo non esse diversum affirmaret, et æternam illam atque immotam Unitatem, unde et Mens et Anima perpetuo habeant originem, qua omnia inter se colligentur et concilientur. Centrum hoc quasi fuit philosophiæ : plotinianœ, et quæ de Deo dicit, eorum plurima ita sunt ex adytis Mentis divina luce collustratœ repetita, ut etiam nunc exemplo nobis sint, quomodo ad Deum cogitandum et cognoscendum animum rite purgare possimus et præparare. » (Meletemata plotiniana, p. 12.)