Les Femmes Poëtes au XVIe siècle/Honoré d’Urfé

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Les Femmes Poëtes au XVIe siècle

HONORÉ D’URFÉ[1]




Les très-spirituelles causeries du cours de M. Saint-Marc Girardin ont rappelé, il y a quelques années, l’attention sur d’Urfé et sur l’Astrée. Cette circonstance n’a peut-être pas été étrangère au choix du sujet traité par M. Bonafous, professeur de littérature ancienne à la faculté d’Aix. Il y avait là certainement une question très-curieuse à résoudre : quelle place doit-on accorder, dans notre époque, à cette production qui excita, au seizième et même au dix-septième siècle, un si vif enthousiasme ? Faut-il l’admirer encore ou la condamner avec La Harpe, qui a déclaré qu’il n’en avait jamais pu achever la lecture ? Il est vrai que l’Astrée ne renferme pas moins de cinq gros volumes, tout près de six mille pages.

Avant de réhabiliter l’œuvre, M. Bonafous a voulu d’abord nous en faire bien connaître l’auteur. Les premiers chapitres présentent non-seulement la biographie de d’Urfé, mais de curieux détails sur sa maison, de bonne et ancienne noblesse[2], qui ne s’éteignit qu’à la fin du dix-huitième siècle. Elle compta plusieurs hommes distingués dans les armes comme dans les lettres, et l’on rapporte qu’un membre de cette famille se remaria à cent ans, eut un fils à cet âge, et prolongea sa carrière jusqu’à sa cent seizième année.

Quant à Honoré, il n’était pas destiné, bien loin de là, à une longévité aussi extraordinaire. Né à Marseille, en 1568, il passa, nous dit-il lui-même, ses premières années dans le Forez et sur les bords du Lignon[3]. Sans doute il dut aux impressions de ce séjour heureux cet amour de la nature où il puisa plus tard son inspiration et son talent. Au sortir de l’enfance, placé dans le collège de Tournon, alors très-célèbre et très-fréquenté, il y termina ses études avec succès vers 1584. Ensuite il revint au château de son père, où s’était écoulé son plus jeune âge, chercher les loisirs champêtres dont il était épris ; mais son repos fut bientôt troublé par les guerres civiles, auxquelles il fut forcé de se mêler. La Ligue, très-puissante autour de lui, avait surtout la sympathie de la plupart de ses proches, qui combattaient pour elle. Dans ce parti, où il se trouva ainsi jeté, il se distingua par son courage, comme il déploya aussi son habileté en qualité de négociateur. Deux fois il fut fait prisonnier, et les lettres, qu’il cultivait dans les camps, furent sa consolation ; il écrivit dans sa captivité des épîtres et des poésies. Rendu plus complètement à ses goûts par le retour de la paix publique, mais, comme on le remarquera encore plus loin, mal vu de Henri IV, à cause de son passé, il alla résider dans les États du duc de Savoie, pour lequel il porta même les armes en quelques occasions. Il ne laissait pas de visiter parfois ses terres du Forez, où il possédait le comté de Châteauneuf et le marquisat de Valromey ; il venait aussi à Paris et à la cour. Néanmoins ce n’était qu’à d’assez rares intervalles, sa résidence habituelle étant une campagne des environs de Turin. Ce fut dans cette paisible habitation qu’il composa la longue suite de ces fictions qui ont illustré son nom et charmé nos pères. Une chute de cheval, qui se joignit à une santé prématurément affaiblie, le conduisit au tombeau en 1625, lorsqu’il n’avait encore que cinquante-sept ans[4].

Son secrétaire, Baro, eut soin, après sa mort, de faire imprimer la quatrième édition du roman de d’Urfé, et il en publia de plus la cinquième et dernière, sur les mémoires laissés entre ses mains.

Les vertus d’Honoré d’Urfé, ses contemporains l’attestent, n’étaient pas au-dessous de son mérite. Un des épisodes les plus touchants de sa vie est le tableau de la tendre amitié qui l’unit à Charles-Emmanuel de Savoie, duc de Nemours. Il fut son compagnon d’armes et lui demeura fidèle dans la bonne comme dans la mauvaise fortune ; il ne l’abandonna pas au lit de mort : nous avons de d’Urfé un récit plein d’émotion et de grandeur, des derniers moments de son ami.

M. Bonafous, pour toute cette partie, s’est beaucoup aidé, comme il le confesse loyalement, des recherches de M. Bernard sur les d’Urfé[5] ; riche mine qu’il n’a pas épuisée. De là passant à l’écrivain, il s’est efforcé de nous le montrer sous le jour le plus favorable à l’appréciation de son talent. Le premier de ses ouvrages, le premier du moins qui mérite l’attention de la critique, ce sont ses Épîtres morales, qu’il composa en prison. M. Bonafous leur accorde une importance sans doute motivée ; mais ne va-t-il pas trop loin quand il leur attribue une haute influence sur les développements de la prose française ? Il ne serait pas éloigné de placer les Épîtres à côté des immortels Essais : exagération malheureuse ! En acceptant les passages que M. Bonafous cite comme les plus remarquables, il nous serait trop aisé de réfuter par d’accablantes comparaisons l’opinion de cet écrivain[6]. L’intérêt réel de ce livre réside dans l’application des théories philosophiques aux événements de la vie réelle : de là son grand succès, attesté par la publication de huit éditions dans l’espace de quelques années. On n’y trouve d’ailleurs ni la netteté lucide et le charme des traductions d’Amyot, ni la verve de la Ménippée, ni la physionomie vivante et hardie de la langue de Montaigne, ni la régularité soutenue de Charron.

Il vaut mieux juger d’Urfé dans l’Astrée. Là, il est incontestable qu’il n’a pas été sans action sur les destinées de notre idiome. On a prétendu qu’il avait été le précurseur de Fénelon : cette assertion flatteuse n’est pas sans quelque vérité. Fleuri et gracieux comme l’auteur de Télémaque, il a certainement la molle allure de sa phrase si limpide et si aisée, encore qu’un peu traînante, comme disait Voltaire. On se rappelle que notre langue, alors indécise, cherchait sa voie, tantôt imitant l’antiquité grecque et romaine, tantôt l’Espagne, tantôt l’Italie. Le style franco-italien de l’Astrée se déploie d’un mouvement calme et continu, avec assez de largeur, mais aussi sans beaucoup d’éclat, sans ce coloris que l’âme émue de Fénelon répandra sur son langage. Non cependant que l’amour de d’Urfé pour le Forez ne se reflète dans plus d’une peinture, non qu’il ne parle avec une sensibilité vraie de ces rives fortunées où la beauté des âmes s’unissait à celle de la nature ; que ce Lignon qu’il a rendu célèbre ne devienne quelquefois pour lui, selon l’observation d’un contemporain, un fleuve du Parnasse[7] ; mais l’imagination du style, le génie de l’expression, ces cachets qui marquent les œuvres durables, lui font défaut d’ordinaire. Peut-être même une des causes de la vogue immense dont a joui son roman, c’est qu’il ne dépassait pas, en général, le niveau commun des esprits, c’est qu’il ne devançait pas le goût des lecteurs contemporains.

Bien des circonstances se réunissent d’ailleurs pour expliquer le succès de l’Astrée. Cet ouvrage, où respire la félicité de la campagne, et que les plus douces émotions remplissent tout entier, venait à point après les agitations des partis, les clameurs de la controverse violente, les crimes des guerres de religion. On se réfugiait avec délices dans de calmes solitudes, pour y entendre parler de paix et de bonheur, pour assister à d’innocentes conversations où s’échangeaient de tendres propos. La galanterie du roi de Navarre, qui mêlait la passion aux goûts voluptueux de la cour des Valois, avait en outre renouvelé le règne des grands sentiments, et rendu à l’amour, jadis épuré au foyer de la foi chevaleresque, quelque chose de sa dignité ou du moins de sa poésie.

Au premier abord, ce pêle-mêle de noms historiques et mythologiques, d’aventures romanesques et burlesques, de fictions et d’événements réels, étonne dans l’Astrée et trouble l’esprit. Cependant, une fois initié à ce monde de cheyaliers, de bergères, d’enchanteurs, on finit par y circuler avec aisance, et même avec un certain plaisir. La composition, fort compliquée sans doute, ne manque pas d’unité. Le sujet principal et l’intérêt dominant cheminent, sans trop d’encombre, à travers le dédale de nombreux épisodes accessoires : l’auteur tient d’une main habile le fil délié qui nous peut guider dans ce labyrinthe. De plus il possède une connaissance assez profonde du cœur humain, quoique chez lui, comme le remarquait Fontenelle, moins judicieux dans ses Pastorales que dans cette critique, les bergers se montrent parfois de pointilleux sophistes[8] ; il comprend le jeu des passions, et surtout analyse avec finesse le sentiment de l’amour. Des contrastes piquants résultent de deux caractères très-bien soutenus qu’il a su opposer l’un à l’autre : celui de Sylvanire, qui représente la tendresse fidèle dont la langueur se nourrit de soupirs, et celui d’Hylas, type de l’humeur volage, toujours prête à courir librement après de nouvelles jouissances. Dans la physionomie de ce dernier personnage, où éclate une vivacité toute française, perce le scepticisme, qui devait plus tard discréditer la passion en la rendant ridicule. Honoré d’Urfé a tracé ce portrait en maître, et sa complaisance à l’achever me permettrait peu de croire que les soucis d’une tendresse éternelle aient trouvé place dans son cœur. Il semble qu’il ait voulu nous offrir lui-même la contre-partie du roman sérieux[9]. Son bon sens moqueur, sa plume élégante et légère, donnent alors un avant-goût du dix-huitième siècle.

Au reste, pour apprécier justement l’Astrée, on sentira le besoin d’accepter les habitudes du monde où a vécu d’Urfé. Sans doute, on serait aujourd’hui fort choqué d’entendre, au milieu et aux dépens de l’action, disserter si longuement à tout propos, parler de tout et faire intervenir Platon lui-même avec sa philosophie, assez peu comprise, assez mal exposée. Mais ces interminables dialogues répondaient au goût de la société française, douée à un degré si éminent de l’esprit de conversation. Ces discussions subtiles, qui excitent notre impatience, allaient à la curiosité d’une époque empressée de tout examiner, qui, lasse d’agir, se reposait dans ce raffinement de la pensée. Sur ces considérations on peut insister avec pleine raison. Un point plus contestable, c’est la parfaite moralité de l’œuvre[10]. Pour l’établir, on alléguera, il est vrai, des autorités fort respectables. De saints évêques, entre lesquels on remarque saint François de Sales, n’ont pas refusé à l’Astrée leur approbation[11]. Lingendes, l’un des premiers qui aient illustré la chaire chrétienne parmi nous, ne craignait pas de citer, entre les livres qu’il aimait le mieux, l’Astrée à côté de la Bible.

J’oserai le dire, toutefois : malgré ces témoignages imposants, le roman de d’Urfé, considéré dans son ensemble, ne me semble pas beaucoup plus moral que les autres ouvrages de ce genre qui exaltent la passion par le tableau des égarements du cœur. Fussent-ils destinés à les combattre, ce sont des antidotes dangereux, qui se tournent souvent en poisons. Dans l’Astrée, on ne saurait sans illusion voir une école de vertu. Çà et là, au contraire, on y trouve, comme le fait observer Bayle, un langage ou même des peintures trop libres ; et en général les femmes y paraissent moins attachées aux lois de la pudeur et du devoir qu’elles ne sont pleines de l’idée fastueuse d’une dignité voisine de l’orgueil : elles sont plutôt hautaines qu’ennemies du vice.

Ces opinions ne sont pas tout à fait celles de M. Bonafous. Avec une prédilection qui s’explique par son long commerce avec d’Urfé, il a eu pour lui les yeux de ses contemporains. La critique moderne a le droit d’être plus sévère : elle le sera, pour être équitable. Néanmoins, en jugeant une réhabilitation complète de l’Astrée et des autres livres de cette école tout à fait impossible, en déclarant même que de nos jours la curiosité littéraire fera seule pousser jusqu’au bout cette lecture, elle se gardera aussi de l’écueil d’une sévérité outrée et dédaigneuse. À un succès si prolongé, même auprès de connaisseurs habiles, ne doit-on pas assigner des motifs sérieux ? En lisant ce roman, Henri IV, à qui en furent dédiées les deux premières parties, quoiqu’il n’aimât pas l’auteur, ancien soldat de la Ligue, oubliait les douleurs de la goutte et les fatigues de l’insomnie[12]. Patru l’admirait dès le collège ; et dans ses Historiettes Tallemant des Réaux nous apprend que, chez le cardinal de Retz, l’on tenait à honneur de bien savoir son Astrée. Longtemps après cette époque, on puisait à cette source presque tous les sujets traités au théâtre : de là, pour désigner une comédie, on disait une pastorale[13]. La Fontaine, qui en tira un opéra assez maigre, jugeait exquise l’œuvre de d’Urfé. Il nous raconte qu’il l’avait lue, étant petit garçon, et que, sa barbe grisonnant, il y revenait encore. Pellisson nommait d’Urfé « l’un des plus rares et des plus merveilleux esprits de la France. » La Rochefoucauld était, lui aussi, grand partisan de l’Astrée. Le suffrage du rigide Boileau ne lui a pas non plus été refusé[14]. Ce roman faisait rêver J. J. Rousseau, jeune et confiant dans l’avenir[15] ; il le consolait vieux, mécontent de lui-même et des autres, en proie aux chimères d’une imagination égarée.

C’est que d’Urfé sait en effet parfois attendrir ou élever nos âmes. Il offre quelques situations dont l’intérêt est durable, parce qu’il a sa source dans la nature du cœur humain. De ce nombre est le combat de générosité que se livrent, à l’exemple d’Oreste et Pylade, Céladon et Astrée, lorsque tous deux, placés entre les mains d’un ennemi maître de leurs jours, se disputent l’avantage de mourir l’un pour l’autre. Dans ses nombreuses fictions, il en est aussi qui ne manquent ni de poésie ni de grandeur. Telle est celle où, sous les yeux étonnés du chevalier Alcidon, les ondes de la fontaine de Vaucluse se soulèvent tout à coup, et le dieu qui préside aux destinées de la Sorgues paraît pour annoncer la gloire future de Pétrarque. Des souvenirs de notre ancienne histoire sont en outre heureusement évoqués. D’Urfé, nourri des traditions de nos ancêtres, en traçant des peintures animées de plusieurs beaux faits dont la Gaule a été le théâtre, n’omet aucune occasion d’ajouter aux titres d’illustration qui font le patrimoine du pays.

Une autre circonstance ne fait pas moins d’honneur à cet écrivain : l’Astrée est un genre nouveau qu’il a introduit dans notre littérature. Il ne rencontra pas chez nous ses modèles ; il les chercha dans deux contrées voisines qui avaient jusque-là tenu en Europe le sceptre des arts. C’est ce que nous montre M. Bonafous par une savante discussion sur les sources de l’Astrée. On sait de quelle vogue jouissait alors l’Aminte, si admirée par tous les beaux esprits du temps, et par le sévère Malherbe lui-même ; on ne sera donc pas surpris que l’Astrée réfléchisse en plusieurs endroits une teinte affaiblie de la tendre et brillante imagination du Tasse. Le Pastor fido a marqué également de son empreinte la composition de d’Urfé ; celui-ci, dans la peinture des caractères et dans les situations de son roman, s’est visiblement souvenu de Guarini. Il a fait encore quelques emprunts à d’autres poètes italiens, en particulier à Sannazar, célèbre par son Arcadie. De plus, il n’a pas peu mis à contribution la littérature espagnole, dont la pastorale est, comme on ne l’ignore pas, le genre classique ; nous y trouvons même son guide le plus habituel, l’auteur de Diane, Montemayor, que, suivant l’opinion de M. Bonafous, il a complètement surpassé.

On ne saurait nier cependant que, malgré ces imitations incontestables, un riche fonds d’invention personnelle n’appartienne à d’Urfé ; et ici une question se présente, qui a fort préoccupé ses contemporains, qui, même pour notre époque, n’a pas perdu tout son intérêt : quelle est la part, dans l’Astrée, de la fiction et de la vérité historique ; en d’autres termes, quels faits ou quels hommes y sont cachés sous des voiles plus ou moins transparents ? C’est là une recherche délicate et pleine de difficultés, mais piquante. Que d’Urfé, dont la vie fut longtemps si active, se soit isolé de tout ce qui était autour de lui, qu’il ait négligé de s’inspirer des événements placés sous ses yeux, que son pinceau n’ait pas reproduit quelques traits des physionomies les plus saillantes de son siècle, on ne peut nullement le supposer. Comment ne pas voir, dans la chevaleresque figure du roi des Visigoths Euric, notre belliqueux et galant Henri IV ? D’autres allusions et d’autres portraits ne seraient pas beaucoup plus difficiles à reconnaître. Mais il faut se garder aussi de vouloir appliquer sans restriction cette clef historique à l’intelligence de tout le roman. D’Urfé lui-même a protesté contre ces interprétations forcées, en s’adressant ainsi au lecteur dans la préface de son premier volume : « Si tu en trouves qui assurent que Céladon est un tel homme et Astrée une telle femme, ne leur réponds rien ; car ils savent assez qu’ils ne savent ce qu’ils disent. »

L’admiration du temps, avec le goût du merveilleux qui s’y mêle d’ordinaire, n’en publia pas moins, comme nous l’apprend un morceau curieux de Patru[16], que l’Astrée n’était autre chose que l’histoire romancée de son auteur : supposition aussi vite accueillie par l’enthousiasme et accréditée par la vogue, qu’elle était peu conforme à la vérité. En premier lieu, d’Urfé ne fut pas un Céladon ; surtout il ne trouva pas d’Astrée ; mais il épousa Diane de Châteaumorand, qui avait été mariée en première noces à son frère aîné[17] ; et ce fut dans des vues de fortune qu’il s’unit à cette femme bizarre et dédaigneuse à l’excès, dont la compagnie lui devint bientôt insupportable. Voilà, nonobstant les clefs de l’Astrée, la réalité un peu triste et nue, qu’un historien véridique doit substituer à de séduisantes, mais très-mensongères fictions.

Après qu’il a porté dans cette question la lumière d’une critique intelligente, M. Bonafous, pour nous faire connaître tout ce qui est relatif au roman aussi bien qu’à son auteur, se demande quelle en a été l’influence, et il ne craint pas d’affirmer qu’elle a été immense. À l’entendre même, « l’urbanité française daterait de l’Astrée ; » mais ce serait lui assigner une origine trop rapprochée de nous. N’était-elle pas en honneur dans ces cercles séducteurs et brillants auxquels présidait Catherine de Médicis, la Junon de la cour, ainsi que l’appelait Brantôme ? Reportons plus loin nos souvenirs : au temps des tournois et des croisades, nos pères Font-ils donc ignorée ? Certes, chez les compagnons de Joinville et de saint Louis, s’il y avait moins de cette politesse factice qui règne de nos jours, combien ne florissait-elle pas avec plus d’éclat cette urbanité, qui, naissant du respect de soi et des autres, se confond avec l’honneur, et resserre si étroitement les liens de la société ?

Non content d’étudier dans d’Urfé le prosateur et le romancier, M. Bonafous a encore envisagé le poëte. À vrai dire, en le lisant, on comprend mieux tout le mérite de Malherbe, qui mourut trois ans avant lui et qui d’ailleurs encourageait peu ses efforts, l’avertissant avec une rude franchise « qu’il était trop bon gentilhomme pour s’exposer à faire de mauvais vers. » Malgré ce grave témoignage, on doit féliciter M. Bonafous d’avoir révisé des titres trop complètement oubliés. L’œuvre ne demandait pas peu de dévouement et de patience : car la Sylvanire seule de d’Urfé contient neuf mille vers ; et l’on jugera sans doute que le critique a montré un rare courage en étudiant jusqu’au bout cette pastorale, écrite en vers non rimés, puisqu’à raison de cette dernière circonstance elle lui a fait éprouver, comme il l’atteste, neuf mille déceptions. D’Urfé a chanté en outre dans le Sireine[18] un amour constant et malheureux. Des paraphrases de psaumes et d’autres poésies sacrées sont enfin, avec quelques pièces inédites d’un genre différent[19], sorties de sa plume féconde.

Ces travaux, quoiqu’ils aient paru assez tard, datent pour la plupart de la jeunesse de d’Urfé. Combien alors les destinées de la poésie n’étaient-elles pas parmi nous incertaines et flottantes ? On s’égarait par défaut de naturel : Amour, s’écrie d’Urfé, en commençant le récit des malheurs de son berger :


Amour, qui seul en fus l’auteur,
Laisse pour quelque temps mon cœur,
Et viens sur ma langue les dire ;


On ne s’égarait pas moins par une recherche minutieuse et peu intelligente des effets de la nature. M. Bonafous nous offre de cette prétention malheureuse un singulier exemple, lorsqu’il cite, dans le Sireine, une réticence ou plutôt une abréviation, qui, pour exprimer un accident possible, n’en est pas moins ridicule :

Ce papier pour qui j’ai pleuré,
Tu le donneras à Siré…
Et le reste du mot s’arrête
Pris au palais…

Le poëte dramatique, Jacques de La Taille, avait vers ce temps recouru au même moyen dans la tragédie de Darius :

Ma mère et mes enfants aie en recommanda…[20]
Il ne put achever ; car la mort l’engarda[21].

L’Astrée renferme aussi un assez grand nombre de vers. Avec les précédents ils n’assignent certes pas à d’Urfé un rang distingué sur le Parnasse. Toutefois je ne serai pas aussi sévère que Malherbe, et même que M. Bonafous : je ne refuserai pas de reconnaître dans d’Urfé les germes du génie poétique. Je n’en veux pour preuve que le passage suivant, où l’on trouve, avec un tour facile, un abandon qui n’est pas sans grâce. Il roule sur un thème fort usité, l’inconstance des femmes ; c’est un berger qui se plaint en ces termes :

Mais devais-je prétendre en cet esprit léger
 Amour moins passagère ?
Car, puisqu’elle était femme, il fallait bien juger
 Qu’elle serait légère.


L’onde est moins agitée et moins léger le vent,
 Moins volage la flamme,
Moins prompt est le penser que l’on va concevant,
 Que le cœur d’une femme.

Nous avons jugé d’Urfé en partie sur les pièces du procès que nous fournit M. Bonafous. Il ne nous reste qu’à nous résumer sur le rapporteur lui-même. On ne lui contestera pas une étude scrupuleuse de son sujet. Aux qualités essentielles que suppose une saine critique, il joint une érudition peu commune. Non-seulement il connaît à fond nos auteurs de toutes les époques ; il possède encore la littérature des principales contrées de l’Europe, et particulièrement de l’Italie. Mais on regrette chez lui l’absence de quelques-unes de ces qualités qui donnent aux productions de l’esprit de la saillie et du relief, qui leur assignent véritablement un rang à part. En d’autres termes, l’originalité manque trop à son travail, qui, le plus souvent, n’est qu’une simple exposition historique. Le style clair et généralement correct pourrait aussi offrir plus de vie et de concision, parfois plus de distinction et de finesse. Mais, au lieu d’insister sur ces imperfections de la forme, je relèverai de préférence dans ce livre quelques assertions, qui, pour avoir été fréquemment reproduites, n’en sont pas moins des erreurs. Par exemple, je n’aime pas qu’un humaniste distingué répète contre Euripide des imputations dont justice devrait être faite depuis longtemps. À propos de ce peintre éminent des passions, qu’il est convenu d’attaquer sur des points où il serait si aisé de le défendre, M. Bonafous exprime la pensée que le chœur était une institution républicaine et ne pouvait par ce motif fleurir sous le despotisme impérial. En cela le chœur ne fit qu’éprouver le sort commun aux lettres et aux arts, tout s’affaissant à la fois par la décadence des mœurs et de l’esprit public. Ce que l’on peut affirmer plus sûrement, c’est que le chœur n’était ni romain ni français, mais essentiellement grec, ou plutôt qu’il n’est propre qu’aux époques héroïques et théocratiques.

Par une autre concession aux opinions reçues, M. Bonafous accuse la faiblesse de nos poésies religieuses, et veut la prouver en s’autorisant « de l’exemple du grand Corneille, » dans sa Paraphrase de l’Imitation de Jésus-Christ. Mais si l’on considère l’époque où elle a paru, on reconnaîtra qu’il serait injuste de lui refuser tout mérite. On peut aisément y signaler de belles strophes et même des passages dignes de prendre place parmi les odes qui honorent notre littérature. Malheureusement fort peu lisent cette traduction, et beaucoup la condamnent. Les propos que l’on a entendu tenir, on les tient à son tour ; ils passent dans l’usage et s’accréditent sans examen. C’est ainsi que chacun médit de son temps : M. Bonafous obéit à cet entraînement quand il parle « de notre siècle efféminé auquel la lecture des romans est devenue nécessaire, » et, un peu plus loin, « de notre société corrompue. » Mais il ne songe pas que la fiction, sous des formes naturellement différentes, est un besoin impérissable de l’esprit humain, qu’elle n’a peut-être jamais obtenu plus de vogue que dans les époques les plus rudes et les plus belliqueuses de notre histoire ; et quant à la corruption de nos jours, prétendre que celle du passé ne l’a pas égalée pour le moins, n’est-ce pas nous calomnier ?

M. Bonafous, par une disposition contraire à cette sévérité dont il nous accable, entreprend de réhabiliter les mœurs de Marguerite de Valois. Qu’Antoine d’Urfé[22] lui ait dédié une épître sur la beauté, nous ne voyons là rien d’injuste ; qu’il ait célébré son entendement, les grâces de son esprit, c’était là encore un hommage fort légitime ; mais qu’aujourd’hui M. Bonafous aille plus loin, on peut s’en étonner. Il est curieux d’opposer l’apologie de cette moralité fort suspecte, à ce que nous en dit, sur la foi des mémoires du temps, l’auteur des Études historiques[23].

Quelle que soit d’ailleurs la valeur de ces critiques de détail, le public ne refusera pas à l’ouvrage que nous avons apprécié l’estime dont il honore les travaux sérieux. Il aime qu’on l’entretienne de nos vieilles gloires, que l’on revise les arrêts de l’école classique, longtemps outrée dans ses dédains ; surtout il saura gré à M. Bonafous de lui avoir ménagé l’occasion d’une étude aussi agréable que facile. Chacun, par une lecture rapide, pourra désormais, grâce à son livre, connaître un roman qui a jadis excité, au milieu d’une société élégante et spirituelle, de si passionnées, de si durables sympathies, et dont plusieurs mots, reçus dans notre langue, rappelleront toujours l’antique popularité.

  1. Études sur l’Astrée et sur Honoré d’Urfé, par M. Bonafous, in-8o, 1846.
  2. Il est question dans les Lettres de Pasquier, XVIII, 8, « de l’ancienne et illustre maison d’Urfé en Forez. »
  3. Cette rivière sort des monts du Forez et se joint à la Loire au-dessus de Feurs.
  4. On croit que le corps de cet homme illustre fut transporté en France et enseveli à Boulieu, sépulture ordinaire de la famille d’Urfé, c’est-à-dire sur les bords du Lignon.
  5. vol. in-8o, Paris, imprimerie royale, 1839.
  6. Je me bornerai à un exemple ; je lis dans les Épîtres morales, II, 7 : « Les passions et les affections ont leurs effets selon l’âme où elles se rencontrent. Proprement, la forme des passions et des affections, c’est la perfection ou l’imperfection de l’âme. C’est pourquoi, ni au bien ni au mal, on ne doit ni louer ni blâmer que l’âme seule. » Opposons à ces mots les suivants, qui sont de Montaigne, I, 50 : « Les choses, à part elles, ont peut-être leurs poids, mesures et conditions ; mais au dedans, en nous, l’âme les leur taille comme elle l’entend… La santé, la conscience, l’autorité, la science, la richesse, la beauté et leurs contraires, se dépouillent à l’entrée et reçoivent de l’âme nouvelle vêture et la teinture qu’il lui plaît… Notre bien et notre nul ne tiennent qu’à nous. » Comme ce dernier langage peint à notre imagination ce que l’autre se borne à nous faire entendre !
  7. Étienne Pasquier : voy. ses Lettres, XVIII, 10.
  8. Fontenelle a d’ailleurs célébré par de jolis vers l’Astrée et son auteur.
  9. C’est le but que se proposa depuis Sorel, qui, dans son Berger extravagant, semble avoir eu particulièrement en vue de critiquer la partie sentimentale de l’Astrée.
  10. M. Bonafous, en louant d’Urfé d’avoir, dans son roman, « multiplié les caractères généreux, » lui donne l’avantage, à cet égard, sur la Fontaine, qui, au contraire, « a prodigué dans ses fables les caractères méchants. » Le rapprochement est au moins bizarre.
  11. Voyez l’Esprit de saint François de Sales, par Camus, évêque de Belley, t. VI, p. 119. Cf. Huet, Lettre à mademoiselle de Scudéri.
  12. Voyez les Mémoires de Bassompierre, année 1609. — D’Urfé ne donna la troisième partie qu’après un assez long intervalle de temps, comme pour laisser le loisir d’admirer, et cette partie fut dédiée à Louis XIII (1619).
  13. Segraisiana, 1721, in-8o, p. 145.
  14. Discours sur les héros de roman. — On peut voir sur d’autres suffrages importants que cet ouvrage a recueillis, Dunlop, History of fiction, t. III, p. 484.
  15. Voyez les Confessions, 1re partie, livre IV.
  16. Voyez, dans le tome II de ses Œuvres, les Éclaircissements sur l’histoire de l’Astrée.
  17. En 1600, après que celui-ci se fut voué à la vie religieuse. D’Urfé obtint, pour contracter cette union, une double dispense de Rome. Ajoutons que les d’Urfé ne laissaient pas d’avoir assez souvent besoin de dispense pour qu’un pape (Urbain VIII) ait dit avec humeur « qu’ils auraient besoin pour eux seuls d’une chancellerie pontificale et d’un pape tout entier. »
  18. Et non la Syreine, comme le dit la Biographie universelle : Sireine est le nom d’un berger.
  19. Notamment la Savoysiade, poëme que l’auteur n’eut pas le loisir de terminer et qui est resté manuscrit.
  20. Recommandation.
  21. L’empêcha.
  22. C’était le plus jeune des frères d’Honoré d’Urfé.
  23. Voy. M. de Châteaubriand, Analyse raisonnée de l’histoire de France, règne de Henri III. — M. Bonafous aurait pu lire dans des auteurs graves (voy. en particulier Niceron, Mémoires pour servir à l’histoire des hommes illustres de la république des lettres, t. VI, p. 222) qu’Honoré d’Urfé lui-même fut un des adorateurs heureux de Marguerite.