Les Fiancés (Montémont)/Chapitre XVII

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 4p. 170-182).



CHAPITRE XVII.

le jeune damien.


Que les cloches joyeuses s’ébranlent ; l’épouse approche ; la rougeur de ses joues a fait honte au matin, car sa lueur est pâle. Faites, grands saints, que ces nuages ne soient pas d’un mauvais présage.
Vieille Comédie.


Le jour des fiançailles[1] ou épousailles approchait ; et il paraît que ni la profession de l’abbesse, ni ses habitudes, n’étaient assez sévères pour l’empêcher de choisir le grand parloir du couvent pour cette sainte cérémonie, quoiqu’il fallût nécessairement introduire bien des hommes pour convives dans cet enclos virginal, et quoique la cérémonie fût elle-même le commencement d’un état auquel avaient renoncé les habitants du cloître. L’orgueil que donnait à l’abbesse la naissance d’Éveline et l’intérêt réel qu’elle prenait à l’élévation de sa nièce surmontèrent tous ces scrupules, et l’on voyait la vénérable mère au milieu d’un tracas peu habituel, tantôt donnant des ordres au jardinier pour que l’appartement fût orné de fleurs, tantôt à sa cellérière, au préchantre, et aux sœurs laïques de la cuisine, pour préparer un banquet magnifique, mêlant à ses ordres sur ce sujet mondain quelques exclamations sur leur vanité et leur indignité, et changeant de temps en temps les regards inquiets qu’elle jetait sur ces préparatifs en un regard solennel vers le ciel, en joignant les mains comme si elle eût gémi sur les pompes terrestres qu’elle surveillait avec tant d’embarras. Ensuite on voyait la bonne dame en consultation avec le père Aldrovand sur le cérémonial civil et religieux qui devait accompagner une solennité si importante pour sa famille.

Néanmoins les règles de la discipline, quoique adoucies pour un temps, n’étaient pas tout à fait oubliées. Il est vrai que la cour extérieure du couvent était ouverte aux hommes ; mais les plus jeunes sœurs et les novices de la maison étaient renfermées avec soin dans les appartements les plus retirés du bâtiment, sous la surveillance spéciale d’une religieuse vieille et maussade, ou, ainsi que la désignait la règle du couvent, d’une personne âgée, austère et vertueuse, qu’on nommait la maîtresse des novices, et qui ne pouvait permettre à ces dernières de souiller leurs yeux en regardant les plumes ondoyantes et les manteaux flottants des chevaliers. Quelques sœurs, vieilles amies de l’abbesse, restaient libres, semblables à ces marchandises qui, en termes de boutique, ne peuvent se gâter à l’air, et restent par conséquent sur le comptoir. Ces dames antiques se promenaient, affectant autant d’indifférence qu’elles éprouvaient de curiosité, et cherchaient indirectement à s’informer des noms et des vêtements, ainsi que des décorations, sans oser laisser percer tout l’intérêt qu’elles prenaient à ces vanités, comme l’indiquaient leurs questions.

Une forte troupe de lanciers du connétable gardait la porte du couvent, n’admettant dans l’enceinte sacrée que le petit nombre de ceux qui devaient être présents à la cérémonie ; ils étaient accompagnés de leurs principaux serviteurs ; et, tandis qu’on introduisait les premiers dans l’appartement qu’on avait décoré à cette occasion, les serviteurs, quoique retenus dans la cour extérieure, recevaient toutes sortes de rafraîchissements, et avaient l’amusement, si cher à la classe domestique, d’examiner et de critiquer leurs maîtres et leurs maîtresses à mesure qu’ils entraient dans les appartements préparés pour leur réception.

Parmi les domestiques ainsi occupés se trouvait le vieux Raoul, le chasseur, et sa joyeuse dame ; lui, tout glorieux et satisfait de sa casaque neuve en velours vert ; elle, belle et gracieuse avec la robe de soie jaune, garnie à grands frais d’une bordure de petit-gris : ils étaient également occupés à contempler ce beau spectacle. Les guerres les plus invétérées ont parfois une trêve ; le temps le plus froid et le plus orageux a ses heures de chaleur et de calme[2] : il en était de même de l’horizon matrimonial de cet aimable couple, qui, ordinairement couvert de nuages, s’était éclairci momentanément. La splendeur de leurs nouveaux vêtements, la gaieté du spectacle qui les entourait, aidées peut-être d’un bol de vin muscat que Raoul avait avalé, et d’une tasse d’hypocras qu’avait savourée sa femme, les faisaient paraître aux yeux l’un de l’autre plus agréables que d’habitude ; la bonne chère était pour eux ce que l’huile est pour une serrure rouillée dont elle fait mouvoir doucement et sans bruit les pièces qui sans elle ne marcheraient pas du tout, ou qui, par leurs cris, indiqueraient leur répugnance à se mouvoir. Le couple s’était placé dans une espèce de niche, à trois ou quatre pas au-dessus de la terre ; il s’y trouvait un petit banc de pierre d’où leur œil curieux scrutait avantageusement tous les convives qui entraient dans la cour.

Ainsi placés, et dans ce moment de calme, Raoul, avec son visage glacé, semblait représenter Janvier, le triste père de l’année ; et quoique Gillian eût passé la fleur délicate de Mai, le feu d’un grand œil noir et la teinte animée d’une joue pleine et cramoisie la faisaient ressembler au joyeux Août. La dame Gillian se vantait de savoir plaire à tout le monde par son caquet, quand il lui convenait de le faire, depuis Raymond Berenger jusqu’à Robin le palefrenier ; et, semblable à une bonne ménagère qui, pour n’en pas perdre l’habitude, daigne quelquefois accommoder un plat qu’elle ne destine qu’à son mari, elle jugea à propos d’exercer ses talents d’agrément sur le vieux Raoul, parvenant à vaincre par ses saillies de gaieté et de satire, non-seulement son caractère cynique pour tout le genre humain, mais sa disposition spéciale à être bourru envers son épouse. Ses plaisanteries, et la coquetterie qui les accompagnait, eurent un tel effet sur ce Timor des bois, qu’il releva son nez cynique, découvrit quelques dents éparses, comme un dogue qui s’apprête à mordre, et partit d’un éclat de rire qui ressemblait assez à l’aboiement d’un de ses chiens, puis s’arrêta tout court au milieu de l’explosion, comme s’il se fût rappelé tout à coup qu’il sortait de son caractère ; néanmoins, avant d’avoir repris sa gravité acrimonieuse, il jeta sur Gillian un regard qui fit que ses mâchoires en casse-noisettes, ses yeux pincés et son nez retourné, offrirent assez de ressemblance avec une des figures fantasques qui décorent le haut des vieilles basses de viole.

« Ceci ne vaut-il pas mieux que de frapper votre aimable femme avec votre courroie, comme si elle n’était qu’une chienne du chenil ? dit Août à Janvier.

— C’est vrai, » répondit Janvier d’un ton glacial ; « mais aussi vous agissez mieux que lorsque vous faites vos tours de chienne qui m’obligent à jouer de la courroie.

— Hum ! » dit Gillian d’un ton qui semblait indiquer qu’elle pensait différemment de son mari ; mais changeant aussitôt son ton pour en prendre un tendre et plaintif : « Ah ! Raoul, dit-elle, Vous rappelez-vous comme vous m’avez battue une fois, parce que feu notre lord, que Notre-Dame lui pardonne ! prit le ruban cramoisi de mon corset pour une pivoine ?

— Oui, oui, dit le chasseur, je me rappelle que notre vieux maître faisait pareilles méprises ; que Notre-Dame lui pardonne ! comme vous dites ; le meilleur chien peut perdre la piste[3].

— Et comment peux-tu, cher Raoul, souffrir que ta femme chérie soit si long-temps sans avoir une jupe neuve, dit dame Gillian.

— Comment ! tu en as une qui vient de notre demoiselle, qui serait digne d’une comtesse, » dit Raoul dont la sérénité était dérangée en touchant cette corde. « Combien te faudrait-il donc de jupes ?

— Seulement deux, bon Raoul ; seulement pour que l’on ne puisse compter l’âge des enfants d’après la date de la dernière robe de dame Gillian.

— Eh bien ! en bien ! il est dur qu’un homme ne puisse être de bonne humeur de temps à autre sans être obligé d’en payer contribution ; mais tu auras une jupe neuve à la Saint-Michel, quand je vendrai les peaux de daim pour la saison. Les cornes seules seront d’un bon rapport.

— Oui, oui, dit Gillian, je te dis toujours que les cornes valent mieux que la peau dans un bon marché. »

Raoul se détourna vivement, comme si une guêpe l’eût piqué, et l’on ne peut deviner ce qu’il aurait répondu à cette observation, qui paraissait si innocente, si un beau cavalier ne fût entré à cet instant dans la cour. Descendant de cheval comme les autres, il le remit à un écuyer dont les vêtements étaient éclatants de broderies.

— De par saint Hubert, c’est un beau cavalier et un destrier digne d’un comte ! dit Raoul, et c’est la livrée de milord le connétable. Cependant, je ne le connais pas.

— Mais moi, je le connais, dit Gillian ; c’est Randal de Lacy, le parent du connétable, et le meilleur homme qui ait jamais porté ce nom.

— Ah ! de par saint Hubert, j’ai entendu parler de lui. Le monde dit que c’est un débauché, un querelleur et un prodigue.

— Le monde ment de temps à autre, » dit sèchement Gillian.

« Et les femmes aussi, reprit Raoul ; mais il me semble qu’il t’a jeté un coup d’œil dans l’instant.

— Ton œil droit n’a jamais vu bien clair depuis que notre bon seigneur, que sainte Marie l’ait en repos ! te jeta un verre de vin au nez pour être entré trop hardiment dans son cabinet.

— Je suis bien étonné, » dit Raoul, comme s’il n’eût pas entendu, « que ce débauché vienne ici. J’ai ouï dire qu’on le soupçonnait d’avoir attenté à la vie du connétable, et qu’ils ne se sont pas parlé depuis cinq ans.

— Il vient d’après l’invitation de ma jeune maîtresse, je le sais parfaitement, dit dame Gillian, et il est probable qu’il fera moins de mal au connétable que celui-ci ne lui en a fait. Le pauvre homme a déjà assez souffert.

— Et qui te l’a dit ? » demanda Raoul d’un ton d’amertume.

« N’importe ; c’était quelqu’un qui le savait bien, » dit la dame, qui commença à craindre qu’en voulant montrer l’étendue de ses connaissances elle n’eût été un peu trop communicative.

« Il faut que ce soit le diable, ou Randal lui-même, dit Raoul ; car il n’y a que leur bouche qui soit capable de proférer pareil mensonge. Mais regardez, dame Gillian : qui est celui qui s’avance après lui comme un homme qui voit à peine comment il marche ?

— C’est votre ange de grâce, notre jeune écuyer Damien, dit la dame Gillian.

— C’est impossible ! reprit Raoul. Traite-moi d’aveugle si tu veux, mais je n’ai jamais vu un homme changer autant en quelques semaines ; ses vêtements sont en désordre, et il paraît couvert plutôt d’une housse que d’un manteau. Que peut avoir ce jeune homme ? Il s’arrête à la porte comme s’il voyait quelque chose qui l’empêchât d’entrer. Saint Hubert ! on dirait qu’il est ensorcelé !

— Vous le considériez toujours comme un si grand trésor ! dit Gillian ; regardez-le maintenant auprès de ce chevalier : il frémit, il tremble comme s’il avait perdu la tête.

— Il faut que je lui parle, » dit Raoul, oubliant son infirmité et s’élançant de son poste élevé ; « il faut que je lui parle, et, s’il est malade, j’ai mes lancettes et mes flammes pour saigner les hommes ainsi que les animaux.

— Et c’est le médecin qui convient à un tel malade, murmura Gillian ; un médecin de chiens pour un songe-creux qui ne connaît ni sa maladie, ni le moyen de la guérir ! »

Pendant ce temps, le vieux chasseur s’avançait vers la porte où Damien s’était arrêté dans l’incertitude apparente s’il entrerait ou non, sans avoir égard à la foule qui l’entourait, et dont il attirait l’attention par la singularité de sa conduite.

Raoul portait un véritable intérêt à Damien ; la principale raison en était peut-être que, depuis quelque temps, sa femme parlait de lui avec moins de respect qu’elle ne faisait en général pour les jeunes gens d’un beau physique. D’ailleurs il avait appris que ce jeune homme était un second sir Tristrem dans les jeux champêtres des bois ou des rivières, et il n’en fallait pas plus pour lier le cœur de Raoul avec une chaîne d’acier. Il vit avec peine que la conduite de Damien attirait l’attention générale et était en quelque sorte ridiculisée.

« Il se tient, » dit le bouffon de la ville, qui s’était mêlé à la foule, « comme l’âne de Balaam dans le mystère, quand il voit ce que lui seul peut voir. »

Un coup de fouet de Raoul le récompensa de cette heureuse comparaison, et le fou alla en hurlant chercher un auditoire plus favorable à sa plaisanterie. Raoul s’empressa d’arriver jusqu’à Damien, et, d’un ton bien différent de sa causticité ordinaire, le pria, pour l’amour de Dieu, de ne pas se donner en spectacle au public en restant fixé là comme si le diable était assis sur la porte, mais d’entrer, ou, ce qui vaudrait mieux, de se retirer et d’ajuster ses vêtements plus convenablement pour assister à une solennité qui touchait de si près sa maison.

« Et que trouvez-vous à redire à mes vêtements, vieillard ? » dit Damien, se retournant avec sévérité, comme un homme dont la rêverie a été interrompue brusquement.

« Avec tout le respect que je dois à votre valeur, reprit le chasseur, les hommes ne mettent pas ordinairement de vieux manteaux sur des habits neufs, et il me semble que le vôtre ne s’accorde pas avec votre habit et qu’il ne convient pas à cette noble cérémonie.

— Tu es un fou, reprit Damien, et ton esprit est aussi vert que ta tête est grise : Ne savez-vous pas que maintenant les jeunes et les vieux s’allient… s’unissent… s’épousent ?… et il faut qu’il y ait autant d’accord dans nos vêtements que dans nos actions.

— Pour l’amour de Dieu, milord, dit Raoul, ne prononcez pas ces paroles insensées et dangereuses ! D’autres oreilles que les miennes pourraient les entendre, elles pourraient être rendues par de pires interprètes. Il peut y en avoir ici qui trouvent du mal dans les moindres mots, comme je découvrirais un daim par ses poils. Vous êtes pâle, milord ; votre œil est enflammé ; pour l’amour de Dieu, retirez-vous !

— Je ne me retirerai pas, » dit Damien avec plus d’égarement, « avant d’avoir vu lady Éveline.

— Pour l’amour de tous les saints, s’écrit Raoul, pas à présent ! Vous ferez un mal incroyable à milady en vous présentant devant elle dans cet état.

— Vous croyez ? » dit Damien, que cette remarque calma, et qu’elle mit à même de recueillir ses pensées égarées ; « le croyez-vous réellement ? je pensais voir encore une fois… Mais, non ; vous avez raison, vieillard. »

Il quitta la porte, comme pour se retirer ; mais avant d’avoir pu accomplir son dessein, il devint encore plus pâle, chancela, et tomba sur le pavé avant que Raoul pût s’avancer pour le soutenir, tout inutile qu’eût été son soutien. Ceux qui le relevèrent furent surpris de voir ses vêtements tachés de sang, ainsi que son manteau que Raoul avait critiqué. Un homme à l’air grave, enveloppé d’un manteau sombre, sortit de la foule.

« Je savais bien ce qu’il en arriverait, dit-il ; j’ai pratiqué la saignée, j’ai ordonné le repos et le sommeil, selon les aphorismes d’Hippocrate ; mais si les jeunes gentilshommes négligent l’ordre du médecin, la médecine s’en venge. Il est impossible que ces bandes et ces ligatures, arrangées par mes mains, se soient défaites, sinon pour venger les préceptes de l’art négligés.

— Que signifie ce bavardage ? » dit la voix du connétable, qui fit taire toutes les autres. On lui avait appris l’événement de Damien au moment où l’on venait d’achever la cérémonie des épousailles, et il ordonna sévèrement au médecin de replacer les bandes qui avaient glissé du bras de son neveu. Aidant lui-même à soutenir le malade, avec toute l’inquiétude et l’agitation de celui qui voit un proche parent, regardé jusqu’alors comme l’héritier de sa renommée et de sa famille, étendu devant lui dans une situation aussi dangereuse.

Mais les chagrins du riche et du puissant sont souvent mêlés à l’impatience du bonheur interrompu. « Que signifie ceci ? » demanda-t-il sévèrement au médecin ; « je vous envoie ce matin pour soigner mon neveu, à la première nouvelle de sa maladie : j’ordonne qu’on ne lui permette pas de faire le moindre effort pour se présenter à la cérémonie de ce jour ; cependant je le trouve ici et dans cet état.

— Sauf votre plaisir, milord, » reprit le médecin avec un air d’importance, que même la présence du connétable ne pouvait rabattre, « curatio est canonica, non coacta ; ce qui signifie que le médecin guérit par le recours aux règles de l’art, par les conseils et les ordonnances, mais non par la force contre son malade, qui ne peut éprouver aucun bien s’il ne se soumet pas volontairement aux ordres de son médecin.

— Ne m’étourdissez pas de votre jargon, dit de Lacy ; si mon neveu était assez imprudent pour se rendre ici emporté par la fougue du délire, vous auriez dû avoir le bon sens de l’en empêcher, quand vous auriez dû employer la force.

— Il est possible, » dit Randal de Lacy en se joignant à la foule qui, oubliant le sujet qui l’avait réunie, entourait Damien, « il est possible que la pierre d’aimant qui attirait ici notre parent ait été plus puissante que tout ce que le médecin put faire pour le retenir. »

Le connétable, toujours occupé de son neveu, leva la tête en entendant Randal ; et quand il eut achevé de parler, il lui demanda avec beaucoup de froideur : « Ah ! beau parent, de quel aimant parlez-vous ?

— Certes, reprit Randal, de l’amour et du respect de votre neveu pour Votre Seigneurie, lesquels, sans y ajouter son respect pour lady Éveline, doivent l’avoir forcé à se rendre ici, dès l’instant où ses jambes étaient en état de l’y transporter… Et voici l’épouse qui vient en toute charité, je pense, le remercier de son zèle.

— Quel malheur est-il arrivé ? » dit lady Éveline en s’avançant, effrayée du danger de Damien, qu’on lui avait annoncé subitement ; « mes secours peuvent-ils être bons en quelque chose ?

— En rien, lady, » dit le connétable, se levant d’auprès de son neveu et prenant la main d’Éveline ; « votre bonté est déplacée ici. Cette assemblée mélangée, cette confusion indécente, ne conviennent pas à votre présence.

— Si je puis être utile, milord, » dit Éveline avec empressement ; c’est votre neveu qui est en danger, mon libérateur ; un de mes libérateurs, voulais-je dire.

— Il est bien soigné par son chirurgien, » dit le connétable en reconduisant dans le couvent son épouse contrariée, tandis que le médecin s’écria d’un air de triomphe : « Milord, le connétable fait bien de retirer sa noble dame du bataillon des empiriques en jupon, qui, semblables à autant d’amazones, fondent sur le cours régulier de la pratique médicale, et l’interrompent par leurs pronostics pétulants, leurs recettes téméraires, leur mithridate, leurs somnifuges, leurs amulettes et leurs charmes. Un poète dit avec raison :

Non audet, nisi quæ didicit. Dare quod medicorum est,
Promittunt medici ; tractant fabritia fabri[4]. »

Tout en répétant ces deux vers avec beaucoup d’emphase, le docteur laissa retomber le bras de son malade, afin de pouvoir accompagner d’un geste la cadence : « Voilà, dit-il aux spectateurs, ce que nul de vous ne peut comprendre… Non, de par saint Luc, ni le connétable lui-même.

— Mais il sait fouetter un chien qui s’amuse quand il devrait être occupé, dit Raoul ; et par cet avis il imposa silence au chirurgien, qui se remit à son devoir, en faisant transporter le jeune Damien dans un appartement de la rue voisine, où les symptômes de la maladie semblèrent plutôt augmenter que diminuer ; et exigèrent bientôt tout le talent et toute l’attention du médecin.

Le contrat de mariage venait d’être signé quand on apprit, comme nous l’avons déjà dit, la maladie de Damien. Lorsque le connétable reconduisit son épouse dans l’appartement où la compagnie était assemblée, leur visage offrait une inquiétude et une confusion qui ne diminuèrent pas quand Éveline retira brusquement sa main de celle du connétable, en observant qu’elle était teinte de sang, et qu’elle-même en avait à ses doigts. Elle fit une légère exclamation en montrant cette tache à Rose, et lui dit en même temps : « Que présage ceci ?… Est-ce la vengeance du doigt sanglant qui commence déjà ?

— Cela ne présage rien, ma chère maîtresse, reprit Rose ; ce sont nos propres craintes qui sont nos prophètes[5], non ces bagatelles que nous prenons pour augures. Pour l’amour de Dieu, parlez à Milord ; il est surpris de votre agitation.

— Qu’il m’en demande la cause, dit Éveline ; il vaut mieux la lui dire, s’il s’en informe, que de la lui apprendre sans qu’il la demande. »

Le connétable, pendant qu’Éveline parlait avec sa suivante, avait aussi remarqué que, dans son empressement de secourir son neveu, du sang avait coulé sur ses mains et qu’il en avait taché les doigts de sa fiancée. Il s’avança pour offrir ses excuses de ce qui, dans un pareil moment, semblait presque un présage : « Belle dame, dit-il, le sang d’un vrai Lacy ne peut jamais vous présager que la paix elle bonheur. »

Éveline, qui semblait vouloir répondre, ne pouvant assez tôt trouver des paroles, la fidèle Rose, au risque d’encourir le reproche de trop de hardiesse, se hâta de dire au connétable : « Toute demoiselle croira ce que vous dites, mon noble lord, sachant combien ce sang a toujours été prêt à couler pour protéger les affligés, et si récemment pour notre propre secours.

— Bien dit, petite, reprit de Lacy ; et lady Éveline est heureuse d’avoir une suivante qui sache si bien parler quand il lui plaît de garder le silence… Allons, milady, ajouta-t-il, espérons que cet accident arrivé à mon parent n’est que comme un sacrifice fait à la fortune, qui ne permet pas que le jour le plus brillant s’écoule sans un nuage. Damien, je l’espère, se rétablira promptement ; et n’oublions pas que les gouttes de sang qui vous alarment ont été tirées par un instrument salutaire, et sont des signes de guérison plutôt que de maladie. Allons, milady, votre silence décourage nos amis, et peut leur faire croire que nous ne sommes pas satisfaits de les voir. Permettez que je sois votre écuyer. » Il dit, et prenant une aiguière d’argent et une serviette sur le buffet, qui était chargé d’argenterie, il les présenta à genoux à son épouse.

Faisant un effort pour se débarrasser de l’alarme où l’avait jetée un rapport idéal de l’accident actuel avec l’apparition de Baldringham, Éveline, partageant la gaieté de son fiancé, se préparait à le relever, quand elle fut interrompue par l’arrivée d’un messager, qui, entrant dans la chambre sans cérémonie, apprit au connétable que son neveu était si mal, que, s’il voulait le voir vivant, il fallait qu’il se rendît tout de suite à son logement.

Le connétable se releva promptement, fit en peu de mots ses adieux à Éveline et à ses convives, qui, déconcertés par cette nouvelle affligeante, se préparaient à se disperser, quand tout à coup entra dans l’appartement un appariteur ou sergent de la cour ecclésiastique, à qui son habit d’office avait obtenu l’entrée libre dans l’enceinte de l’abbaye.

« Deus vobiscum, dit l’appariteur ; je voudrais savoir lequel de cette belle compagnie est le connétable de Chester ?

— C’est moi, répondit de Lacy ; mais si ton message n’est pas des plus pressés, je ne puis te parler maintenant ; je suis engagé dans des affaires où il y va de la vie et de la mort.

— Je prends tout le peuple chrétien à témoin que je me suis acquitté de mon devoir, » dit l’appariteur en plaçant dans la main du connétable une bande de parchemin.

« Que signifie ceci, drôle ? » dit avec indignation le connétable ; « pour qui votre maître l’archevêque me prend-t-il, en agissant envers moi avec tant de discourtoisie, en me citant à comparaître devant lui, plus comme un coupable que comme un ami ou un noble.

« Mon gracieux lord, reprit l’appariteur, ne doit rendre compte qu’à notre saint père le pape de l’exercice du pouvoir qui lui est confié par les canons de l’Église. « La réponse de votre Seigneurie à ma citation ?

— L’archevêque est-il en cette ville ? » demanda le connétable, après un moment de réflexion. « Je n’avais pas connaissance de son intention de se rendre ici, encore moins de son projet d’exercer son autorité dans ces lieux.

— Mon gracieux lord l’archevêque, dit l’appariteur, vient d’arriver en cette ville, dont il est métropolitain ; et, d’ailleurs, par sa commission apostolique de légat à latere, il a juridiction plénière dans toute l’Angleterre, comme pourraient bien s’en apercevoir quelque soit leur rang tous ceux qui oseraient désobéir à ses ordres.

— Écoute-moi, drôle, » dit le connétable en regardant l’appariteur avec colère : « si ce n’était pas certain respect, avec lequel je te promets que ton capuchon crasseux n’a rien à démêler, il aurait mieux valu pour toi avaler ta citation, le cachet et tout, que de me la remettre en y ajoutant tes impertinences. Pars d’ici, et va dire à ton maître que je le verrai dans une heure ; dans ce moment je dois aller visiter un parent malade. »

L’appariteur quitta l’appartement d’une façon un peu plus humble qu’il n’y était entré, laissant les convives assemblés se regarder en silence d’un air déconcerté.

Le lecteur doit se rappeler combien était pesant le joug que la suprématie romaine imposait au clergé et aux laïques de l’Angleterre, sous le règne de Henri II, jusqu’à la tentative que fit ce sage et courageux monarque pour affermir l’indépendance de son trône, dans l’affaire mémorable de Thomas Becket, qui eut un résultat si malheureux, que, semblable à une révolte étouffée, elle ne fit qu’accroître la force de la domination de l’Église. Depuis la soumission du roi, dans cette malheureuse lutte, la voix de Rome avait une double puissance quand on l’entendait, et les pairs les plus hardis de l’Angleterre trouvaient qu’il était plus sage de se soumettre à ses ordres impérieux que de provoquer une censure spirituelle qui avait tant d’influence sur le séculier. Il s’ensuivit que la légèreté et le mépris avec lequel le prélat Baudouin traitait le connétable, jeta dans un étonnement glacial les amis qui étaient réunis pour être témoins des épousailles, et lorsqu’il tourna sur eux son œil impérieux, il vit que plusieurs de ceux qui l’auraient soutenu à la vie, à la mort, en toute autre querelle, eût-elle été contre son souverain, pâlissaient à l’idée d’une querelle avec l’Église. Embarrassé, et en même temps indigné de leur timidité, le connétable se hâta de les congédier, avec l’assurance générale que tout irait bien, que l’indisposition de son neveu était un léger accident exagéré par un médecin pédant, et aggravé par son manque de soin ; et que le message de l’archevêque, remis avec si peu de cérémonie, n’était que la suite d’une familiarité mutuelle et amicale, qui leur faisait quelquefois, par plaisanterie, rejeter ou négliger les formalités sociales les plus ordinaires. « Si j’avais besoin de parler au prélat Baudouin pour une affaire pressante, l’humilité de ce digne pilier de l’Église, et son indifférence pour les formalités sont telles, que je ne craindrais pas de l’offenser, dit le connétable, en lui envoyant le moindre palefrenier de ma troupe pour lui demander audience.

Quoiqu’il parlât ainsi, il y avait quelque chose dans sa physionomie qui démentait ses paroles ; et ses amis et ses parents se retirèrent les yeux baissés et l’âme inquiète, comme s’ils eussent quitté un banquet funéraire.

Randal fut le seul qui, ayant suivi attentivement tous les détails de cette affaire pendant la soirée, osa approcher son cousin au moment où il quittait la maison, et lui demander, « au nom de leur amitié renouvelée, s’il n’avait pas d’ordre à lui donner, » l’assurant avec un regard plus expressif que ses paroles, qu’il ne serait pas froid à le servir.

« Je n’ai rien qui puisse occuper votre zèle, beau cousin, » repartit, le connétable d’un ton qui semblait mettre en doute sa confiance ; et le salut d’adieu dont il accompagna ces mots ne laissa à Randal aucun prétexte pour le suivre, comme il paraissait en avoir eu l’intention.





  1. Ce mot est dans le texte anglais.
  2. The most inveterate wars have their occasional terms of truee ; the most bitter and boisterous weather its hours of warmth and calmness.
  3. The best hound will hunt counter.
  4. Pour parler il faut savoir ; c’est aux médecins seuls à ordonner des médecines ; chaque artisan doit s’occuper de son métier. a. m.
  5. It is our own fears that are prophets.