Les Géorgiques/Livre II

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Traduction par divers traducteurs sous la direction de Charles Nisard.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètesFirmin Didot (p. 192-204).
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LIVRE II. [modifier]

(2, 1) J'ai chanté jusqu'ici la culture des champs et le cours des astres. C'est toi maintenant, ô Bacchus, que je chanterai, et avec toi les arbres des forêts, et le fruit du tardif olivier. Viens, père de la vigne ; tout ici est plein de tes dons ; par toi la terre embellie se charge des pampres de l'automne ; par toi la vendange coule à pleins bords dans les pressoirs écumants : dieu des raisins, mets bas tes cothurnes, et viens avec moi rougir tes jambes nues dans les flots d'un vin nouveau.

D'abord les arbres naissent d'une manière très-diverse. (2, 10) Les uns, sans y être forcés par la main des hommes, viennent d'eux-mêmes dans les champs, et croissent à l'aventure le long des fleuves tortueux, comme l'osier flexible, les tendres genêts, le peuplier, et le saule dans sa verdoyante blancheur. Les autres poussent après avoir été semés, tels que les hauts châtaigniers, l'arbre chéri de Jupiter, le plus grand des chênes, et le plus petit dans l'espèce, à qui la Grèce demandait des oracles. Certains arbres voient pulluler à leurs racines une forêt de rejetons, comme le cerisier et l'orme, et encore le laurier du Parnasse, faible enfant qui croît en s'abritant sous l'ombre immense de sa mère. (2, 20) Telles sont les voies suivies dès le principe par la nature ; ainsi verdit l'espèce entière des hautes futaies, des taillis, des bois sacrés.

Il est d'autres voies détournées que s'est frayées l'expérience. Les uns, tranchant au vif dans le tronc maternel, en arrachent des rejetons qu'ils plantent. Les autres enfoncent dans la terre des souches entières, de grosses branches fendues en quatre, des pieux qu'ils aiguisent par le pied. Ailleurs ce sont des arbres dont les branches courbées en arc, et ensevelies dans le sol natal, y attendent toutes vivantes l'instant de renaître d'elles-mêmes. Quelques arbres se passent même de racines ; et l'émondeur n'hésite pas à confier à la terre la pointe seule des boutures. (2, 30) Mais, ô prodige ! un tronc d'olivier est coupé, et ce bois sec et sans vie pousse dans la terre de nouvelles racines. Souvent nous voyons des branches greffées se changer en celles d'un autre arbre sans l'endommager, le pommier transformé produire des poires, et la cornouille pierreuse se teindre des couleurs de la prune. N'ayez de cesse, ô laboureurs, que vous ne connaissiez par les espèces la culture qui leur est propre : domptez par la greffe l'âpreté des fruits sauvages. Point de terres oisives et incultes : couvrons de vignes l'Ismare, et que je voie le haut Taburne se revêtir d'oliviers.

(2, 40) Et toi, Mécène, toi, ma gloire et ma vraie renommée, viens, je t'appelle ; et, t'élançant avec moi sur la vaste mer, donne du souffle à ma voile. Je ne veux pas embrasser dans mes vers toute la nature : le pourrais-je, quand même j'aurais cent langues et cent bouches, avec une voix de fer ! Viens côtoyer avec moi le rivage ; et que nos mains ne se détachent pas de la terre. Je ne te fatiguerai ni par de vaines fictions, ni par de longs détours, ni par un fastidieux exorde.

Les arbres qui s'élèvent d'eux-mêmes dans la lumière des airs sont, il est vrai, stériles ; mais ils poussent plus beaux et plus forts : c'est que la nature nourrit mieux le fonds où ils viennent Cependant ces mêmes arbres, si on les (2, 50) greffe, ou si on les transplante dans une terre fortement remuée, dépouilleront leur naturel sauvage ; assouplis par une culture incessante, ils viendront se prêter à tous les artifices de tes mains. Tu n'obtiendras pas moins de ces rejetons stériles qui sortent de la racine des arbres, si tu sais les transplanter dans un champ découvert : à présent le haut feuillage et l'ombre épaisse de leur mère étouffent ces avortons, leur ôtent la force de croître, et tuent leurs fruits dans le germe.

Tout arbre, sorti d'une semence, est lent à venir, et ne donnera de l'ombre qu'à tes arrière-neveux. Les fruits eux-mêmes dégénèrent, perdant leurs doux sucs d'autrefois ; (2, 60) et la vigne vient à ne porter plus que des grappes honteuses, qui sont la proie des oiseaux. Donne donc à tous tes arbres les mêmes soins constants ; ramasse-les tous dans des sillons ; n'épargne pas ta peine pour les dompter. L'olivier aime à renaître de ses troncs ; les ceps ne réussissent que provignés. On plante aussi en entier le myrte de Paphos, le dur coudrier, le frêne altier, le peuplier ombreux qui donne à Hercule des couronnes, le chêne de Jupiter Chaonien, le haut palmier, et le sapin qui ira voir les tempêtes des mers. On greffe sur le triste arboisier la noix franche ; (2, 70) les stériles platanes portent les rejetons vigoureux du pommier, les hêtres ceux du châtaignier ; le frêne blanchit sous les fleurs du poirier, et l'on voit les porcs broyer le gland au pied de l'ormeau.

Il y a deux manières d'enter les arbres, soit en greffe, soit par inoculation. L'inoculation se fait à l'endroit où le bouton, forçant l'écorce, a poussé et rompu déjà sa mince tunique ; dans le nœud lui-même une petite fente est pratiquée, et on y enferme le bouton d'un arbre étranger, qui s'incorpore à sa nouvelle écorce, et qui en boit la sève. Dans la greffe le tronc des arbres est coupé à l'endroit le plus lisse ; et dans le cœur même du bois que les coins déchirent, une fente profonde s'ouvre (2, 80) pour recevoir des rejetons fertiles : bientôt s'élève d'un essor vigoureux un grand arbre, étonné de son nouveau feuillage et des fruits qu'il n'a point portés.

Il n'y a pas qu'une seule espèce des mêmes arbres, de l'orme, du saule, du lotos, du cyprès de l'Ida : la grasse olive non plus ne se montre pas partout la même. Il y a l'olive ronde, l'ovale, l'amère bonne à broyer. Que de pommes aussi ! c'est l'abondance d'Alcinoüs : ce n'est pas le même poirier qui donne la poire de Crustumium, celle de Syria, et la lourde volema ; et la grappe qui pend à la vigne d'Italie n'est pas la même (2, 90) que celle que dans Lesbos Méthymne détache de ses ceps. Il y a les vignes à vin blanc de Thasos ; il y a celles de la Maréotide ; les unes viennent mieux dans une terre légère, les autres dans une terre grasse. Dans les raisins, le Psithia est excellent cuit ; le Lagéos, au grain menu, fera chanceler les buveurs et enchaînera leur langue. Il y a le raisin pourpre, et le raisin précoce. Vous vanterai-je assez, vins de Rhétie, quoique vous n'ayez pas à le disputer à nos crus de Falerne ? N'avons-nous pas encore les vins d'Aminée, les plus forts des vins, devant qui s'inclinent et ceux de Tmole, et le Phanée lui-même, ce roi des coteaux ? Que dirai-je du vin léger d'Argos, (2, 100) le plus coulant de tous, et qui résiste le mieux aux années ? Je ne vous oublierai point non plus, précieuses grappes de Rhodes, si agréables aux dieux, et toujours bien venues sur nos tables ; ni toi, Bumaste, tout gonflé de tes grains rouges. Mais comment compter toutes les espèces et tous les noms des raisins ? Ce serait peine inutile. Autant vaudrait tâcher de savoir combien de grains de sable sont emportés par le zéphyr sur les rivages de la Libye, ou bien, quand le violent Eurus s'abat sur les vaisseaux, compter combien de vagues viennent mourir sur les grèves d'Ionie.

Toutes les terres ne peuvent pas produire toute sorte de plantes. (2, 110) Les saules naissent le long des fleuves, les aunes dans les marais fangeux, les frênes stériles sur les montagnes pierreuses ; les myrtes sont heureux au bord des eaux : enfin la vigne aime les coteaux et le grand air, les ifs l'aquilon et les frimas. Vois l'univers dompté par la culture jusqu'aux lieux les plus reculés, depuis les régions de l'Aurore, qu'habite l'Arabe, jusqu'au pays des Gélons, qui se peignent le corps : chaque arbre a sa patrie ; l'Inde seule produit le noir ébène ; on ne trouve qu'à Saba la branche qui donne l'encens. Que te dirai-je de ce bois odorant qui distille le baume, et de la baie de l'acanthe toujours vert ? (2, 120) des forêts d'Éthiopie, toutes blanches d'un tendre duvet ? Dirai-je comment les Sères détachent des feuilles de leurs arbres les plus fines toisons ? Parlerai-je de ces grands bois que l'Inde voit s'étendre sur les rives de l'Océan, l'Inde où finit le monde ? Leur cime s'élève si haut dans les airs, qu'aucune flèche ne peut l'atteindre ; et pourtant ces peuples n'ont pas la main peu prompte à décocher les traits.

La Médie produit une pomme salutaire, mais d'un suc amer et d'une saveur engourdissante : quand la marâtre cruelle a empoisonné les coupes, et y a mêlé des herbes funestes avec des paroles de mort, (2, 130) cette pomme est le plus puissant remède contre le noir poison qu'elle chasse des membres. L'arbre est fort haut, et tout à fait semblable au laurier ; et, s'il ne répandait au loin une odeur différente, ce serait le laurier : la feuille ne tombe jamais sous l'effort des vents ; la fleur tient ferme sur sa tige ; les Mèdes s'en parfument la bouche et l'haleine, et réchauffent avec ses sucs les vieillards haletants.

Mais ni la Médie si riche en forêts, ni le Gange et ses belles rives, ni l'Hermus qui roule un limon d'or, ni la Bactriane, ni l'Inde, ni la Panchaïe tout entière, avec ses sables où vient l'encens, ne le disputeraient en merveilles à l'Italie. (2, 140) Nos champs, il est vrai, n'ont jamais été retournés par des taureaux soufflant la flamme ; jamais les dents semées d'une hydre immense n'ont hérissé nos plaines d'une moisson de guerriers aux casques étincelants, aux lances pressées. Mais des blés magnifiques, mais le Massique répand à flots l'abondance ; nous avons l'olivier, et les plus beaux troupeaux. D'ici s'échappe vers la plaine le coursier belliqueux, à la fière encolure ; d'ici de blancs taureaux, tes plus grasses victimes, ô Clitumne, vont se baigner souvent dans ton fleuve sacré, pour conduire vers les temples des dieux nos glorieux triomphateurs. Ici le printemps est éternel, et les hivers sont encore des étés. (2, 150) Deux fois les brebis sont pleines, deux fois les fruits mûrissent. On n'y rencontre ni le tigre plein de rage, ni la race des lions sanguinaires : le poison ne trompe pas la main imprudente qui cueille des herbes ; et jamais on ne voit le serpent, traînant sur la terre ses immenses anneaux, se ramasser dans les longs replis de sa croupe écailleuse.

Dirai-je tant de cités magnifiques, tant de monuments de la main des hommes, tant de villes élevées à force de bras sur des rochers à pic, et ces fleuves qui coulent sous les antiques fondements de nos murailles ? Dirai-je les deux mers qui baignent nos rivages, l'une au septentrion, l'autre au midi, et ces grands lacs, ici le Lare immense, là (2, 160) le Bénac, dont les flots s'enflent et frémissent comme ceux de la mer ? Et tous ces ports, et cette digue qui emprisonne les eaux du Lucrin, et contre laquelle la mer indignée vient se briser en retentissant ? C'est là qu'on entend le bruit lointain de la vague refoulée dans le port Julius, et que les flots tyrrhéniens vont se précipiter dans l'Averne.

Cette même terre, nous ouvrant son sein, y fait voir partout l'argent, le cuivre et l'or, qui circulent en longs ruisseaux. Cette terre a enfanté des races d'hommes indomptables : le Marse, le Sabin, le Ligure endurci à la peine, le Volsque armé de sa pique ; elle nous a donné les Décius, les Marius, les illustres Camilles, (2, 170) les Scipions infatigables à la guerre ; et toi, César, le plus grand de tous, qui aujourd'hui même, vainqueur aux extrémités de l'Asie, écartes des frontières de l'empire l'Indien abattu sous tes coups. Salut, terre de Saturne, féconde en moissons, féconde en héros ! c'est pour toi que je chante l'art du labour et sa gloire antique ; et qu'osant ouvrir les fontaines sacrées de l'Hélicon, je redis aux villes romaines les vers du poëte d'Ascra.

Je vais parler maintenant de la nature des terrains, de leur force, de leur couleur, et des productions qui leur sont propres. Les terres ingrates et les collines pierreuses, (2, 180) entremêlées d'argile et de cailloux, et hérissées de buissons, aiment à se couvrir des plants vivaces de l'olivier de Pallas. On reconnaît cela aux pousses nombreuses des oliviers sauvages qui y viennent, à leur alignement naturel, à leurs baies dont le sol est partout jonché. Mais il est des terres grasses, imprégnées d'une douce humidité, abondantes en herbages ; de ces vallées fertiles et profondes qu'on aime à regarder du haut des montagnes : là vont couler les eaux qui tombent de la crête des rochers, et qui entraînent avec elles un limon bienfaisant : si ces terres exposées au midi nourrissent dans leur sein la fougère ennemie du soc, (2, 190) attends-toi qu'un jour elles te donnent en abondance des vignes fortes et pleines d'un vin délicieux, de ce vin que nous versons dans des coupes d'or, en ces jours de fêtes où l'Étrurien obèse souffle dans l'ivoire devant les autels, et où nous offrons aux dieux, sur des plats courbés, les entrailles fumantes des victimes.

Si tu aimes mieux élever des troupeaux de toute espèce, de jeunes taureaux, des agneaux, la bande dévastatrice des chèvres, va dans les bois et dans les grasses plaines de Tarente ; ou encore dans ces campagnes qu'a perdues ma chère et infortunée Mantoue, dans ces herbages du Mincio que paissent des cygnes blancs comme la neige. (2, 200) Là ne manquent aux troupeaux ni les claires fontaines, ni l'herbe épaisse ; et autant ils en brouteront durant les plus longs jours, autant la fraîche rosée en fera renaître dans les plus courtes nuits.

Les terres noirâtres, grasses sous le soc, tendres au labour, qualités que la culture parvient à imiter, sont excellentes pour le froment ; d'aucun autre champ tu ne verras revenir plus d'attelages attardés par le poids des moissons. Tels sont encore ces terrains d'où le laboureur a extirpé d'une main irritée les forêts séculaires ; abattant les arbres si longtemps inutiles, arrachant avec leurs racines ces antiques demeures des oiseaux, (2, 210) qui, chassés de leurs nids, se sont envolés dans les airs. Ces terrains incultes, défoncés par le soc, brillent entre tous par leur fécondité.

Mais ce maigre sol, où tout n'est que pente et gravier, offre à peine aux abeilles l'humble lavande et le romarin. Le tuf raboteux, et la craie rongée comme par la dent des noires vipères, n'ont une douce pâture et des retraites profondes que pour ces reptiles impurs. Cette terre poreuse, qui laisse échapper de légères vapeurs et des exhalaisons nébuleuses, qui pompe et qui rend tour à tour la même humidité, qui se revêt sans cesse d'un frais gazon, (2, 220) et où le fer n'est point entamé par les sels rongeurs de la rouille, cette terre se prête à tout : elle laisse s'entrelacer les vignes riantes et les ormeaux ; elle est féconde en oliviers : cultive-la seulement, et tu verras comme elle est bonne pour tes troupeaux, comme elle endure la charrue. Tels sont les champs que laboure la riche Capoue, telles les plaines voisines du mont Vésuve, et celles où déborde le Clanius funeste à Acerra, que ses habitants désertent.

Je vais dire maintenant par quelle épreuve tu pourras reconnaître la nature d'une terre, et distinguer celle qui est légère de celle qui est forte ; l'une convenant mieux à la vigne, l'autre au blé. (2, 230) D'abord choisis dans le sol un endroit ferme, où tu feras creuser une fosse profonde ; tu y rejetteras les terres qui en auront été tirées, et tu les aplaniras à la surface, et en les foulant aux pieds. S'il en manque pour combler la fosse, ton sol est léger, et excellent pour tes troupeaux et pour la vigne. Au contraire, si les terres ne peuvent pas rentrer dans le lieu d'où elles sont sorties, et si, la fosse comblée, elles en excèdent les bords, ton sol est fort ; attends-toi à des mottes énormes, à des glèbes qui retarderont le soc ; fends-les avec tes plus robustes taureaux. La terre salée et qu'on dit amère porte malheur aux fruits ; elle ne s'adoucit point par le labour ; (2, 240) la vigne y dégénère, la pomme y perd et ses sucs et son nom. Voici comment cette terre se reconnaît. Détache de ton toit enfumé tes corbeilles d’osier les plus serrées, ou les couloirs de ton pressoir : emplis-les de ce mauvais terrain en y versant de l’eau douce : ensuite presse-le, tu verras toute l’eau filtrer au travers, et de grandes gouttes couler le long des baguettes de l’osier. Cette eau goûtée sera pour toi un sûr indice, et l'âcreté de ses sels piquera tes lèvres grimaçantes. Nous reconnaîtrons encore qu’une terre est grasse, quand, la secouant dans nos mains, elle ne se dissout pas, (2, 240) mais s’attache à nos doigts comme ferait la poix. Les terres humides nourrissent de hauts herbages ; elles sont trop fécondes : ah, redoutons cet excès d’abondance ! que nos premiers blés n’étalent pas une trop forte verdure ! Une terre lourde ou légère se connaît au poids : on a bientôt vu si elle est noire ou de toute autre couleur : c’est le froid meurtrier d’un fonds qui est difficile à connaître ; les seules traces qui en paraissent aux yeux, ce sont les pins, les ifs empestés, les lierres noirs, qui y croissent de temps en temps.

Ton sol reconnu, commence par le bien (2, 260) dompter, et par ouvrir des fosses espacées dans le versant des monts ; puis retourne la glèbe, et livre-la au souffle de l’aquilon : alors tu peux y enfouir les plants vifs de ta vigne : plus la terre est réduite, meilleure elle est : repose-t’en pour cela sur les vents et les frimas, et aussi sur les bras robustes du vigneron qui la retourne de fond en comble.

Mais ceux dont la vigilance n’est jamais en défaut choisissent, pour y transplanter leurs jeunes ceps, et pour les distribuer avec ordre, un terrain de même nature que le fonds d’où ils les ont tirés : ainsi le plant ne peut pas oublier tout à coup qu’il a changé de mère. Quelques-uns même marquent sur l’écorce des ceps la région des cieux qu’ils regardaient, (2, 270) afin de les rétablir dans leur exposition première, de tourner au midi le côté qui en recevait les chaleurs, au nord le côté qui voyait le nord : tant les habitudes de l'âge tendre ont de force ! Avant tout, examine lequel vaut mieux, de planter ta vigne sur les coteaux ou dans les vallées : si tu établis ton vignoble dans une grasse plaine, plante-le serré : les ceps, pour être ainsi pressés, n’en sont pas moins favorisés de Bacchus. Si tu plantes sur un sol montueux, et sur de hauts coteaux, donne davantage à la symétrie, et que tes ceps entrecoupés par des lignes égales forment un carré parfait. Ainsi, dans les grandes guerres, nous voyons se développer la longue file (2, 280) des légions, et les armées à découvert tenir toute la plaine ; les cohortes sont en ligne, et, aussi loin qu’elles s’étendent, la terre ondoie sous l’airain étincelant ; un horrible choc ne les a pas encore mêlées, mais des deux côtés Mars incertain promène le signal des batailles. Dispose ainsi tes ceps par intervalles égaux ; non pour repaître tes yeux du vain spectacle de la symétrie, mais afin que la terre partage également ses sucs à tous tes plants, et que leurs rameaux puissent s’étendre dans l’espace.

Tu me demanderas peut-être quelle doit être la profondeur de tes fosses : moi, je ne craindrais pas de planter ma vigne dans un simple sillon. (2, 290) On n'enfonce profondément en terre que les grands arbres, le chêne surtout, dont la tête s'élève autant vers le ciel que les racines descendent vers leTartare. Aussi rien ne l'ébranle, ni les hivers, ni le souffle des vents, ni les pluies ; il demeure immobile, et, vainqueur des siècles qui s'écoulent, il passe en durée de nombreuses générations. Alors, tendant de tous côtés ses bras vigoureux, seul il soutient alentour l'ombre immense de ses rameaux.

Que jamais ton vignoble ne soit tourné du côté du soleil couchant : ne plante pas non plus le coudrier parmi tes vignes ; et pour tes provins, garde-toi (2, 300) de couper les sarments du haut du cep ; laisse-les pour ceux du bas, qui, plus près de la terre, l'aiment davantage : ne va pas les déchirer avec un fer émoussé, ni entremêler tes vignes d'oliviers sauvages. Car souvent des bergers imprudents y laissent tomber une étincelle, qui se glisse en secret sous l'écorce onctueuse, s'empare du tronc, et, s' élançant jusqu'aux plus hautes feuilles, éclate dans les airs par un immense pétillement : bientôt le feu vainqueur court de branche en branche, et domine le sommet de l'arbre ; de là il enveloppe la forêt tout entière, et roule dans le ciel les torrents épais d'une fumée huileuse. (2, 310) C'est pis encore quand le vent fond d'en haut sur les bois, et qu'il chasse devant lui les tourbillons agglomérés de l'incendie. Dès lors plus de vignes : elles ne peuvent renaître ni de leurs racines, ni de leur bois taillé ; tu ne les reverras plus, semblables à ce qu'elles étaient, reverdir dans la même terre. Quelques malheureux oliviers aux feuilles amères, c'est tout ce qui te reste d'elles.

N'en crois pas les plus sages, s'ils te conseillaient de remuer la terre quand le souffle de Borée la resserre. Alors son sein est fermé par la gelée ; et tes nouveaux plants ne pourraient pas fixer dans le sol leurs racines glacées. Le meilleur moment pour planter la vigne, c'est quand le printemps vermeil (2, 320) nous ramène l'oiseau aux blanches ailes, l'ennemi des longues couleuvres ; ou encore vers les premiers froids de l'automne, quand le char du soleil déjà plus rapide n'a pas encore atteint l'hiver, et qu'il a franchi l'été.

Le printemps est propice à tout, aux plantes aux forêts, au feuillage. Au printemps, la terre se gonfle, et redemande des semences de vie. Alors le dieu tout-puissant de l'air descend en pluies fécondes dans le sein de son amante réjouie, et, remplissant de son âme immense ce vaste corps, il lui fait porter tous les germes des fruits. Alors les profondes clairières retentissent des chants des oiseaux ; alors les troupeaux recommencent à sentir aux jours marqués les feux de Vénus. Partout le sol fécond enfante, et les campagnes ouvrent à la tiède haleine des zéphyrs (2, 330) leur sein amolli. Une douce humidité abonde dans les plantes : déjà le gazon ose impunément se confier aux rayons d'un soleil nouveau ; la vigne ne craint plus les rafales de l'auster, ni les froides pluies que l'aquilon amène avec lui ; mais elle pousse ses bourgeons, et déploie toutes ses feuilles.

Tels furent sans doute les jours qui éclairèrent le monde naissant ; telle leur succession première : ce fut le printemps, le printemps que le vaste univers parut fêter, alors que les Eurus retenaient leur souffle glacé, (2, 340) que les animaux commencèrent à goûter la lumière, que la race de fer des humains sortit des dures entrailles de la terre, que les bêtes sauvages furent lancées dans les forêts, les astres dans les cieux. Et encore à présent les tendres germes des plantes ne pourraient pas supporter l'excès des saisons, s'il n'y avait entre le froid et les chaleurs ce doux intervalle de repos, et si le ciel, dans sa bonté, ne ménageait un peu la terre.

Au reste, quand tu auras enfoui tes sarments dans la plaine, ne manque pas d'y répandre un gras fumier, et d'ensevelir le plant dans la terre amassée alentour ; mets aussi dans la fosse des pierres spongieuses, et des coquilles à l'écaille gluante : les eaux s'écouleront à travers ; l'air s'insinuera par ces passages jusqu'aux racines, (2, 350) et tu verras pousser tes surgeons ravivés. Il y a des vignerons qui couvrent les nouveaux plants de pierres et d'énormes tessons, pour les mettre à l'abri des ondées du ciel, ou encore des feux de la canicule, alors qu'elle fend les campagnes altérées.

Quand la vigne est plantée, il reste à ramener la terre au pied du cep, et à y pousser incessamment la bêche : alors que le soc pèse de tout son poids sur le sol tourmenté ; alors d'une main sûre guide tes bœufs haletants entre les lignes de ton vignoble. Alors il faut préparer des roseaux, des branches d'arbres dépouillées de leur écorce, des pieux de frêne, des fourches, (2, 360) sur lesquelles la vigne vienne d'elle-même s'appuyer, et qui l'accoutument à braver les vents, et à monter d'étage en étage jusqu'à la cime des ormeaux. Dans le premier âge de la vigne, alors qu'elle pousse des bourgeons nouveaux, ménage un bois si tendre ; et même quand, devenu plus fort, il s'élance dans les airs et y déploie ses jets effrénés, ne va pas le toucher encore avec le tranchant de ta faux : contente-toi d'arracher avec tes mains les feuilles une à une, et d'éclaircir le couvert. Mais quand ta vigne, embrassant l'ormeau par des nœuds plus robustes, s'emportera, alors taille et mutile sans pitié ses bras et sa chevelure ; elle ne redoute plus le fer : alors enfin (2, 370) traite-la en maître impitoyable, et réprime l'essor désordonné de ses rameaux. Il faut aussi environner d'une haie un jeune plant, et empêcher que les troupeaux n'en approchent, surtout quand la feuille encore tendre n'est pas faite à leurs outrages. Car c'est peu qu'elle ait à craindre des hivers trop rudes et des soleils trop ardents ; voici venir les buffles et les biches errantes qui l'insultent incessamment, les brebis qui la paissent, les génisses qui la dévorent. L'hiver avec ses blancs frimas et ses glaces amoncelées, l'été qui tombe avec le poids de ses feux sur la roche ardente, sont moins funestes à la vigne que les troupeaux et le venin de leur dent meurtrière, et sa marque sanglante dans le bois qu'elle entame.

(2, 380) C'est pour expier ce sacrilège qu'on immole un bouc à Bacchus sur tous ses autels : de là ces jeux antiques célébrés en l'honneur du dieu ; un bouc était le prix du génie ; et les descendants de Thésée se le disputaient çà et là dans les bourgs et les carrefours : enivrés de joie et de vin, ils sautaient, à travers les riantes prairies, sur des outres frottées d’huile. Ainsi font aujourd’hui nos Latins, fils des exilés de Troie : c’est à qui dans ces jeux bachiques récitera des vers sans art ; les rires éclatent ; on se couvre le visage de masques hideux, faits d’écorces d’arbre ; toute la troupe, ô Bacchus, t’invoque dans ses chants joyeux, et va suspendre en ton honneur, au haut des pins, ces grotesques et mobiles images. (2, 390) Soudain le pampre fécondé donne des fruits à foison ; l’abondance remplit les vallées, les forêts profondes, tous les lieux où le dieu va montrant sa tête vénérée. Célébrons donc les louanges de Bacchus en chantant les vers que chantaient nos pères : offrons-lui des plats chargés de fruits, et des gâteaux ; qu’un bouc soit traîné par la corne vers ses autels ; que le coudrier perce les grasses entrailles des victimes ; que la flamme les rôtisse.

La vigne exige encore une autre sorte de travail où tu n’auras jamais de cesse. Il faut trois et quatre fois par an couper la terre avec la bêche, (2, 400) en briser perpétuellement les mottes avec le hoyau, et toujours soulager la vigne en lui retranchant du feuillage : ainsi le long cercle de tes peines revient sur lui-même, et l’année qui les ramène tourne sans cesse sur ses propres traces.

Quand la vigne s’est enfin dépouillée de ses dernières feuilles, et que le froid aquilon a fait tomber la parure des bois, l’infatigable vigneron étend ses soins jusqu’à l’année qui va venir : armé du fer recourbé de Saturne, il poursuit la vigne dans ses pousses un moment négligées ; il l’émonde, la taille, et la façonne encore. Sois donc le premier à creuser la terre, le premier à brûler les sarments enlevés, le premier à remporter tes échalas dans ta maison. (2, 410) Vendange le dernier. Deux fois dans l’année la vigne est surchargée de pampres, deux fois les herbes épaisses et les ronces l’offusquent. Tailler et sarcler sont un dur travail. Tu peux vanter les grands vignobles ; mais tu feras mieux d’en cultiver un petit. On a soin encore de couper dans les forêts la branche épineuse du houx, et le roseau des fleuves ou le saule inculte. Déjà tes vignes sont liées, et leur bois ne veut plus de la serpe ; j’entends le vigneron épuisé qui chante en façonnant ses derniers plants. Et cependant il faut qu’il tourmente encore la terre, et qu’il remue encore la poussière des champs ; il faut qu’il craigne encore pour ses raisins déjà mûrs l’inclémence des airs.

(2, 420) Les oliviers au contraire ne demandent aucune culture ; ils n’attendent rien ni de la serpe recourbée, ni de la dent tenace des râteaux. Une fois qu’ils ont pris pied dans le sol, et qu’ils ont supporté le grand air, la terre ouverte alentour avec le hoyau leur fournit assez de sucs ; il suffit que la charrue y passe, pour qu’ils se chargent de fruits. Ne fais pas davantage pour nourrir l’olivier fécond, l’olivier cher à la Paix. Les arbres fruitiers aussi, des qu’ils se sentent affermis sur leur tronc, et qu’ils ont pris toute leur force, s’élèvent tout à coup dans les airs de leur propre essor, et sans avoir besoin de notre aide. Ainsi la forêt se charge partout de ses fruits naturels ; (2, 430) ainsi les buissons incultes, asiles des oiseaux, rougissent sous leurs baies sanglantes. Le cytise est brouté par les troupeaux ; les plus hautes futaies te fournissent des torches résineuses, flambeaux des nuits qui se nourrissent de leurs propres sucs, et qui répandent à flots la lumière. Et, devant tant de biens, les hommes hésiteraient à planter, et à s’épuiser dans les travaux ! Mais qu'ai-je tant à parler de nos grands arbres ? Les saules et les humbles genêts ont aussi leur prix ; ils donnent du feuillage aux troupeaux, de l'ombre aux pâtres, des sucs nourrissants aux abeilles ; on en fait des haies pour les moissons. J'aime à voir le mont Cytore ondoyer sous ses buis ; j'aime à voir les forêts de pins de Naricia, et tant de campagnes que les râteaux et la main des hommes n'ont jamais subjuguées. (2, 440) Il n'est pas jusqu'aux forêts stériles du mont Caucase qui éternellement agitées et rompues par le souffle puissant des Eurus, ne nous donnent aussi leurs produits divers : nous en tirons des sapins pour nos vaisseaux, et pour nos édifices le cèdre et le cyprès. C'est avec leur bois que les laboureurs tournent des roues à rayons ou des roues pleines pour leurs chariots ; c'est leur bois qui se courbe en vastes carènes pour les navires. Le saule nous prête ses mille baguettes pliantes, l'orme son utile feuillage : du myrte on fait de solides javelines, du cornouiller des traits excellents : on courbe l'if en arcs d'Iturée. Le tilleul aussi à l'écorce polie, et le buis si facile à tourner, (2, 450) prennent des formes diverses, et cèdent au fer qui les creuse. Vois comme l'aune léger, lancé sur le Pô, vogue entraîné par les courants : vois les abeilles qui logent leur essaim sous l'écorce caverneuse et dans le tronc pourri des vieux chênes. Les dons de Bacchus ont-ils jamais égalé ces simples merveilles de la nature ? Qui dira les maux dont Bacchus a été cause ? C'est lui qui a dompté par ses vapeurs mortelles les centaures furieux, Rhétus et Pholus, et Hylée brandissant la vaste coupe dont il menaçait les Lapithes.

Trop heureux les laboureurs, s'ils connaissaient leurs vrais biens ! Loin du bruit des armes et des discordes furieuses, (2, 460) la terre équitable répand pour eux une facile nourriture. Ils ne voient pas le matin nos palais superbes rejeter par leurs mille portiques le flot tumultueux des clients ; ils ne vont pas s'ébahir devant ces portes incrustées de magnifiques écailles, devant ces vêtements chamarrés d'or, devant l'airain précieux de Corinthe ; pour eux les poisons d'Assyrie n'altèrent pas la blanche laine ; la pure liqueur de l'olive n'est point corrompue par la case : mais ils ont une vie tranquille, assurée, innocente, et riche de mille biens ; mais ils goûtent le repos dans leurs vastes domaines ; ils ont des grottes, des lacs d'eau vive ; ils ont les fraîches vallées, (2, 470) les mugissements des troupeaux, et les doux sommeils à l'ombre de leurs arbres : là sont les pâtis et les repaires des bêtes fauves ; c'est là qu'on trouve une jeunesse dure au travail, et accoutumée à vivre de peu. C'est là que la religion est en honneur, et les pères vénérés à l'égal des dieux : ce fut parmi les laboureurs qu'Astrée, prête à quitter la terre, laissa la trace de ses derniers pas.

Qu'avant tout les Muses, mes plus chères délices, divinités que je sers et qui m'échauffent d'un immense amour, me reçoivent dans leur chœur sacré ! qu'elles daignent me montrer les voies célestes et le mouvement des astres ; qu'elles me disent les temps et la cause des éclipses du soleil et de la lune ; pourquoi les tremblements de terre ; par quelle force la mer soulevée s'enfle (2, 480) et rompt ses barrières, par quelle force elle se retire en retombant sur elle-même ; pourquoi les soleils d'hiver se hâtent tant de se plonger dans l'Océan, pourquoi les nuits d'été sont si tardives. Mais si mon sang glacé, si mes esprits trop lents m'empêchent de pénétrer ces mystères de la nature, qu'au moins j'aime les champs, et les rivières qui arrosent les vallées ; que j'aime les fleuves et les forêts, oisif et sans gloire ! Ô plaines du Sperchius, où êtes-vous ? où êtes-vous, sommets du Taygète, foulés par les jeunes bacchantes de Sparte ? Oh ! qui me portera dans les frais vallons de l'Hémus ? qui me couvrira de l'ombre immense de ses arbres ?

(2, 490) Heureux celui qui peut connaître les causes premières des choses ! Heureux celui qui a mis sous ses pieds toutes les vaines terreurs des mortels, le destin inexorable, et les vains bruits de l'avare Achéron ! Heureux aussi celui qui connaît des dieux champêtres, Pan, le vieux Sylvain et la troupe des nymphes ! Rien ne l'émeut, ni les faisceaux que le peuple donne, ni la pourpre des rois, ni la discorde qui met aux prises les frères perfides, ni les Daces conjurés descendant des bords de l'Ister, ni les affaires romaines et les empires périssables de la terre : il n'a point à s'apitoyer sur le pauvre ; il n'a point à envier le riche. (2, 500) Content des biens que ses champs d'eux-mêmes et sans effort lui abandonnent, il cueille les fruits de ses arbres : il ne connaît ni les lois de fer, ni le forum et ses fureurs, ni les actes publics.

Les uns tourmentent avec la rame les mers ténébreuses, et se précipitent sur le fer ennemi ; ou bien ils pénètrent dans les cours, et rampent sur le seuil des rois. Celui-ci va saccager une ville et de malheureux Pénates, afin de boire dans le saphir et de dormir sur la pourpre tyrienne. Celui-là enfouit ses trésors, et se couche sur son or enseveli. Cet autre s'arrête stupéfait devant la tribune aux harangues ; cet autre, la bouche béante, est tout saisi des applaudissements redoublés du sénat et du peuple, que lui renvoient les gradins du théâtre. (2, 510) Les frères se réjouissent d'avoir trempé leurs mains dans le sang de leurs frères ; et, quittant pour l'exil le lieu de leur naissance et le doux seuil de leur maison, ils vont chercher une autre patrie sous un autre soleil.

Cependant le laboureur ouvre la terre avec la charrue recourbée. C'est le travail de toute l'année ; c'est par là qu'il soutient sa patrie, ses enfants, ses troupeaux, ses bœufs qui ont bien mérité de lui. Point de repos pour le laboureur, avant que l'année ne l'ait comblé de fruits, n'ait repeuplé ses bergeries, rempli ses sillons de gerbes fécondes et de moissons entassées, et fait gémir ses greniers. Voici venir l'hiver : alors on broie sous le pressoir l'olive de Sicyone ; (2, 520) les pourceaux repus de glands reviennent joyeux à l'étable ; la forêt donne ses baies sauvages ; l'automne laisse tomber tous ses fruits à la fois ; et, sur les hauts coteaux, les rochers qu'échauffe le midi achèvent de mûrir la vendange.

Cependant le laboureur voit ses enfants chéris se suspendre à ses baisers : sous son chaste toit on garde la pudeur ; ses vaches laissent pendre leurs mamelles pleines de lait ; et dans les riantes prairies ses gras chevreaux luttent à l'envi en se heurtant de leurs cornes. Lui aussi célèbre des jours de fête, et, couché sur l'herbe, où brille la flamme de l'autel, et où ses compagnons remplissent leurs coupes jusqu'aux bords, il t'invoque, ô Bacchus, en te faisant des libations : (2, 530) tantôt fixant à l'orme un but pour le javelot rapide, il propose des prix aux bergers ; tantôt il les voit exercer à des luttes champêtres leurs corps nus et nerveux.

Ainsi vivaient les anciens Sabins ; ainsi vécurent les frères Romulus et Rémus : c'est par là que s'accrut la belliqueuse Étrurie, et que Rome devint la merveille du monde, et que, seule entre les cités, elle renferma sept collines dans ses murs. Même avant le règne de Jupiter, avant que la race impie des mortels eût osé se nourrir de la chair des taureaux égorgés, Saturne, en cet âge d'or, menait cette simple vie sur la terre. Alors le clairon des batailles n'avait pas encore enflé sa voix, et (2, 540) le marteau ne forgeait pas encore les épées sur l'enclume retentissante.

Mais j'ai parcouru une assez vaste carrière ; il est temps de dételer mes coursiers fumants.