Les Hautes Montagnes/9

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(p. 19-21).

9. La fontaine

Après avoir bu à la fontaine en joignant ses mains en cuvette, un muletier murmura :

« Que ton âme se rafraîchisse ! »

Les enfants le regardèrent, voulant savoir de qui il parlait.

Et celui-ci qui comprenait leur étonnement ajouta :

« Je ne sais pas qui c’est, mais que celui qui a construit cette fontaine se rafraîchisse comme nous. »


« Moi je m’en souviens, dit M. Stéphane. J’étais enfant. En ce temps-là il coulait un peu d’eau ici, mais beaucoup moins, un filet. Les voyageurs se mettaient à plat-ventre pour boire, en essayant de faire une pipette avec une feuille verte. Souvent l’eau disparaissait complètement, parce qu’elle était enfouie par la pluie et la terre qui coulait. Tout le monde dans les villages environnants avait besoin d’une fontaine ici. Mais chacun disait : qu’un autre s’en occupe.


« Une fois un couturier passa par ici, en allant à la fête de Saint-Élie. Il venait de loin et avait un petit magasin en bas au pays. Assis en tailleur sur un meuble — comme ça, je le vois encore aujourd’hui — il cousait d’un point lent des vestes en laine et des gilets. Il avait une longue barbe blanche qui lui descendait sur le torse et portait ses longues fustanelles très propres, en semaine comme le dimanche.

« Quand il rentra de Saint-Élie, il dit à sa vieille femme :

— Ma chère, là-haut où je suis passé j’ai vu qu’il y a besoin d’une fontaine. Nous n’avons pas d’enfants, il ne nous reste plus beaucoup d’années à vivre. Je vais donc donner nos économies pour cette petite fontaine afin que les gens se rafraîchissent.

— C’est toi le patron, ce que tu décides est bien décidé, lui répondit sa femme.


« Avec sa contribution les ouvriers creusèrent sur cent mètres pour collecter l’eau, placèrent une canalisation et édifièrent la fontaine. Et lui, après avoir constaté le bien qu’il avait fait aux hommes, il ne leur a rien demandé. Peu de temps après, il s’est endormi heureux entre les mains de Dieu et fut oublié.

« Ensuite le platane que vous voyez ici a poussé. La fontaine coule depuis trente ans, et elle coulera encore longtemps, tant qu’il y aura des voyageurs fatigués… »

Quand M. Stéphane eut terminé, personne ne dit mot. Seule la fontaine parlait dans ce silence. Ils buvaient, et écoutaient courir son eau fraîche.

« Que ton âme se rafraîchisse ! »