Les Maladies de la volonté/Chapitre V

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Félix Alcan (p. 127-150).

CHAPITRE V

L’ANÉANTISSEMENT DE LA VOLONTÉ


Les cas d’anéantissement de la volonté, dont nous abordons maintenant l’étude, sont ceux où il n’y a ni choix ni actes. Lorsque toute l’activité psychique est ou semble complètement suspendue, comme dans le sommeil profond, l’anesthésie provoquée, le coma et les états analogues, c’est un retour à la vie végétative : nous n’avons rien à en dire ; la volonté disparaît, parce que tout disparaît. Ici, il s’agit des cas où une forme d’activité mentale persiste, sans qu’il y ait aucune possibilité de choix suivi d’acte. Cet anéantissement de la volonté se rencontre dans l’extase et le somnambulisme.


I

On a distingué diverses sortes d’extase : profane, mystique, morbide, physiologique, cataleptique, somnambulique, etc. Ces distinctions n’importent pas ici, l’état mental restant au fond le même. La plupart des extatiques atteignent cet état naturellement, par un effet de leur constitution. D’autres secondent la nature par des procédés artificiels. La littérature religieuse et philosophique de l’Orient, de l’Inde en particulier, abonde en documents dont on a pu extraire une sorte de manuel opératoire pour parvenir à l’extase. Se tenir immobile, regarder fixement le ciel, ou un objet lumineux, ou le bout du nez, ou son nombril (comme les moines du Mont-Athos appelés omphalopsyches), répéter continuellement le monosyllabe Oum (Brahm), en se représentant l’être suprême ; « retenir son haleine », c’est-à-dire ralentir sa respiration ; « ne s’inquiéter ni du temps ni du lieu » : tels sont les moyens qui « font ressembler à la lumière paisible d’une lampe placée en un lieu où le vent ne souffle pas[1] ».

Quand cet état est atteint, l’extatique présente certains caractères physiques : tantôt immobile et muet, tantôt traduisant la vision qui le possède par des paroles, des chants, des attitudes. Rarement il se déplace. Sa physionomie est expressive ; mais ses yeux, même ouverts, ne voient pas. Les sons n’agissent plus ; sauf, dans quelques cas, la voix d’une certaine personne. La sensibilité générale est éteinte ; nul contact n’est senti ; ni piqûre ni brûlure n’éveillent la douleur.

Ce qu’il éprouve intérieurement, l’extatique seul peut le dire, et, s’il n’en gardait au réveil un souvenir très net, les profanes en seraient réduits aux inductions. Leurs récits et leurs écrits montrent, au milieu des différences de races, de croyance, d’esprit, de temps et de lieu, une frappante uniformité. Leur état mental se réduit à une idée-image unique ou servant de noyau à un groupe unique qui occupe toute la conscience et s’y maintient avec une extrême intensité. Plusieurs mystiques ont décrit cet état avec une grande délicatesse, avant tous sainte Thérèse. J’extrais donc quelques passages de son autobiographie, pour mettre sous les yeux du lecteur une description authentique de l’extase.

Pour s’unir à Dieu, il y a quatre degrés « d’oraison », qu’elle compare à quatre manières de plus en plus faciles d’arroser un jardin, « la première en tirant de l’eau du puits à force de bras, et c’est là un rude travail ; la seconde en la tirant avec une noria (machine hydraulique), et l’on obtient ainsi avec une moindre fatigue une plus grande quantité d’eau ; la troisième en faisant venir l’eau d’une rivière ou d’un ruisseau ; la quatrième et sans comparaison la meilleure, c’est une pluie abondante. Dieu lui-même se chargeant d’arroser, sans la moindre fatigue de notre part » (ch. XI).

Aux deux premiers degrés, il n’y a encore que des essais d’extase que la sainte note en passant : « Quelquefois, au milieu d’une lecture, j’étais tout à coup saisie du sentiment de la présence de Dieu. Il m’était absolument impossible de douter qu’il ne fût au-dedans de moi ou que je fusse abîmée toute en lui. Ce n’était pas là une vision… Elle suspend l’âme de telle sorte qu’elle semble être tout entière hors d’elle-même. La volonté aime, la mémoire me paraît presque perdue, l’entendement n’agit point, néanmoins il ne se perd pas. » — À un degré plus haut qui n’est « ni un ravissement ni un sommeil spirituel », « la seule volonté agit, et, sans savoir comment elle se rend captive, elle donne simplement à Dieu son consentement, afin qu’il l’emprisonne, sûre de tomber dans les fers de celui qu’elle aime… L’entendement et la mémoire viennent au secours de la volonté, afin qu’elle se rende de plus en plus capable de jouir d’un si grand bien. Quelquefois pourtant, leur secours ne sert qu’à la troubler dans cette intime union avec Dieu. Mais alors la volonté, sans se mettre en peine de leur importunité, doit se maintenir dans les délices et le calme profond dont elle jouit. Vouloir fixer ses deux puissances [facultés] serait s’égarer avec elle. Elles sont alors comme des colombes qui, mécontentes de la nourriture que leur maître leur donne sans aucun travail de leur part, vont en chercher ailleurs, mais qui, après une vaine recherche, se hâtent de revenir au colombier. » À ce degré, « je regarde comme un très grand avantage, lorsque j’écris, de me trouver actuellement dans l’oraison dont je traite, car je vois clairement alors que ni l’expression ni la pensée ne viennent de moi ; et quand c’est écrit, je ne puis plus comprendre comment j’ai pu le faire, ce qui m’arrive souvent. »

Au troisième degré, voici l’extase : « Cet état est un sommeil des puissances [facultés] où, sans être entièrement perdues en Dieu, elles n’entendent pourtant pas comment elles opèrent… On dirait quelqu’un qui, soupirant après la mort, tient déjà en main le cierge bénit et n’a plus qu’un souffle à exhaler pour se voir au comble de ses désirs. C’est pour l’âme une agonie pleine d’inexprimables délices, où elle se sent presque entièrement mourir à toutes les choses du monde et se repose avec ravissement dans la jouissance de son Dieu. Je ne trouve point d’autres termes pour peindre ni pour expliquer ce qu’elle éprouve. En cet état, elle ne sait que faire : elle ignore si elle parle, si elle se tait, si elle rit, si elle pleure ; c’est un glorieux délire, une céleste folie, une manière de jouir souverainement délicieuse… Tandis qu’elle cherche ainsi son Dieu, l’âme se sent avec un très vif et très suave plaisir défaillir presque tout entière ; elle tombe dans une espèce d’évanouissement qui peu à peu enlève au corps la respiration et toutes les forces. Elle ne peut sans un très pénible effort faire même le moindre mouvement des mains. Les yeux se ferment sans qu’elle veuille les fermer, et, si elle les tient ouverts, elle ne voit presque rien. Elle est incapable de lire, en eût-elle le désir ; elle aperçoit bien des lettres ; mais, comme l’esprit n’agit pas, elle ne peut ni les distinguer ni les assembler. Quand on lui parle, elle entend le son de la voix, mais non des paroles distinctes. Aussi elle ne reçoit aucun service de ses sens… Toutes les forces extérieures l’abandonnent : sentant par là croître les siennes, elle peut mieux jouir de sa gloire… À la vérité, si j’en juge par mon expérience, cette oraison est dans les commencements de si courte durée, qu’elle ne se révèle pas d’une manière aussi manifeste par les marques extérieures et par la suspension des sens. Il est à remarquer, du moins à mon avis, que cette suspension de toutes les puissances ne dure jamais longtemps ; c’est beaucoup quand elle va jusqu’à une demi-heure, et je ne crois pas qu’elle m’ait jamais tant duré. Il faut l’avouer pourtant, il est difficile d’en juger puisqu’on est alors privé de sentiment. Je veux simplement constater ceci : toutes les fois que cette suspension générale a lieu, il ne se passe guère de temps sans que quelqu’une des puissances revienne à elle. La volonté est celle qui se maintient le mieux dans l’union divine, mais les deux autres recommencent bientôt à l’importuner. Comme elle est dans le calme, elle les ramène et les suspend de nouveau ; elles demeurent ainsi tranquilles quelque moment et reprennent ensuite leur vie naturelle. L’oraison peut avec ces alternatives se prolonger et se prolonge, de fait, pendant quelques heures… Mais cet état d’extase complète, sans que l’imagination, selon moi également ravie, se porte à quelque objet étranger, est, je le répète, de courte durée. J’ajoute que les puissances ne revenant à elles qu’imparfaitement, elles peuvent rester dans une sorte de délire l’espace de quelques heures, pendant lesquelles Dieu de temps en temps les ravit de nouveau et les fixe en lui… Ce qui se passe dans cette union secrète est si caché qu’on ne saurait en parler plus clairement. L’âme se voit alors si près de Dieu et il lui en reste une certitude si ferme qu’elle ne peut concevoir le moindre doute sur la vérité d’une telle faveur. Toutes ses puissances perdent leur activité naturelle ; elles n’ont aucune connaissance de leurs opérations… Cet importun papillon de la mémoire voit donc ici ses ailes brûlées, et il n’a plus le pouvoir de voltiger çà et là. La volonté est sans doute occupée à aimer, mais elle ne comprend pas comment elle aime. Quant à l’entendement, s’il entend, c’est par un mode qui lui reste inconnu, et il ne peut comprendre rien de ce qu’il entend[2]. »

Je ne suivrai pas sainte Thérèse dans sa description du « ravissement » (ch. XX), « cet aigle divin qui avec une impétuosité soudaine vous saisit et vous enlève. » Ces extraits suffisent, et, si on les lit avec attention, on n’hésitera pas à leur attribuer toute la valeur d’une bonne observation psychologique[3].

En examinant les relations détaillées d’autres extatiques (que je ne peux rapporter ici), je trouve qu’il y a lieu, pour notre sujet, d’établir deux catégories.

Dans la première, la motilité persiste à un certain degré. L’extatique suit dans son évolution et reproduit avec des mouvements appropriés la Passion, la Nativité ou quelque autre drame religieux. C’est une série d’images très intenses, ayant un point de départ invariable, un enchaînement invariable qui se répète dans chaque accès avec un parfait automatisme. Marie de Mœrl, Louise Lateau en sont des exemples bien connus.

L’autre catégorie est celle de l’extase en repos. L’idée seule règne, d’ordinaire abstraite ou métaphysique : Dieu pour sainte Thérèse et Plotin, mieux encore le nirvâna des bouddhistes. Les mouvements sont supprimés ; on ne sent plus « qu’un reste d’agitation intérieure ».

Remarquons en passant combien ceci s’accorde avec ce qui a été dit précédemment : qu’avec les idées abstraites la tendance au mouvement est à son minimum ; que ces idées étant des représentations de représentations, de purs schémas, l’élément moteur s’affaiblit dans la même mesure que l’élément représentatif.

Mais dans l’un et l’autre cas l’état mental de l’extase est une infraction complète aux lois du mécanisme normal de la conscience. La conscience n’existe que sous la condition d’un changement perpétuel ; elle est essentiellement discontinue. Une conscience homogène et continue est une impossibilité. L’extase réalise tout ce qui est possible dans cette continuité ; mais sainte Thérèse vient de nous le dire : ou bien la conscience disparaît, ou bien l’entendement et la mémoire — c’est-à-dire la discontinuité — reviennent par moments et ramènent la conscience.

Cette anomalie psychologique se complique d’une autre. Tout état de conscience tend à se dépenser en raison même de son intensité. Dans la plus haute extase, la dépense est nulle ou à peu près, et c’est grâce à l’absence de cette phase motrice que l’intensité intellectuelle se maintient. Le cerveau, organe à la fois intellectuel et moteur dans l’état normal, cesse d’être moteur. Bien plus, dans l’ordre intellectuel, les états de conscience hétérogènes et multiples qui constituent la vie ordinaire ont disparu. Les sensations sont supprimées ; avec elles, les associations qu’elles suscitent. Une représentation unique absorbe tout. Si l’on compare l’activité psychique normale à un capital en circulation, sans cesse modifié par les recettes et les dépenses, on peut dire qu’ici le capital est ramassé en un bloc ; la diffusion devient concentration, l’extensif se transforme en intensif. Rien d’étonnant donc si, dans cet état d’éréthisme intellectuel, l’extatique paraît transfigurée, au-dessus d’elle-même. Certes les visions de la grossière paysanne de Sanderet qui voyait une Vierge tout en or, dans un paradis en argent, ne ressemblent guère à celles d’une sainte Thérèse ou d’un Plotin ; mais chaque intelligence au moment de l’extase donne son maximum.

Est-il bien nécessaire maintenant de rechercher pourquoi, dans cet état, il n’y a ni choix ni actes ? Comment y aurait-il choix, puisque le choix suppose l’existence de ce tout complexe qu’on nomme le moi qui a disparu ; puisque, la personnalité étant réduite à une idée ou à une vision unique, il n’y a point d’état qui puisse être choisi, c’est-à-dire incorporé au tout, à l’exclusion des autres ; puisque, en un mot, il n’y a rien qui puisse choisir, rien qui puisse être choisi ? Autant vaudrait supposer une élection sans électeurs ni candidats.

L’action aussi est tarie dans sa source, anéantie. Il n’en subsiste que les formes élémentaires (mouvements respiratoires, etc.), sans lesquelles la vie organique serait impossible. Nous avons ici un cas curieux de corrélation ou d’antagonisme psychologique : tout ce qu’une fonction gagne est perdu par une autre ; tout ce qui est gagné par la pensée est perdu par le mouvement. À cet égard, l’extase est le contraire des états où la motilité triomphe, tels que l’épilepsie, la chorée, les convulsions. Ici, maximum de mouvements avec minimum de conscience ; là, intensité de la conscience, avec minimum de mouvement. Il n’y a, à chaque moment, qu’un certain capital nerveux et psychique disponible ; s’il est accaparé par une fonction, c’est au détriment des autres. L’accaparement dans un sens ou dans l’autre dépend de la nature de l’individu.

Après avoir étudié l’anéantissement de la volonté sous sa forme la plus haute, remarquons qu’on trouve dans la contemplation, dans la réflexion profonde, des formes mitigées et décroissantes de cet anéantissement. L’inaptitude des esprits contemplatifs pour l’action a des raisons physiologiques et psychologiques dont l’extase nous a donné le secret.


II

Il serait aussi intéressant pour le psychologue que pour le physiologiste de savoir ce qui produit l’abolition de la conscience dans le somnambulisme naturel ou provoqué et de quelles conditions organiques elle résulte. Malgré les travaux poursuivis avec ardeur durant ces dernières années, on n’a sur ce point que des théories, et l’on peut choisir entre plusieurs hypothèses. Les uns, comme Schneider et Berger, en font un résultat de l’« attention expectante », produisant une concentration unilatérale et anormale de la conscience. Preyer y voit un cas particulier de sa théorie du sommeil. D’autres, comme Rumpf, admettent des changements réflexes dans la circulation cérébrale, des phénomènes d’hyperhémie et d’anémie dans la surface des hémisphères du cerveau. Heidenhain, qui combat cette dernière théorie, explique l’hypnotisme par une action d’arrêt. Il se produirait une suspension d’activité des cellules nerveuses corticales, peut-être par changement de disposition moléculaire : de cette manière, le mouvement fonctionnel de la substance grise serait interrompu. Cette dernière hypothèse est celle qui paraît rallier le plus d’adhérents. Comme elle n’est guère, du moins au point de vue psychologique, qu’une simple constatation de fait, nous pouvons nous y tenir.

Il serait inutile de décrire un état tant de fois décrit et avec tant de soin[4]. Remarquons seulement que les termes somnambulisme, hypnotisme et leurs analogues, ne désignent pas un état identique chez tous et partout. Cet état varie, chez le même individu, du simple assoupissement à la stupeur profonde ; et d’un individu à l’autre, suivant la constitution, l’habitude, les conditions pathologiques, etc. Aussi serait-il illégitime d’affirmer qu’il y a toujours anéantissement du pouvoir volontaire. Nous allons voir qu’il y a des cas très douteux.

Prenons d’abord l’hypnotisme sous la forme que plusieurs auteurs ont nommée léthargique. L’inertie mentale est absolue ; la conscience est abolie ; les réflexes sont exagérés, — exagération qui va toujours de pair avec l’affaiblissement de l’activité supérieure. À la voix de l’opérateur, l’hypnotisé se lève, marche, s’assied, voit des absents, voyage, décrit des paysages. Il n’a, comme on dit, d’autre volonté que celle de l’opérateur. Cela signifie en termes plus précis : Dans le champ vide de la conscience, un état est suscité ; et, comme tout état de conscience tend à passer à l’acte, — immédiatement ou après avoir éveillé des associations, — l’acte s’ensuit. Ce n’est qu’un cas d’une loi bien connue qui dans l’ordre psychologique est l’analogue du réflexe dans l’ordre physiologique : et le passage à l’acte est ici d’autant plus facile qu’il n’y a rien qui l’entrave, ni pouvoir d’arrêt, ni état antagoniste, l’idée suggérée régnant seule dans la conscience endormie. — Des faits, en apparence plus bizarres, s’expliquent de même. On sait que, en donnant aux membres de l’hypnotisé certaines postures convenables, on éveille en lui le sentiment de l’orgueil, de la terreur, de l’humilité, de la piété ; que, si on les dispose pour grimper, il tente une escalade ; que, si on lui met en mains quelque instrument de travail habituel, il travaille. Il est clair que la position imposée aux membres éveille dans les centres cérébraux les états de conscience correspondants, auxquels ils sont associés par de nombreuses répétitions. L’idée une fois éveillée est dans les mêmes conditions que celle née d’un ordre ou d’une suggestion directe de l’opérateur. Tous ces cas sont donc réductibles à la même formule : l’hypnotisé est un automate que l’on fait jouer, suivant la nature de son organisation. Il y a anéantissement absolu de la volonté, la personnalité consciente étant réduite à un seul et unique état, qui n’est ni choisi ni répudié, mais subi, imposé.

Dans le somnambulisme naturel, l’automatisme est spontané, c’est-à-dire qu’il a pour antécédent quelque état cérébral qui a lui-même pour antécédent quelque excitation particulière dans l’organisme. Souvent ici, l’automatisme est d’un ordre supérieur : la série des états suscités est longue et chaque terme de la série est complexe. On peut en donner comme type le chanteur dont Mesnet a raconté l’histoire : si on lui présente une canne qu’il prend pour un fusil, ses souvenirs militaires ressuscitent ; il charge son arme, se couche à plat ventre, vise avec soin et tire. Si on lui présente un rouleau de papier, les souvenirs de son métier actuel ressuscitent ; il le déroule et chante à pleine voix[5]. Mais la répétition invariable des mêmes actes, dans le même ordre, dans chaque accès, donne à tous ces faits un caractère d’automatisme très net d’où toute volonté est exclue.

Il y a pourtant des cas équivoques. Burdach nous parle d’une « très belle ode » composée en état de somnambulisme. On a souvent cité l’histoire de cet abbé qui, composant un sermon, corrigeait et remaniait ses phrases, changeait la place des épithètes. Une autre personne essaye plusieurs fois de se suicider et, à chaque accès, emploie de nouveaux moyens. Les faits de ce genre sont si nombreux que, même en faisant la part de la crédulité et de l’exagération, une fin de non recevoir est impossible.

On peut dire : De pareils actes supposent une comparaison, suivie d’un choix, d’une préférence ; et c’est ce qu’on appelle une volition. Il existerait donc un pouvoir volontaire, c’est-à-dire une réaction propre de l’individu, — sourd, obscur, limité, actif pourtant.

On peut soutenir aussi que l’automatisme à lui seul suffit. N’est-ce pas une vérité reconnue que, à l’état normal, le travail intellectuel est souvent automatique et qu’il n’en vaut que mieux ? Ce que les poètes appellent l’inspiration, n’est-ce pas un travail cérébral, involontaire, presque inconscient, ou qui, du moins, n’arrive à la conscience que sous la forme de résultats ? Nous nous relisons, et nos corrections sont souvent spontanées, c’est-à-dire que le mouvement de la pensée amène une association nouvelle de mots et d’idées qui se substitue à l’autre immédiatement. Il se peut donc que l’individu, comme être qui choisit et préfère, n’y soit pour rien. En subtilisant davantage, on peut soutenir que tous ces cas ne sont pas rigoureusement comparables ; que, si pour composer une ode l’automatisme suffit, pour la corriger il ne suffit pas ; que, dans ce dernier cas, il y a un choix, si rapide, si insignifiant qu’on le suppose. Au lieu d’un zéro de volonté, nous aurions un minimum de volonté. Cette opinion se ramènerait à la première ou n’en serait séparée que par une nuance.

Le lecteur choisira entre ces deux interprétations. Je passe à des cas où les données sont plus nettes.

Il y a chez les hypnotisés des exemples nombreux de résistance. Un ordre n’est pas obéi, une suggestion ne s’impose pas d’emblée. Les magnétiseurs du siècle dernier recommandaient à l’opérateur le ton d’autorité, à l’opéré la foi, la confiance qui produit le consentement et empêche la résistance.

« Pendant l’état de somnambulisme, B… accomplit sur l’ordre certains actes ; mais elle se refuse à d’autres. Le plus souvent, elle ne veut pas lire, bien que nous nous soyons assurés qu’elle y voit, malgré l’occlusion apparente des paupières… En plaçant les mains de B… dans l’attitude de la prière, celle-ci s’impose à son esprit. Aux questions, elle répond qu’elle prie la sainte Vierge, mais qu’elle ne la voit pas. Tant que les mains demeurent dans la même position, elle continue sa prière et ne dissimule pas son mécontentement si l’on cherche à l’en distraire. En déplaçant les mains, la prière cesse aussitôt. Toute fatale qu’elle est, la prière, dans ce cas, est en quelque sorte raisonnée, puisque la malade résiste aux distractions et est capable de soutenir une discussion avec celui qui vient l’interrompre[6]. »

L’un des sujets de M. Ch. Richet qui se laisse sans aucune difficulté métamorphoser en officier, en matelot, etc., se refuse au contraire avec larmes à être changé en prêtre : ce que le caractère, les habitudes du sujet et le milieu où il a vécu expliquent suffisamment.

Il se trouve donc des cas où deux états coexistent : l’un par une influence du dehors, l’autre par une influence du dedans. Nous connaissons la puissance automatique du premier. Ici, un état contraire l’enraye ; il existe quelque chose qui ressemble à un pouvoir d’arrêt. Mais ce pouvoir est si faible qu’il cède d’ordinaire à des attaques répétées, si vague qu’on n’en peut déterminer la nature. N’est-il qu’un état de conscience antagoniste suscité par la suggestion même, en sorte que tout se réduirait à la coexistence de deux états contraires ? Est-il plus complexe, et faut-il admettre qu’il représente la somme des tendances encore existantes dans l’individu et quelques restes de ce qui constitue son caractère ? — Si l’on accepte la théorie de Heidenhain, on aurait, dans l’état dit léthargique, un arrêt complet de l’activité fonctionnelle ; l’ordre ou la suggestion mettraient en jeu un nombre infiniment restreint d’éléments nerveux, dans la couche corticale ; enfin dans l’état de résistance surgiraient de leur sommeil quelques-uns de ces éléments qui, à l’état normal, forment la base physiologique et psychologique de l’individu, étant l’expression synthétique de son organisme. Il faut avouer que, même en admettant cette deuxième hypothèse, ce qui resterait du pouvoir volontaire, de la possibilité pour l’individu de réagir selon sa nature serait un embryon, un pouvoir si dénué d’efficace qu’on peut à peine l’appeler une volonté.

Remarquons de plus que, s’il est difficile pour l’observateur de deviner quel pouvoir de réaction persiste chez la personne qui résiste, celle-ci en est encore plus mauvais juge :

« Une analyse attentive des phénomènes, telle que peuvent la faire des hommes instruits et intelligents, qui ont consenti à se soumettre à l’action du magnétisme, montre combien il est malaisé même au sujet endormi de se rendre compte qu’il ne simule pas. Pour faire ces observations, il ne faut pas que le sommeil soit très profond… À la période d’engourdissement, la conscience est conservée, et cependant il y a un commencement d’automatisme très manifeste.

« Un médecin de Breslau avait affirmé à M. Heidenhain que le magnétisme ne ferait aucune impression sur lui ; mais, après qu’il eut été engourdi, il ne put prononcer une seule parole. Réveillé, il déclara qu’il aurait pu très bien parler et que, s’il n’avait rien dit, c’est parce qu’il n’avait rien voulu dire. Nouvel engourdissement par quelques passes ; nouvelle impuissance de la parole. On le réveille encore, et il est forcé de reconnaître que, s’il ne parlait pas, c’est qu’il ne pouvait pas parler.

« Un de mes amis, étant seulement engourdi et non tout à fait endormi, a bien étudié ce phénomène d’impuissance coïncidant avec l’illusion de la puissance. Lorsque je lui indique un mouvement, il l’exécute toujours, même lorsque, avant d’être magnétisé, il était parfaitement décidé à me résister. C’est ce qu’il a le plus de peine à comprendre à son réveil. — « Certainement, me dit-il, je pourrais résister, mais je n’ai pas la volonté de le faire. » Aussi est-il quelquefois tenté de croire qu’il simule. « Quand je suis engourdi, me dit-il, je simule l’automatisme, quoique je puisse, ce me semble, faire autrement. J’arrive avec la ferme volonté de ne pas simuler, et, malgré moi, dès que le sommeil commence, il me paraît que je simule. » On comprendra que ce genre de simulation d’un phénomène se confond absolument avec la réalité de ce phénomène. L’automatisme est prouvé par le seul fait que des personnes de bonne foi ne peuvent pas agir autrement que des automates. Peu importe qu’elles s’imaginent pouvoir résister. Elles ne résistent pas. Voilà le fait qui doit être pris en considération et non l’illusion qu’elles se font de leur soi-disant pouvoir de résistance[7]. »

Cependant ce pouvoir de résistance, si faible qu’il soit, n’est pas égal à zéro ; il est une dernière survivance de la réaction individuelle extrêmement appauvrie : il est au seuil de l’anéantissement, mais sans le dépasser. L’illusion de ce faible pouvoir d’arrêt doit répondre à quelque état physiologique également précaire. En somme, l’état de somnambulisme naturel ou provoqué peut être donné à juste titre comme un anéantissement de la volonté. Les cas d’exceptions sont rares, obscurs ; ils apportent toutefois leur part d’enseignement. Ils montrent une fois de plus que la volition n’est pas une quantité invariable, mais qu’elle décroît au point qu’on peut également soutenir qu’elle est et qu’elle n’est pas.

Je mentionnerai en passant un fait qui rentre à peine dans la pathologie de la volonté, mais qui fournit matière à réflexion. On peut donner à certains sujets hypnotisés l’ordre d’exécuter une action, plus tard, à un moment déterminé de la journée ou même à une date plus éloignée (dans huit, dix jours). Revenus à eux, ils exécutent cet ordre à l’heure prescrite, au jour prescrit, en déclarant d’ordinaire « qu’ils ne savent pas pourquoi ». Dans quelques cas plus curieux, ces personnes donnent des raisons spécieuses pour expliquer leur conduite, pour justifier cet acte qui ne vient pas de leur spontanéité, mais leur est imposé, sans qu’elles le sachent.

« Notre illusion du libre arbitre, dit Spinoza, n’est que l’ignorance des motifs qui nous font agir. » Ce fait et ses analogues ne viennent-ils pas à l’appui ?[8]

  1. Bhagavad-Gita, lecture 6e. — Les docteurs bouddhistes admettent quatre degrés dans la contemplation qui conduit au nirvâna terrestre.
    Le premier degré est le sentiment intime de bonheur qui naît dans l’âme de l’ascète quand il se dit enfin arrivé à distinguer la nature des choses. Le yogui est alors détaché de tout désir autre que le nirvâna ; il juge et raisonne encore ; mais il est affranchi de toutes les conditions du péché et du vice.
    Au second degré, le vice et le péché ne le souillent plus, mais en outre il a mis de côté le jugement et le raisonnement ; son intelligence ne se fixe que sur le nirvâna, ne ressent que le plaisir de la satisfaction intérieure, sans le juger ni même le comprendre.
    Au troisième degré, le plaisir de la satisfaction a disparu, le sage est tombé dans l’indifférence à l’égard du bonheur qu’éprouvait encore son intelligence. Tout le plaisir qui lui reste, c’est un vague sentiment de bien-être physique dont tout son corps est inondé ; il a encore une conscience confuse de lui-même.
    Enfin, au quatrième degré, le yogui ne possède plus ce sentiment de bien-être physique, tout obscur qu’il est ; il a également perdu toute mémoire ; il a même perdu le sentiment de son indifférence. Libre de tout plaisir et de toute douleur, il est parvenu à l’impassibilité, aussi voisine du nirvâna qu’elle peut l’être durant cette vie. (Barth. Saint-Hilaire, Le Bouddha et sa religion, p. 136, 137.)
  2. Vie de sainte Thérèse écrite par elle-même, trad. du R. P. Bouix, 10e éd., p. 90, 91, 96, 138, 142, 157, 177-180. Comparer aussi Plotin, EnnéadesVI ; Tauler, Institution chrétienne, ch. XII, XXVIXXXV.
  3. Sainte Thérèse décrit ainsi son état physique pendant ses « ravissements » : « Souvent mon corps devenait si léger qu’il n’avait plus de pesanteur ; quelquefois c’était à un tel point que je ne sentais plus mes pieds toucher à terre. Tant que le corps est dans le ravissement, il reste comme mort et souvent dans une impuissance absolue d’agir. Il conserve l’attitude où il a été surpris ; ainsi il reste sur pied ou assis, les mains ouvertes ou fermées, en un mot dans l’état où le ravissement l’a trouvé. Quoique d’ordinaire on ne perde pas le sentiment, il m’est cependant arrivé d’en être entièrement privée : ceci a été rare et a duré fort peu de temps. Le plus souvent, le sentiment se conserve ; mais on éprouve je ne sais quel trouble ; et, bien qu’on ne puisse agir à l’extérieur, on ne laisse pas d’entendre : c’est comme un son confus qui viendrait de loin. Toutefois, même cette manière d’entendre cesse, lorsque le ravissement est à son plus haut degré. » (Ibid., p. 206.)
  4. Voir en particulier les articles de M. Ch. Richet dans la Revue philosophique d’octobre et de novembre 1880, et de mars 1883.
  5. De l’automatisme de la mémoire et du souvenir dans le somnambulisme pathologique. Paris, 1874. Voir aussi P. Richer, ouvr. cité, p. 391 et suiv.
  6. P. Richer, Étude sur l’hystéro-épilepsie, p. 426, 427.
  7. Ch. Richet, art. cité, p. 348, 349.
  8. L’état de la volonté chez les hypnotisés a donné lieu dans ces derniers temps à des discussions très vives et d’une grande importance pratique. Nous venons de voir qu’il est facile, pendant l’hypnose, de commander à certains sujets des actes qu’ils devront accomplir à une date fixe. Oubli complet de l’injonction, au réveil et (à ce qu’il semble) jusqu’au moment de l’échéance. L’hypnotisé ne peut-il pas devenir ainsi un instrument passif aux mains de l’opérateur, par annihilation de la volonté ?
    Deux opinions contraires ont été soutenues.
    Pour l’École de Nancy (Liébault, Beaunis, Bernheim, Liégeois) la confiscation de la volonté est complète et toute résistance aux injonctions est vaincue à la longue, chez la personne franchement suggestible qui devient ainsi « perinde ac cadaver ».
    L’École de Paris (Charcot, Brouardel, etc.) rejette cette thèse absolue « qui ne s’appuie que sur des crimes de laboratoire » (c’est-à-dire factices, simulés, exécutés par condescendance). Elle soutient que la résistance est possible, très faible quand l’acte commandé est une futilité, elle augmenterait en proportion de la gravité de l’acte suggéré. Cette résistance se manifesterait de plusieurs manières : refus de s’éveiller, si l’ordre n’est pas révoqué, sommeil ou crise au moment de l’exécution, etc. « L’hypnotisé n’exécute que ce qu’il veut bien exécuter. » Pour cette discussion, consulter : Beaunis, Le Somnambulisme provoqué, Bernheim, De la suggestion, etc., Liégeois, De la suggestion et du somnambulisme, Pitres, Des suggestions hypnotiques, Gilles de la Tourette, L’hypnotisme et les états analogues, etc.