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Les Merveilles de la science/Aérostats - Supplément

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Furne, Jouvet et Cie (Tome 1 des Supplémentsp. 619-732).
SUPPLÉMENT
aux
AÉROSTATS



Depuis l’année 1870, époque à laquelle s’est arrêtée la publication, dans les Merveilles de la science, de notre Notice historique et descriptive sur les Aérostats [1], jusqu’au moment présent, la question des ballons n’a cessé d’attirer l’intérêt et la curiosité du public. Les ascensions à de très grandes hauteurs, les voyages aériens par-dessus les mers, les études pour la création des aéronefs, c’est-à-dire des ballons plus lourds que l’air, les accidents funestes qui ont tragiquement terminé quelques entreprises téméraires, et causé la mort de plus d’un courageux pionnier de la navigation aérienne, ont tenu en haleine l’attention des amis de la science. Mais ce qui domine, dans la question des progrès récents de l’aérostation, c’est la recherche ardente, passionnée, de la direction de ces véhicules aériens ; car la création des aérostats dirigeables marquerait la véritable conquête des airs par le génie humain. En ce qui concerne la direction, certains résultats ont été obtenus, grâce aux longs efforts de nos ingénieurs et physiciens, et si ce grand desideratum de la science et de l’humanité progressive n’est pas encore atteint, du moins un pas décisif a été fait dans ce beau champ d’études.

En raison de l’importance de cette question, c’est par l’examen des travaux relatifs à la direction des aérostats que nous commencerons ce Supplément. Et comme l’origine des recherches les plus sérieuses relatives à cette question, remonte à l’époque du siège de Paris, en 1870-1871, c’est à l’histoire des ballons pendant le siège de Paris, que nous consacrerons nos premiers chapitres.




CHAPITRE PREMIER

les ballons pendant le siège de paris. — construction des premiers ballons à la gare d’orléans et à la gare du nord. — les ballons-poste.

Les habitants de Paris, étroitement bloqués par les Prussiens, dans leur enceinte de pierre, et privés de tout moyen de sortie par les routes de terre ou de rivière, n’eurent, pendant de longs mois, d’autre moyen de communiquer avec le reste de la France que la voie de l’air et l’expédition de ballons montés. Mais il aurait fallu pouvoir diriger à son gré les globes aérostatiques, pour les lancer hors de la ville assiégée, et les faire revenir ensuite, par la même voie, à leur point de départ.

On se flatta, pendant les premières semaines du siège, que le ballon dirigeable allait surgir, et donner le moyen d’arracher la garnison et les habitants de la capitale à leur désastreux isolement.

Quand on se rappelait que depuis la fin du dernier siècle, mille cerveaux s’étaient mis en ébullition à la poursuite de cette idée ; quand on savait que nos corps académiques sont perpétuellement assaillis de communications relatives à ce problème ; quand on avait vu les inventeurs fatiguer l’Académie des sciences et les journaux scientifiques de l’annonce de leurs découvertes dans l’art de la navigation aérienne dirigeable ; quand on se rappelait les tranchantes assertions des partisans du plus lourd que l’air, on pouvait s’attendre à voir tant de promesses flatteuses et d’annonces affirmatives aboutir au résultat si désiré.

Hélas ! quelle déception ! quelle amère et triste dérision ! De tous ces hommes qui, depuis si longtemps, fatiguaient le public, l’Académie et les Sociétés savantes de leurs élucubrations, aucun ne put produire le plus faible échantillon de son savoir, ni de son pouvoir. Pendant les premiers mois du siège de Paris, l’Académie des sciences, ainsi que les comités scientifiques établis dans les divers arrondissement de Paris, par le gouvernement de la Défense nationale, furent, il est vrai, assaillis de toutes sortes de projets de navigation aérienne, avec direction. Mais aucun de ces projets ne contenait une idée sérieuse. Les auteurs tiraient leurs vieux mémoires des cartons où ils dormaient depuis longtemps d’un sommeil mérité, et ils les adressaient à l’Académie des sciences, avec force calculs à l’appui. Aucun de ces inventeurs n’invoquait la plus petite expérience, le plus simple résultat pratique. Pour expliquer cette absence totale d’essais pratiques, on alléguait les frais considérables de ces sortes d’expériences : ce qui est vrai. Cependant ce motif était si universellement invoqué, qu’on ne pouvait s’empêcher d’y voir un prétexte à éviter l’expérimentation, ce juge suprême de toute affirmation d’un inventeur. Tous les auteurs des projets concluaient, d’ailleurs, à la demande, adressée au gouvernement ou à l’Académie, d’une forte somme d’argent, pour procéder à la construction de leurs appareils.

L’Académie des sciences avait nommé une commission, pour examiner les projets relatifs à la direction des aérostats ; mais quand elle se fut bien convaincue de la parfaite inanité de tous les plans qui lui avaient été soumis, elle se refusa à présenter aucun rapport, parce qu’elle n’aurait eu à formuler sur cette question que des conclusions négatives.

La même chose arriva aux comités scientifiques. Ces comités ne pouvaient accorder les sommes d’argent qu’on leur demandait pour procéder à des expériences, et d’ailleurs, le temps n’aurait pas permis d’entreprendre un essai sérieux.

Il fallut donc renoncer à l’espoir de faire partir de Paris des ballons dirigeables, la seule chance de salut qui restât aux assiégés. On dut se borner à organiser les départs de ballons, que l’on lançait quand le vent était favorable. Montés par un homme déterminé, les aérostats s’en allaient, à la garde de Dieu, tombant tantôt dans les lignes prussiennes, tantôt dans des localités sûres, d’autres fois, hélas ! allant se perdre dans la mer. Il en est plus d’un dont le sort est resté un secret entre Dieu et les infortunés passagers.

Nous allons donner une rapide énumération des principales ascensions qui eurent lieu pendant le siège de Paris, jusqu’à l’armistice du 28 janvier 1871.

C’est à la gare d’Orléans que fut établi, sous la direction d’Eugène Godard, le premier atelier pour la construction des ballons. La gare du chemin de fer du Nord servit bientôt au même travail, sous la direction de MM. Yon et Camille d’Artois. Pendant le siège, toutes les gares de chemins de fer étaient nécessairement vides. Ces immenses espaces reçurent les ouvriers chargés de la construction des ballons, et servirent de magasins pour ces énormes globes de soie, au fur et à mesure de leur fabrication.

Fig. 497. — Atelier de construction des ballons, à la gare d’Orléans.

Nous représentons dans la figure ci-dessus la gare d’Orléans transformée en atelier pour la confection des ballons. On voit, d’une part, les globes terminés, gonflés d’air et couchés sur le flanc, pour permettre au vernis qui les recouvre de se sécher plus vite ; et, d’autre part, des ouvriers occupés à coudre, sur un long banc de bois, les bandes de soie composant l’appendice de la sphère aérostatique.

Les premiers départs de ballons eurent lieu de la place Saint-Pierre, à Montmartre, un des points les plus élevés de la capitale.

C’est le 23 septembre 1870 que partit, de la place Saint-Pierre, le premier aérostat parisien, qui n’était, d’ailleurs, qu’un petit ballon, vieux et usé, le Neptune, appartenant à un aéronaute de profession, M. Duruof. M. Nadar s’était efforcé de réparer ce petit ballon, qui était tout percé de trous, et perdait le gaz par mille déchirures. Cependant Duruof n’hésita pas à se confier à ce dangereux engin.

En présence du directeur des postes, M. Rampont[2], et de quelques délégués du gouvernement de la Défense nationale, Duruof embarque dans sa frêle nacelle 125 kilogrammes de dépêches du gouvernement, ainsi que quelques lettres de particuliers ; et c’est au milieu d’une indicible émotion que les assistants voient le Neptune se perdre dans les nues.

Le lendemain, à onze heures du matin, le Neptune effectuait heureusement sa descente près d’Evreux.

La poste aérienne était créée.

Deux jours après, le 25 septembre, un ballon, appartenant à Eugène Godard, la Ville de Florence, partait, à onze heures du matin, du boulevard d’Italie, monté par un aéronaute de profession, M. Mangin, et un passager sans notoriété, M. Lütz.

La Ville de Florence emportait trois pigeons voyageurs, et le but de son voyage, c’était d’expérimenter le retour des pigeons au colombier natal.

Le soir même, les trois pigeons revenaient à Paris, apportant au Directeur des postes une dépêche de l’aéronaute parti le matin. Eugène Godard avait atterri dans le département de l’Oise, à Vernouillet.

La poste aux pigeons était créée.

Louis Godard partit, le 29 septembre, de l’usine à gaz de la Villette, avec M. Coustin. D’après un bizarre et dangereux agencement, dont il avait pris l’habitude, dans ses ascensions publiques, Louis Godard avait attaché ensemble, par une traverse horizontale, deux ballons, de petites dimensions. En cet équipage, il passa au-dessus de Montmartre, et tomba aux environs de Mantes.

Henri Giffard, le célèbre ingénieur dont nous avons rapporté les beaux travaux aérostatiques, dans notre Notice sur les Aérostats, des Merveilles de la science, possédait un petit ballon, le Céleste. On le gonfla, à l’usine à gaz de Vaugirard, et il partit, le 30 septembre, à neuf heures du matin, emportant M. Gaston Tissandier, le savant écrivain scientifique, qui s’est toujours montré aéronaute consommé.

Le Céleste passa par-dessus Versailles, où il fut salué par une fusillade prussienne, et tomba, à onze heures du matin, aux environs de Dreux.


Ces quatre voyages avaient été exécutés avec un matériel dans le plus piteux état ; mais cette insuffisance même de l’appareillage faisait comprendre qu’avec de bons aérostats on pouvait compter sur le succès de la poste aérienne. Aussi le gouvernement s’empressa-t-il de fournir les fonds nécessaires pour la fabrication de ballons bien conditionnés. L’atelier de la gare d’Orléans, dirigé par Eugène Godard, et celui de la gare du Nord, dirigé par MM. Yon et Camille d’Artois, reçurent des commandes de ballons, de la capacité de 2000 mètres cubes, qui furent confectionnés en quelques jours. Des marins et des cordiers étaient les travailleurs attachés aux ateliers aérostatiques des gares d’Orléans et du Nord.

Fig. 498. — Nacelle d’un ballon-poste.

Nous reproduisons dans la figure 498 l’aspect de la nacelle d’un ballon-poste parisien. Deux passagers et l’aéronaute occupent la nacelle. Ils sont un peu serrés dans leur panier, car le fond est garni d’une grande quantité de sacs de lest, qui prennent beaucoup de place. Le sable qu’ils emportent est destiné à être répandu dans l’espace. Quand les cordes, le guide-rope, et l’ancre, seront descendus ou fixés convenablement autour du cercle, les passagers seront un peu plus à l’aise. Les sacs de la poste, sont très volumineux, puisqu’ils sont remplis d’environ cent mille lettres, pesant quatre grammes chacune. Les pigeons voyageurs sont suspendus dans leur cage, aux bords de la nacelle. Voyageurs, sacs de sable, cordages, ancre, guide-rope, paletots et couvertures des passagers, vivres et approvisionnements, sont entassés pêle-mêle au fond de la nacelle. On croirait que sous le poids de tant d’objets l’aérostat devra rester cloué au sol ; mais quand le « lâchez tout ! » s’est fait entendre, la machine s’élève, et emporte nacelle et bagages, avec la légèreté d’un oiseau.

L’apparition des premiers ballons dans les départements avoisinant Paris excita un enthousiasme universel. Les aéronautes, porteurs de dépêches et de lettres, étaient accueillis avec des larmes de joie, par les familles, qui recevaient, par la voie des airs, des nouvelles de ceux qui leur étaient chers. Quand un ballon touchait terre, les habitants des localités prochaines se précipitaient en foule vers l’aérostat, et des centaines de bras se dressaient pour amortir sa chute.

D’un autre côté, les Allemands voyaient avec colère que le blocus qu’ils avaient si savamment organisé autour de la capitale pouvait être forcé. Ils regardaient non sans inquiétude les hardis messagers qui passaient par-dessus leur tête, et ils essayaient en vain de tirer en l’air quelques coups de fusil, dont les balles retombaient, inertes, dans leur camp, et dont se jouaient les aéronautes (Fig. 499).

Fig. 499. Un aérostat du siège de Paris, passant au-dessus d’un camp prussien.

On a fait grand bruit d’un prétendu mousquet à ballon, construit par Krüpp, et qui fut promené orgueilleusement, par les Prussiens, dans les rues de Versailles. La vérité est qu’un ballon ne peut jamais être atteint par une balle de fusil quand il flotte à la hauteur de 300 mètres seulement ; car le tir de bas en haut d’un projectile, sollicité verticalement par la pesanteur, a toujours peu d’effet.


Le fonctionnement certain et facile de la poste aérienne avait été démontré par les quatre premiers voyages exécutés dans le premier mois du siège. C’est le 7 octobre que commença la série des ascensions avec des ballons neufs.

La première devait laisser un grand souvenir dans l’histoire de la guerre franco-allemande. C’est, en effet, le 7 octobre 1870, que Gambetta, Ministre de l’intérieur, quitta Paris, en ballon, pour aller organiser en province la défense nationale.

Fig. 500. — Départ de Gambetta dans un ballon-poste.

Dès le matin, de nombreuse estafettes étaient échangées entre le ministère et la place Saint-Pierre, à Montmartre, où devait s’effectuer le départ du ballon, l’Armand-Barbès, emportant Gambetta et sa fortune. À deux heures, Gambetta, accompagné de M. Spuller, son alter ego, s’élevait vers le ciel.

L’Armand-Barbès avait, d’ailleurs, un compagnon de route : c’était le Georges-Sand, monté par deux citoyens américains, qui avaient voulu voyager de conserve avec lui. Nos deux Yankees auraient pu quitter Paris sans un tel appareil, en se bornant à demander un sauf-conduit à leur ambassadeur ; mais ils avaient préféré partager les péripéties qui pouvaient signal le voyage du futur dictateur.

Ces péripéties, d’ailleurs, ne manquèrent pas. Le Georges-Sand toucha terre sans avaries notables ; mais il en fut autrement de l’Armand-Barbès.

Conduit par un aéronaute de profession, le ballon qui enlevait Gambetta et M. Spuller s’abattit dans un champ que des soldats Prussiens venaient de quitter peu d’instants auparavant. S’il fut parti de Paris un quart d’heure plus tôt, le jeune tribun aurait été pris par les soldats de Guillaume, et fusillé. Du reste, le ballon s’était un moment tellement rapproché du sol que des balles allemandes avaient sifflé autour de la nacelle.

On s’empressa de jeter du lest, pour quitter ce dangereux point d’atterrissage ; mais le ballon ne put monter, et partit horizontalement, à travers les arbres d’une forêt, dont les branches déchiraient son tissu fragile, et meurtrissaient cruellement les trois voyageurs. Heureusement, ils finirent par s’accrocher à un arbre, et le ballon s’arrêta, jetant pêle-mêle sur le sol, les voyageurs tout meurtris. La forêt n’était pas occupée par les Allemands. Gambetta et M. Spuller purent donc gagner, sans autre accident, la ville de Tours, but de leur voyage.

Quelques instants après, un pigeon lancé par les aéronautes, qui venaient de prendre terre, rentra à Paris, et apprit au gouvernement l’arrivée de Gambetta dans la ville de Tours.


Après les six premiers ballons sortis de la capitale, onze autres franchirent, sans obstacles, les lignes ennemies, du 12 au 27 octobre.

Le 12 octobre, le Washington partait, enlevant MM. Van Roosebeke, propriétaire de pigeons, et Lefebvre, consul de Vienne.

Le Louis-Blanc, conduit par M. Farcot, accompagné de M. Tracelet, propriétaire de pigeons, quittait Paris le même jour. Le premier de ces aérostats descendit près de Cambrai ; le second toucha terre dans le Hainaut, en Belgique.

Le 14 octobre eut lieu le départ de deux aérostats. Le premier, le Cavaignac, conduit par Godard père, emportait M. de Kératry et deux voyageurs ; le second, le Jean-Bart, monté par M. Albert Tissandier, avait pour passagers MM. Ranc et Ferrand.

Le 16 octobre, le Jules-Favre s’élevait, à 7 heures 20 minutes du matin, de la gare d’Orléans, suivi, à 9 heures 50 minutes, du Lafayette.

Le 18 octobre, le Victor-Hugo partait du jardin des Tuileries, à 11 heures 45 minutes.

Le 19 octobre, avait lieu le départ de la République-Universelle ; le 22 octobre, l’ascension du Garibaldi ; le 25 octobre, le départ du Montgolfier ; enfin, le 27 octobre, celui du Vauban.

Jusqu’au 27 octobre, la poste aérienne fonctionna très régulièrement. On avait adopté un modèle uniforme de ballons, qui était économique et d’un aspect assez élégant. Leur volume était d’un peu plus de 2 000 mètres cubes. On en fabriqua, dans toute la durée du siège, 54, qui coûtèrent 4 000 francs chacun. Le siège de cette fabrication était la gare du chemin de fer du Nord. Des marins et des femmes étaient les ouvriers de cet atelier improvisé (fig. 501).

Fig. 501. — Atelier de confection des ballons-poste à la gare du Nord.

Trois millions de lettres, du poids de 4 grammes, représentant une recette de neuf cent mille francs, furent transportés par les ballons-poste.


Revenons aux départs effectués après le 27 octobre.

Cette dernière date est funeste dans l’histoire des ballons-poste ; car elle marque la première de nos catastrophes aériennes, c’est-à-dire la première capture d’un ballon par l’ennemi.

Le 27 octobre 1870, le jour même où Metz était forcée de capituler, le ballon la Bretagne s’élevait, à midi, de l’usine à gaz de la Villette, emportant MM. Vœrth, Hudin et Manceau, sous la conduite d’un aéronaute, M. Cuzon.

Depuis deux heures il planait dans l’air, quand l’aéronaute tira la corde de la soupape, pour atterrir. Par une fatale erreur, ayant mal reconnu le pays, il tombait en plein camp prussien ! Une vive fusillade l’accueille, et l’un des passagers, M. Vœrth, confiant dans sa nationalité d’Anglais, saute à terre, et parlemente avec les soldats allemands. Mais le ballon, ainsi subitement allégé, à l’improviste, s’élance dans l’air, avec une rapidité vertigineuse. Les aéronautes demeurés dans la nacelle lâchent du gaz, redescendent, et la Bretagne touche encore la terre. MM. Hudin et Cuzon sautent ensemble sur le sol, et M. Manceau, demeuré seul, est aussitôt emporté à d’incommensurables hauteurs. Le froid le saisit, le sang lui sort des oreilles. Il parvient, néanmoins, à tirer la corde de la soupape : l’aérostat descend aux environs de Metz. M. Manceau s’élance de la nacelle ; mais il a mal calculé sa hauteur, il tombe de quelques mètres, et se casse la jambe.

Le lendemain, des soldats du 4o Uhlans s’emparent du voyageur. Malgré sa fracture, on le fait marcher à coups de crosse ; on le conduit à Mayence, où on le jette dans un cachot, et le malheureux fut sur le point d’être fusillé.

Le 29 octobre et le 2 novembre, les ballons le Colonel-Charras et le Fulton faisaient un heureux voyage, de Paris en province ; mais le 4 novembre, le Galilée, monté par MM. Husson et Antonin, atterrissait près de Chartres, entre les mains des ennemis.

Le 12, du même mois, le Daguerre, avec MM. Pierson et Nobcourt, descendait à Ferrières, au milieu d’un bataillon prussien, qui s’empara de l’aérostat. Au même moment, le Niepce, monté par MM. Pagomes, Dagron, Fernique et Poisot, échappait miraculeusement à la capture.

Plus tard, dans le courant du mois de décembre, la Ville-de-Paris, montée par MM. Delamarne, Morel et Billebault, et le Général-Chanzy, conduit par M. Venecke, tombaient en Allemagne. Le premier fut fait prisonnier à Wertzburg, en Prusse ; le second à Bottemberg, en Bavière. Les voyageurs eurent à subir des mauvais traitements et une pénible captivité ; mais, contrairement à ce qui a été écrit, ils ne furent pas fusillés.


La prise du Galilée et la catastrophe du Daguerre avaient répandu l’alarme dans Paris. L’administration des postes crut avoir trouvé le moyen d’éviter de semblables désastres, en faisant partir les ballons de nuit.

Triste expédient, hâtons-nous de le dire, car se confiner dans les ténèbres, pour faire partir un ballon, c’est exposer les aéronautes à toutes sortes de dangers.

Pour se rendre compte de sa position au milieu des ténèbres, il fallait emporter un fanal assez puissant. Celui dont se servaient quelques aréonautes était, comme le représente la figure 502, une lampe à pétrole, munie d’un réflecteur : la lampe et le réflecteur étaient renfermés dans une boîte, et le faisceau lumineux s’élançait par une ouverture pratiquée à la paroi de la boîte.

Fig. 502. — Une ascension nocturne pendant le siège de Paris.

Un moyen dont se servaient également les aéronautes du siège, pendant les ascensions nocturnes, pour reconnaître la direction qu’ils suivaient, c’était de confier à l’air de petits morceaux de papier blanc, qui s’envolaient selon le vent.

Une flèche en papier suspendue au bras horizontal d’une tige de bois verticale leur servait également à se renseigner sur la direction du vent.

Mais tous ces moyens étaient bien précaires, et un départ effectué la nuit exposait, nous le répétons, à de grands dangers.

La suite ne le démontra que trop ; et nous allons avoir à raconter une triste série de naufrages aériens.


Le 18 novembre, le ballon le Général-Uhrich, monté par MM. Lemoine et Thomas, partait, à 11 heures 15 minutes du soir, de la gare du Nord. La nuit, noire et sombre, donnait un aspect fantastique au globe aérien, qui bondit dans l’espace, au milieu de l’émotion générale des assistants. L’aérostat flotta toute la nuit dans l’obscurité, et chose singulière, après ce long voyage, il descendit dans le département de Seine-et-Oise, à Luzarches. Il est probable que, ballotté par des contre-courants, il suivit, à différentes altitudes, des directions opposées, qui ne lui permirent pas de s’éloigner davantage de Paris.


Six jours après, MM. Rolier et Bézier s’élevaient, à minuit, de la gare du Nord. Ils allaient entreprendre, à leur insu, la plus étonnante ascension que les annales aérostatiques aient jamais comptée ; car leur traversée alla du nord de la France à la Belgique, à la Hollande et à la mer du Nord, pour aboutir en Norvège.

C’était le 23 novembre 1870 ; Paris, assiégé depuis 67 jours, comptait sur la grande sortie de Ducrot, qui devait le dégager, avec le concours de l’armée de province. Tout semblait préparé à cet effet. Le général Ducrot voulait expédier au général d’Aurelle de Paladines, commandant en chef de l’armée d’Orléans, forte de 200 000 hommes, l’annonce de cette sortie, fixée au 30 novembre, et lui demander de faire avancer ses troupes vers Paris, pour concerter les deux attaques. Il donna l’ordre, à 6 heures du soir, de tenir un ballon prêt à partir, pendant la nuit, avec les dépêches du gouvernement et celles des particuliers. D’après la direction du vent et la rapidité de la marche des nuages, on pensait que le ballon, ne devant parcourir que 3 ou 4 lieues à l’heure, descendrait, le lendemain, aux environs de Dunkerque, ou d’Hazebrouck.

Son voyage, on va le voir, devait avoir une tout autre durée.

Le ballon la Ville d’Orléans, monté par un ingénieur civil, M. Rolier, et un franc-tireur, M. Léon Bezier, partit, à minuit, emportant six pigeons messagers, cinq sacs, qui pesaient 300 kilogrammes et contenaient environ 100 000 lettres, un paquet de dépêches du gouvernement, pour la commission de la défense nationale à Tours et pour le général d’Aurelle de Paladines à Orléans, et une dépêche privée, adressée à Gambetta.

La Ville d’Orléans s’éleva rapidement jusqu’à 800 mètres, hauteur à laquelle elle se maintint longtemps. On jeta du lest, pour monter plus haut, et le sable lancé de la nacelle tomba sans doute dans un camp prussien, car plusieurs détonations de mousqueterie se firent entendre aussitôt.

On atteignit ainsi la hauteur de 2 700 mètres.

Vers 3 heures et demie du matin, les voyageurs aériens commencèrent à entendre un bruit sourd, uniforme et prolongé, qu’ils attribuèrent au passage d’un train de chemin de fer.

Rolier résolut de faire descendre l’aérostat, pour s’assurer de la cause de ce bruit, dont la persistance et la monotonie commençaient à l’inquiéter ; car il n’entendait jamais le sifflet qui accompagne, d’ordinaire, le passage d’un train sur une voie ferrée.

Quand le ballon se fut abaissé, un brouillard intense vint l’envelopper. Au lever du jour, ce brouillard se dissipa, et laissa apparaître au-dessous de la nacelle un fond noir, assez mal défini, que l’on considéra comme une forêt.

Mais cette explication fut vite démentie, car, à mesure que le jour augmentait, on distinguait, dans le fond ténébreux, de petites taches blanches.

Rolier attribua ces taches à de la neige, qui devait couvrir certaines parties du sol.

Seulement, le même bruit de bourdonnement sourd et monotone, qui continuait de se faire entendre, rendait douteuse l’explication des taches blanches par l’existence de la neige sur le sol.

Les voyageurs n’étaient donc rien moins que rassurés.

En fixant attentivement une de ces taches, on reconnut qu’elle se déplaçait. Toutes les autres se déplaçaient également, et le bruit augmentait d’une lugubre façon.

Une sueur froide couvrit le corps de Rolier : il venait de reconnaître, avec épouvante, que le gouffre obscur au-dessus duquel il planait depuis trois heures n’était ni une voie ferrée, ni une forêt, ni la terre couverte de neige, mais la mer !

C’était, en effet, sur la mer du Nord que planaient les malheureux aéronautes. Les taches mobiles étaient le résultat du mouvement des vagues.

Il était alors 6 heures du matin.

Quelle triste situation que celle de ces deux hommes, que la destinée avait d’abord livrés aux caprices de l’air, pour les précipiter ensuite dans les flots, sans espoir de salut.

Au lever du soleil, le brouillard s’était dissipé ; ce qui leur permettait de mieux embrasser l’étendue immense de l’Océan, et la grandeur du péril.

Les rayons du soleil qui venaient frapper le ballon dilataient fortement le gaz, et le faisaient sortir en partie par l’orifice inférieur de l’appendice, lequel, devenu flasque et plissé, flottait au gré du vent ; ce qui accélérait encore la perte du gaz.

Poussée par un vent assez fort, la Ville d’Orléans rasait la surface des flots.

Elle était ainsi entraînée depuis une heure au-dessus des vagues, quand un navire se montra à l’horizon, paraissant s’avancer dans sa direction. Mais il y avait encore entre le navire et les malheureux naufragés une distance de 500 mètres.

Une violente secousse vint les arracher à leur préoccupation. La nacelle n’était plus qu’à 4 ou 5 mètres des vagues : ils allaient être engloutis (fig. 503) !

Fig. 503. — Le ballon de Rolier, aéronaute du siège de Paris, rase la surface des flots.

Rolier s’empresse de jeter deux sacs de lest ; mais le ballon reste immobile, le vent le tourmente furieusement, et incline la nacelle vers les flots : ils vont périr !

S’élançant alors vers les sacs de dépêches suspendus au bord extérieur de la nacelle, Rolier coupe la corde qui retenait un des plus gros ; et déchargée subitement d’un poids de 125 kilogrammes, la Ville d’Orléans part avec une telle vitesse que dix minutes après, elle flottait à 4 500 ou 5 000 mètres de hauteur.

Disons, en passant, que ce sac de dépêches fut aperçu par l’équipage du navire que les naufragés avaient reconnu, au loin. Il fut repêché et envoyé en France par le capitaine.

Cependant, l’excessive expansion du gaz dans ces hautes régions menaçait de faire éclater l’enveloppe de soie du ballon. Rolier ouvrit largement l’orifice de l’appendice, pour laisser au gaz un écoulement plus facile.

L’aérostat cessa alors de monter. Le vent le poussait horizontalement, dans la direction de l’est, et l’on parcourait une zone de brouillards, ou plutôt de nuages, tellement épaisse qu’on ne voyait absolument rien autour de soi.

Le ballon continuant à perdre du gaz, Rolier sort de la nacelle, et se tenant aux cordages du filet, il saisit à deux mains l’appendice, et le tord, de façon à empêcher la fuite du gaz. Selon la tension ou l’aplatissement de l’enveloppe, il serrait ou relâchait l’orifice, de manière à se maintenir à la même hauteur ; et il conserva pendant une heure cette pénible position.

Harassé de fatigue et le corps meurtri par les cordages du filet, il redescend dans la nacelle.

Le froid est si vif que les vêtements des deux voyageurs sont raidis par la glace, et qu’ils s’enlèvent le givre du visage, comme ils pourraient le faire sur un carreau de vitre, après une nuit d’hiver. Leurs cheveux et leur barbe sont blancs et hérissés de petits glaçons.

L’aérostat descendait au milieu du brouillard, qui ne les avait pas quittés, et l’on entendait au-dessous un mugissement sinistre. Mais bientôt, ce bruit cessa, et une odeur de soufre brûlé prit les aéronautes à la gorge, au point qu’ils se sentirent à demi asphyxiés. C’était sans doute l’effet de quelque phénomène électrique de l’air, s’accomplissant au milieu des nuages.

Le poids de l’enveloppe de glace qui couvrait le sommet de l’aérostat accélérait sa descente, et faisait craquer l’étoffe, menaçant de l’effondrer. La soie était tendue par le gaz, au point d’éclater. Il fallut encore que Rolier remontât vers l’appendice, pour maintenir ouvert son orifice, et laisser perdre le gaz, afin d’éviter la rupture de l’enveloppe, qui paraissait imminente.

Cependant, le compagnon du courageux Rolier lui signale une tache noire au-dessous de la nacelle. Était-ce encore la mer qui allait les engloutir ? Était-ce la mort qui les attendait ?

Non, c’était la vie !

En effet, la tache s’éclaircissait, et de noire elle devenait verte. C’était une forêt qu’ils avaient sous les pieds : les taches noires qui avaient frappé leurs yeux étaient les pointes des plus hautes branches des sapins. Ce qui se passa en ce moment dans l’âme des deux voyageurs, flottant depuis deux jours entre le ciel et l’eau, entre la clarté et les ténèbres, au milieu des brouillards et des glaçons, avec une fin terrible en perspective, est plus facile à comprendre qu’à exprimer. Depuis trois heures ils attendaient la mort, et la Providence les sauvait !

« Détachez l’ancre, et lancez-la par-dessous, » crie Rolier à son compagnon. Mais, Bezier, blessé à la main, ne peut exécuter l’ordre, et le ballon frappe rudement le sol, puis s’enfonce dans la neige.

Rolier saute hors de la nacelle, mais Bezier ne peut le suivre, et il est traîné sur le sol, tout embarrassé dans les cordages. Il peut enfin se laisser tomber à terre, et le danger du choc est amorti par la neige. Il se relève à moitié étourdi ; et rassemblant ses forces, il essaye, avec Rolier, de retenir le ballon, que le vent entraîne, et qui tend à remonter, allégé du poids du dernier passager.

Mais leurs efforts sont vains, la corde leur échappe, et c’est le cœur serré qu’ils voient le ballon s’envoler, emportant toutes les ressources sur lesquelles ils pouvaient compter.

C’était le vendredi 25 novembre, à 2 heures 20 minutes, et le pays au milieu duquel ils venaient de faire cette dramatique descente, c’était la Norvège ! Ils se trouvaient sur la pente du mont Lick (fig. 504).

Fig. 504. — Chute, en Norvège, du ballon de Rolier et Bezier.

Ils marchèrent longtemps au milieu de champs de neige durcie, qui couvraient la pente de la montagne, et arrivèrent enfin à une cabane à demi enfoncée dans la neige ; ils y pénétrèrent par le toit, grâce à une lucarne.

Dans l’intérieur de la chaumière, qui devait être la propriété de chasseurs de la montagne, ils trouvèrent un abri tranquille, et purent passer la nuit, bien défendus du froid, après avoir pris quelque nourriture, grâce à des provisions qu’ils furent assez heureux pour trouver dans cette habitation solitaire.

Le lendemain, au lever du jour, les propriétaires de cette maison rustique arrivèrent, pour s’y établir.

C’était une famille de paysans aisés, qui se préparaient à aller chasser dans la montagne. Ils accueillirent avec la plus grande cordialité les malheureux Français, et leur prodiguèrent leurs soins avec le plus touchant empressement.

Quand ils furent remis de leur fatigue par un repos suffisant, leurs hôtes les conduisirent, à petites journées, jusqu’à la capitale de la Norvège, Christiania, distante de cent lieues de la montagne du Lick, où ils avaient atterri.

Sur leur passage, les habitants des villages qu’ils traversaient, connaissant leur nationalité et les causes de leur présence en Norvège, leur faisaient le plus chaleureux accueil. Dans une petite ville, on les fit passer sous un arc de triomphe de feuillage, et la foule les entourait, ne cessant de les féliciter et de leur rendre hommage.

C’est que le nom de la France éveillait, dans ces régions septentrionales, la plus vive sympathie et les vœux les plus sincères pour le succès de nos armes.

Le consul de France à Christiania recueillit ses deux compatriotes, et les rapatria.


Tel fut cet étonnant et dramatique voyage, le plus long et le plus accidenté de tous ceux qui se rattachent à l’histoire du siège de Paris.

Mais en ce qui concerne le siège de la capitale et le sort de la France, la perte de la Ville d’Orléans eut des conséquences funestes.

Le général Ducrot comptait sur l’armée d’Orléans pour appuyer sa sortie, et comme nous l’avons dit, il envoyait, par le ballon de Rolier, l’ordre au général d’Aurelle de Paladines de faire avancer ses troupes vers la capitale, au reçu de sa dépêche. Celle-ci n’étant pas parvenue, le général d’Aurelle ne put donner l’ordre du départ, bien que tout fût prêt pour la campagne. Dès lors, les événements prirent la tournure déplorable que chacun sait.

Dans les discours prononcés le 14 juillet 1888, à l’inauguration du monument de Gambetta, sur la place du Carrousel, à Paris, M. de Freycinet, ministre de la guerre, a rappelé le douloureux épisode du général commandant l’armée d’Orléans, attendant inutilement, pendant toute une semaine, avec ses troupes, l’arme au pied, l’ordre de marcher sur Paris, et perdant ainsi un temps précieux, au grand détriment du reste de la campagne.

Selon M. W. de Fonvielle, qui, pendant le siège, prit une part active à l’expédition des ballons, la cause du désastreux résultat du voyage de la Ville d’Orléans fut le départ effectué la nuit. Une excursion préparée et commencée dans les ténèbres empêche de prendre toutes les mesures nécessaires à la sécurité d’un voyage aérien. C’est ce que notre savant et courageux confrère ne cessait de répéter aux membres du gouvernement qui avaient décidé de faire partir les ballons la nuit, pour dérober leur départ à l’ennemi.

Le 23 novembre M. W. de Fonvielle devait quitter Paris en ballon, et il fit demander, le matin, aux membres du gouvernement, des dépêches officielles à emporter, ainsi que des sacs de dépêches privées. Mais le tout lui fut refusé, sous le prétexte que, voulant partir de jour, il serait infailliblement pris par les Prussiens. Rolier partant la nuit suivante recevrait, fit-on répondre à M. W. de Fonvielle, le dépôt officiel des messages du gouvernement.

Il arriva tout le contraire de cette prévision. La Ville d’Orléans alla tomber dans des régions hyperboréennes, perdant toutes ses lettres et dépêches, tandis que le ballon de M. W. de Fonvielle descendait tranquillement, le 24 au matin, hors des lignes prussiennes.

Quand il raconte ce triste et fatal épisode de l’histoire des ballons du siège de Paris, et ses conséquences désastreuses pour la France, M. W. de Fonvielle blêmit encore, d’un désespoir patriotique.


Le mois de décembre fut fertile en naufrages aériens. Le 24 novembre, à une heure du matin, M. Buffet partit de la gare d’Orléans, dans le ballon l’Archimède. Il suivit la même direction que Rolier, mais il aperçut la mer au nord de la Hollande, et fut assez heureux pour toucher terre sur le rivage, près de la ville de Castebie.


Le 30 du même mois, un drame épouvantable attendait le Jacquard, qui quitta Paris à 11 heures du soir monté par un matelot, du nom de Prince, qui était seul dans la nacelle. Homme de résolution et d’énergie, il s’était offert comme aéronaute, malgré son inexpérience des voyages aériens.

Lorsqu’il partit, il s’écria, avec enthousiasme : « Je veux faire un voyage immense. On parlera de mon ascension. »

Il s’éleva lentement, par une nuit noire…

Un navire anglais aperçut un ballon, en vue de Plymouth, mais il le perdit de vue, et nul autre ne le signala depuis.

Quelles émotions terribles dut ressentir l’infortuné Prince, avant de trouver la plus horrible des morts ! Seul, du haut des airs, il contemple l’étendue de l’Océan, qui doit fatalement l’engloutir. Il compte les sacs de lest, et ne les sacrifie qu’avec une parcimonie scrupuleuse. Chaque poignée de sable qu’il lance est un lambeau de sa vie qu’il jette à la mer. Arrive enfin le moment suprême, où tout a passé par-dessus bord. Alors, le ballon descend, et se rapproche du gouffre de l’Océan. La nacelle heurte la cime des vagues ; elle glisse à la surface de l’eau, entraînée par l’aérostat flottant, qui, par l’action du vent, se creuse comme une grande voile.

Combien de temps dura cette sinistre traînée ? Elle dut se prolonger jusqu’à ce que la mort eut saisi l’aéronaute, qui succomba à la faim et au froid.

Quel navrant tableau que celui de ce malheureux ballotté sur l’immensité de la mer, et cherchant vainement à apercevoir au loin un navire, qui ne se montre pas, et laisse l’infortuné aux prises avec le désespoir et la mort.

Fig. 505. — L’aéronaute Prince emporté sur la Mer du Nord.

Le jour même de ce sinistre, MM. Martin et Ducauroyeux étaient également poussés vers l’océan Atlantique. Partis de Paris, à minuit, dans le Jules-Favre, ils aperçurent la mer, au lever du jour. Par un hasard providentiel, le vent les poussa au-dessus de la petite île de Belle-Ile-en-Mer, où ils tombèrent, avec une rapidité effrayante. Forcés de subir un traînage terrible, ils furent blessés et contusionnés, mais leur vie fut sauve.


Enfin, le 27 janvier, au moment de l’armistice, l’aéronaute Lacaze terminait la liste, déjà trop longue, des sinistres aériens. Il s’éleva à 3 heures du matin, dans le ballon le Richard-Wallace, passa près de terre, en vue de Niort, mais au lieu de descendre il jeta du lest et repartit dans les hautes régions de l’air. Continuant son trajet il traverse, à 200 mètres de haut, la ville de La Rochelle. Tout le monde croit que le ballon va descendre à terre, mais il continue sa route, et les assistants attirés sur le rivage le voient avec effroi se perdre dans les profondeurs de l’océan.

Le malheureux Lacaze y trouva son tombeau.

Lacaze était le soixante-troisième aéronaute sorti de Paris en ballon. Le lendemain, le soixante-quatrième et dernier ballon, le Général-Cambronne, allait porter à la France la nouvelle de l’armistice.


Nous croyons devoir résumer et compléter les récits qui précèdent, en réunissant en un tableau la liste des 51 ascensions qui ont eu lieu pendant le siège de Paris avec les ballons de l’administration des postes :


Le 7 octobre, départ de l’Armand-Barbès ; il emporte Gambetta et les premiers pigeons de l’administration : parti à 11 h. 15 m. de la place Saint-Pierre, il est arrivé à Épineuse à 3 h. 30. Nous avons dit les circonstances critiques de sa descente, qui faillirent livrer Gambetta aux Prussiens.

Le même jour le George-Sand, accompagne l’Armand-Barbès ; il emporte deux citoyens d’Amérique.

12 octobre, départ de deux ballons, Washington et Louis-Blanc, avec des lettres de M. Truchet, propriétaire de pigeons.

14 octobre, le Godefroy-Cavaignac, conduit par Godard père, emmenait M. de Kératry et ses deux secrétaires. Il atterrit à Grillon, près de Bar-le-Duc. Le même jour, le Guillaume-Tell emmenait M. Ranc.

16 octobre, départ du Jules-Favre.

18 octobre, départ du Victor-Hugo.

19 octobre, départ du Lafayette, emmenant M. A. Dubast.

23 octobre, départ du Garibaldi, emmenant M. Jouvencel.

20 octobre, départ du Montgolfier.

27 octobre, départ du Vauban, qui tomba près de Verdun, dans les lignes prussiennes, les aéronautes ont pu fuir.

29 octobre, départ du Général-Charras.

2 novembre, départ du Fulton.

4 novembre, départ du Flocon et du Galilée, lequel fut capturé ; les aéronautes furent conduits dans une forteresse allemande.

6 novembre, départ du Châteaudun.

8 novembre, départ de la Gironde.

12 novembre, départ du Daguerre ; ce ballon fut aussi capturé par les assiégeants.

Le Niepce, parti le même jour, eut un sort plus heureux.

18 novembre, départ du Général-Uhrich.

21 novembre, départ de l’Archimède, dont la descente s’effectua en Hollande.

23 novembre, départ de la Ville-d’Orléans, qui atterrit en Norvège ; nous avons donné le récit de cette course aérienne fantastique.

Le 25 novembre l’Égalité monté par M. W. de Fonvielle.

28 novembre, départ du Jacquard.

30 novembre, départ du Jules-Favre, deuxième du nom, qui paraît s’être perdu en mer.

1er décembre, départ du Général-Renaut.

5 décembre, départ du Franklin.

7 décembre, départ du Denis-Papin.

15 décembre, départ de la Ville-de-Paris. Ce ballon, monté par M. Delamarre, est tombé dans le Nassau, l’aéronaute a publié le récit de son voyage chez les Allemands.

17 décembre, départs du Parmentier et du Gutenberg.

18 décembre, départ du Davy.

20 décembre, départ du Général-Chanzy.

22 décembre, départ du Lavoisier.

23 décembre, départ de la Délivrance.

27 décembre, départ du Tourville.

29 décembre, départ du Bayard.

31 décembre, départ de l’Armée-de-la-Loire.

4 janvier 1871, départ du Newton.

9 janvier, départ du Duquesne.

10 janvier, départ du Gambetta.

11 janvier, départ du Képler.

13 janvier, départ du Faidherbe.

15 janvier, départ du Vaucanson.

18 janvier, départ de la Poste-de-Paris.

20 janvier, départ du Bourbaki.

22 janvier, départ du Daumesnil.

24 janvier, départ du Torricelli.

27 janvier, départ du Richard-Wallace.

28 janvier, départ du Général-Cambronne.


En tenant compte des lieux de départ de ces ballons, qui se sont suivis si régulièrement, on trouve que :

26 départs ont eu lieu de la gare d’Orléans,

16 de la gare du Nord.

3 de la place Saint-Pierre à Montmartre.

2 des Tuileries.

2 de la barrière d’Italie.

1 de l’usine de Vaugirard.

1 de la Villette.

Les 51 ballons ont enlevé dans les airs 64 aéronautes, 91 passagers, 365 pigeons-voyageurs, et 9 000 kilogrammes de dépêches, représentant à peu près 3 millions de lettres particulières. Sur ce nombre considérable d’aérostats, cinq seulement tombèrent au pouvoir des Allemands. Deux se sont perdus en mer corps et biens.


Nous allons voir comment les pigeons-voyageurs purent compléter les services rendus par les aérostats, et constituer la véritable poste aérienne, qui, pendant longtemps, entretint l’espérance au cœur des assiégés en excitant les colères de leurs ennemis.




CHAPITRE II

la poste aux pigeons. — historique. — emploi des pigeons messagers pendant le siège de paris, en 1870-1871. — adoption de ce mode de correspondance chez toutes les nations militaires, après 1871.

Nous n’avons parlé qu’incidemment de l’adjonction des pigeons voyageurs aux paquets de lettres qu’emportaient les ballons-poste parisiens. C’est ici le lieu de traiter cette question, avec le développement nécessaire.

Mais avant de décrire la poste aux pigeons, telle qu’elle fut employée au siège de Paris, nous dirons quelques mots de l’agent naturel de ce mode de communication rapide, c’est-à-dire du Pigeon voyageur, variété de l’espèce que les naturalistes désignent sous le nom de Pigeon volant.

Le Pigeon volant est de très petite taille ; son vol est léger, rapide et sa fécondité très grande.

C’est à cette espèce qu’appartient le Pigeon messager, ou voyageur, célèbre par son attachement pour les lieux qui l’ont vu naître, ou qui recèlent sa progéniture, et par l’intelligence admirable qui le ramène au pays natal, quand il en est éloigné. Transporté à des distances considérables de son domicile, même dans un panier bien clos, puis rendu à la liberté, après un temps plus ou moins long, il retourne, sans hésiter un moment, et quelle que soit la distance, à son point de départ.

Il faut, toutefois, pour faire son éducation de messager, ne pas l’éloigner du colombier, pour les premiers retours. On l’emporte, pour commencer, à 8 ou 10 lieues ; puis, dans une série de nouveaux transports, on augmente la distance, de manière à l’habituer peu à peu à la connaissance des localités.

La précieuse faculté du retour des pigeons au colombier a été utilisée de bonne heure, surtout en Orient. Chez les Romains, on fit quelquefois usage de pigeons messagers. Pline dit que ce moyen fut employé par Brutus et Hirtius, pour se concerter ensemble, pendant que Marc-Antoine assiégeait l’un d’eux dans une ville.

Pierre Belon, le naturaliste de la Renaissance, nous apprend que, de son temps, les navigateurs d’Égypte et de Chypre emportaient des pigeons sur leurs trirèmes, et qu’ils les lâchaient, lorsqu’ils étaient arrivés au port de destination, afin d’annoncer à leurs familles leur heureuse traversée.

Au siège de Leyde, en 1574, le prince d’Orange employa le même procédé pour correspondre avec la ville assiégée, et il parvint à la dégager. Pour marquer sa reconnaissance envers les pigeons libérateurs, le prince d’Orange voulut qu’ils fussent nourris aux frais de la ville, et qu’après leur mort, leurs corps fussent embaumés et conservés.

On assure que l’immense fortune de MM. de Rotschild frères eut pour origine un pigeon messager.

En 1815, le résultat de la bataille de Waterloo avait été annoncé au gouvernement de Londres, par un sémaphore, mais le brouillard l’avait interrompu, et réduit à ces deux mots : Wellington defeated ; ce qui avait fait croire à la défaite du général anglais, et causé une baisse énorme sur les fonds publics. Mais, d’autre part, un pigeon messager avait été envoyé du champ de bataille à la maison Rotschild, de Londres. Cette dépêche, complétée, disait : Wellington defeated the French at Waterloo (Wellington a défait les Français à Waterloo), Pendant trois jours, MM. de Rotschild possédèrent seuls cette dépêche, et ils eurent le temps d’acheter à la Bourse de Londres une immense quantité de valeurs, à des prix avilis, jusqu’au moment où la nouvelle exacte fut connue du public. La hausse énorme qui se produisit sur les fonds d’État, et sur les autres titres, procura à la maison Rotschild un incalculable bénéfice, qui fut le point de départ de leur fortune.

En 1849, les habitants de Venise assiégée par les Autrichiens donnaient de leurs nouvelles aux amis du dehors, grâce aux pigeons voyageurs.

Le rôle admirable que les pigeons voyageurs ont joué pendant le blocus de Paris par les armées prussiennes, en 1870-1871, restera acquis à l’histoire. On n’oubliera jamais que l’espérance et le salut d’un million d’hommes étaient suspendus à l’aile d’un oiseau.


L’idée de faire usage de pigeons voyageurs qui, emportés par les ballons-poste, seraient lâchés hors de Paris, avec des dépêches attachées sous leurs ailes, vint dès le jour de l’expédition des ballons, aux premiers temps du siège ; mais il fallut un certain temps pour organiser ce moyen de communication.

Il existait à Paris, avant la guerre, une Société dite colombophile, qui s’occupait de dresser les pigeons, pour les faire servir de messagers aériens.

Quand on se fut bien convaincu que les ballons partis de Paris, n’y reviendraient pas, les membres de la Société colombophile eurent l’idée de confier leurs pigeons aux ballons qui partaient de Paris, par intervalles. « Que les aérostats enlèvent nos pigeons, dirent-ils, nos pigeons se chargeront bien de revenir à Paris. »

M. Rampont, directeur des postes, à qui ce projet fut communiqué, adopta sur l’heure l’idée de faire une expérience de ce moyen précieux.

Nous avons déjà dit que, le 27 septembre 1870, trois pigeons partaient dans le ballon la Ville de Florence, et que six heures après ils étaient revenus à Paris, avec une dépêche signée de l’aéronaute, qui annonçait sa descente près de Mantes.

Par cette expérience convaincante, avons-nous dit, la poste aux pigeons était créée.

En effet, après quelques études préalables sur la manière de transporter, de soigner et de lancer les pigeons, les expériences ayant réussi au delà de toute attente, M. Rampont se décida à ouvrir au public la poste aux pigeons. Les dépêches destinées à Paris s’expédiaient à Tours, d’où elles partaient pour Paris, par les pigeons que les ballons avaient emportés hors de la ville assiégée. On payait la dépêche cinquante centimes par mot.

Nous représentons sur les figures 506 et 507 le colombier de M. Van Roosebeke, l’un des membres le plus actif et le plus intelligent de la société colombophile l’Espérance, et celui de M. Derouard. Ces colombiers étaient perchés sur le toit d’une ancienne maison de la rue Saint-Martin, Ils dominaient une petite rue étroite et cachée comme celles que l’on rencontre encore aujourd’hui dans les quartiers du vieux Paris. Les colombiers de M. Van Roosebeke fournirent les premiers pigeons à la poste aérienne créée par M. Rampont.

Fig. 506. — Colombier de M. Van Roosebeke, rue Saint-Martin.
Fig. 507. — Le colombier de M. Derouard, à Paris.

Trois cent soixante-trois pigeons furent emportés de Paris en ballon, et lancés des départements voisins. Cinquante-sept seulement y revinrent : quatre en septembre, dix-huit en octobre, dix-sept en novembre, douze en décembre, trois en janvier et trois en février.

La poste aux pigeons complétait le service des ballons montés.


Mais ce qui rendit éminemment utile cette charmante invention, ce qui en fit une véritable création scientifique, c’est le système des dépêches photographiques que les pigeons rapportaient à Paris.

Un pigeon ne peut être chargé que d’un bien faible poids, d’un tuyau de plume, contenant un papier pesant quelques grammes, que l’on a attaché à sa queue ; mais un tel message est bien court.

Dès le commencement du siège, on songea aux merveilles de la photographie microscopique, créée par M. Dagron, qui avait fait connaître, à l’époque de l’Exposition universelle de 1867, des photographies réduites par le microscope à des dimensions infiniment petites. Sur une surface large comme une tête d’épingle, M. Dagron avait réussi à faire tenir quatre cents portraits, des monuments, des paysages, etc.

L’inventeur de la photographie microscopique, M. Dagron, fut donc chargé de réduire en un cliché unique, ramené à des proportions microscopiques, les dépêches, que l’on réunissait toutes sur une grande feuille de papier à dessin. Cette feuille de papier recevait jusqu’à vingt mille lettres. Le tout se trouvait réduit, par l’appareil de M. Dagron, à un cliché qui n’était pas plus grand que le quart d’une carte à jouer.

Mais le papier était ou trop lourd, ou sujet à se froisser sous l’aile de l’oiseau.

M. Dagron eut bientôt l’idée, au lieu de tirer sur du papier ordinaire l’image photographique ainsi réduite, de la tirer sur une espèce de membrane assez semblable à la gélatine, c’est-à-dire sur une lame de collodion.

Les petites feuilles de collodion contenant les dépêches microscopiques étaient roulées sur elles-mêmes, et placées dans un tuyau de plume, que l’on attachait à la queue du pigeon. L’extrême légèreté des feuilles de collodion, leur souplesse et leur imperméabilité, les rendaient propres à cet usage. Dans un seul tuyau de plume on pouvait placer vingt de ces feuilles.

Inutile de dire que les dépêches microscopiques étant une fois parvenues à destination, grâce aux messagers aériens, on les amplifiait, à l’aide d’une lentille grossissante, c’est-à-dire d’une sorte de lanterne magique, et on en envoyait copie aux destinataires.

J’ai eu sous les yeux une collection de ces petites cartes de collodion contenant des dépêches microscopiques, curieux souvenir du siège de Paris, que M. Dagron avait bien voulu me donner. En les plaçant sous un microscope, je lisais des pages entières, formant la longueur d’un grand journal. Tout cela tenait sur un morceau de carte grand comme l’ongle !


On vient de voir que c’est à Paris que cette ingénieuse et précieuse idée avait été mise en pratique par M. Dagron. Il est juste d’ajouter qu’à Tours on avait, avec un succès complet, commencé à produire des dépêches toutes semblables, qui avaient été expédiées à Paris, par pigeons. Un photographe de Tours, M. Blaise, s’était chargé de cette difficile entreprise. Guidé par un chimiste de Paris, d’une rare habileté, Barreswil (qui devait, peu de temps après, succomber à ses fatigues), M. Blaise avait installé dans ses ateliers la préparation des dépêches microscopiques. Pendant qu’il poursuivait le cours de ses opérations, M. Dagron arriva de Paris, chargé par le gouvernement d’installer à Tours ce même service. Il était parti en ballon, et sa traversée aérienne avait été accidentée par mille périls. Heureusement, il avait pu sauver ses appareils.

Dès son arrivée à Tours, M. Dagron prit la direction de la préparation des dépêches microscopiques par son procédé à la membrane collodionnée, et il remplaça M. Blaise pour le service des dépêches du gouvernement.

M. Blaise exécutait sur papier la dépêche microscopique ; le procédé de M. Dagron, consistant à faire ce tirage en une pellicule de collodion, était plus avantageux. Aussi fut-il préféré et, dès l’arrivée de M. Dagron à Tours, on substitua le tirage sur la pellicule de collodion au tirage sur papier.

M. Dagron, dans une brochure publiée à Tours, sous ce titre La poste par pigeons voyageurs, a rendu compte, en ces termes, de l’établissement de la photographie microscopique à Tours :


« Arrivés le 21 novembre à Tours, dit M. Dagron, nous nous présentons immédiatement chez M. Gambetta. M. Fernique, qui avait pu gagner Tours avant nous, y fut mandé aussitôt. Nous fimes prendre connaissance de notre traité du 10 novembre avec M. Rampont, directeur général des postes, signé par M. Picard, ministre des finances. La délégation, sur les avis de M. Barreswil, l’éminent chimiste, avait eu aussi l’idée de réduire les dépêches photographiquement, par les procédés ordinaires. Dans cette vue, la délégation avait décrété, le 4 novembre, l’organisation d’un service analogue.

« Un habile photographe de Tours, M. Blaise, avait commencé ce travail sur papier. Il reproduisait deux pages d’imprimerie sur chaque côté de la feuille. Mais, en dehors de l’inconvénient du poids, la finesse du texte était limitée par le grain et la pâte du papier. Le service par pigeons commencé à Tours par la délégation laissait encore à désirer, puisque un spécimen de ma photomicroscopie sur pellicule, l’exemplaire que je produisis, fut trouvé tout à fait satisfaisant, et la photographie sur papier fut abandonnée pour les dépêches. Ma pellicule, outre son extrême légèreté, présentait l’avantage de ne poser en moyenne que deux secondes, tandis que le papier nécessitait plus de deux heures, vu la mauvaise saison ; de plus, sa transparence donnait un excellent résultat à l’agrandissement qui se faisait à Paris, au moyen de la lumière électrique.

« Aidé par mes collaborateurs, j’organisai immédiatement le travail de la reproduction des dépêches officielles et privées, qui devait être si utile à la défense nationale et aux familles. À partir de ce moment, je fus seul à les exécuter, sous le contrôle de M. de Lafollye, inspecteur des télégraphes, chargé par la délégation du service des dépêches par pigeons voyageurs. Le travail originaire fut ensuite modifié, et le résultat, eu égard au peu de matériel que nous avions pu sauver, fut une production plus rapide et plus économique.

« Les journaux ayant fait connaître que les Prussiens s’étaient emparés d’une grande partie de mon matériel, je me fais plaisir de dire ici que M. Delezenne, et M. Dreux, agent de change, à Bordeaux, tous deux amateurs distingués de photographie, offrirent avec empressement à l’administration des appareils semblables à ceux que je possédais, et ils furent mis à ma disposition.

« Le stock des dépêches fut promptement écoulé. Je suis heureux de pouvoir affirmer qu’activement secondé par mes collaborateurs, aucun retard ne s’est produit dans mon travail ; mais le déplacement de la délégation et aussi le froid intense qui paralysait les pigeons ont créé de sérieuses difficultés.

« Lorsque rien n’entravait le vol de ces intéressants messagers, la rapidité de la correspondance était vraiment merveilleuse. Je puis pour ma part en citer un exemple.

« Manquant de produits chimiques, notamment de coton azotique, que je ne pouvais me procurer à Bordeaux, je les demandai par dépêche-pigeon, le 18 janvier, à MM. Poullenc et Wittmann, à Paris, en les priant de me les expédier par le premier ballon partant. Le 24 janvier, les produits étaient rendus à mes ateliers à Bordeaux. Le pigeon n’avait mis que douze heures pour franchir l’espace de Poitiers à Paris. La télégraphie ordinaire et le chemin de fer n’eussent pas fait mieux.

« Les dépêches officielles ont été exécutées avec une rapidité surprenante. M. de Lafollye nous les remettait lui-même à midi, et le même jour à cinq heures du soir, malgré une saison d’hiver exceptionnellement mauvaise, dix exemplaires étaient terminés et remis à l’administration. Nous en avons fait ainsi treize séries sans être une seule fois en retard. Les dépêches privées étaient exécutées dans les mêmes conditions. Le jour de l’armistice, nous n’avions plus une seule dépêche à faire ; elles avaient été toutes reproduites au fur et à mesure de leur remise. Le travail était considérable, car, à l’exception d’un petit nombre de pellicules qui n’ont été envoyées que six fois, parce qu’elles sont promptement arrivées, la plupart l’ont été en moyenne vingt fois, et quelques-unes trente-cinq et trente-huit fois. Nous avons aussi reproduit en photomicroscopie une grande quantité de mandats de poste. Les destinataires ont pu toucher leur argent à Paris comme en temps ordinaire.

« Chaque pellicule était la reproduction de douze ou seize pages in-folio d’imprimerie, contenant en moyenne, suivant le type employé, trois mille dépêches. La légèreté de ces pellicules a permis d’en mettre sur un seul pigeon jusqu’à dix-huit exemplaires, donnant un total de plus de cinquante mille dépêches pesant ensemble moins d’un demi-gramme. Toute la série des dépêches officielles et privées que nous avons faites pendant l’investissement de Paris, au nombre d’environ cent quinze mille, pesaient en tout un gramme. Un seul pigeon eût pu aisément les porter. Si on veut maintenant multiplier le nombre des dépêches par le nombre d’exemplaires fournis, on trouve un résultat de plus de deux millions cinq cent mille dépêches que nous avons faites pendant les deux plus mauvais mois de l’année.

« On roulait les pellicules dans un tuyau de plume que des agents de l’administration attachaient à la queue du pigeon. Leur extrême souplesse et leur complète imperméabilité les rendaient tout à fait convenables pour cet usage.

« En outre, ma préparation sèche a le triple avantage d’être apprêtée en une seule fois, de ne donner aucune bulle, et de ne pas se détacher du verre à la venue de l’image ; elle donne toute sécurité dans le travail et n’expose pas aux déboires comme les procédés ordinaires. »


Près de trois cent mille dépêches furent expédiées ainsi à Paris, avant l’armistice du 28 janvier 1871. La réunion de toutes ces dépêches imprimées formerait une bibliothèque de cinq cents volumes.

Fig. 508. — Agrandissement des dépêches microscopiques apportées de Paris par les pigeons voyageurs.

On voit dans la figure 508 l’opération de l’agrandissement, fait à Paris, des dépêches arrivées de Tours. On commençait par emprisonner dans deux lames de verre la pellicule de collodion, et on la plaçait sur le porte-objet d’un microscope photo-électrique, sorte de lanterne magique d’une grande puissance. L’image des caractères agrandis était projetée sur un écran, et des copistes écrivaient à la hâte le texte qu’ils lisaient sur l’écran.

Quand les dépêches étaient nombreuses, la lecture ne pouvait en être rapide, mais comme la pellicule renfermait seize pages, on pouvait diviser et répartir entre plusieurs écrivains la besogne de la transcription. Les dépêches chiffrées étaient lues à part par le directeur des postes, M. Rampont, et envoyées aux membres du Gouvernement de la Défense nationale.

MM. Cornu et Mercadier perfectionnèrent le procédé de lecture des dépêches microscopiques. La pellicule de collodion fut adaptée sur un porte-glace spécial, auquel un mécanisme imprima un mouvement horizontal et vertical. Chaque ligne de la dépêche venant ainsi circuler lentement et régulièrement sur l’écran facilitait le travail.

L’installation de l’appareil photo-électrique et sa mise en train ne duraient pas moins de quatre heures, et il fallait, en outre, quelques heures pour copier les dépêches.

On aurait fait certainement de nouveaux progrès dans cet art singulier, s’il eût été appliqué plus longtemps ; mais tel qu’il a été mis en pratique, le procédé de la poste aérienne par pigeons, complété par les dépêches microscopiques sur collodion, doit être considéré comme un des plus admirables résultats scientifiques qu’aient fait naître les impérieuses nécessités du siège de Paris.


Les progrès de la poste aux pigeons furent arrêtés par l’inclémence de la saison. Dès le commencement de janvier 1871, les dépêches reçues à Paris devinrent rares. Le froid enlevait leurs merveilleuses qualités aux messagers ailés, qui, dans les premiers mois, avaient quelquefois réalisé des prodiges de vitesse et d’intelligence.

Citons, par exemple, un pigeon appartenant à M. Derouard, qui fut emporté hors de la capitale, avec le ballon le George-Sand ; et qui était de retour à Paris au bout de trois jours. Cinq autres ballons-poste emportèrent cinq fois ce même coureur, qui revint autant de fois, avec les dépêches que la province lui confiait. Il fut blessé, le 23 décembre 1870, par une balle prussienne, aux environs de Paris ; mais, recueilli par un paysan français, il fut remis à M. Derouard à la fin de la guerre.

Un autre pigeon appartenant à M. Van Roosebeke fit cinq fois, pendant le siège, le trajet de Paris en province. Il fut tué le 9 novembre 1870, par des paysans français, qui, après s’être aperçus de leur erreur, envoyèrent le pigeon mort au préfet du département de Loir-et-Cher. M. Van Roosebeke le fit empailler.


Telle est l’histoire d’une invention née du siège de Paris, et qui restera acquise à la science et à l’humanité. Que la guerre vienne à replacer une grande cité dans la même situation désastreuse où s’est trouvée, en 1870-1871, la capitale de la France, et le moyen si bien mis en pratique par nos savants, viendra leur rendre le même service qu’il rendit aux habitants de Paris bloqués par les armées allemandes.


En effet, l’enseignement qui est résulté des précieux services rendus par les pigeons voyageurs, pendant le siège de Paris, n’a pas été perdu. Il a été décidé que toutes nos places fortes seraient pourvues d’un colombier, où l’on élèverait des pigeons. En cas d’investissement, des ballons emporteraient des pigeons, qui reviendraient à leur colombier, avec les dépêches qu’on leur aurait confiées.

C’est en 1877 que les colombiers militaires ont été établis en France, à la suite d’un don gratuit qui fut fait au gouvernement par un amateur colombophile, M. la Pene de Ris, de 420 pigeons, parfaitement dressés. L’administration des postes fit construire un colombier modèle, qui pouvait contenir 200 couples. Un colombier semblable a été établi, au Mont-Valérien, pour de jeunes sujets qu’on y élève.

En province, l’art colombophile a également ses petits édifices militaires, qui sont installés à Marseille, Perpignan, Verdun, Lille, Toul et Belfort. En Tunisie, le général Boulanger fonda une poste aux pigeons entre les points de la Régence que nous occupons militairement et le quartier général de Tunis.

Le nombre total des pigeons messagers que possèdent nos établissements militaires est aujourd’hui de 4 000. Le budget de la guerre porte un chiffre annuel de 50 000 francs pour ces dépenses.

En vertu d’une loi en date du 3 juillet 1877, le gouvernement a droit de réquisition sur les colombiers civils ; et chaque année, on fait un recensement des pigeons voyageurs, comme on fait le recensement des chevaux. La déclaration doit comprendre le nombre de colombiers, celui des pigeons et les directions pour lesquelles ils sont dressés.


À l’étranger, la poste aérienne est tout aussi bien constituée. L’Allemagne possède, depuis 1874, des colombiers militaires, à Metz, à Strasbourg, où l’on élève 600 pigeons. À Cologne et à Berlin, on en compte 200. Mayence, Posen, Thorn, Kiel, Wilhelmshafen, Dantzig et Thonning ont des stations d’oiseaux, de 200 chacune. Le crédit affecté aux colombiers militaires allemands est de 50 000 francs environ, chaque année.

Le gouvernement allemand stimule l’industrie privée, pour faire naître dans la population le goût du sport colombophile. Diverses sociétés des villes de l’Allemagne se sont réunies, pour organiser des concours et distribuer des prix. La presse politique et la presse technique s’accordent à prodiguer des encouragements à l’élève des pigeons voyageurs, considérée comme une branche de l’art de la guerre.

Des rapports suivis existent entre le ministère de la guerre et les sociétés colombophiles de l’Allemagne.

On interne pendant quelques mois des pigeons voyageurs dans les places fortes, au lieu de les élever dans les campagnes. À cet effet, des membres des sociétés colombophiles sont attachés, pendant cet intervalle, aux pigeonniers militaires. Le gardien touche 4 marks par jour de présence dans les forteresses, 5 centimes (4 pfennings) sont alloués pour la nourriture de l’oiseau, pendant son séjour dans la forteresse.

C’est à Cologne que l’on a établi la direction générale des colombiers militaires.

L’Allemagne ne s’est pas seulement appliquée à utiliser à son profit les mœurs des pigeons volants. Elle s’est occupée des moyens d’en paralyser l’utilité, à peu près comme M. Prudhomme recevait son sabre d’honneur « pour défendre les institutions de son pays… et, au besoin, pour les combattre. »

Dans cette prévision, les fortes têtes de l’État-major allemand ont essayé de dresser des faucons, pour donner la chasse aux pigeons voyageurs.

Cette précaution paraît d’une efficacité douteuse. Comment, en effet, élever des faucons dans des places fortes ? Comment les conserver en captivité, en temps de paix ? Comment en trouver un nombre suffisant, au moment de la guerre ?

Du reste, le moyen d’annihiler le rôle destructeur du faucon a été trouvé. Il suffirait, comme le font les Chinois, d’attacher à la naissance de la queue du pigeon un sifflet qui, pendant le vol de l’oiseau, fait vibrer l’air, et par son bruit strident effraye le rapace.

D’autres ont dit qu’en plongeant le pigeon, avant de le lâcher, dans une eau à odeur fétide, on éloignerait le faucon ; de telle sorte que, même sans le sifflet, on assurerait la conservation et le respect de l’agile messager. Tel est du moins l’avis du journal La France colombophile.


L’Autriche n’a que deux colombiers, l’un à Comorn, l’autre à Cracovie. On s’occupe de relier par des lignes de pigeons messagers les centres des régions montagneuses servant de frontières, avec les postes qui commandent les crêtes et les défilés de l’intérieur.


La Russie possède d’importants colombiers militaires à Moscou, Saint-Pétersbourg, Kiew, Varsovie, etc. Une ligne régulière va de Saint-Pétersbourg à Krasnoé-Selo. 50 000 francs sont affectés, chaque année, à ce service. On s’occupe de créer de pareils établissements dans les pays nouvellement conquis de l’Asie centrale, où le fonctionnement de la télégraphie électrique est loin d’être toujours assuré.

Toutes les places fortes et stations de la frontière dans les provinces de la Russie occidentale et de la Pologne russe sont pourvues de colombiers militaires. Chaque pigeonnier possède un effectif de 250 pigeons. Les employés de ces établissements, qui doivent tous appartenir à la nationalité russe, sont nommés par les commandants des places fortes.

La station centrale est établie à Brest-Litowsk, où aboutissent les routes de Varsovie à Moscou et de Kiew à Insterburg.

Pendant les manœuvres d’automne de 1886 on a fait à Varsovie et à Litowsk d’intéressantes expériences sur les pigeons voyageurs.


En Italie l’organisation des colombiers militaires est parfaitement entendue.

On compte dans cet État 12 colombiers militaires, et on a même créé un établissement de ce genre à Massaouah, et un autre à Assab, sur la mer Rouge, pour les besoins de la guerre dans ces contrées de l’Afrique.

Les colombiers sont distribués en Italie sur un certain nombre de régions correspondant chacune à un groupe de pigeons habitués à faire un voyage déterminé. Le colombier de Rome, par exemple, a son groupe de pigeons d’Ancône. On est parvenu à ouvrir au pigeon toutes les régions à la fois, sans qu’aucun mélange puisse se produire.

Le pigeonnier italien est divisé en plusieurs compartiments, pour que, en cas d’épizootie, on puisse isoler complètement les sujets malades.

Les ouvertures du colombier sont munies d’une petite trappe spéciale, qu’on ouvre lorsqu’on attend les oiseaux, et qui est construite de telle sorte que le pigeon porteur d’une dépêche y reste emprisonné avant qu’il ait pu se mêler à ses compagnons. En se refermant, la trappe fait agir une sonnerie électrique, qui prévient le gardien de l’arrivée d’un messager.

Le service des colombiers militaires italiens est confié aux directions de l’arme du génie. À chaque colombier est attaché un sous-officier, dit colombiculteur, que l’on choisit parmi les militaires ayant des connaissances professionnelles sur la matière. Un cours théorique et pratique de colombiculture est professé au Colombier normal militaire de Rome.

Dans les colombiers italiens, les pigeons sont inscrits sur des registres matricules comme les chevaux de troupe.

Les pigeons ne doivent point franchir une distance supérieure à 250 kilomètres. On a cependant fait des expériences pour des trajets d’une longueur très supérieure à ce chiffre. Des pigeons de Cagliari sont revenus de Naples, en franchissant la distance de 450 kilomètres qui sépare ces deux villes. C’est ce qui prouve qu’une puissance continentale pourrait demeurer en relation quotidienne avec ses colonies, si elles étaient suffisamment rapprochées.

En 1885, l’entretien total des 12 colombiers militaires italiens s’est élevé à 12 091 francs, soit à environ 1 000 francs par colombier.


En Espagne, l’art colombophile militaire n’est pas négligé. Outre la station centrale de Guadalajara, fondée en 1879, il existe aujourd’hui des pigeonniers militaires à Madrid, Cadix, Saint-Sébastien, Pampelune, Saragosse, Lérida, Ciudad-Rodrigo et Jaca. On s’occupe d’établir des stations dans toutes les villes espagnoles où il existe des régiments du génie, ainsi que dans les localités suivantes : Santander, Logreno, Oviédo, Gijon, Salamanque, Figueras, Tarragone, Alméria et le fort de Serantes (Biscaye), enfin dans les îles espagnoles.


L’Angleterre possède également une poste par pigeons ; mais de peu d’importance, ce moyen n’ayant pas favorablement attiré l’attention de nos voisins.


Mais c’est la Belgique qui nous présente le vrai modèle en ce genre. C’est, en effet, la Belgique qui a aujourd’hui le privilège de fournir aux autres nations les produits de ses colombiers. Les colombiers belges sont parfaitement organisés ; car c’est l’industrie privée qui, dans ce pays, a développé, d’une manière toute spéciale, le dressage des pigeons. Il existe en Belgique plus de 1 000 colombiers, renfermant ensemble plus de 600 000 oiseaux. L’élève des pigeons est pour la Belgique une véritable institution nationale. Annuellement, on fait, dans ce pays, plus de 1 500 lâchers de pigeons, et la valeur totale des prix attribués à ces concours dépasse, chaque année, 900 000 francs.


À l’exemple de la Belgique, Paris a institué des lâchers de pigeons et des concours. On prend des pigeons dans les colombiers de Bruxelles, de Bruges, etc., on enferme tous ces coureurs aériens dans un panier d’osier, et on les envoie à Paris, où on les lâche solennellement, aux portes du palais de l’Industrie.

À peine le couvercle d’osier est-il soulevé, que les prisonniers s’envolent, avec la rapidité d’une flèche, en prenant la direction de leur colombier. La plupart reviennent au gîte. Quelques-uns s’égarent, d’autres se perdent, mais le fait est rare. Le pigeon arrivé le premier de cette espèce de concours de vitesse obtient le prix, et le propriétaire touche l’enjeu qui a été placé sur la tête des autres pigeons, comme dans une sorte de poule.

Dans les colombiers militaires les lâchers de pigeons ont lieu, à des époques déterminées, ainsi que le représente la figure 509, où l’on voit un lâcher de pigeons dans une caserne de Paris.

Fig. 509. — Un lâcher de pigeons voyageurs dans une caserne de Paris.

Ce n’est guère qu’à Paris et dans le nord de la France qu’il existe des colombiers privés. Le nombre total des oiseaux que l’on y élève est d’environ 40 000.

En 1873, le journal la Liberté se servait de pigeons messagers pour expédier, de Versailles à Paris, les débats de l’Assemblée nationale. Les oiseaux franchissaient en 10 à 15 minutes la distance entre ces deux villes, et on trouvait avantage à ce genre de service, en raison de la lenteur qu’occasionnaient souvent l’encombrement et les formalités des bureaux télégraphiques.

En Angleterre, sans doute en souvenir de la célèbre opération de bourse de la maison Rotschild en 1815, certains reporters envoient leurs nouvelles de la province à la métropole, par pigeons.

Sur les côtes anglaises, des pêcheurs emportent avec eux des pigeons, qu’ils lâchent avant de quitter le lieu de leur pêche, pour annoncer à leur famille leur déplacement, et faire connaître à leurs vendeurs la quantité de poissons qu’ils vont recevoir.

Le Sport nautique de l’ouest fait connaître, par la même voie, le résultat des concours de yachts.

À New-York, les capitaines des navires marchands embarquent des pigeons, qu’ils lâchent pour expédier plus tôt, à leur retour, les nouvelles qu’ils apportent d’Europe, et annoncer la qualité de leur cargaison.

Les paquebots français des grandes lignes de l’Atlantique emmènent aussi, dit-on, quelques pigeons messagers, qu’ils lâcheraient pour demander des secours, en cas d’accident de mer.


On voit, en résumé, que la correspondance par les charmants messagers ailés, que nous devons aux efforts réunis de la nature et de l’art, rend aujourd’hui des services de bien des genres, et que les résultats obtenus par le dressage et l’éducation des pigeons messagers tendent à donner une extension de plus en plus grande à la poste aérienne.

Il est bon de rappeler que c’est du siège de Paris, et de l’initiative intelligente des colombophiles parisiens, particulièrement de la société colombophile dite de l’Espérance, que date cet intéressant mouvement industriel et social. Le siège de Paris, qui suggéra l’idée de la correspondance par pigeons, fit naître aussi l’aérostation militaire et la télégraphie optique. Le génie scientifique de la France n’est donc pas prêt de s’éteindre. Il se rallume et brille d’un nouvel éclat, aux jours des crises nationales et des dangers de la patrie.




CHAPITRE III

tentative de retour des ballons dans la capitale investie.

Le complément rêvé du départ des ballons-poste, c’était le retour des mêmes ballons dans Paris assiégé. On se proposait de faire partir d’un point du territoire non occupé par l’ennemi un ballon qui, poussé par un vent favorable, irait planer sur Paris, où il pourrait effectuer sa descente. Cette entreprise n’avait rien d’irréalisable, et elle aurait certainement été couronnée de succès, si elle eût été poursuivie avec persévérance.

Quoi qu’il en soit, voici les tentatives qui furent faites pour ramener à Paris les ballons-poste.

On devait envoyer des ballons et des aéronautes à Orléans, à Chartres, à Évreux, à Dreux, à Rouen, à Amiens, c’est-à-dire dans toutes les villes peu distantes de Paris, et où il existe de grandes usines à gaz. Chaque aéronaute devait avoir une bonne boussole, et connaître l’angle de route vers Paris. Il devait observer les nuages tous les matins, au moyen d’une glace horizontale fixe, où était tracée une ligne se dirigeant au centre de Paris. Quand il aurait vu les nuages marcher suivant cette ligne, c’est-à-dire quand la masse d’air supérieur se dirigerait sur Paris, il devait gonfler son ballon à la hâte, demander à Tours, par le télégraphe, des instructions, des dépêches, et partir. Son point de départ était à vingt lieues de Paris environ, et le but de son voyage à travers les airs était Paris, qui, en y comprenant les forts, offre une étendue de plusieurs lieues. N’avait-il pas bien des chances de réussir ? S’il passait à côté de la capitale, il devait continuer son voyage, et descendre plus loin, en dehors des lignes prussiennes. Quand le vent soufflerait du nord, le ballon d’Amiens pourrait partir ; lorsqu’il soufflerait du sud ou de l’ouest, les aérostats d’Orléans et de Dreux se mettraient en route. Avec une douzaine de stations échelonnées sur plusieurs lignes de la rose des vents, les essais devaient être nombreux, et quelques-uns pouvaient réussir, si l’on ne craignait pas de renouveler fréquemment les voyages. Si un ballon était assez heureux pour passer juste au-dessus de Paris, il descendrait dans l’enceinte des forts. Là, la campagne est suffisamment étendue pour que l’atterrissage soit facile. Au pis-aller, il pourrait risquer de tomber sur les toits. Dans tous les cas, il lui serait possible de lancer par-dessus bord des lettres et des dépêches apportées de son point de départ.

Tel était le programme tracé aux aéronautes épars dans les villes des départements ci-dessus désignées.


La première tentative fut faite à Chartres, par M. Révillier ; mais les Prussiens s’étant présentés devant Chartres, cet aéronaute dut s’échapper de la ville, avec son matériel.

MM. Albert et Gaston Tissandier envoyés au Mans, avec le ballon le Jean-Bart, cubant 2 000 mètres, pour tenter le retour à Paris, durent attendre pendant plusieurs semaines le vent sud-ouest favorable au départ ; mais ce vent manqua toujours. Pendant ce temps, le projet primitif dut être modifié ; car les armées prussiennes s’emparaient d’Orléans, de Rouen, de Dreux, d’Amiens, les villes mêmes où les ascensions devaient s’exécuter. Le départ aérien, qu’il était possible de tenter avec quelque chance de succès, à 20 lieues de Paris, devenait chimérique à une distance beaucoup plus grande.

En dépit de ces conditions défavorables, MM. Tissandier, encouragés par le gouvernement de Tours, se rendirent à Rouen, avec l’aérostat le Jean-Bart, et ils entreprirent deux voyages aériens, dans des conditions vraiment dramatiques. Ils purent s’élever dans les airs, avec un vent favorable, s’avancer au-dessus des nuages, dans la direction de Paris ; mais les courants atmosphériques, si variables en automne, devaient les éloigner bientôt du bon chemin.

Voici quelles furent les particularités de cette curieuse entreprise.

C’est le 7 novembre 1870, que MM. Gaston et Albert Tissandier partirent, en ballon, de Rouen, pour tenter de descendre dans la capitale. Le vent soufflait du nord-ouest, dans la direction de Paris, et les ballons d’essai ayant tracé la route vers la ville assiégée, à une heure de l’après-midi, les deux aéronautes s’élancèrent dans les airs, avec le Jean-Bart, salués par les applaudissements et les voix de toute la population rouennaise. Partis de l’île Lacroix, ils emportaient 350 kilogrammes de lettres, adressées de tous les points de la France à des habitants de Paris.

Mais le vent était faible, et l’équipage aérien avançait peu. Par surcroît de contrariétés, un épais brouillard vint envelopper le ballon, et le noyer dans un océan de vapeurs. Les aéronautes demeurent pendant plus de deux heures, au milieu d’une brume épaisse, qui les empêche de voir où ils vont et quel sort les attend. Ils se décident alors à prendre terre. Ils descendent dans un avant-poste de mobiles français. À un kilomètre plus loin, au delà, étaient les Prussiens.

On reconnaît alors, avec regret, que le vent a changé de direction et qu’il souffle du nord. Des paysans remorquent le ballon jusqu’à un village où il existe une petite usine à gaz, capable de remplir de nouveau les flancs du Jean-Bart.

Le lendemain, le vent des hautes régions paraissant favorable à la direction vers Paris, à quatre heures et demie, nos deux aéronautes se décident à repartir. Ils s’élèvent jusqu’à 3 000 mètres de hauteur, et assistent à l’incomparable spectacle du coucher du soleil, qui illumine de mille couleurs ardentes le massif de nuages fermant l’horizon. Bientôt, la lune vient éclairer le ciel, mais sa pâle clarté ne suffit pas à guider les aéronautes, qui de nouveau ignorent où le vent les emporte, et jugent prudent de descendre à proximité du sol.

La nuit est très froide, le thermomètre marque — 14°, et un vent sud-est des régions basses les pousse vers l’Océan. On jette du lest, le ballon repart, et traverse cinq fois la Seine, aux environs de Rouen, en passant au-dessus d’une épaisse forêt. Ils arrivent au-dessus de Jumièges, et le Jean-Bart ayant perdu la plus grande partie de son gaz se trouve à 100 mètres à peine au-dessus de la Seine. La mer n’est pas éloignée, et le vent les pousse vers les falaises de l’Océan. Il faut donc, de toute nécessité, descendre, et descendre sur le fleuve même, fort large aux environs de Jumièges. M. Tissandier tire la soupape, et l’aérostat vient planer à quelques mètres au-dessus de la surface de l’eau, où il reste immobile. Du haut du ballon, on jette les cordes, et les habitants du village d’Hartrouville, ainsi que le représente la figure 510, accourent dans des barques, et saisissant l’extrémité des cordes, tirent au bord du rivage de la Seine l’esquif aérien échoué.

Fig. 510. — Descente du Jean-Bart sur la Seine.

À cela se bornèrent les tentatives faites par de courageux aéronautes, pour essayer de rentrer dans Paris. Cette dernière tentative, faite le 7 novembre, ne fut pas renouvelée, parce que la ligne d’investissement des Prussiens s’élargissant tous les jours rendait de plus en plus aléatoires les essais de descente dans la ville. Peut-être, toutefois, auraient-ils réussi si, d’après le projet primitif arrêté à Tours, ils avaient été renouvelés sur un grand nombre de points autour de Paris, avant l’extension de la ligne d’investissement par l’ennemi.




CHAPITRE IV

dupuy de lôme construit un aérostat dirigeable. — description de l’appareil directeur et de l’aérostat de dupuy de lôme.

Pendant que ces événements se poursuivaient, les ingénieurs, retenus dans la capitale continuaient leurs recherches pour la construction d’un appareil aérien dirigeable. L’Académie des sciences, avons-nous dit, avait reçu un grand nombre de projets mal conçus, et elle n’avait accordé à aucun des auteurs de ces projets ni approbation, ni subside. Toutefois, l’œuvre de l’un de ses membres devait attirer toute son attention. Dupuy de Lôme, l’ingénieur éminent à qui la France doit la création des bâtiments cuirassés, s’occupait, depuis l’investissement de Paris, à essayer de construire un aérostat dirigeable. Lorsqu’il en communiqua les plans à l’Académie, ce corps savant en comprit toute la valeur, et demanda au gouvernement les fonds nécessaires pour parachever l’édifice aérostatique commencé par Dupuy de Lôme.

Le célèbre ingénieur de marine avait construit un aérostat de soie vernie, d’une forme ovoïde allongée. Il n’avait pas la prétention de lutter contre un courant aérien d’une certaine intensité ; il voulait, seulement, si le vent était fort, pouvoir faire dévier le ballon, afin de présenter au vent une voile oblique, qui le ferait avancer, en louvoyant, comme le fait un navire à voiles voguant sur les eaux.

Pour maintenir le ballon sans cesse gonflé malgré les déperditions du gaz qui se produisent toujours, Dupuy de Lôme employait le moyen qui avait été proposé, à la fin du siècle dernier, par le général Meusnier. Il introduisait de l’air dans un petit ballon, qui était d’avance logé, à cet effet, dans le grand ballon.

L’appareil chargé d’imprimer le mouvement à l’équipage aérien, était fixé à la nacelle du ballon. Mais quel était ce moteur ? Une simple hélice, de 8 mètres de diamètre. Un travail de 30 kilogrammètres, exécuté par cette hélice, devait produire une vitesse de deux lieues à l’heure, dans une direction voulue. Quelle faible idée cela ne donne-t-il pas des ressources dont aurait disposé l’esquif aérien !


« En présence de cette puissance motrice, disait Dupuy de Lôme, il m’a paru avantageux de ne pas recourir à une machine à feu quelconque, et d’employer simplement la force des hommes. Quatre hommes peuvent sans fatigue soutenir pendant une heure, en agissant sur une manivelle, le travail de 30 kilogrammètres, qui n’exige de chacun d’eux que 7 kilogrammètres, 5. Avec une relève de deux hommes, chacun d’eux pourra travailler une heure, se reposer une demi-heure, et ainsi de suite, pendant les dix heures du voyage. »


Le ballon était pourvu d’un gouvernail placé à l’arrière, afin de pouvoir s’orienter.

Le gaz adopté n’était pas l’hydrogène, mais simplement le gaz d’éclairage.


« Un appareil de ce genre, disait Dupuy de Lôme, ne permettra d’avancer vent debout, ou de suivre par rapport à cette surface toutes les directions désirées, que quand le vent n’aura qu’une vitesse au-dessous de 8 kilomètres à l’heure. Cela ne sera sans doute pas très fréquent, car cette vitesse n’est que celle d’un vent qualifié brise légère. Quoi qu’il en soit, cet aérostat ayant une vitesse propre de 8 kilomètres à l’heure, lorsqu’il sera emporté par un vent plus rapide, aura la faculté de suivre à volonté toute route comprise dans un angle résultant de la composante des deux vitesses. »


Il y avait en tout cela peu d’innovations. L’aérostat adopté par Dupuy de Lôme différait peu de celui qui avait été expérimenté, en 1852, par Giffard.

Nous avons représenté dans le tome II des Merveilles de la science[3] l’aérostat dirigeable de Giffard, par deux dessins qui ont été reproduits, depuis cette époque, dans un grand nombre d’ouvrages scientifiques. On trouve dans ces dessins, que nous tenions de Giffard lui-même, la figure exacte de la machine à vapeur et de son installation au-dessous de l’aérostat. Seulement Giffard avait osé emporter au sein des airs une machine à vapeur, tandis que Dupuy de Lôme craignant, non sans raison d’ailleurs, la présence d’un foyer dans le voisinage d’un gaz inflammable, s’était contenté de la force des hommes.

Il est probable que l’appareil de Dupuy de Lôme, ne disposant que de la force humaine, serait resté insuffisant pour réaliser la direction, s’il avait eu à lutter contre la plus faible brise. Dans tous les cas, on n’eut pas à s’en assurer pendant le siège, car les travaux pour la construction de l’aérostat ayant traîné en longueur, la guerre se termina avant que l’appareil de Dupy de Lôme pût s’élancer dans les airs, et montrer sa valeur.

Après la guerre, Dupuy de Lôme continua ses études sur son aérostat dirigeable. Il en fit l’expérience définitive, le 2 février 1871, après l’armistice. Les Comptes rendus de l’Académie des sciences ont publié, en 1872, la description de son appareil, accompagnée de dessins, qui vont nous permettre de donner une idée exacte de la conception pratique de Dupuy de Lôme.

C’est le 2 février 1871 que Dupuy de Lôme fit l’expérience définitive de son aérostat dirigeable, qui avait été construit dans une cour du fort de Vincennes.

Fig. 511. — L’aérostat dirigeable de Dupuy de Lôme.

La forme de ce ballon, comme le montre la figure 511, est celle d’un œuf ou d’un ellipsoïde allongé. Sa longueur est de 36 mètres, son plus grand diamètre de 14 mètres, et son volume de 3 450 mètres. Il est porteur d’une nacelle de 6 mètres de long, et de 3 mètres de large, au maximum. Cette nacelle est munie d’une hélice à deux pas seulement ; le diamètre de cette hélice est de 9 mètres et son pas de 2 mètres. Pour prévenir les déformations du ballon qui amèneraient une application défavorable de la poussée de l’air, on maintient son volume invariable en plaçant à son intérieur, comme l’avait fait Meunier, dès l’année 1786, un petit ballon, ou ballonnet, que l’on pouvait gonfler à volonté en injectant de l’air dans sa capacité, au moyen d’une pompe à air.

L’aérostat est entouré de deux filets : le filet porteur de la nacelle, et le filet dit des balancines, qui a pour but de maintenir la stabilité constante de la nacelle, quelle que soit l’inclinaison que le vent imprime à l’aérostat, ou du moins si cette inclinaison ne dépasse pas 20°, ce qui n’est pas à prévoir.

L’hydrogène pur, et non le gaz d’éclairage, fut employé dans cette expérience, pour remplir le ballon ; ce qui lui donnait une puissance ascensionnelle considérable, sans exiger un grand volume. Le gaz hydrogène avait été obtenu par l’action de l’acide sulfurique étendu sur la tournure de fer.

L’étoffe du ballon était composée d’une double enveloppe de soie blanche, pesant 52 grammes par mètre carré, et d’une toile doublée de caoutchouc ; le tout revêtu, intérieurement et extérieurement, d’un enduit de glycérine et de caoutchouc, qui assurait la complète imperméabilité de l’enveloppe à l’air, et prévenait, autant qu’on pouvait l’espérer avec un gaz aussi subtil, la perte de l’hydrogène à travers l’étoffe.

Le moteur employé pour faire agir l’hélice était, avons-nous dit, la force humaine.

Le ballon s’élança, par un vent assez fort. Quatorze personnes le montaient : Dupuy de Lôme ; M. Yon, expert en aérostation ; M. Zédé, capitaine de frégate ; plus trois aides et huit hommes d’équipage, employés à faire mouvoir l’hélice.

Le poids total du ballon et de son chargement, y compris les quatorze passagers et 600 kilogrammes de lest, était de 3 800 kilogrammes.

Le but de l’ascension, c’était de s’assurer si l’aérostat obéirait à l’action de l’hélice et du gouvernail, dans le sens voulu et prévu.

Voici, d’après le mémoire de l’auteur, ce qui fut obtenu. Dès que l’hélice était mise en mouvement, l’influence du gouvernail se faisait sentir, et l’aérostat suivait une direction qui, calculée sur la direction du vent, prouvait que le ballon avait un mouvement propre. La vitesse de ce mouvement propre aurait été, selon Dupuy de Lôme, de 10 kilomètres par heure, c’est-à-dire à peine le double de la marche d’un homme à pied, vitesse bien médiocre, on le voit.

Au moment du départ, le vent, avons-nous dit, était assez fort ; mais, en imprimant à l’hélice un mouvement rapide (35 tours par minute), on réalisa une vitesse de 50 kilomètres à l’heure, dans le sens du vent, mais avec une déviation de 10° à 12° sur la direction que lui aurait imprimée la simple impulsion de l’air. En louvoyant ainsi, il serait possible, selon Dupuy de Lôme, de marcher dans un sens déterminé. Nous ne voyons pas cependant que, dans l’expérience du 2 février, l’aérostat ait pris la direction qu’il s’était flatté de suivre. La route qu’il a tenue était tout autre que celle que l’on attendait.

Si donc cette expérience a prouvé que l’aérostat de Dupuy de Lôme obéit à l’hélice et au gouvernail, elle n’a point établi que sa vitesse propre, c’est-à-dire dans le sens de la direction voulue, ait quelque importance.

On pouvait, à l’aide d’un moyen fort simple, décrit par l’auteur dans son mémoire, déterminer la vitesse de l’aérostat, et reconnaître la route suivie. Une boussole fixée dans la nacelle, et ayant sa ligne de foi parallèle à l’axe du ballon, jointe à une seconde boussole, portant sur l’une de ses faces latérales une planchette parallèle au plan vertical passant par la ligne de foi, servait à déterminer la route suivie sur la terre. On lisait directement la hauteur occupée dans l’atmosphère, au moyen d’un baromètre qui, au lieu des indications de la longueur de la colonne mercurielle, indiquait les hauteurs réelles dans l’air, calculées par avance, pour chaque millimètre de la colonne barométrique.

Les moyens employés pour reconnaître la route étaient tellement sûrs que, lorsque l’ordre de s’arrêter fut donné, M. Zédé, qui inscrivait la marche, put indiquer le nom du village sur lequel on se trouvait : Mondécour.

La descente se fit avec une facilité extraordinaire, sans secousse, ni traînée sur le sol.

La stabilité de la nacelle fut le fait le plus remarqué. Les oscillations du ballon ne se transmettaient aucunement à la nacelle. Pendant toute l’ascension, on pouvait aller et venir sur ce plancher mobile, comme sur la terre ferme.


Tel est le résumé du long travail technique que les Comptes rendus de l’Académie des sciences ont publié. Demandons-nous maintenant quels furent les résultats positifs de cette expérience.

Dupuy de Lôme avait-il résolu le problème de la direction des aérostats ? Nous ne le croyons pas. En faisant usage de moyens de locomotion et de direction depuis longtemps connus et expérimentés, le célèbre ingénieur de marine n’a pas obtenu de résultat sensiblement supérieur à ceux de ses devanciers. La vitesse propre de 10 kilomètres à l’heure, enregistrée par l’auteur, nous paraît plutôt faite pour démontrer l’échec que la réussite de sa tentative.

Dupuy de Lôme n’a-t-il donc rien obtenu ? N’a-t-il rien inventé ? Loin de là. Le résultat auquel il est arrivé mérite des éloges, et doit lui attirer la reconnaissance de tous ceux qui attachent l’importance qu’elle mérite à la question de la navigation aérienne. Dupuy de Lôme a réalisé une sérieuse découverte : il a assuré la stabilité, la tranquillité absolue de la nacelle. Grâce au système ingénieux de suspension, grâce au filet de balancines, qui prévient toute oscillation de la nacelle, quelle que soit l’agitation de l’aérostat qui la surmonte, Dupuy de Lôme vint fournir une base solide (au propre comme au figuré) aux recherches qu’il restait encore à faire pour résoudre le problème de la direction des aérostats.

Avant la construction de l’aérostat de Dupuy de Lôme, aucune stabilité n’était garantie à la nacelle, ni aux passagers, ni aux expérimentateurs. Assurés maintenant de pouvoir procéder avec sécurité à leurs observations au milieu de l’air, les aéronautes pourront se livrer tout à leur aise aux expériences concernant la direction.

La seule critique à adresser à l’appareil dirigeable proposé par Dupuy de Lôme s’applique au genre de moteur adopté par lui. On ne peut se contenter de la simple force de l’homme, embarqué comme agent moteur. La force humaine opposée à la puissance du vent, c’est la mouche qui voudrait braver la tempête. Un tel moyen a pu suffire pour les premières manœuvres d’essai de l’aérostat de Dupuy de Lôme, mais il serait impossible, de se contenter d’un tel agent de force. Il faut emporter dans les airs un moteur digne de ce nom.


Nous ajouterons que l’on vit avec peine Dupuy de Lôme ne citer aucun des nombreux savants qui l’avaient précédé dans la même carrière. On fut surpris de ne pas entendre sortir de la bouche de l’illustre ingénieur un hommage aux travaux antérieurs aux siens. Quelques lignes mentionnant, par exemple, la tentative audacieuse et mémorable faite en 1852 par Giffard n’auraient été que de la plus stricte justice ; et cela avec d’autant plus de raison que la forme et les principales dispositions de l’aérostat expérimenté par Dupuy de Lôme rappellent, à s’y méprendre, la forme et les dispositions du célèbre aérostat dirigeable que Giffard construisit et monta en 1852.

Ce rappel des travaux de Giffard, que Dupuy de Lôme aurait pu faire, dans son propre intérêt, les journaux de Paris se chargèrent de le mettre en lumière. L’Illustration publia, dans son numéro de février 1872, une revendication de priorité, avec pièces à l’appui, en faveur de Giffard. Ce recueil donnait, à ce propos, le dessin du nouvel aérostat de Dupuy de Lôme, et comme comparaison éloquente, il rapprochait de ce dessin celui que nous avons fait paraître nous-même, en 1868, dans les Merveilles de la science, et qui représente l’aérostat dirigeable expérimenté par Giffard en 1852. L’auteur de l’article, M. Gaston Tissandier, conclut à l’identité des deux appareils, et refuse à Dupuy de Lôme l’invention d’un aérostat dirigeable.

M. Gaston Tissandier allait trop loin en contestant l’invention de Dupuy de Lôme. Sans doute il n’y a rien d’absolument nouveau dans l’aérostat de notre savant ingénieur de marine, et l’on pourrait, à chaque organe qu’il met en œuvre, citer l’inventeur primitif. Mais Dupuy de Lôme a eu le mérite, d’abord d’assurer, ainsi que nous l’avons dit, la stabilité d’un équipage aérien, fait capital à nos yeux ; ensuite d’associer en un tout harmonieux plusieurs éléments épars, et de les concilier de la manière la plus heureuse. Quelques-uns de ces éléments étaient, en effet, contradictoires dans leurs principes. Ces éléments anciens, Dupuy de Lôme sut les compléter, par des vues personnelles et par les calculs les plus rigoureux que l’on eût encore faits sur la construction et la direction des aérostats.

Il ne faudrait donc pas que des critiques acerbes fussent la récompense des peines et des fatigues que notre grand ingénieur s’était imposées, pour l’accomplissement d’une œuvre dont la France doit remercier hautement sa mémoire.




CHAPITRE V

application du moteur électrique à la construction des ballons dirigeables. — l’aérostat électrique de mm. gaston et albert tissandier.

Après la belle tentative de Dupuy de Lôme, pour la construction d’un aérostat stable et dirigeable, qui n’avait d’autre défaut que le genre de moteur adopté, est venue l’entreprise, très originale, due à MM. Gaston et Albert Tissandier, d’appliquer le moteur électrique à la propulsion des ballons.

C’est à l’Exposition d’électricité de Paris, en 1881, que l’on vit, pour la première fois, le modèle du petit aérostat dirigeable de M. Gaston Tissandier, mû par la force électrique.

La découverte de l’accumulateur électrique par M. Gaston Planté, et les applications qu’avait déjà reçues la pile secondaire, donnèrent l’idée à MM. Gaston et Albert Tissandier d’appliquer à la marche des aérostats les accumulateurs, qui, sous un poids relativement faible, emmagasinent une grande somme d’énergie.

Une pile accumulatrice actionnant une petite machine dynamo-électrique, attelée à l’hélice propulsive d’un aérostat, offre certains avantages. Le moteur électrique fonctionnant sans aucun foyer supprime le danger du voisinage du feu sous une masse d’hydrogène, si l’on emploie une machine à vapeur. Son poids est constant ; car il n’abandonne pas à l’air, comme la chaudière à vapeur, des produits de combustion, qui délestent sans cesse l’aérostat, et tendent à le faire élever dans l’atmosphère. Enfin, il se met en marche ou s’arrête avec une incomparable facilité, par un simple commutateur.

Le mignon aérostat que M. Gaston Tissandier avait construit, pour servir de modèle, et que l’on voyait à l’Exposition d’électricité de 1881, était de forme allongée, et se terminait par deux pointes. Il n’avait que 3m,50 de longueur, sur 1m,30 de diamètre, au milieu. Le volume total de cet engin n’était que 2 200 litres environ. Gonflé d’hydrogène pur, son excédent de force ascensionnelle n’était que de 2 kilogrammes.

M. Trouvé avait construit, pour faire mouvoir cet aérostat minuscule, une toute petite machine dynamo-électrique, du type Siemens, ne pesant que 220 grammes, et dont l’arbre était muni d’une hélice à deux branches, très légère, de 0m,40 de diamètre. Ce petit moteur était fixé à la partie inférieure de l’aérostat, avec un couple secondaire Planté, pesant 1k,30.

L’hélice, dans ces conditions, tourne à 6 tours 1/2 par seconde. Elle agit comme propulseur, et imprime à l’aérostat, dans un air calme, une vitesse de 1 mètre par seconde, pendant plus de 40 minutes. Avec deux éléments secondaires montés en tension et pesant 500 grammes chacun, on aurait pu adapter au moteur une hélice de 0k,60 de diamètre, qui aurait donné à l’aérostat une vitesse de 2 mètres environ par seconde.

MM. Gaston et Albert Tissandier n’avaient, disons-nous, présenté à l’Exposition d’électricité de 1881, qu’un diminutif de ballon, un simple modèle. En 1883, ils construisirent un aérostat de dimensions suffisantes pour emporter deux personnes ; et le 8 octobre ils procédaient à l’expérience du nouveau véhicule aérien.

Fig. 512. — L’aérostat électrique de MM. Gaston et Albert Tissandier, vu en bout.

L’aérostat électrique dirigeable de MM. Gaston et Albert Tissandier, que représente la figure 512, a la même forme que ceux de Giffard et de Dupuy de Lôme, c’est-à-dire la forme ellipsoïde. Il a 28 mètres de longueur, de pointe en pointe, et 9m,20 de diamètre au milieu. La forme allongée en fuseau est, paraît-il, la plus convenable pour vaincre la résistance de l’air. Il est muni, à sa partie inférieure, d’un cône d’appendice, terminé par une soupape automatique. Le tissu est de la percaline rendue imperméable par un vernis d’excellente qualité. Son volume est de 1 060 mètres cubes.

La housse de suspension est formée de rubans cousus à des fuseaux longitudinaux, qui les maintiennent dans la position géométrique qu’ils doivent occuper. Les rubans ainsi disposés s’appliquent parfaitement sur l’étoffe gonflée, et ne forment aucune saillie, comme le feraient les mailles d’un filet.

Les flancs de l’aérostat supportent la housse de suspension, au moyen de deux brancards latéraux flexibles, qui en prennent complètement la forme. Ces brancards sont formés de minces lattes de noyer, adaptées à des bambous sciés longitudinalement ; ils sont consolidés par des lanières de soie. À la partie inférieure de la housse, des pattes d’oie se terminent par vingt cordes de suspension, qui s’attachent, par groupes de cinq, aux quatre angles supérieurs de la nacelle.

La nacelle a la forme d’une cage. Elle est construite avec des bambous assemblés, consolidés par des cordes et des fils de cuivre, recouverts de gutta-percha. Sa partie inférieure est formée de traverses en bois de noyer, qui servent de support à un fond de vannerie d’osier. Les cordes de suspension l’enveloppent entièrement. Elles sont tressées dans la vannerie inférieure, et ont été préalablement entourées d’une gaine de caoutchouc, qui, en cas d’accident, les préserverait du contact du liquide acide qui est contenu dans la nacelle, et sert à alimenter les piles.

Les cordes de suspension sont reliées horizontalement entre elles, par une couronne de cordages, placée à deux mètres au delà de la nacelle. Les engins d’arrêt pour la descente, guide-rope et corde d’ancre, sont attachés à cette couronne, qui a, en outre, pour but de répartir également la traction à la descente. Le gouvernail, formé d’une grande surface de soie non vernie, maintenue à sa partie inférieure par un bambou, y est aussi adapté à l’arrière.

Fig. 513. — L’aérostat électrique dirigeable de MM. Gaston et Albert Tissandier.

L’aérostat, avec ses soupapes, pèse 170 kilogrammes. La housse avec le gouvernail et les cordes de suspension pèsent 70 kilogrammes. Les brancards flexibles latéraux pèsent 34 kilogrammes ; la nacelle a un poids de 100 kilogrammes. Moteur, hélice et piles, avec le liquide pour les faire fonctionner pendant 2 heures et demie, pèsent 280 kilogrammes. Engins d’arrêt (ancre et guide-rope), 50 kilogrammes.

Ainsi, le poids du matériel fixe est de 704 kilogrammes, auxquels il faut ajouter les poids des deux voyageurs, avec instruments (150 kilogrammes), ainsi que le lest enlevé (386 kilogrammes). En tout, 1 240 kilogrammes.

La force ascensionnelle était, en comptant 10 kilogrammes d’excès de force pour l’ascension, de 1 250 kilogrammes. Le gaz avait donc une force ascensionnelle de 1 180 grammes par mètre cube, ce qui est considérable. C’est que le gaz hydrogène préparé par MM. Tissandier est presque pur ; il est obtenu au moyen de l’action de l’acide sulfurique, de l’eau et du fer, dans un appareil de dispositions nouvelles, que nous décrirons plus loin.

Le courant électrique produit par 24 éléments de pile au bichromate de potasse actionnait une petite machine dynamo-électrique.

Fig. 514. — Pile au bichromate de potasse, installée dans la nacelle, et moteur dynamo-électrique actionné par cette pile.

Nous représentons dans la figure 514 la pile au bichromate de potasse qui produisait le courant électrique. La machine dynamo-électrique actionnée par cette pile était du type Siemens, c’est-à-dire composée d’une bobine très longue et de 4 électro-aimants. Elle pesait 56 kilogrammes. On voit cette machine en M, sur la figure 514. La pile est au fond de la nacelle.


Le 8 octobre 1883, le gonflement du ballon s’effectua en moins de 7 heures. À 3 heures 20 minutes, les voyageurs aériens s’élevèrent lentement, par un vent faible de E.-S.-E. À 500 mètres de hauteur, la vitesse de l’aérostat était de 3 mètres par seconde (1 kilomètre par heure).

Quelques minutes après le départ, la batterie de piles fonctionna. Elle était composée de quatre auges à six compartiments ; les 24 éléments étaient montés en tension. Un commutateur à mercure permettait de faire fonctionner à volonté six, douze, dix-huit ou vingt-quatre éléments, et d’obtenir ainsi quatre vitesses différentes de l’hélice, variant de 60 à 180 tours par minute.

Au-dessus du bois de Boulogne, quand le moteur fonctionnait à grande vitesse, la translation devint appréciable : on sentait un vent frais, produit par le déplacement de l’aérostat.

Quand le ballon faisait face au vent, sa pointe de l’avant étant dirigée vers le clocher de l’église d’Auteuil, voisine du point de départ, il tenait tête au courant aérien et restait immobile. Malheureusement les mouvements ne pouvaient être maîtrisés par le gouvernail.

En coupant le vent dans une direction perpendiculaire à la marche du courant aérien, le gouvernail se gonflait, comme une voile, et les rotations se produisaient avec beaucoup plus d’intensité.

Le moteur ayant été arrêté, le ballon passa au-dessus du mont Valérien. Une fois qu’il eut bien pris l’allure du vent, on recommença à faire tourner l’hélice, en marchant avec le vent. La vitesse de translation s’accéléra alors ; l’action du gouvernail faisait dévier le ballon à droite et à gauche de la ligne du vent.

La descente s’opéra à 4 heures ½, dans une grande plaine avoisinant Croissy-sur-Seine. L’aérostat resta gonflé toute la nuit, et le lendemain il n’avait pas perdu de gaz.

Il résulte de cette expérience, qu’avec l’aérostat électrique expérimenté le 8 octobre 1883, quand l’hélice, de 2m,80 de diamètre, tournait avec une vitesse de 180 tours à la minute, avec un travail effectif de 100 kilogrammètres, les aéronautes tinrent tête à un vent de 3 mètres à la seconde, et qu’en suivant le courant ils dévièrent très facilement de la ligne du vent.


Nous ne devons pas manquer d’ajouter que MM. Gaston et Albert Tissandier ont eu le mérite d’imaginer, à l’occasion de leur ascension de 1883, un mode particulier de préparation du gaz hydrogène destiné au gonflement des ballons. Comme la production en grand du gaz hydrogène intéresse beaucoup tous ceux qui s’occupent d’aérostation, nous croyons devoir faire connaître ici la disposition adoptée par MM. Tissandier frères pour cette opération chimique et industrielle.

Dans les Merveilles de la Science[4] nous avons donné le dessin de l’appareil dont Giffard fit usage pour préparer le gaz hydrogène destiné à remplir le ballon captif qu’il avait installé en 1867 au Champ-de-Mars. Ce même appareil servit à préparer le gaz hydrogène pour les ascensions du ballon captif des Tuileries, en 1878.

L’appareil construit en 1883 par MM. Gaston et Albert Tissandier repose sur le même principe que celui de Giffard, mais il en diffère considérablement dans les détails. Dans cet appareil comme dans celui de Giffard, le gaz hydrogène est obtenu par l’action de l’acide sulfurique sur le fer et l’eau, mais tandis que Giffard employait un seul générateur de gaz de plus grandes dimensions, et plus dispendieux, car il était composé de tôle garnie intérieurement d’épaisses feuilles de plomb, on fait usage ici de simples tuyaux de terre, c’est-à-dire de tuyaux dits tuyaux Doulton, qui servent à la conduite des eaux, et se fabriquent en Angleterre en quantité considérable et à très bas prix. M. Gaston Tissandier a fait usage des tuyaux Doulton de 0m,45 de diamètre intérieur et de 0m,76 de hauteur. Il obtenait ainsi une sorte de réservoir de plus de 6 mètres de hauteur, qui pouvait contenir jusqu’à une tonne de tournure de fer. Avec quatre de ces générateurs on peut produire, par heure, 300 mètres cubes de gaz hydrogène, c’est-à-dire déposer 1 000 kilogrammes de fonte dans 1 500 kilogrammes d’acide sulfurique étendu de trois fois son volume d’eau.

Fig. 515. — Appareil de MM. Gaston et Albert Tissandier pour la préparation du gaz hydrogène en grand.

La figure 515 représente un de ces générateurs formé de tuyaux de grès Doulton. C est le générateur de forme cylindrique ; il est fermé à sa partie inférieure par une maçonnerie de briques cimentées par un mélange de soufre fondu, de résine, de suif et de verre pilé. Ce même ciment a été employé pour garnir les joints des tuyaux et les souder les uns avec les autres. Le tuyau de grès inférieur, que nous appellerons le no 1, le tuyau no 4 et le tuyau no 6, en comptant de bas en haut, sont des tuyaux à deux tubulures, qui permettent de ramifier à l’appareil les tubes plus étroits servant : à l’entrée dans l’appareil de l’eau additionnée d’acide sulfurique, à la sortie du liquide chargé de sulfate de fer après la réaction opérée, et au dégagement du gaz hydrogène formé.

Le générateur étant rempli de tournure de fer, l’eau additionnée d’acide sulfurique arrive par le tuyau A, et pénètre à la partie inférieure du récipient. Le liquide traverse un double fond percé de trous, et il s’élève à travers une colonne de tournure de fer, qui se dissout peu à peu. Le fer sous l’action de l’acide sulfurique décompose l’eau dont il fixe l’oxygène ; il se forme ainsi du sulfate de fer et un abondant dégagement de gaz hydrogène. Ce gaz se dégage par le tuyau T ; le liquide chargé de sulfate de fer s’écoule en B, par le tuyau B C en forme d’U, et arrive dans un caniveau, qui le mène directement à l’égout.

L’écoulement de l’eau chargée d’acide sulfurique étant continu, la production de l’hydrogène est également continue, au fur et à mesure que le fer se dissout dans la partie inférieure du générateur, il est sans cesse renouvelé par la réserve contenue dans la partie supérieure du tuyau. Cette réserve de fer qui alimente le générateur est placée dans un tube supérieur métallique, légèrement tronconique : la partie inférieure de ce tube est en cuivre plombé et elle pénètre de quelques centimètres dans le liquide où se produit la réaction ; la dissolution de sulfate de fer en s’échappant en B n’entraîne pas ainsi de tournure de fer.

Le générateur à sa partie supérieure est bouché à l’aide d’une fermeture hydraulique, laquelle en cas d’obstruction forme soupape de sûreté.

L’appareil, ainsi qu’il a été dit, comprend quatre générateurs qui peuvent, à volonté, fonctionner ensemble ou isolément ; il est facile de les séparer du circuit de tuyaux de dégagement, à l’aide de robinets de 0m,08 de diamètre intérieur ; on peut ainsi remettre de la tournure de fer dans un générateur, procéder à son nettoyage en cas d’obstruction des tuyaux, etc., sans interrompre la production des trois autres générateurs.

Le gaz hydrogène, produit par une réaction énergique, se dégage avec des torrents de vapeur d’eau ; il est en outre légèrement acide : il faut le refroidir et le laver.

Le laveur employé par M. Gaston Tissandier est presque entièrement semblable à celui de Giffard ; on le voit représenté en L. Le gaz arrive à la partie inférieure d’une masse d’eau sans cesse renouvelée par un écoulement continu ; il traverse le liquide, en se divisant à travers un grand nombre de tubes, percés de trous, ramifiés au tuyau adducteur. Après s’être lavé, le gaz traverse deux épurateurs, EE′, remplis de soude caustique et de chlorure de calcium, que M. Gaston Tissandier a cru devoir substituer à la chaux, dont on a fait usage jusqu’ici dans cette opération. Le gaz passe enfin à travers un globe de verre, H, contenant un hygromètre et un thermomètre, qui indiquent si le gaz est bien desséché et bien refroidi. Dans ces conditions, on obtient un gaz presque complètement sec ayant une force ascensionnelle de 1 190 grammes par mètre cube, chiffre qui n’avait jamais été obtenu dans les préparations aérostatiques faites en grand.

Après avoir traversé la cloche de verre H, contenant un hygromètre et du papier de tournesol, le gaz arrive dans l’aérostat, par l’intermédiaire d’un tuyau de gonflement.

Les quatre générateurs sont alimentés du liquide acide qui les fait fonctionner, par de grands réservoirs de 8 mètres cubes ; ce sont des cuviers de bois très épais, munis à leur partie inférieure de quatre robinets en terre Doulton permettant d’alimenter à la fois les quatre générateurs.

Chacun de ces réservoirs peut contenir 30 touries d’acide sulfurique à 53° ou 3 000 kilogrammes, délayés dans 6 000 kilogrammes d’eau ordinaire. Il y a là, dans chaque cuvier, une réserve capable de fournir à la production de 350 à 400 mètres de gaz hydrogène. Pendant que l’un des cuviers se déverse dans les quatre générateurs, l’autre cuvier peut être rempli, et ainsi de suite, alternativement.

Les générateurs sont enveloppés d’une solide charpente, munie d’une plate-forme supérieure où l’on peut faire monter, à l’aide d’une moufle, les touries d’acide sulfurique et les sacs de tournure de fer nécessaires à l’alimentation de l’appareil.




CHAPITRE VI

le ballon dirigeable des capitaines renard et krebs. — expérience du 9 août 1884. — résultats constatés. — expérience du 2 septembre. — le ballon dirigeable de mm. tissandier frères, expérimenté de nouveau, le 29 septembre 1884. — nouvelles expériences des capitaines renard et krebs, le 9 novembre 1884. — documents divers. — conclusion.

Après l’aréostat dirigeable de MM. Gaston et Albert Tissandier, est venu un appareil à peu près semblable, mais qui a fait beaucoup plus de bruit dans le monde scientifique et extra-scientifique. Nous voulons parler de l’appareil de deux capitaines de Meudon, MM. Renard et Krebs.


La séance de l’Académie des sciences du 18 août 1884 fut particulièrement intéressante pour tous ceux qui y assistaient. La surprise générale était motivée par une communication d’Hervé-Mangon, qui annonçait le résultat favorable d’une ascension faite dans un ballon dirigeable.

Hervé-Mangon fit précéder sa communication d’une notice historique, pour démontrer que tous les efforts tentés jusqu’à l’expérience des deux capitaines de l’École aérostatique de Meudon étaient restés sans résultats ; ce qui était peu exact, hâtons-nous de le dire, attendu que les beaux travaux de Giffard, de Dupuy de Lôme et de MM. Tissandier frères ne pouvaient être passés sous silence, sans la plus flagrante injustice ou la plus complète ignorance.

Quoi qu’il en soit, Hervé-Mangon, dans sa communication, affirmait que la solution pratique du problème de la direction des ballons venait d’être trouvée par les ingénieurs militaires du gouvernement français.

Voici les particularités que présenta l’expérience de direction aérostatique dont parlait Hervé-Mangon.


C’est le 9 août 1884 que l’aérostat de l’École de Meudon s’élevait dans les airs, poussé par un moteur électrique. Il monta, par un temps calme, à une hauteur de 300 mètres environ. L’hélice fut alors mise en mouvement, et l’aérostat se dirigea vers un point assigné d’avance. Sa marche, lente d’abord, s’accéléra graduellement, et l’aérostat s’engagea au-dessus de la forêt de Meudon.

Fig. 516. — Première ascension du ballon électrique dirigeable des capitaines Renard et Krebs, le 9 août 1884.

La brise soufflait de l’est, avec une vitesse de 5 mètres par seconde : la marche du ballon s’effectuait contre le vent.

MM. Renard et Krebs remplissaient des fonctions diverses. Tandis que l’un manœuvrait le gouvernail, l’autre maintenait la permanence de la hauteur. Arrivés au-dessus de l’ermitage de Villebon, l’officier qui tenait le gouvernail agita un drapeau : c’était le signal du retour. On était arrivé à l’endroit désigné par avance, et il s’agissait de revenir au point de départ.

On vit alors l’aérostat virer de bord, en décrivant majestueusement un demi-cercle de 300 mètres de rayon environ, et il se dirigea vers Meudon.

Arrivé près de la pelouse, où le départ avait eu lieu, le ballon s’abaissa graduellement, obliqua, fit machine en arrière, machine en avant, et finalement, atterrit à l’endroit voulu.


La description exacte de l’expérience du 9 août fut publiée, dès le lendemain, 10, dans le Moniteur universel. Voici comment ce voyage était raconté dans ce journal :


Hier samedi, 9 août, un aérostat ayant la forme d’un cigare très allongé, muni d’une hélice et d’un gouvernail et mis en mouvement par un moteur mystérieux, d’une puissance étonnante, eu égard à sa légèreté, s’est élevé majestueusement des ateliers d’aérostation de Meudon

Les aéronautes laissèrent d’abord le ballon monter à une hauteur un peu supérieure à celle du plateau de Châtillon. À ce moment ils mirent en mouvement leur hélice, et l’on vit alors un merveilleux spectacle.

L’aérostat s’ébranla, lentement d’abord, accéléra peu à peu son allure, et on le vit se diriger vers l’est, avec la vitesse d’un cheval au galop. Bientôt il sortit de l’enceinte du parc de Chalais, et s’engagea au-dessus de la forêt de Meudon.

Au bout de quelques moments, on vit le gouvernail se mouvoir et le ballon évoluer avec la précision d’un steamer ; l’aérostat atteignit bientôt le Petit-Bicêtre et Villacoublay. Il effectua en ce moment un virage complet, et revint sur ses pas en décrivant une courbe majestueuse.

Enfin, après vingt-cinq minutes de voyage, il atteignit exactement son point de départ et descendit, après une série de manœuvres habiles, dans la pelouse même d’où il s’était élevé.

Nous avons eu l’heureuse chance d’assister, du bois de Meudon, à cette magnifique expérience, que tous les habitués de cette charmante forêt ont pu voir comme nous.

Nous avons vu la pelouse du départ et de l’atterrissage. Ses dimensions sont très exiguës : 150 mètres de longueur, sur 75 de largeur environ.

Elle est entourée d’obstacles redoutables, grands arbres, bâtiments élevés, étang de plusieurs hectares, etc.

Il fallait aux aéronautes une grande audace et une prodigieuse confiance dans leur appareil pour essayer d’atterrir dans un aussi petit espace. Pour tous les spectateurs de cette expérience, c’est là un véritable tour de force.

Après une pareille expérience, on peut dire, sans aucune exagération, que le problème, si longtemps cherché, est enfin résolu, et que la route de l’air est ouverte.

Ce qui semblait hier une utopie est aujourd’hui passé dans le domaine des faits. Un ballon est parti de son port et y est fidèlement revenu, avec une précision telle qu’on n’aurait pu mieux faire avec un bateau à vapeur.

Le ballon était monté par le capitaine du génie Ch. Renard, directeur des ateliers d’aérostation de Meudon, et à qui notre pays doit déjà tant de découvertes utiles et d’applications heureuses de l’instrument des Montgolfier et des Charles à l’art de la guerre.

Le capitaine Ch. Renard était accompagné du capitaine Arthur Krebs, qui a été pendant près de six années son collaborateur, et qui doit partager avec lui tout l’honneur de cette merveilleuse invention.

C’est une gloire pour l’armée française d’avoir dans son sein des hommes de cette valeur.

C’est aussi une grande gloire pour la nation française d’avoir complété la découverte de Montgolfier en transformant la bouée aérienne en un navire dirigeable.

La navigation aérienne est aujourd’hui doublement un art français ; mais les bienfaits de la nouvelle découverte s’étendront évidemment sur le monde entier.

Nous sommes à la veille d’une révolution complète dans l’art de la locomotion, révolution dont les conséquences sociales et internationales dépasseront probablement les prévisions les plus optimistes. Heureux ceux qui vivront assez pour assister à cette transformation et en goûter les bienfaits !


Après ce récit du premier voyage des capitaines de Meudon, — récit trop dithyrambique — nous donnerons quelques détails sur la construction et les dispositions du nouvel aérostat.

Pour qu’un ballon offre à l’air une résistance suffisante, il est indispensable que l’étoffe présente une rigidité absolue. Dans le cas contraire, l’enveloppe, détendue, n’est plus qu’une surface flottante se comportant comme une voile, et dans les plis de laquelle le vent s’engouffre. Ce fait se produit chaque fois qu’en opérant un mouvement de descente, on laisse échapper une certaine quantité de gaz.

MM. Renard et Krebs, suivant un procédé déjà employé avant eux, avaient établi à l’intérieur de l’aérostat, un ballonnet compensateur. Chaque fois que les nécessités de la manœuvre exigent une déperdition d’hydrogène, on insuffle dans ce ballonnet, au moyen d’un ventilateur, une quantité équivalente d’air, et la surface externe reprend sa rigidité première.

À l’arrière de la nacelle se trouvent placées, dans une position horizontale, deux grandes palettes, en forme de rames, qui servent à modérer la descente.

L’hélice, qui a 7 mètres de diamètre, peut faire 47 tours à la minute. La force motrice, susceptible d’atteindre huit chevaux-vapeur, est obtenue à l’aide d’une machine dynamo-électrique, construite dans des conditions de légèreté exceptionnelles.

Enfin, le générateur d’électricité est une pile inventée par M. Krebs, directeur de l’atelier aérostatique. Elle est d’une grande puissance, quoique d’un très petit volume.

Dans la communication qu’il adressa à l’Académie des sciences, le 18 août 1884, M. Krebs ne donnait aucune indication au sujet de la composition de cette pile voltaïque. Elle avait deux défauts : son action avait une durée très limitée, ce qui ne permettait pas d’exécuter de longues excursions, et les éléments dont elle se composait étaient d’un prix élevé.

Comme nous le verrons plus loin, M. Krebs l’a plus tard modifiée avantageusement.


Voici maintenant quelques renseignements sur la personne et les travaux des deux capitaines aéronautes.

M. le capitaine Ch. Renard est né, à la fin de 1847, à Damblain, dans le canton de Lamarche (Vosges). C’est au collège de la Trinité, dans sa ville natale, qu’il commença et termina ses quatre années d’études secondaires ; et il gagna, à seize ans, son diplôme de bachelier ès sciences. Il acheva brillamment ses études au lycée de Nancy et remporta, à dix-huit ans, le grand prix dans la Faculté des sciences, au concours général.

En 1866, il entra à l’École polytechnique, et quand éclata la malheureuse guerre de 1870, il sortait de l’École d’application de Metz pour prendre, en qualité de lieutenant, le commandement de la compagnie du génie attachée au corps d’armée de la Loire. Il s’y distingua par sa vaillante conduite.

En 1878, le renom qu’il s’était acquis dans l’armée par ses aptitudes scientifiques lui fit confier le service de l’aérostation militaire. Le ministre de la guerre créa dans le parc de Chalais, près Meudon, une école d’aérostation où il put poursuivre ses expériences.

Fig. 517. — Le parc de l’École aérostatique de Meudon-Chalais.

Dès lors notre savant capitaine se consacra à l’étude de trois problèmes :

1o Donner aux ballons, en général, une solidité plus grande et des organes permettant de s’y confier avec moins de dangers ;

2o Créer des parcs de ballons captifs ;

3o Enfin, créer le ballon dirigeable.

En ce qui concernait les ballons captifs, il fallait : 1o construire une voiture-treuil contenant et laissant dérouler la corde qui retenait l’aérostat en l’air ; 2o trouver le mode le plus pratique pour la fabrication du gaz et pour le gonflement d’un ballon en campagne.

Ces deux difficultés furent résolues d’une façon très pratique.

Quant au troisième problème, le ballon dirigeable, le capitaine Krebs crut l’avoir résolu en adoptant un moteur à la fois d’une légèreté et d’une puissance suffisantes, en même temps que d’une sûreté complète. Nous verrons pourtant que le résultat ne peut être considéré comme entièrement satisfaisant.

Quoi qu’il en soit, nous ajouterons que le capitaine Renard a su se procurer des auxiliaires précieux pour lui venir en aide dans l’accomplissement de sa tâche.

Nous nommerons tout d’abord les deux capitaines Arthur Krebs et Paul Renard, le premier ayant la direction des constructions mécaniques, le second chargé par l’autorité militaire de la construction des bâtiments et de la direction des manipulations qui se rapportent à la fabrication du gaz et, en outre, de la direction du personnel et de divers objets d’administration.

Nous nommerons ensuite M. Duté-Poitevin, aéronaute attaché à l’établissement, à qui incombe la fabrication des ballons et leur entretien ; enfin M. Lépine, contremaître des ateliers de constructions mécaniques.

Le voyage aérien du 9 août 1884 a été raconté par les voyageurs eux-mêmes, dans une communication faite à l’Académie des sciences, dans la séance du 18 août. Nous croyons devoir citer textuellement ce récit :


À 4 heures du soir, disent les auteurs, l’aérostat de forme allongée, muni d’une hélice et d’un gouvernail, s’est élevé, en ascension libre, monté par MM. le capitaine du génie Renard, directeur des ateliers militaires de Chalais, et le capitaine d’infanterie Krebs, son collaborateur depuis six ans.

Après un parcours total de 7 kilomètres 600 mètres, effectué en vingt-trois minutes, le ballon est venu atterrir à son point de départ, après avoir exécuté une série de manœuvres avec une précision comparable à celle d’un navire à hélice évoluant sur l’eau.

La solution de ce problème, tentée déjà en 1855, en employant la vapeur, par H. Giffard, en 1872 par M. Dupuy de Lôme, qui utilisa la force musculaire des hommes et enfin l’année dernière par M. Tissandier, qui le premier a appliqué l’électricité à la propulsion des ballons, n’avait été jusqu’à ce jour que très imparfaite, puisque dans aucun cas l’aérostat n’était revenu à son point de départ.

MM. Renard et Krebs ont été guidés dans leurs travaux par les études de M. Dupuy de Lôme relatives à la construction de son aérostat de 1870-1872, et, de plus, ils se sont attachés à remplir les conditions suivantes :

Stabilité de route obtenue par la forme du ballon et la disposition du gouvernail ;

Diminution des résistances à la marche par le choix des dimensions ;

Rapprochement des centres de traction et de résistance, pour diminuer le moment perturbateur de stabilité verticale ;

Enfin, obtention d’une vitesse capable de résister aux vents régnant les trois quarts du temps dans notre pays.

L’exécution de ce programme et les études qu’il comporte ont été faites par ces officiers en collaboration ; toutefois, il importe de faire ressortir la part prise plus spécialement par chacun d’eux dans certaines parties de ce travail.

L’étude de la disposition particulière de la chemise de suspension, la détermination du volume du ballonnet, les dispositions ayant pour but d’assurer la stabilité longitudinale du ballon, le calcul des dimensions à donner aux pièces de la nacelle, enfin l’invention et la construction d’une pile nouvelle, d’une puissance et d’une légèreté exceptionnelles, sont l’œuvre personnelle de M. le capitaine Renard.

Les divers détails de construction du ballon, son mode de réunion avec la chemise, le système de construction de l’hélice et du gouvernail, l’étude du moteur électrique calculé d’après une méthode nouvelle basée sur des expériences préliminaires permettant de déterminer tous les éléments pour une force donnée, sont l’œuvre de M. Krebs, qui, grâce à des dispositions spéciales, est parvenu à établir cet appareil dans des conditions de légèreté inusitées.

Les dimensions principales du ballon sont les suivantes : longueur, 52m., 42 ; diamètre, 8m., 40 ; volume, 1 864 mètres cubes.

L’évaluation du travail nécessaire pour imprimer à l’aérostat une vitesse donnée a été faite de deux manières :

1o En partant des données posées par M. Dupuy de Lôme et sensiblement vérifiées dans son expérience de février 1872 ;

2o En appliquant la formule admise dans la marine pour passer d’un navire connu à un autre de formes très peu différentes, et en admettant que, dans le cas du ballon, les travaux soient dans le rapport des densités des deux fluides.

Les quantités indiquées en suivant ces deux méthodes concordent à peu près, et ont conduit à admettre, pour obtenir une vitesse par seconde de 8 à 9 mètres, un travail de traction utile de 5 chevaux de 75 kilogrammètres, ou, en tenant compte des rendements de l’hélice et de la machine, un travail électrique sensiblement double, mesuré aux bornes de la machine.

La machine motrice a été construite de manière à pouvoir développer sur l’arbre 8,5 chevaux-vapeur, représentant, pour le courant aux bornes d’entrée, 12 chevaux.

Elle transmet son mouvement à l’arbre de l’hélice par l’intermédiaire d’un pignon engrenant avec une grande roue.

La pile est divisée en quatre sections, pouvant être groupées en surface ou en tension de trois manières différentes. Son poids, par cheval-heure, mesuré aux bornes, est de 19 kg., 350.

Quelques expériences ont été faites pour mesurer la traction au point fixe, qui a atteint le chiffre de 60 kilogrammes pour un travail électrique développé de 840 kilogrammètres et de 46 tours d’hélice par minute.

Deux sorties préliminaires, dans lesquelles le ballon était équilibré et maintenu à une cinquantaine de mètres au-dessus du sol, ont permis de connaître la puissance de giration de l’appareil.

Enfin, le 9 août, les poids enlevés étaient les suivants (force ascensionnelle totale environ 2 000 kilogrammes) :

Ballon et ballonnet 
369 kil.
Chemise et filet 
127
Nacelle complète 
452
Gouvernail 
46
Hélice 
41
Machine 
98
Bâts et engrenages 
47
Arbre moteur 
30 ,500
Pile, appareils et divers 
435 ,500
Aéronautes 
140
Lest 
214
Total 
2 000 kil.

À 4 heures du soir, par un temps presque calme, l’aérostat, laissé libre et possédant une très faible force ascensionnelle, s’élevait lentement jusqu’à hauteur des plateaux environnants. La machine fut mise en mouvement, et bientôt, sous son impulsion, l’aérostat accélérait sa marche, obéissant fidèlement à la moindre indication de son gouvernail.

La route fut d’abord tenue nord-sud, se dirigeant sur le plateau de Châtillon et de Verrières ; à hauteur de la route de Choisy à Versailles, et pour ne pas s’engager au-dessus des arbres, la direction fut changée, et l’avant du ballon dirigé sur Versailles.

Au-dessus de Villacoublay, nous trouvant éloignés de Chalais d’environ 4 kilomètres, et entièrement satisfaits de la manière dont le ballon se comportait en route, nous décidons de revenir sur nos pas et de tenter de descendre sur Chalais même, malgré le peu d’espace découvert laissé par les arbres. Le ballon exécuta son demi-tour sur la droite, avec un angle très faible (environ 11°) donné au gouvernail. Le diamètre du cercle décrit fut d’environ 800 mètres.

Le dôme des Invalides, pris comme point de direction, laissait alors Chalais un peu à gauche de la route.

Arrivé à hauteur de ce point, le ballon exécuta, avec autant de facilité que précédemment, un changement de direction sur sa gauche, et bientôt il venait planer à 300 mètres au-dessus de son point de départ. La tendance à descendre que possédait le ballon à ce moment, fut accusée davantage par une manœuvre de la soupape. Pendant ce temps, il fallut, à plusieurs reprises, faire machine en arrière et en avant, afin de ramener le ballon au-dessus du point choisi pour l’atterrissage. À 80 mètres au-dessus du sol, une corde larguée du ballon fut saisie par des hommes, et l’aérostat fut ramené dans la prairie même d’où il était parti.

Chemin parcouru avec la machine, mesuré sur le sol 
    7km,600
Durée de cette période 
  23m
Vitesse moyenne à la seconde[5] 
    5m,50
Nombre d’éléments employés 
  32
Force électrique dépensée aux bornes à la machine 
250kgm
Rendement probable de la machine 
    0,70
Travail de traction 
125kgm
Résistance approchée du ballon 
  22kil,800

À plusieurs reprises, pendant la marche, le ballon eut à subir des oscillations de 2 à 3° degrés d’amplitude, analogues au tangage ; ces oscillations peuvent être attribuées soit à des irrégularités de forme, soit à des courants d’air locaux dans le sens vertical.

Ce premier essai sera suivi prochainement d’autres expériences faites avec la machine au complet, permettant d’espérer des résultats encore plus concluants.


On a remarqué que, dans le récit de leur ascension de 1883, les deux capitaines de Meudon ne disaient rien de la composition de la pile dont ils faisaient usage pour animer leur machine dynamo-électrique. On pensait généralement que c’était la pile au bichromate de potasse, qui était alors la plus répandue pour fournir un courant d’une grande intensité, mais de peu de durée et d’une énergie décroissante, c’est-à-dire celle dont avaient fait usage les frères Tissandier, en 1883. Tel n’était pas cependant le générateur électrique du ballon de Chalais. Le secret de sa pile n’a été divulgué que plus tard, par M. Krebs, qui, dans une communication adressée en 1888, à l’Académie des sciences, a décrit sans réticence son générateur d’électricité.

La pile employée par M. Krebs est, selon lui, cinq ou six fois plus puissante que la pile ordinaire au bichromate de potasse. Le liquide actif est de l’acide chlorhydrique à 11° Baumé. Elle renferme l’acide chlorhydrique et l’acide chromique à équivalents égaux. Chaque élément de cette pile est un tube contenant une électrode positive et un cylindre de zinc placé suivant l’axe de cette électrode. Cette disposition a pour effet d’augmenter la densité du courant électrique à la surface du zinc (elle atteint de 25 à 40 ampères par décimètre carré). L’électrode positive n’est pas en charbon, comme celle de la pile à chromate ; les courants produits ont une telle intensité que le charbon n’est pas assez conducteur pour leur donner passage. L’électrode se compose d’une large lame d’argent platiné par laminage sur ses deux faces. L’épaisseur totale de la lame platinée est de 0mm,1 ; l’épaisseur du platine, sur chaque face, est de 0mm,0025 seulement. À conductibilité égale, le charbon de cornue serait environ 2 500 fois plus épais et 200 fois plus lourd. Le zinc n’est pas amalgamé, car, amalgamé ou non, il se dissout. En supprimant l’amalgamation, on peut employer des zincs de faible dimension ; ce qui ne serait pas possible avec l’amalgamation, car le mercure rend le zinc très cassant.

Si l’on ajoute au liquide chloro-chromique de l’acide sulfurique, on obtient, selon la proportion du mélange, des liquides actifs atténués, dont la capacité reste la même que celle de la solution normale, mais qui permettent de diminuer l’activité de la pile. On peut, par conséquent, régler ainsi la durée du fonctionnement et appliquer la pile à des usages très divers.

Chaque élément est renfermé dans un tube en ébonite ou en verre, dont la hauteur est dix fois son diamètre. Au potentiel normal de 1,2 volt, le courant est proportionnel à la surface du zinc.

Comme l’acide chromique cristallisé est cher, on peut le remplacer par des liquides obtenus en traitant le bichromate de soude par l’acide sulfurique ; on recueille directement l’acide chloro-chromique dans l’eau.

Un élément peut résulter du groupement de plusieurs tubes en surface. L’élément employé pour le ballon dirigeable se composait de 6 tubes réunis en surface, pouvant donner jusqu’à 120 ampères, à potentiel de 1,2 volt.

C’est en faisant usage de cette puissante pile que M. le commandant Krebs est arrivé à enfermer sous un poids de 480 kilogrammes la force de 100 chevaux-vapeur pouvant travailler deux heures, ce qui représente, selon lui, une force huit fois plus grande, à résistance électrique égale, que celle dont pouvaient disposer tous les aérostats dirigeables construits jusqu’ici. En effet, aucune pile, aucun accumulateur, ne pouvait développer pendant une heure le travail d’un cheval-vapeur avec le faible poids de 24 kilogrammes, c’est-à-dire réaliser l’effet accompli par l’appareil électro-mécanique des officiers de l’école de Meudon.


Pour quelques personnes la question de la navigation aérienne était résolue par les expériences que nous venons de rapporter. Il y avait cependant bien des questions encore à résoudre. Ces questions avaient une grande portée ; elles embrassaient la forme définitive du ballon, la disposition de la nacelle, le moteur, etc., etc.

Comme le faisait judicieusement remarquer M. Wilfrid de Fonvielle, dans le Spectateur militaire, « non seulement les aéronautes auront à maintenir leur gaz dans l’enveloppe de soie, mais il faut, en outre, qu’ils se préoccupent des changements de forme de leur ballon, des ruptures d’équilibre provenant de la pluie, de la grêle, de l’action du soleil, de celle des nuages ou du rayonnement vers les espaces célestes. Il faut qu’ils apprennent à lire leur direction sur la voûte céleste, car la surface de la terre leur sera très souvent cachée. Il est indispensable qu’ils se garantissent contre les effets de la foudre, qui seront d’autant plus redoutables qu’elle pourrait être appelée par le mouvement de leur navire aérien, ou attirée par les objets en fer que la nacelle d’un ballon dirigeable renfermera inévitablement en grand nombre ».

Pour M. de Fonvielle, si l’expérience du 9 août 1884 eut une grande valeur, c’est surtout parce qu’elle put convaincre la masse du vulgaire de la possibilité de voyager dans les airs en se dirigeant.


Si cette expérience a une importance capitale, dit M. de Fonvielle, c’est qu’elle a permis de montrer aux ignorants ou aux sceptiques de parti pris que la recherche de la direction des ballons ne doit point être confondue avec la quadrature du cercle ou le mouvement perpétuel.

Le but n’est pas au-dessus des efforts des ingénieurs et des physiciens, comme tant de sceptiques le supposaient ; mais la solution pratique et définitive ne doit être cherchée, ni avec l’allongement que les aéronautes de Meudon ont adopté, ni avec le propulseur qu’ils ont employé, à moins de progrès dont nous n’avons point l’idée.


Le même écrivain revient, à plusieurs reprises, sur la valeur propre qu’il faut donner à l’expérience des aéronautes des ateliers de Chalais.


Cette expérience est importante, dit-il, parce qu’elle donne la démonstration populaire, dont les ignorants avaient besoin. C’est à ce point de vue qu’on doit féliciter les officiers de Meudon du succès qu’ils ont obtenu ; mais il serait dangereux de le faire dans les termes dont M. Hervé-Mangon s’est servi devant l’Académie, et en s’appuyant sur les raisons qu’il a indiquées.


On ne peut pas être plus explicite, et M. de Fonvielle ne laisse aucun nuage sur sa pensée, lorsqu’il ajoute :


Depuis le 9 août 1884, il n’y a rien de changé dans la navigation aérienne.


En résumé, et pour bien fixer le droit de MM. Renard et Krebs dans cette intéressante étude, nous dirons que ces deux officiers ont certainement dirigé un aérostat, comme ils l’ont voulu, dans des conditions atmosphériques favorables. Ils ont prouvé, expérimentalement, qu’on peut se diriger en ballon, et ils ont réuni un ensemble de conditions qui leur ont fait atteindre le but désiré. Qu’ils aient profité des travaux antérieurs aux leurs, particulièrement de l’expérience de H. Giffard de 1852, sur la forme du ballon, et des dispositions du ballon de Dupuy de Lôme, construit après le siège de Paris, et qui résumait toutes les modifications apportées jusque-là à l’aéronautique, enfin qu’ils se soient fortement inspirés du ballon dirigeable mû par l’électricité de MM. Tissandier frères, construit en 1883, rien n’est plus vrai ; mais c’est là l’histoire de toutes les inventions. Aucune découverte, aucune application nouvelle ne se fait tout d’un coup ; c’est par des progrès successifs qu’on arrive enfin au but longtemps poursuivi sans succès par bien d’autres, et souvent avec des idées toutes semblables.


Pour continuer ce récit, nous dirons qu’une nouvelle expérience du ballon de Chalais fut faite le 12 septembre 1884, mais qu’elle n’eut pas tout le succès qu’on en attendait. Le ministre de la guerre était présent, on avait constaté que la vitesse du vent était de 25 kilomètres à l’heure : celle du ballon fut de 26 kilomètres seulement.

MM. Renard et Krebs s’élevèrent, à 4 heures 40 minutes. Le vent menait le ballon vers Vélizy. À dix minutes de Chalais, on fit jouer l’hélice, et l’aérostat revint vers son point de départ. Ensuite les aéronautes laissèrent le vent les pousser vers Vélizy. Là, ils désignèrent le lieu de la descente. C’était une plaine ; le ballon s’arrêta à un mètre du sol, et les voyageurs mirent pied à terre à 5 heures. Le gaz s’était échappé en grande partie, et des laboureurs ramenèrent le ballon à Chalais.

MM. Renard et Krebs affirment que si un accident ne s’était pas produit, ils seraient revenus, contre le vent, à leur point de départ. Ils donnent pour preuve ce fait que, malgré la rupture de l’une des piles, ils ont pu opérer leur descente dans une carrière dont la superficie totale ne dépasse pas 20 mètres carrés.


MM. Gaston et Albert Tissandier, qui avaient précédé les deux capitaines de Meudon dans l’emploi d’un ballon électrique dirigeable, ne voulurent pas rester sous le coup du succès, universellement proclamé, des aéronautes militaires.

On a vu, dans le chapitre précédent, qu’avant la première expérience des aéronautes de Meudon, c’est-à-dire le 8 octobre 1883, MM. Gaston et Albert Tissandier exécutaient l’expérience fondamentale consistant à naviguer contre le vent, avec un ballon dirigeable, armé d’une hélice, actionnée par une machine dynamo-électrique qu’animait une pile à chromate de potasse Nous avons rapporté cette belle expérience et décrit l’aérostat et le moteur électrique dont firent usage ces deux hommes intrépides et dévoués qui, risquant leur vie dans des expériences dangereuses et dépensant, de leurs deniers, des sommes considérables pour leurs constructions mécaniques, méritaient la reconnaissance de tous.

Après les résultats obtenus au mois d’août 1884 par les deux capitaines de Meudon, MM. Gaston et Albert Tissandier reprirent donc leurs expériences aériennes. Le 26 septembre 1884, ils faisaient, avec leur ballon dirigeable, une ascension, qu’un succès complet couronna.

Fig. 518. — Le moteur électrique de l’aérostat dirigeable de MM. Gaston et Albert Tissandier, avec les piles accumulatrices, pendant l’ascension du 26 septembre 1884.

On voit dans la figure 518 l’installation des piles accumulatrices dans la nacelle de l’aérostat dirigeable, pendant cette ascension.

M. Gaston Tissandier, en son nom et au nom de son frère, a rendu compte, le 29 septembre 1884, à l’Académie des sciences, des particularités de cette expérience.

Nous mettons sous les yeux de nos lecteurs le texte de la communication de MM. Tissandier :


« À la suite de l’ascension que nous avons exécutée, le 8 octobre 1883, dans notre aérostat à hélice, le premier qui ait emprunté à l’électricité sa force motrice, nous avons dû modifier quelques parties du matériel et refaire notamment de toutes pièces le gouvernail, dont le rôle n’est pas moins important que celui du propulseur.

Nous avons exécuté, le vendredi 26 septembre 1884, un deuxième essai : il a donné tous les résultats que nous pouvions attendre d’une construction faite dans un but d’étude expérimentale. Notre aérostat, dont la stabilité n’a jamais rien laissé à désirer, obéit à présent avec la plus grande sensibilité aux mouvements du gouvernail, et il nous a permis d’exécuter au-dessus de Paris des évolutions nombreuses dans des directions différentes, et de remonter même, à plusieurs reprises, le courant aérien avec vent debout, comme ont pu le constater des milliers de spectateurs.

L’ascension a eu lieu à 4 h. 20 m. À 400 mètres d’altitude, nous avons été entraînés par un vent assez vif du nord-est, et aussitôt l’hélice a été mise en mouvement, d’abord à petite vitesse. Quelques minutes après, tous les éléments de la pile montés en tension ont donné leur maximum de débit. Grâce aux dimensions plus volumineuses de nos lames de zinc et à l’emploi d’une dissolution de bichromate de potasse plus chaude, plus acide et plus concentrée, il nous a été donné de disposer d’une force motrice effective de un cheval et demi avec une rotation de l’hélice de 190 tours à la minute.

L’aérostat a d’abord suivi presque complètement la ligne du vent ; puis il a viré de bord sous l’action du gouvernail et, décrivant une demi-circonférence, il a navigué vent debout. En prenant des points de repère sur la verticale, nous constations que nous nous rapprochions lentement, mais sensiblement de la direction d’Auteuil (notre point de départ), ayant une complète stabilité de route. La vitesse du vent était environ de 3 mètres à la seconde, et notre vitesse propre, un peu supérieure, atteignait à peu près 4 mètres à la seconde. Nous avons ainsi remonté le vent au-dessus du quartier de Grenelle pendant plus de quinze minutes.

Après notre première évolution, la route fut changée et l’avant du ballon tenu vers l’Observatoire.

On nous vit recommencer, dans le quartier du Luxembourg, une manœuvre de louvoyage semblable à la précédente, et l’aérostat, la pointe en avant contre le vent, a encore navigué à courant contraire. Après avoir séjourné pendant plus d’une heure au-dessus de Paris, l’hélice a été arrêtée, et l’aérostat, laissé à lui-même, tout en étant maintenu à une altitude à peu près constante, a été aussitôt entraîné par un vent assez rapide. Il passa au sud du bois de Vincennes, et à partir de cette localité il nous a été facile de mesurer par le chemin parcouru au-dessus du sol notre vitesse de translation et d’obtenir ainsi très exactement celle du courant aérien lui-même. Cette vitesse variait de 3 à 5 mètres par seconde ; elle a changé fréquemment au cours de notre expérience. Arrivés au-dessus de la Varenne-Saint-Maur, au moment du coucher du soleil, nous avons profité d’une accalmie pour recommencer de nouvelles évolutions. L’hélice fut remise en mouvement, et l’aérostat, obéissant docilement à son action, remonta avec beaucoup plus de facilité le courant aérien devenu plus faible. Si nous avions eu encore une heure devant nous, il ne nous aurait pas été impossible de revenir à Paris.

L’ascension du 26 septembre 1884 aura donné une démonstration expérimentale des aérostats fusiformes, symétriques, avec hélice à l’arrière, et cela sans qu’il ait été nécessaire de rapprocher dans la construction les centres de traction et de résistance. La disposition que nous avons adoptée favorise considérablement la stabilité du système, sans exclure la possibilité de construire des aérostats très allongés et de très grandes dimensions, qui peuvent seuls assurer l’avenir de la locomotion atmosphérique.

MM. les capitaines Renard et Krebs ont brillamment démontré, d’autre part, que l’hélice pouvait être placée à l’avant, et qu’il était possible de rapprocher considérablement la nacelle d’un aérostat pisciforme auquel elle est attachée ; ils ont obtenu, grâce à l’emploi d’un moteur très léger, une vitesse propre qui n’avait jamais été atteinte avant eux. Nous rendons hommage au grand mérite de MM. Renard et Krebs, comme ils l’ont fait eux-mêmes à l’égard de l’antériorité de nos essais en ce qui concerne l’application de l’électricité à la navigation aérienne. »


Un journal de Paris publia, le 29 septembre 1884, un récit de l’expérience de l’aérostat dirigeable de MM. Tissandier frères. Nous reproduisons cet article (de M. Arsène Alexandre), qui renferme des détails plus circonstanciés que ceux que l’on vient de lire.


« C’est d’Auteuil, dit M. Arsène Alexandre, où leur atelier est installé, 84, avenue de Versailles, que MM. Tissandier se sont élevés à 4 heures 20 minutes de l’après-midi. L’aérostat a accompli des évolutions à droite et à gauche de la ligne du vent. À plusieurs reprises il a remonté pendant quelques minutes le courant aérien. Mais, comme nous l’avions prévu, ce courant est devenu trop fort vers 6 heures pour permettre le retour au point de départ.

Après avoir traversé Paris, MM. Tissandier ont arrêté leur machine électrique, et le ballon a pris la direction du sud-est. Le soleil se couchait lorsque l’on a fait de nouvelles manœuvres de direction au-dessus des environs de Boissy-Saint-Léger. Elles ont eu un plein succès, et la descente s’est effectuée à Marolles-en-Brie, à 6 heures 20 minutes.

Le voyage a duré en tout deux heures.

Il faut ajouter que, pendant toute la durée de l’ascension, l’aérostat a exactement plané à la même hauteur, c’est-à-dire de 400 à 500 mètres d’altitude.

On voit que cette expérience, pour n’avoir pas été exécutée peut-être dans des conditions aussi brillantes et surtout aussi favorables que celles du capitaine Renard, n’en est pas moins digne d’être enregistrée dans les fastes de la science.

Quand on pense à la somme de savoir, de travail, de persévérance dépensée pour obtenir la réalisation du problème, il y a si peu de temps encore réputé chimérique, il y a lieu de redresser quelque peu la tête et d’être fier de cette invention exclusivement française, et perfectionnée par les seuls Français. Cela est du bon chauvinisme. Saurons-nous seulement tirer parti des résultats acquis ; ne laisserons-nous pas les étrangers, « moins malins », mais plus habiles, exploiter le domaine défriché par les Montgolfier, les Renard et les Tissandier ? Espérons qu’il n’en sera rien. En attendant, sans préjuger l’avenir, poursuivons notre étude sommaire de l’aérostat Tissandier.

Le point de départ, en quelque sorte l’embryon du ballon qui a si bien manœuvré hier au-dessus du Jardin des Plantes, a été le petit aérostat électrique que l’on se souvient d’avoir vu fonctionner à l’exposition d’électricité en 1881. Le succès de cette expérience minuscule (le moteur ne pesait que 220 grammes) encouragea M. Gaston Tissandier à l’entreprendre à grand air libre.

Ceci dit en passant, sans diminuer en rien le mérite des savants capitaines du parc de Chalais, il est équitable de faire remarquer que leur première expérience a été postérieure à celle de MM. Tissandier. Nous pourrons tout à l’heure tirer de là une conclusion.

Une remarque puérile si l’on veut, mais assez curieuse. Les aéronautes les plus distingués par leurs facultés inventives — nous ne disons pas par leur audace, pour laisser à Nadar ce qui appartient à Nadar — vont par deux frères. Les frères Montgolfier, les frères Tissandier, les frères Renard.

Fig. 519. — M. Gaston Tissandier.

Dans la collaboration Tissandier, c’est M. Gaston qui est l’électricien, M. Albert l’architecte.

M. Gaston Tissandier s’est attaché à la construction des piles, du moteur dynamo-électrique et d’un appareil à gaz hydrogène. M. Albert Tissandier a exécuté l’aérostat proprement dit, avec sa housse de suspension et sa nacelle.

Donnons maintenant, d’après une intéressante brochure publiée par M, Tissandier, quelques détails sur les dimensions, la construction et le poids de l’aérostat.

Il mesure 28 mètres de longueur de pointe en pointe et 9 mètres 20 de diamètre au milieu. À la partie inférieure se trouve un cône d’appendice, terminé par une soupape automatique. Le tissu employé est la percaline, vernie par un procédé spécial. Le volume du ballon est de 1 060 mètres cubes.

La housse de suspension, faite de rubans cousus à des fuseaux longitudinaux, est construite de sorte qu’elle s’adapte mathématiquement au ballon et en épouse complètement la forme. Toute déformation du système est ainsi rendue impossible.

Quel est maintenant le poids des différentes parties du matériel ?


Aérostat 
170 kil.
Housse avec gouvernail 
70
Brancards latéraux 
34
Nacelle 
100
Moteur, hélice et piles 
280
Engins d’arrêt 
50
Voyageurs avec instruments 
150
Lest 
396
Total 
1 250 kil.

Il est intéressant de comparer les dimensions et les poids que nous venons d’énumérer avec ceux du ballon Renard.

On remarquera tout d’abord que le ballon Tissandier est moins allongé que celui de Meudon. Le ballon Renard présente en effet une longueur de 50m,42 et un diamètre de 8m,40. Il est donc plus long presque du double, mais un peu plus mince.

En revanche, il est notablement moins léger, malgré le poids de lest beaucoup plus considérable emporté par MM. Tissandier (386 kilogrammes contre 214).

La nacelle du capitaine Renard pèse 452 kilogrammes au lieu de 100, le filet et la chemise pèsent 127 kilogrammes au lieu de 70 kilogrammes y compris le gouvernail, tandis que le gouvernail Renard pèse à lui seul 446 kilogrammes.

Nous ne tirons de cette comparaison aucune conclusion ; mais nous remarquerons simplement que, malgré ses dimensions moindres, le ballon Tissandier a pu fournir une course bien plus longue que celui du capitaine Renard.

Une différence également fort importante à signaler, la plus importante sans doute, réside dans la nacelle. Comme on sait, dans le ballon Renard elle est beaucoup plus allongée. Dans le ballon Tissandier elle est plus étroite ; elle contribue ainsi, en maintenant plus aisément le centre de gravité au milieu de l’appareil, à lui donner plus de fixité.

La nacelle Tissandier est une sorte de cage. Elle est faite de bambous assemblés avec des cordes et des fils de cuivre recouverts de gutta-percha. Les cordes de suspension l’enveloppent entièrement. On a eu la précaution d’entourer ces cordes d’une gaine de caoutchouc qui doit les préserver, en cas d’accident, du contact du liquide acide des piles. Enfin, elles sont reliées horizontalement entre elles par une couronne de cordages située à 2 mètres au-dessus de la nacelle, et à laquelle sont attachés les engins d’arrêt.

Fig. 520. — M. Albert Tissandier.

Il nous reste à parler, pour terminer ce compte rendu, du moteur, la plus importante partie du système.

Ce moteur se compose (fig. 518) :

1o D’un propulseur à deux palettes hélicoïdes ;

2o D’une machine dynamo-électrique Siemens ;

3o D’une batterie de piles électriques au bichromate de potasse.

Sans entrer dans les détails de la batterie, nous dirons simplement que celle-ci est aménagée de telle sorte que les piles ne communiquent entre elles que par des conduits étroits et que l’opérateur peut à son gré faire fonctionner la quantité qu’il lui plaît et régler ainsi la force qu’il désire obtenir.

Quant à l’hélice en acier, elle ne pèse que 7 kilogrammes.

Nous ne voulons pas fatiguer l’attention de nos lecteurs en entrant dans des détails techniques forcément un peu arides. Mais ne sont-ils pas frappés comme nous du soin apporté à la construction de ce remarquable aérostat ? Est-ce à dire qu’il est parfait ? Non, de l’aveu même de son auteur.

J’ai eu l’honneur de voir et d’entretenir les deux inventeurs qui se partagent en ce moment l’attention publique. Je dois dire que M. Tissandier est moins affirmatif que M. Renard en ce qui concerne la solution du grand problème.

Tandis que M. Renard assurait avec autorité que la direction des ballons était maintenant chose certaine, M. Tissandier s’est borné plus modestement à dire que nous sommes entrés dans une période d’essais fructueux sans doute, mais pas encore définitifs. Et cependant, nous le faisons remarquer plus haut, les expériences de M. Tissandier sont antérieures à celles de Meudon. »


Pour terminer l’histoire de la campagne aérostatique de 1884, nous dirons que les capitaines Renard et Krebs prirent, le 8 novembre 1884, une revanche de leur échec du 12 septembre.

Nous avons dit que, le 12 septembre, le ballon de Chalais avait exécuté une ascension peu réussie. Aussi le public, d’abord enthousiasmé, n’avait-il pas tardé à revenir sur sa première impression. L’admiration de la première heure avait fait place au doute. Mais il ne fallait attribuer l’insuccès de l’essai du 12 septembre qu’à un accident de machine, qui avait mis momentanément l’appareil hors de service. Cet accident n’enlevait rien à la valeur du système.

L’expérience du 8 novembre le prouva.

Vers midi, l’aérostat dirigeable de Chalais-Meudon s’élevait lentement au-dessus de la pelouse des départs. Arrivé à la hauteur des plateaux, le ballon commença à se mouvoir, sous l’influence de son hélice, dont la vitesse s’accéléra peu à peu. Après un premier virage, l’aérostat se dirigea en droite ligne vers le viaduc de Meudon, qu’il franchit bientôt. Une légère brise du nord-ouest lui fit traverser la Seine, en aval du pont de Billancourt. Il s’engagea sur la rive droite, pendant quelques minutes encore, dans la direction de Longchamp, et s’arrêta brusquement à 500 ou 600 mètres du fleuve.

Les aéronautes s’abandonnèrent alors au courant aérien, probablement pour mesurer sa vitesse. Après 5 minutes d’arrêt, l’hélice fut remise en mouvement : le ballon décrivit un demi-cercle, et se dirigea vers son point de départ avec une rectitude parfaite.

Il traversa Meudon assez rapidement, et après 45 minutes de voyage, descendit dans la pelouse de départ, sans difficulté apparente.

Après deux heures de repos, les aéronautes montaient une deuxième fois dans leur nacelle, et exécutaient, dans les environs de Chalais, de nouvelles évolutions. Le brouillard qui s’élevait alors les empêcha sans doute de s’éloigner davantage. D’ailleurs, les aéronautes avaient probablement pour but d’étudier les propriétés de leur appareil, en le soumettant à des épreuves diverses, car on vit successivement l’aérostat évoluer à droite et à gauche, s’arrêter, repartir, et finalement atterrir encore une fois dans la pelouse d’où il s’était élevé.

Les quelques personnes qui assistèrent à ce voyage aérien furent particulièrement frappées de la précision avec laquelle l’aérostat dirigeable obéissait à l’action de son gouvernail et se maintenait dans une direction rectiligne.


En 1885, les aéronautes de Meudon continuèrent de s’occuper d’expériences sur la direction des ballons.

Le mardi 25 août, le capitaine Renard, aidé de son frère, exécuta un nouveau voyage, avec son aérostat dirigeable.

L’ascension eut lieu par un vent assez vif ; ce qui n’empêcha pas l’aérostat de résister au vent, en accomplissant des manœuvres qui réussirent complètement. La descente se fit à l’endroit désigné d’avance, dans l’enclos de la ferme de Villacoublay, près du Petit-Bicêtre.

Le mardi 22 septembre 1885, à 4 heures, le même aérostat, monté par les capitaines Paul et Charles Renard, et par M. Duté-Poitevin, aéronaute civil attaché à l’établissement de Chalais, s’élevait au-dessus du bois de Meudon, évoluait pendant quelques instants, et changeait de direction, au gré de ses conducteurs ; puis, vers 4 heures et demie, mettant le cap sur le nord, il arrivait rapidement au-dessus de la gare de Meudon. Poursuivant ensuite sa route, le ballon passait au-dessus de la Seine, à la hauteur de l’île de Billancourt, et s’arrêtait au Point-du-Jour. À ce moment, les personnes qui descendaient la Seine sur un bateau-hirondelle aperçurent les navigateurs aériens, et les saluèrent de leurs joyeuses acclamations.

Depuis l’ascension précédente, les aéronautes de Meudon avaient réalisé certains progrès. Ils n’avaient plus l’air d’ébranler à grand’peine une machine inerte. Dès que l’hélice était mise en mouvement, l’aérostat fendait les airs, avec précision et rapidité.

À plusieurs reprises, les aéronautes jetèrent du lest ; au lieu de tomber verticalement sur le sol, ce lest formait dans l’espace une longue traînée horizontale. C’est qu’au lieu de s’élever purement et simplement, comme les ballons ordinaires, l’aérostat de MM. Renard avançait en même temps dans la direction qu’ils avaient choisie à l’avance.

Un petit ballon de quelques décimètres de diamètre, abandonné au moment où l’aérostat dirigeable passait au-dessus de la Seine, fut promptement dépassé par les voyageurs aériens.

Arrivé au-dessus du Point-du-Jour, l’aérostat vira de bord, et mit le cap sur le bois de Meudon. Il avait, cette fois, le vent pour auxiliaire ; aussi la distance qui sépare le Point-du-Jour du camp de Chalais fut-elle franchie en quelques minutes. À 6 heures, l’aérostat arrivait au-dessus du camp. Il descendit, sans secousses et sans incidents, juste au milieu du parc.

Le lendemain, l’expérience fut renouvelée en présence du ministre de la guerre.


Après toutes ces descriptions d’appareils et ces récits, il faut conclure.

Au point de vue purement mécanique, l’appareil produisant la direction des ballons nous paraît acquis, grâce aux capitaines Renard et Krebs, qui ont fait une heureuse synthèse des dispositions imaginées et employées avant eux par Giffard, Dupuy de Lôme et les frères Tissandier. Mais il importe de poser des réserves. Il importe de dire que, si l’appareil directeur est trouvé, le moteur est encore à découvrir, et que, par conséquent, le problème général de la direction des aérostats n’est point résolu.

En effet, qu’on le comprenne bien, le moteur qui actionne le ballon n’est toujours qu’un moteur dynamo-électrique, animé par une pile voltaïque. Or, la pile voltaïque au chromate de potasse, dont faisaient usage en 1883 MM. Renard et Krebs, ainsi que MM. Tissandier frères, a une action d’une durée si courte qu’on ne peut réellement la considérer comme une force. Le courant dure à peine 3 à 4 heures. Au bout de ce temps, toute action s’arrête : il faut descendre. C’est pour cela que les aéronautes de Meudon, pas plus que MM. Tissandier frères, n’ont jamais pu faire un voyage de plus de 3 à 4 heures ; ce que l’on peut vérifier en relisant les divers récits que nous avons donnés de leurs ascensions. Peut-on prendre au sérieux une puissance motrice qui dure si peu de temps ? En mécanique, une puissance qui ne dure pas n’est pas une puissance : c’est un effort momentané ; mais, la durée lui faisant défaut, on peut lui refuser le nom de force proprement dite. À ce point de vue, le moteur de Dupuy de Lôme, qui consistait simplement dans les bras de quelques ouvriers embarqués avec l’aéronaute, était supérieur au moteur électrique, simple jouet qui s’arrête, épuisé, au bout de quelques heures.

Si donc l’appareil directeur des ballons est aujourd’hui trouvé, le moteur fait encore défaut, et c’est vers cet objet que devront se diriger les efforts des inventeurs.


Selon nous, un seul moteur répondrait aux conditions du problème, c’est-à-dire donnerait à la fois puissance et durée : c’est la machine à vapeur.

Mais, dira-t-on, une machine à vapeur placée dans le voisinage d’un gaz inflammable, c’est un feu qui flambe près d’un baril de poudre. Nous en convenons ; mais nous savons que la chose est possible, car elle a été réalisée une fois. Personne n’ignore qu’en 1852, Giffard, avec le courage et la témérité de la jeunesse, osa s’élancer dans les airs, sur un ballon à gaz hydrogène, qui emportait une machine à vapeur. Giffard prouva ainsi que la tentative est possible, puisqu’il sortit sain et sauf de ce périlleux essai. Il a tracé la route à ceux qui, venant après lui, et trouvant la science armée de moyens nouveaux et plus puissants, oseront attacher aux flancs d’un réservoir de gaz hydrogène un foyer en activité.

On peut construire des foyers à cheminée renversée, tels que celui de Giffard ; on peut fabriquer, avec l’aluminium, des machines à vapeur relativement légères ; en un mot, on peut, avec les moyens dont la science dispose aujourd’hui, essayer d’attaquer de front la question de l’application de la vapeur à l’aérostation.

Il faut chercher à disposer le foyer de manière à ne pas mettre le feu au gaz combustible renfermé dans l’aérostat. Le moyen est difficile, sans doute, mais il n’est pas au-dessus des ressources de l’art, puisque, nous le répétons, l’intrépide Giffard traversa les airs dans un ballon poussé par une machine à vapeur. Si l’on continue à faire promener dans les airs, pendant une après-midi, des ballons dirigeables électriques, on amusera les badauds, mais on ne fera pas avancer la question d’un pas.

C’est une véritable déception que l’on se prépare, en persévérant à faire usage, pour naviguer dans l’atmosphère, du moteur dynamo-électrique, dont la puissance est si médiocre et si peu durable. Il faut trouver un moteur réunissant la puissance et la durée.


Cette vérité commence à être comprise, non en France, où les directeurs de l’usine aérostatique militaire de Meudon persistent à faire usage du moteur électrique, et par suite de cette erreur, ne font pas le plus petit progrès, et ont cessé d’occuper l’attention publique, mais bien à l’étranger. En Russie, on paraît s’occuper sérieusement d’appliquer la machine à vapeur à la propulsion des aérostats. Le général Boreskoff a fait construire, en 1888, par M. Gabriel, aéronaute de Paris, un ballon dirigeable à vapeur, d’après le système proposé par cet ingénieur-aéronaute. Les travaux sont exécutés à l’ancienne usine Flaud, au Champ de Mars, où l’on a élevé un hangar pour abriter l’appareil pendant la durée du gonflement et les expériences d’essai, qui seront exécutées à Paris avant de l’être à Saint-Pétersbourg.

Pendant l’été de 1886, les aéronautes militaires russes ont tenté des ascensions à Cronstadt, avec un aérostat réalisant à peu près les conditions données par le général Boreskoff. Le Times a même raconté qu’un de ces voyages faillit avoir un fâcheux dénouement. Trois aéronautes partirent de Cronstadt, par un vent soufflant dans la direction du sud-est, qui les poussait vers la mer Baltique. Ils n’avaient, d’ailleurs, ni moteur, ni appareil de direction. Peu de temps après avoir passé au-dessus d’Orianenbourg, ils furent saisis par une brise violente du sud-ouest, qui les lança dans le golfe de Finlande, en même temps qu’un torrent de pluie et de grêle les inondait.

Par suite de la tourmente, les officiers russes tombèrent dans le golfe, à 19 milles au large de la côte d’Esthonie. Ils étaient perdus sans la présence d’un navire anglais commandé par le capitaine Crolls, qui accomplit leur sauvetage.


En Allemagne, on a proposé un aérostat mû par la vapeur, dont nous mettons la vue pittoresque sous les yeux de nos lecteurs (fig. 521).

Fig. 521. — Projet de ballon à vapeur de M. Wolfert.

« Le ballon à vapeur de M. Wolfert, dit M. S. de Drée, dans un article publié par le journal Science et Nature[6], diffère de celui des aéronautes français en ce que l’hélice de propulsion, au lieu d’être placée sous le ballon, est montée à l’avant dans un cadre en bois où elle reçoit directement du moteur à vapeur son mouvement de rotation.

« Le cadre du gouvernail se meut sur des pivots au moyen de cordages qui traversent le ballon, et sont mis en jeu par une manivelle placée dans la nacelle. Ces cordes passent à leur sortie dans des tuyaux extensibles, de façon à prévenir une déperdition de gaz. Le ballon, d’une longueur de 30 mètres, terminé en pain de sucre à ses deux extrémités, se compose d’une enveloppe de forte toile à voile, et, au lieu de filet ordinaire dont il est pourvu, il est maintenu par un agencement de cerceaux intérieurs. Son remplissage s’opère au moyen d’un ventilateur actionné par une manivelle et muni d’un tuyau conducteur en toile.

« Le plus grand diamètre de l’aérostat est de 8 mètres et le plus petit de 4. Son cubage est de 750 mètres cubes, et son poids total de 500 kilogrammes.

« Il porte à l’intérieur un ballonnet régulateur de la tension du gaz, au moyen d’une soupape de sûreté s’ouvrant également automatiquement, sous une pression d’un quart d’atmosphère ; en sorte qu’aucune rupture n’est à redouter. La nacelle, construite en fer forgé en T, et entourée d’un treillage métallique, contient une petite chaudière à vapeur chauffée à l’alcool, et peut porter, en outre, deux personnes et le lest nécessaire. La chaudière, réglée à 12 atmosphères, est reliée par un tuyau en caoutchouc à deux petites machines à vapeur conjuguées, placées dans le cadre du gouvernail à l’avant.

« La force totale est de 3 chevaux-vapeur.

« Sous le ballon est placé un poids mobile, dont le rôle est d’équilibrer le ballonnet. La nacelle est placée à 4 mètres en dessous de l’aérostat et à 10 mètres de sa pointe antérieure. « La direction est obtenue par une inclinaison de l’hélice pivotant à 75° de droite à gauche avec son cadre. L’inventeur prétend assurer sa marche, même contre un vent debout de 6 mètres à la seconde. L’appareil a coûté 10 000 marks ou 12 500 francs. »

Fig. 522. — Projet de ballon à vapeur de M. G. Yon.

La France ne s’est pas laissé distancer dans la construction des ballons à vapeur. M. Gabriel Yon, qui fut le compagnon de Giffard dans beaucoup de ses ascensions et son constructeur préféré, a donné en 1886 le plan d’un aérostat à vapeur, qui n’a pas été exécuté, mais qui mérite de figurer ici. Nous en donnons le dessin dans la figure ci-dessus.

Le ballon a la forme ovoïde que l’on donne aujourd’hui aux ballons dirigeables. Une machine à vapeur à grande vitesse, du système Compound, à triple expansion et du genre pilon, est placée dans la nacelle. Elle est chauffée par le pétrole, et la fumée se rabat à la partie inférieure, comme dans le ballon de Giffard de 1852. La vapeur vient se liquéfier dans un condenseur à vapeur, tel que nous l’avons décrit dans ce volume (Supplément à la machine à vapeur et aux bateaux à vapeur[7], puis l’eau liquéfiée retourne à la chaudière, comme sur les chaudières marines ; de sorte que la même eau sert continuellement. On sait que ce genre de moteur est appliqué aujourd’hui pour actionner des bateaux torpilleurs.

L’arbre de la machine fait tourner, par une courroie de transmission, une hélice double, placée inférieurement aux deux flancs de l’aérostat, le plus près possible du centre de la résistance, lequel correspond à peu près au centre de l’appareil total et à son centre de gravité.

M. Gabriel Yon a donné les tableaux suivants des dimensions et des conditions principales de l’aérostat à vapeur qu’il a étudié.


Vitesse absolue en air calme, à l’heure 
40 km
Longueur du ballon 
60 m
Diamètre du ballon 
10 m
Hauteur du ballon 
13 m,1533
Section du maître couple 
88 mm
Surface totale de l’aérostat 
1 450 m
Volume de la poche à air 
500
Cube total de l’aérostat 
2 900
Effort ascensionnel correspondant 
3200 kg
Vitesse de l’aérostat par seconde 
11 m,111
Section de l’aérostat 
88
Coefficient de résistance du plan mince par mètre carré pour 1 mètre à la seconde 
135 gr
Résistance proportionnelle à l’avancement du système 
2036 km,0475
Force correspondante en chevaux sur l’aérostat 
27 ch,160
Recul de l’hélice et frottement des ailes dans l’air 
20 p. 100
Nombre de tours de l’hélice par minute 
70 t
Vitesse de l’hélice à la circonférence 
40 m,317
Poids du matériel aérostatique complet 
800 kg
Poids de la portée mécanique complète 
1 600
Engins de guerre soulevés (dynamite et torpilles) 
400
Effort ascensionnel disponible 
400

M. Gabriel Yon estime qu’un pareil véhicule, grâce à ses énormes dimensions et à la puissance de sa machine à vapeur, marcherait à la vitesse de 40 kilomètres à l’heure, en air calme (3 mètres par seconde). Cette vitesse triompherait d’un vent de faible puissance, qui n’a guère que 1 à 2 mètres par seconde.

Si le projet du savant aéronaute était mis à exécution, il y aurait grande probabilité qu’il réalisât la direction aérienne.




CHAPITRE VII

les appareils aériens plus lourds que l’air. — l’hélicoptère. — les aéroplanes. — état de la question.

Dans les Merveilles de la science [8], nous avons, incidemment, dit quelques mots de la question du plus lourd que l’air, c’est-à-dire de la prétention, affichée par quelques aéronautes et physiciens de nos jours, de construire des machines aériennes volantes, qui, malgré leur poids, supérieur à celui de l’air, flotteraient dans l’atmosphère, grâce à la puissance de leur moteur, lequel s’appuierait sur l’air résistant, ainsi que l’hélice fait avancer un navire en s’appuyant sur l’eau.

Il n’y a rien de mathématiquement impossible à ce résultat. La seule condition, c’est de trouver un moteur tellement puissant, et en même temps tellement léger, qu’il produise, en agissant sur l’air, un effort de résistance et de réaction, capable de le soutenir et de l’entraîner au sein de l’air.

Malheureusement, aucun moteur connu ne répond à cette condition théorique. Avec le ballon flottant dans l’air, grâce à la légèreté du gaz hydrogène, on peut se contenter d’un moteur d’une puissance médiocre, tel que l’électricité ou l’air comprimé. Mais avec un aérostat ou un appareil quelconque plus lourd que l’air, il faudrait un moteur d’une puissance hors de toute limite. Ce moteur existe-t-il ? Non, jusqu’à ce moment. Les tentatives faites pour réaliser l’équilibre et la progression, avec des appareils plus lourds que l’air ne pouvaient donc réussir ; et de fait, elles ont toutes échoué, ainsi qu’on va le voir.


Depuis 1870 jusqu’à ce jour, beaucoup d’efforts ont été tentés dans le but de créer des machines volantes plus pesantes que l’air. Les considérations qui précèdent montrent d’avance le peu de valeur de ces tentatives. Nous pourrions donc les passer sous silence, sans grand dommage. Il nous paraît, néanmoins, que nous devons, dans ce Supplément, consacrer quelques pages à des efforts entrepris, en définitive, dans un but honorable et dans un esprit très scientifique.

Disons d’abord, pour éclairer le sujet, que les aviateurs, c’est-à-dire les partisans du plus lourd que l’air, se partagent en deux camps : ceux qui préconisent l’hélice comme moyen d’ascension verticale, et ceux qui emploient des appareils descendant d’un lieu élevé suivant des plans inclinés, et qu’on nomme aéroplanes.

Les premiers promoteurs de l’hélice avec les appareils plus lourds que l’air furent MM. Nadar, de la Landelle et Ponton d’Amécourt, dont nous avons rapporté les tentatives, faites en 1867, dans les Merveilles de la science [9]. Ponton d’Amécourt avait fait construire par Froment, en 1863, un hélicoptère à vapeur, qui n’avait pu fonctionner, mais qui, perfectionné, donna naissance aux appareils de MM. Pomier et de la Pauze (1870), Achenbach (1874), Hérard (1875), Dieuaide (1877), Melikoff et Castel (1877).


L’appareil de Pomier et de la Pauze était poussé par un moteur à poudre, d’une combinaison particulière, qui actionnait une hélice tournant obliquement, pour monter en diagonale.


Fig. 523. — Hélicoptère à vapeur de M. Achenbach.

L’appareil d’Achenbach (fig. 523), muni d’une machine et d’une chaudière à vapeur, actionnait une grande hélice à quatre ailes CD. Des deux côtés de cette hélice se développait une palette de bois qui, d’après l’inventeur, devait fournir à l’hélice un point d’appui aérien plus efficace, et qui était munie, à l’arrière, d’un gouvernail. L’axe de cette pièce était percé d’une ouverture, où se logeait la chaudière et où prenaient place les voyageurs aériens. Une autre hélice, plus petite, était placée au-dessus de la chaudière, et flanquée d’une autre pièce de bois, AB, destinée à servir de taille-vent. Cette seconde hélice était mue par la vapeur qui sortait de la chaudière par un tuyau vertical. Tout cela est assez hétéroclyte.


Un autre mécanicien, nommé Hérard, a donné à l’hélicoptère à vapeur de M. Achenbach une autre disposition ; mais cette variante de la construction qui vient d’être décrite n’ayant pas été exécutée, on n’en saurait rien dire.


Le secrétaire de la Société de navigation aérienne, M. Dieuaide (un bon nom d’inventeur), a conçu et exécuté un autre dispositif. Ce sont deux hélices à large pale carrée (fig. 524), mises en mouvement par une machine à vapeur, installée à terre, et qui envoie sa vapeur à l’appareil, au moyen d’un tube. Mais, par des expériences répétées, on a reconnu que la force ascensionnelle n’était pas de plus de 2 kilogrammes par force de cheval-vapeur fournie par la chaudière. D’ailleurs, l’installation de la chaudière à vapeur sur le sol montre qu’il ne s’agissait ici que d’un essai.

Fig. 524. — Mécanisme hélicoptéroïdal de M. Dieuaide.

M. Melikoff emploie une autre machine, dans laquelle l’hélice est disposée de manière à se transformer au besoin en parachute.


En 1878, M. Castel a construit un hélicoptère mû par l’air comprimé. Des engrenages communiquent le mouvement à quatre paires d’hélices superposées et placées côte à côte, les unes tournant en sens contraire des autres (fig. 525). L’appareil pour la compression de l’air restait sur le sol, et un tube de caoutchouc envoyait l’air comprimé.

Un accident mit fin aux essais de ce joujou aérien.

Fig. 525. — Hélicoptère à air comprimé de M. Castel.

Pendant la même année, un physicien de Milan, le professeur Forlarini, exécutait un appareil plus lourd que l’air (hélicoptère) supérieur à tous ceux qui l’ont précédé, car c’est le seul appareil de ce genre qui se serait élevé de terre en soulevant avec lui son moteur et sa machine à vapeur.

Fig. 526. — Appareil à vapeur du professeur Forlarini.

On voit sur la figure 526 l’esquisse de l’hélicoptère à vapeur du professeur Forlarini.

L’hélice AB, actionnée par l’arbre vertical de la machine à vapeur, est de grande surface. Au-dessous est une grande charpente fixe, CD, supportée par les traverses où repose la machine à vapeur, et qui est fixe pour offrir une grande résistance à l’air. La vapeur qui devait faire tourner, grâce au mécanisme particulier, l’hélice propulsive, allait d’abord remplir une boule métallique creuse, b, suspendue au-dessous de la chaudière et y subissait une forte impression avant de se rendre dans le cylindre moteur.

Il paraît que les expériences du professeur de Milan ne furent pas défavorables. Cependant l’inventeur ne les a pas poursuivies.


Nous arrivons à la seconde catégorie d’appareils volateurs, ceux qui procèdent par impulsion d’un mécanisme tombant le long d’un plan incliné et tendant à imiter le vol de l’oiseau.

C’est vers 1871 que l’inventeur de ce système, M. Penaud, fit connaître le parti que l’on pouvait tirer, pour l’aviation, de la force assez considérable résidant dans une tresse de caoutchouc fortement tordue, et que l’on laisse se dérouler, par son élasticité. Pendant plusieurs années M. Penaud, poursuivant ses études, a fait connaître plusieurs dispositions d’oiseaux mécaniques, volant avec une certaine rapidité.

MM. Pline et Jobert ont, de leur côté, construit, en 1872, avec le caoutchouc tordu, des machines volantes, qui ont bien fonctionné. Le modèle de M. Pline se composait d’un axe horizontal formé du faisceau de caoutchouc tordu et d’une queue à surface triangulaire. Les quatre ailes changeaient de place, pour battre l’air et imiter la flexion naturelle de l’aile de l’oiseau.

Fig. 527. — Oiseau mécanique du docteur Hureau de Villeneuve.

Mais c’est le docteur Hureau (de Villeneuve), président de la Société de navigation aérienne, qui s’est le plus occupé de construire des appareils volateurs, destinés à exécuter les mouvements de l’oiseau dans l’air. M. Hureau (de Villeneuve ) se consacre avec un zèle sans pareil à la propagation de l’aviation. Le journal l’Aéronaute, qui se publie sous sa direction, est entièrement affecté à ce genre d’études. L’oiseau mécanique qu’il a construit a l’aspect d’une chauve-souris, et grâce à la simple détorsion d’un boyau de caoutchouc, il fend l’air avec une vitesse remarquable, c’est-à-dire en parcourant 9 mètres par seconde. On voit dans la figure ci-dessus l’oiseau mécanique de M. Hureau de Villeneuve.

L’auteur a construit plusieurs autres modèles d’oiseaux artificiels, du poids de 100 grammes à 1 500 grammes.


C’est, pour ainsi dire, par acquit de conscience, et pour ne pas paraître dédaigner des travaux conçus dans un très honorable but, que nous avons consigné ici les tentatives diverses des promoteurs du plus lourd que l’air. Ce qui prouve leur peu de valeur, c’est que rien n’est resté, du moins jusqu’à ce moment, des nombreuses expériences faites dans cette direction, depuis 1870, car jamais le public n’a été mis en mesure d’en connaître l’existence. La raison en est, ainsi que nous l’avons dit au début de ce chapitre, qu’il faudrait un moteur marchant avec une vitesse inouïe, pour élever en l’air, y maintenir et y diriger un appareil lourd. Or, ce moteur merveilleux, ce phénix de la mécanique, n’a jamais été vu que dans les aspirations et les rêves des partisans du plus lourd que l’air.

Le système du plus lourd que l’air est donc aujourd’hui en défaveur, et nous ajouterons en juste défaveur. Est-il raisonnable de rejeter, sans nécessité, le merveilleux moyen que nous offre l’art des Montgolfier de nous élever de terre et de flotter dans les airs, sans dépense, ni appareil compliqué, grâce au seul emmagasinement d’un gaz providentiellement léger : le gaz hydrogène ?




CHAPITRE VIII

les drames aériens.

Nous avons consacré, dans notre Notice sur les Aérostats, des Merveilles de la Science, un chapitre à retracer les accidents et les malheurs qu’ont amenés à leur suite beaucoup de voyages aériens. Les ascensions, soit dans un but de réjouissance publique, soit dans un intérêt scientifique, s’étant beaucoup multipliées depuis 1870 jusqu’à ce jour, il est facile de comprendre que le nombre des victimes de l’aérostation se soit notablement accru. Nous enregistrerons, dans ce Supplément, les récents désastres survenus dans les plaines de l’air, par l’imprudence des aéronautes, ou par des circonstances imprévues et fatales.

On a lu, dans l’histoire des ballons-poste du siège de Paris, le récit de plusieurs événements tragiques survenus aux courageux aéronautes qui franchissaient, au haut des airs, les lignes ennemies. La perte du ballon la Ville d’Orléans, qui atterrit en Norvège, après un voyage si émouvant, la mort du matelot Prince et d’autres aéronautes du siège, ont marqué de tristes épisodes dans l’histoire de l’aérostation moderne. Cette lugubre série s’est continuée par les événements qu’il nous reste à raconter.


Duruof était un aéronaute qui, dans les premiers temps de l’investissement de Paris, s’était empressé de réparer un vieux ballon qui lui appartenait, le Neptune, pour le mettre à la disposition du gouvernement. M. Nadar installa ce ballon sur la place Saint-Pierre, à Montmartre, et s’en servit pour faire quelques ascensions captives.

Nous avons dit que Duruof fut le premier aéronaute qui partit de Paris, pendant le siège. Le 23 septembre 1870, il s’élevait de la place Saint-Pierre, emportant 125 kilogrammes de dépêches, et il accomplit heureusement sa mission ; car il descendit près d’Évreux, avec tout son bagage.

À Tours, par l’ordre du gouvernement de la Défense nationale, il construisit, avec l’aéronaute Mangin, un ballon de soie, qui était destiné à des ascensions captives pour les opérations de l’armée de la Loire. Ce ballon, qui avait reçu le nom de la Ville de Langres, resta sans emploi, le désarroi de la campagne ayant rendu ses services inutiles.

C’est le 31 août 1874, pendant les fêtes de Calais, que Duruof essaya de franchir la Manche, pour passer de France en Angleterre, à l’imitation de Blanchard, qui avait effectué ce tour de force en 1812. Sa femme, qui l’accompagnait, n’était jamais montée en ballon. L’ascension du 31 août était son voyage de noces, voyage qui fut fort accidenté, comme on va le voir.

Le vent était contraire pour passer de France en Angleterre, et on ne pouvait mettre en doute qu’il emportât les passagers de Tricolore sur la mer du Nord. Le maire de Calais et le capitaine du port s’opposaient vivement au départ, et le gros de la foule commençait à quitter la place. Mais, dans d’autres groupes, on murmurait, et on lançait des propos désobligeants contre l’aéronaute. Il fallait rendre la recette ou partir. En présence des mauvaises dispositions de la foule, Duruof retourne vers son ballon, il y monte avec sa femme, et donne le signal du départ.

Fig. 528. — Duruof partant de Calais.

Les cordes sont coupées, le vent pousse l’aérostat vers la mer du Nord, et on le perd de vue.

Pendant trois jours, on crut les voyageurs perdus. Quelle apparence, en effet, qu’un aérostat d’une aussi faible dimension (800 mètres cubes) pût, sans se dégonfler, se soutenir assez longtemps dans l’espace pour parvenir en Angleterre, ou revenir sur le continent ? Ces craintes devaient être démenties, mais au prix de quels dangers ?

C’est à 7 heures et demie du soir que le Tricolore prit son essor. Les habitants de Calais, réunis sur la place ou sur la jetée, considéraient avec une émotion profonde ce petit globe que le vent poussait comme une plume vers la haute mer.

Jusqu’au lever du jour le Tricolore flotta au-dessus de la mer, sans trop s’élever, pour ménager son lest. Heureusement le ballon était neuf et d’une étoffe solide ; il faisait bonne contenance.

Mais, au matin, la situation commença à devenir terriblement inquiétante. Le ballon flottait à une faible hauteur au-dessus de l’eau. Duruof compte ses sacs de lest ; il en a cinq, ce qui lui assure, d’après son estimation, dix à douze heures de séjour dans l’air. Le vent le poussait vers les côtes de la Norvège, et il pouvait espérer y atteindre. Mais le vent change, et le ballon demeure immobile. Il faut absolument prendre un parti. Duruof attend qu’un navire apparaisse à l’horizon, pour faire descendre son aérostat au niveau de l’eau. Une voile se montre précisément, presque au-dessous de lui. Il ouvre la soupape et descend au-dessus des flots, décidé à se laisser traîner sur les vagues, jusqu’à ce qu’il soit remorqué par les passagers du navire en vue. Il encourage sa femme, qui montre, d’ailleurs, beaucoup de résignation et d’énergie.

Ici commencent de terribles angoisses. Le ballon fait des bonds énormes à la surface des flots, tantôt enlevé par le gaz, tantôt submergé par les vagues. Accroupis dans la nacelle, ou suspendus au cercle qui retient les cordages, les naufragés sont plusieurs fois mouillés par les vagues. Leurs membres s’engourdissent, et Duruof voit sa malheureuse compagne, épuisée, perdre ce qui lui restait de forces. Il la prend dans ses bras et l’encourage, en lui montrant le navire qui s’approche d’eux. Seulement, l’agitation de la mer ou la masse du ballon cachent souvent à leurs yeux le navire, ce qui semble la perte de leur dernière espérance.

Depuis deux heures, ils étaient assaillis par les vagues, et Mme Duruof était à demi morte de froid. Appuyée contre la paroi de la nacelle, sa tête seule sortait de l’eau, et quelquefois une lame énorme se jetait sur le ballon, et la submergeait complètement, pendant des secondes qui lui apparaissaient autant de siècles. Duruof, se cramponnant au cercle, trouvait un point d’appui sur la corde d’ancre, qui était tendue comme une barre de fer, par l’action de l’eau de mer. Ils étaient emportés à la surface des flots, avec une vitesse vertigineuse. Quelquefois, Duruof plongeait au fond de la nacelle, pour en retirer un sac de sable, qui, transformé par l’eau en une véritable boue, n’en allégeait pas moins l’esquif, et lui permettait de mieux flotter.

À bout de forces, Mme Duruof était évanouie, quand le navire qui s’était mis à leur poursuite finit par les atteindre.

C’était un petit navire anglais, frété pour la pêche du hareng. Son capitaine, M. William Oxley, s’efforçait, depuis deux heures, de joindre le ballon en détresse à la surface de l’océan. Parvenu enfin à s’en approcher à 200 mètres, il fait mettre la chaloupe en mer ; il y descend lui-même, avec un matelot, et il parvient à saisir une des cordes flottantes du malheureux aérostat. Mais la vaste surface de l’étoffe forme une voile formidable, qui entraîne la chaloupe et manque de la faire chavirer. Le moment est effroyable. Les deux marins vont-ils périr avec les naufragés de l’air ?

Fig. 529. — Sauvetage de Duruof et de sa femme par le capitaine anglais Oxley et un matelot.

Duruof se met en devoir de couper les cordes qui suspendent la nacelle à l’aérostat, mais il n’a pas terminé sa besogne que les deux courageux sauveteurs sont près de lui. Ils réunissent leurs efforts pour prendre dans leurs bras les deux aéronautes, et les font descendre dans la barque, où ils tombent eux-mêmes épuisés.

Le capitaine Oxley conduisit Duruof et sa femme à Grimsly. Là, ils reçurent le plus chaleureux accueil. En Angleterre, on avait annoncé leur mort, de sorte qu’à leur passage à Londres ils furent reçus avec un véritable enthousiasme.

Mais rien n’égale la réception qui leur fut faite à Calais. À la nouvelle de leur miraculeux sauvetage, les habitants de la ville ouvrirent une souscription de 10 000 francs, qui, rapidement couverte, permit à Duruof de remplacer le Tricolore.

Tels sont les jeux de la fortune et du hasard. Condamnés à la plus cruelle mort, les passagers du Tricolore étaient les triomphateurs et les héros du jour.

Cependant le public parisien ne partagea pas l’enthousiasme des habitants de Calais. On savait que Duruof avait mis ses services d’aéronaute à la disposition de la Commune ; qu’il avait dû passer, pour ce fait, devant un conseil de guerre, et malgré son acquittement, les habitants de la capitale étaient peu disposés à l’enthousiasme envers lui. Une ascension qui fut annoncée au Champ de Mars, à son bénéfice, ne put avoir lieu, faute de souscripteurs.


Ce n’était pas la première fois que des aéronautes tombaient à la mer. Nous avons raconté, dans les Merveilles de la science, la chute de Zambeccari dans l’Adriatique, en 1804 [10], et celle d’Arban, dans la même mer, en 1846 [11]. Mme Poitevin tomba dans la mer du Nord en 1807 et fut sauvée par un navire, après des péripéties dramatiques.

Arban périt dans une traversée de l’océan, et nous avons raconté la perte du matelot Prince, aéronaute du siège. Le célèbre aéronaute anglais Green, qui fit 1 400 ascensions, tomba trois fois dans la Manche, et fut trois fois sauvé miraculeusement par des marins.


Pour continuer la série de ce que nous appelons les drames aériens, nous parlerons de la fin tragique de l’homme volant.

En 1874, les journaux anglais annonçaient que le 9 juillet, à sept heures et demie, Degroof, inventeur belge, dit l’homme-volant, tenterait une ascension à Cremorn-Garden, et traverserait les airs, sur une longueur de 5 000 pieds. Cette expérience causa sa mort.

Depuis de longues années, Degroof travaillait à construire une machine au moyen de laquelle il prétendait voler, comme un oiseau. Cet appareil se composait d’énormes ailes, semblables à celles de la chauve-souris : les tiges étaient en baleine, et les membranes qui les réunissaient étaient en soie caoutchoutée. Degroof l’avait essayé, pour la première fois, en 1873, sur une des places de Bruxelles. Il s’était élancé d’une grande hauteur ; mais il était tombé lourdement, quoique sans se faire de mal, et la foule, mécontente, avait mis son appareil en pièces.

Cependant, le 29 juin 1874, l’expérience réussit à Cremorn-Garden, à Londres : Degroof s’éleva dans un ballon, conduit par M. Simmons. L’aérostat se dirigea jusqu’à la hauteur de Brandon, dans le comté d’Essex. Là, l’intrépide mécanicien fut livré à lui-même et lancé dans l’espace. Il descendit lentement, et toucha terre assez heureusement.

Mais une seconde expérience, tentée le 9 juillet, en présence de la foule, devait lui être fatale. Le ballon s’éleva lentement ; pas un souffle d’air ne venait contrarier sa marche ; l’appareil était en bon état, et Degroof avait fait ses adieux à sa femme, plein de confiance, en lui disant : « Au revoir ! »

À un quart de mille de Cremorn-Garden, au-dessus de Roben-Street, le ballon se rapprocha de terre. Simmons crut le moment venu d’abandonner l’homme-volant à ses propres ailes. On était près d’une église : « Je vais descendre dans le cimetière, » cria Degroof, en s’abandonnant à son appareil.

Il ne disait que trop vrai !

À quatre-vingts pieds de terre, devant des milliers de spectateurs, au lieu de s’abattre doucement, les ailes déployées, l’appareil tourna sur lui-même, ses ailes ne prenant plus le vent, et le malheureux Icare vint se briser sur une tombe.

Fig. 530. — Chute de l’homme-volant, à Londres.

Il était sans connaissance, mais respirait encore. Transporté à l’hôpital, il mourut en y entrant.

La foule, ignorant ce qui venait de se passer, mit l’appareil en pièces, avant que la police eût le temps de l’en empêcher.


Nous arrivons à la catastrophe du Zénith, qui priva les sciences d’observation de deux intrépides et intelligents investigateurs et qui produisit, dans le monde scientifique, comme dans le monde étranger aux sciences, une douloureuse sensation.

Avant d’en commencer le récit, nous exprimerons un regret et un reproche. La catastrophe du Zénith fut causée certainement par un défaut de précautions. Une imprudence excessive avait présidé aux préparatifs d’une ascension faite dans le but, bien arrêté d’avance, de s’élever aux plus hauts sommets de l’air. L’expérience se faisait, non seulement sous l’inspiration de l’Académie des sciences de Paris, représentée par l’un de ses membres, mais encore sous les auspices d’un professeur du Collège de France, Paul Bert. Le programme des opérations à exécuter avait été tracé avec précision aux explorateurs, et ce programme se rapportait à des déterminations météorologiques à faire dans les plus hautes régions qu’un aérostat pût atteindre. Et c’est à peine si l’on avait songé à assurer la respiration des navigateurs aériens dans les régions d’une altitude extrême ! Trois petits ballons de caoutchouc, contenant 70 pour 100 d’oxygène, et 30 d’air, capables d’entretenir la respiration pendant une heure au plus, voilà ce qu’emportaient les voyageurs. N’aurait-on pas dû songer, non seulement à les munir d’une plus forte proportion de gaz respirable, mais encore à rendre, au moyen d’une espèce de masque posé devant la bouche, la respiration de l’oxygène automatique, forcée, pour ainsi dire ? On avait donc oublié combien est dangereux, foudroyant, l’arrêt subit de la respiration ! — On n’avait donc pas lu dans l’ouvrage de MM. Glaisher, Fonvielle et Gaston Tissandier, les Voyages aériens, le récit de l’ascension de Glaisher et Coxwell, dans laquelle M. Glaisher manqua de perdre la vie, après avoir dépassé l’altitude de 8 000 mètres, et ne dut son salut qu’à un miraculeux hasard ! On sait qu’arrivé à cette hauteur, M. Glaisher tomba subitement sans connaissance, au fond de sa nacelle, et, s’il ne périt pas, c’est que Coxvell, tout défaillant lui-même, eut pourtant la force de tirer avec ses dents la soupape, et de provoquer ainsi une descente rapide. — On ne savait donc pas que, quand la respiration vient à lui manquer pour le plus petit espace de temps, l’homme n’a plus conscience de lui-même, et qu’il accomplit alors des actes involontaires, qui sont de véritables suicides ! — Si l’on avait réfléchi à tout cela, on n’aurait pas expédié dans les régions irrespirables un aérostat monté par trois hommes, sans plus de précautions ni de préparatifs que s’il se fût agi d’une ascension en ballon captif.

Nous abrégeons ces réflexions pénibles pour arriver au récit de l’événement.

La mission scientifique aérienne donnée à MM. Crocé-Spinelli, Sivel et Gaston Tissandier, et dont les frais étaient supportés en partie par une souscription recueillie par la Société de navigation aérienne, et pour la plus grande partie par l’Académie des sciences elle-même, était de compléter les données recueillies dans une ascension qui avait été faite, le 23 mars 1874, par Crocé-Spinelli et Sivel, et dans laquelle on avait accompli un voyage de vingt-trois heures au-dessus de toute la France. On avait fait, dans cette belle ascension, d’importantes déterminations météorologiques ; il s’agissait de les compléter à la plus grande hauteur à laquelle on pût parvenir. Il fallait constater s’il existe, à ces hauteurs excessives, de la vapeur d’eau, et quelle est la proportion du gaz acide carbonique. On emportait les mêmes appareils scientifiques qui avaient servi le 23 mars 1874, et l’on partait dans le même ballon. M. Gaston Tissandier devait doser le gaz acide carbonique, au moyen d’un appareil dit aspirateur, et qui se compose d’un tube à potasse, dans lequel on fait passer un volume connu d’air, pour retenir l’acide carbonique. Crocé-Spinelli devait rechercher la vapeur d’eau par des observations spectroscopiques. Sivel, aéronaute de profession, dirigeait l’esquif aérien.

Fig. 531. — Crocé-Spinelli.

Tout le monde connaît le déplorable résultat de ce voyage. Deux heures seulement après le départ, Spinelli et Sivel étaient foudroyés par l’apoplexie pulmonaire, et Gaston Tissandier gisait, à demi mort, près de deux cadavres. Il dut son salut, d’après ce qu’il assure, à ce qu’il tomba en syncope, et que sa respiration fut ainsi suspendue pendant qu’il flottait dans des espaces à peu près vides d’air.

Comment expliquer ce malheur ? D’abord par la quantité insuffisante de gaz oxygène que l’on avait emportée, ensuite par la trop grande rapidité de l’ascension. L’air diminue de masse à mesure que l’on s’élève en hauteur : par conséquent la respiration pulmonaire s’effectue avec d’autant plus de difficulté qu’on est plus élevé au-dessus du sol. La raréfaction de l’air (c’est-à-dire son poids moindre sous le même volume) est déjà telle, à cinq ou six mille mètres, qu’on a de la peine à respirer, et qu’on ne pourrait rester impunément pendant un certain temps à une telle hauteur. Mais, indépendamment de l’insuffisance de l’air, à partir d’une certaine altitude, il y a une autre cause de danger pour la vie des êtres animés ; c’est la diminution de la pression atmosphérique. Sur la terre, la pression atmosphérique qui comprime notre corps à l’extérieur est équilibrée à l’intérieur par les liquides qui circulent dans les organes. Si cette pression extérieure vient à diminuer, par suite du transport du corps dans une région plus élevée, cet équilibre est rompu ; il y a excès de la pression intérieure sur celle du dehors, et de là peuvent résulter les accidents les plus graves. Ces accidents consistent surtout en un trouble dans la circulation du sang. Si l’on s’élève beaucoup, le sang sort par le nez, par les oreilles ; les lèvres bleuissent : on est exposé à une apoplexie pulmonaire. Dès que l’aéronaute commence à respirer avec peine et à souffrir du manque d’air, il doit donc prendre garde, et ne s’élever qu’avec précaution. Il est à craindre qu’il ne soit bientôt plus assez maître de ses mouvements pour pouvoir respirer le gaz oxygène qu’il a emporté comme moyen de salut.

Ainsi, une précaution essentielle pour l’aéronaute, c’est de s’élever avec lenteur, afin que son corps ne passe pas avec une trop grande rapidité de la pression extérieure normale à une pression insuffisante. En procédant graduellement, il peut rendre beaucoup moins dangereux ce passage de la pression ordinaire à une faible pression, ses organes ayant le temps de s’y préparer et de réagir contre cette cause d’accidents. Les ouvriers qui travaillent dans l’air comprimé, pour la fondation des piles de pont, sous l’eau, ont bien soin de ménager cette transition du passage de l’air extérieur à l’atmosphère d’air comprimé, et ceux qui s’abstiennent de cette précaution en sont les victimes. Les crachements de sang, les saignements de nez, les vertiges, auxquels sont sujets les ouvriers qui travaillent dans l’air comprimé, ont pour cause le mépris de la transition d’une atmosphère à une autre. Ce qui est vrai pour l’air comprimé l’est également pour l’air raréfié, car c’est la même cause agissant en sens inverse. L’air comprimé produit des épanchements et intravasations des liquides du corps de l’extérieur à l’intérieur ; l’air raréfié provoque des extravasations, des épanchements du sang du dedans au dehors. Mais dans l’un et l’autre cas on peut éviter ces dangers en ne se soumettant que progressivement à la différence de pression.

Nous sommes convaincu que dans le cas du Zénith la trop grande rapidité de l’ascension fut pour beaucoup dans la catastrophe. C’est le passage trop subit de la pression normale à une très faible pression qui devint la cause originaire du malheur. Les trois aéronautes furent, pour ainsi dire, sidérés par l’atmosphère raréfiée dans laquelle ils se trouvèrent trop rapidement transportés. De là résulta un anéantissement des facultés, qui détermina, comme il arrive dans ces sortes de cas, des actes involontaires, inconscients, qui causèrent leur mort. C’est, en effet, parce qu’ils perdent subitement la possession de leur intelligence, que l’un des aéronautes coupe les sacs de sable, pour s’élever plus haut, alors qu’il aurait dû, au contraire, ouvrir la soupape, pour redescendre. C’est pour cela que l’autre jette par-dessus le bord les couvertures, et jusqu’aux appareils que l’Académie avait mis entre ses mains pour faire des expériences.

Ainsi, défaut de prudence qui a empêché de munir les aéronautes des appareils recommandés contre l’asphyxie, trop grande rapidité de l’ascension, telles sont les deux causes qui, selon nous, expliquent la catastrophe du Zénith.

Quoi qu’il en soit d’un événement dont les détails ne seront sans doute jamais bien connus, le lendemain, à six heures du matin, un télégramme annonçait le désastreux événement à M. Albert Tissandier, frère de l’un des trois aéronautes.

Ce télégramme fut suivi d’une lettre de M. Gaston Tissandier. Nous croyons devoir la reproduire, parce qu’elle est indispensable à l’intelligence de la suite du récit :

« Ciron (Indre), 16 avril.
« Cher monsieur,

« Un télégramme envoyé par voie officielle vous a appris l’épouvantable malheur qui nous a frappés. Sivel et Crocé-Spinelli ne sont plus ; l’apoplexie les a saisis dans les hautes régions de l’air que nous avons atteintes.

« Je vous dirai ce que je peux savoir de ce drame, car, pendant deux heures consécutives, je me suis trouvé dans un état d’anéantissement complet.

« L’ascension de l’usine à gaz de La Villette s’est bien accomplie ; à une heure de l’après-midi, nous étions à plus de 5 000 mètres (pression 400) ; nous avions fait passer l’air dans les tubes à potasse, tâté nos pulsations, mesuré la température intérieure du ballon, qui était de 20°, tandis que l’air extérieur était de — 5°. Sivel avait arrimé la nacelle, Crocé s’était servi de son spectroscope. Nous nous sentions tout joyeux.

Fig. 533. — La nacelle du Zénith.

« Sivel jette du lest ; bientôt nous montons tout en respirant de l’oxygène qui produit un effet excellent.

« À 1 heure 20, le baromètre marque 320°, nous sommes à l’altitude de 7 000 ; la température est de — 10°. Sivel et Crocé sont pâles et je me sens faible. Je respire de l’oxygène qui me ranime un peu. Nous montons encore.

Fig. 532. — Sivel.

« Sivel se tourne vers moi et me dit : « Nous avons beaucoup de lest, faut-il en jeter ? »

« Je lui réponds : « Faites ce que vous voudrez. »

Il se tourne vers Crocé et lui fait la même question. Crocé baisse la tête, en signe d’affirmation très énergique.

« Il y avait dans la nacelle au moins cinq sacs de lest ; il y en avait quatre au moins pendant en dehors par des cordelettes.

« Sivel saisit son couteau et coupe successivement trois cordes. Les trois sacs se vident et nous montons rapidement.

« Je me sens tout à coup si faible que je ne peux même pas tourner la tête, pour regarder mes compagnons qui, je crois, se sont assis.

« Je veux saisir le tube à oxygène, mais il m’est impossible de lever les bras. Mon esprit était encore très lucide ; j’avais les yeux sur le baromètre, et je vois l’aiguille passer sur le chiffre de la pression 290, puis 280, qu’elle dépasse. Je veux m’écrier : « Nous sommes à 8 000 mètres ! » mais ma langue est presque comme paralysée.

« Tout à coup je ferme les yeux et je tombe inerte, perdant absolument le souvenir : il était environ une heure et demie.

« À 2 h. 8 m. je me réveille un moment ; le ballon descendait rapidement, j’ai pu couper un sac de lest pour arrêter la vitesse et écrire sur mon registre de bord les lignes suivantes que je recopie :

« Nous descendons. Température — 8°, je jette lest : H = 315. Nous descendons, Sivel et Crocé évanouis au fond de la nacelle. Descendons très fort. »

« À peine ai-je écrit ces mots, qu’une sorte de tremblement me saisit, et je retombe évanoui encore une fois. Je ressentais un vent violent qui indiquait une descente très rapide. Quelques moments après, je me sens secouer par les bras, et je reconnais Crocé qui s’est ranimé : « Jetez du lest, me dit-il, nous descendons. » Mais c’est à peine si je puis ouvrir les yeux et je n’ai pas vu si Sivel était réveillé. Je me rappelle que Crocé a détaché l’aspirateur, qu’il a jeté par-dessus bord, et qu’il a jeté du lest, des couvertures, etc.

« Tout cela est souvenir extrêmement confus, qui s’éteint vite, car je retombe dans mon inertie plus complètement encore qu’auparavant, et il me semble que je m’endors d’un sommeil éternel.

« Que s’est-il passé ? Je suppose que le ballon délesté, imperméable comme il l’était, et très chaud, a remonté encore une fois dans les hautes régions.

« À trois heures environ, je rouvre les yeux, je me sens étourdi, affaissé, mais mon esprit se ranime. Le ballon descend avec une vitesse effrayante, la nacelle est balancée avec violence et décrit de grandes oscillations ; je me trouve sur mes genoux et je tire Sivel par le bras, ainsi que Crocé.

« Sivel ! Crocé ! m’écriai-je, réveillez-vous ! »

« Mes deux compagnons étaient accroupis dans la nacelle, la tête cachée sous leurs manteaux. Je rassemble mes forces et j’essaye de les soulever. Sivel avait la figure noire, les yeux ternes, la bouche béante et remplie de sang ; Crocé-Spinelli avait les yeux fermés et la bouche ensanglantée.

« Vous dire ce qui se passa alors m’est impossible. Je ressentais un vent effroyable de bas en haut. Nous étions encore à 6 000 mètres d’altitude. Il y avait encore dans la nacelle deux sacs de lest que j’ai jetés. Bientôt la terre se rapproche. Je veux saisir mon couteau pour couper la cordelette de l’ancre : impossible de le retrouver ! J’étais comme fou, et je continuais à appeler : « Sivel ! Sivel ! »

« Par bonheur j’ai pu mettre la main sur un couteau et détacher l’ancre au moment voulu. Le choc à terre fut d’une violence extrême. Le ballon sembla s’aplatir, et je crus qu’il allait rester en place ; mais le vent était violent et l’entraîna ; l’ancre ne mordait pas et la nacelle glissait à plat sur les champs.

Fig. 534. — Descente du Zénith avec Les corps de Crocé-Spinelli et Sivel.

« Les corps de mes malheureux amis étaient cahotés çà et là, et je croyais à tout moment qu’ils allaient tomber de la nacelle. Cependant j’ai pu saisir la corde de la soupape, et le ballon n’a pas tardé à se vider, puis à s’éventrer contre un arbre. Il était quatre heures.

« En mettant pied à terre, j’ai été saisi d’une surexcitation fébrile violente, et bientôt je me suis affaissé en devenant livide ; j’ai cru que j’allais rejoindre mes amis dans l’autre monde. Cependant je me remis peu à peu.

« J’ai été auprès de mes malheureux compagnons, qui étaient déjà froids et crispés. J’ai fait porter leurs corps à l’abri dans une grange voisine ! Les sanglots m’étouffaient et m’étouffent encore !

« Je suis à Ciron, près Le Blanc (Indre), où j’ai trouvé l’hospitalité la plus parfaite.

« J’ai eu la fièvre toute la nuit ; je n’ai pas encore pu manger quoi que ce soit et je suis bien faible.

« Je vous embrasse.

« Gaston Tissandier. »

On a retrouvé tous les objets jetés par Crocé-Spinelli. D’après une lettre du maire de Courmenin (Loir-et-Cher), l’aspirateur, une petite boîte ouatée contenant le spectroscope, une couverture, une bâche, sont tombés dans cette commune, auprès d’une femme et de deux enfants, qui furent effrayés par cette apparition et qui ne virent pas le ballon. Ces objets, pour la plupart, étaient tachés de sang.


L’Ordre républicain de Châteauroux a pu recueillir quelques renseignements qui doivent trouver leur place à côté de ceux fournis par M. Gaston Tissandier.

C’était peu d’instants après la mort de ses deux compagnons. M. Tissandier aperçoit Sivel et Crocé-Spinelli couchés, inertes, dans la nacelle. Il les croit évanouis, il les appelle, les secoue, mais ils restent sans mouvement. Le sang s’échappait de leur nez, de leur bouche, de leurs oreilles. M. Tissandier se souvint alors de cette phrase, dite par Sivel au moment du départ : « Celui-là de nous trois sera heureux qui reviendra ! » L’aéronaute, affolé, ne peut rien pour rappeler ses amis à la vie. Cependant le ballon descend toujours, les plaines défilent sous lui, comme emportées dans une course infernale. La Creuse est franchie. Enfin, la terre est tout proche.

M. Tissandier jette l’ancre, mais sa première tentative reste sans résultat. Le Zénith, après avoir effleuré les arbres du parc de la Barre, vient frapper contre un orme. La secousse est terrible, mais le danger a rendu tout son sang-froid à M. Tissandier. Il monte dans les cordages et crève l’enveloppe du ballon. Pour la seconde fois, il jette l’ancre, voit des hommes courir à lui. Il se précipite hors de la nacelle, pour leur donner plus facilement des instructions qu’ils semblaient ne pas avoir entendues. On se suspend aux cordes, et le Zénith est enfin arrêté aux Néraux, commune de Ciron. Dans la nacelle gisent les deux cadavres de Sivel et Crocé-Spinelli.


M. Tissandier reçut chez M. Henry, fermier, tous les soins qu’exigeait son état. Il est resté sourd pendant quelques heures et a été fortement contusionné.

Voici les notes écrites par M. Tissandier sur son carnet, pendant les premières heures de l’ascension :


« Je reprends la suite de Crocé-Spinelli, pendant qu’il fait ses expériences spectroscopiques. Mes pulsations sont de 110 à la minute. Nous sommes à 3 000 mètres. Notre thermomètre, placé à l’intérieur du ballon, marque 25 degrés au-dessus de zéro dans l’intérieur : 10 degrés au-dessous dans la nacelle. Crocé-Spinelli, tâté, a 120 pulsations. 1 h. 10 m., sommes à 6 000 mètres moins cinq. Nous allons bien… Maintenant, 6 500 mètres. Un peu d’oppression. Mains gelées légèrement… Nous allons mieux… Mains gelées… Crocé souffle. Respirons oxygène dans ballonnets, Sivel et Crocé ferment les yeux… Pâles… Un peu de mieux, même un peu gais. Crocé me dit en riant : « Tu souffles comme un marsouin… » 1 h. 20 m., sommes à 7 000 mètres. Sivel paraît assoupi… Sivel et Crocé sont pâles, 7 400 mètres (sommeil)… 7 500. Sivel jette lest encore… Sivel jette lest. »


Ce sont les derniers mots écrits par M. Tissandier.

Ce peu de mots suffit pour établir qu’avant d’avoir atteint l’altitude de 7 000 mètres les aéronautes auraient dû cesser de jeter du lest, puisque la pâleur et l’assoupissement étaient les précurseurs des graves accidents qui les attendaient.


Quelle est la hauteur maximum à laquelle le Zénith est parvenu ? Nous verrons tout à l’heure, d’après une communication faite par M. Tissandier à l’Académie des sciences, qu’elle a dû être de 8 600 mètres environ.

Que penser maintenant de l’assertion du physicien anglais, M. Glaisher, qui prétend avoir pu atteindre 10 000 ou 11 000 mètres ? La vie est-elle possible dans de pareilles régions, sans un approvisionnement d’oxygène, que n’avait pas M. Glaisher ? Nous ne le pensons pas. M. Glaisher a dû se tromper sur l’estimation de la hauteur maximum qu’il a atteinte. Nous n’avons pas vu, du reste, que cette estimation ait jamais été appuyée sur des documents certains, provenant des observations de M. Glaisher.

Lorsque, à trois heures et quart environ, M. Tissandier revint à lui, il était à 6 000 mètres de hauteur, et ses deux malheureux compagnons étaient morts. C’est donc dans la deuxième montée, qui correspond à la jetée de l’aspirateur, pesant 17 kilogrammes, que moururent Sivel et Crocé-Spinelli. Ainsi, il y eut deux perturbations organiques, dues à la raréfaction de l’air, en un temps très court. Comment s’étonner alors de la catastrophe qui en résulta ? Ce qui étonne, c’est que M. Tissandier ait survécu. Son tempérament, différent de celui de ses deux compagnons, en est sans doute la cause.


Comment obvier, à l’avenir, aux dangers qui sont inhérents aux voyages aériens à de grandes hauteurs ? C’est là une question que chacun se pose, mais qu’il est bien difficile de résoudre.

Certainement, une provision d’oxygène est une excellente précaution ; mais on a vu qu’elle est loin de suffire, puisque à 7 000 mètres les mouvements de l’expérimentateur sont empêchés à ce point qu’il ne peut saisir le tube aspirateur qui est fixé aux sacs pleins d’air vital. Il importerait donc de mettre l’aéronaute à l’abri de l’action de l’air raréfié, en conservant, si cela est possible, autour de lui, une pression normale ou à peu près normale, c’est-à-dire peu différente de celle de la surface du sol.

M. Denayrouse a proposé d’appliquer le scaphandre du plongeur sous-marin à composer une armature dans laquelle le corps de l’aéronaute serait enveloppé, et qui renfermerait de l’air à la pression ordinaire, c’est-à-dire ne communiquant pas avec le milieu ambiant. Mais cet appareil n’a pas encore été construit. Serait-il en toile, comme celui du plongeur ? Évidemment non. On le fabriquerait en métal, dit M. Denayrouse. L’aéronaute serait donc placé dans une espèce de tonneau, avec des vitres aux yeux, comme le plongeur sous-marin. Mais comment pourrait-il se servir de ses bras, ainsi enfermé de toutes parts dans une caisse de métal ? On promènerait dans les airs une véritable momie, avec cette cage de fer.


Arrivons à l’exposé qu’a fait M. Gaston Tissandier, devant l’Académie des sciences, des quelques résultats scientifiques de l’expédition si malheureusement terminée. Voici le résumé de sa communication.

Les observations thermométriques ont donné une décroissance de la température jusqu’à la hauteur de 8 000 mètres. En partant, le thermomètre indiquait à la surface du sol 14 degrés au-dessus de zéro ; le zéro était atteint à 4 387 mètres. Il y avait — 10 degrés à 7 000 mètres et — 11 à 7 400 mètres. À la première montée, la température intérieure était de + 19 degrés au centre et de + 22 près de la soupape à une altitude de 4 600 et 5 000 mètres.

L’ascension eut lieu rapidement. La température des couches d’air décroît, tandis que celle du ballon reste à peu près stationnaire, ce qui diminue sa force ascensionnelle. Les voyageurs réservaient leurs forces pour les régions les plus élevées, sans soupçonner le dénouement funeste qui les attendait. En ce qui concerne les effets de l’ascension sur la circulation, à 4 602 mètres il y avait 110 pulsations à la minute ; à 5 300 mètres M. Sivel en comptait 155, avec + 37 degrés 9 dixièmes pour la température de sa bouche. À terre, M. Crocé-Spinelli comptait 74 pulsations ; M. Sivel, 76 à 86, et M. Gaston Tissandier, 70 à 80.

Au delà de 5 000 mètres, Crocé-Spinelli a signalé l’absence de la vapeur d’eau dans l’air. Le ciel était bleu et limpide ; une nappe de cirrus fut observée à 4 500 mètres ; à 7 000 mètres la masse des cirrus était plus compacte ; on distinguait une petite portion de la surface terrestre qui formait comme la base d’un cylindre. Jusqu’à 7 000 mètres les aéronautes n’éprouvèrent pas d’inconvénients sérieux ; mais à 7 600 mètres ils étaient pâles, à l’altitude de 7 000 mètres ils respirèrent de l’oxygène qui leur fit beaucoup de bien.

Vers 7 500 mètres, une immobilité saisit les voyageurs, ils s’engourdissent ; M. Sivel vide alors ses trois sacs de lest. Le corps et l’esprit s’affaiblissaient peu à peu. À ces hauteurs, on ne souffre pas, on devient indifférent, on ne pense plus au danger, on est heureux de s’élever de plus en plus. Le vertige des hautes régions n’est donc pas un vain mot. Bientôt M. Sivel s’assit, comme l’était M. Crocé-Spinelli ; M. G. Tissandier s’appuya comme il put ; il devint très faible, sans pouvoir tourner la tête ; il ne pouvait lever les bras, pour saisir le tube et respirer l’oxygène. Son esprit avait conservé quelque lucidité, il lut la pression de 290 à 280 millimètres ; mais sa langue était paralysée.

À une heure trente minutes, il tombe inerte. À deux heures huit minutes, il se réveille et vide un sac de lest ; la pression était de 315 millimètres et l’altitude de 7 059 mètres ; il était alors deux heures vingt minutes. Il s’affaissa de nouveau ; le vent était violent. Crocé-Spinelli se réveille à son tour et jette du lest ; il lance par-dessus le bord l’aspirateur, qui pesait 17 kilogrammes. Le ballon, imperméable et très chaud, remonte encore. Aucun des trois aéronautes ne peut tirer la soupape pour redescendre, et M. Tissandier perd encore connaissance.

Ce ne fut qu’à trois heures trente minutes qu’il se ranima ; la hauteur était de 6 000 mètres. Ses compagnons avaient cessé de vivre. Leur visage était noir, ils avaient les yeux à demi fermés, la bouche entr’ouverte, ensanglantée et froide.

La descente eut lieu, avons-nous dit, à quatre heures, à 250 kilomètres de Paris, après un séjour de quatre heures vingt-cinq minutes dans les airs. M. Tissandier s’est assuré que le Zénith n’a pas dévié de sa route. Sa vitesse était plus considérable en haut qu’en bas. Les papiers jetés ont mis trente minutes pour descendre jusqu’à terre.

La boîte renfermant les tubes barométriques fut ouverte dans le laboratoire de la Sorbonne, huit jours après l’événement, pour connaître quelle était la hauteur maximum atteinte.

Ces tubes barométriques, qui ont été imaginés par M. Janssen, et construits en fer, ont 60 centimètres de long ; ils sont remplis de mercure et recourbés en bas. Sous l’influence de la dépression, le mercure s’échappe en gouttelettes, et, après le voyage, la quantité de mercure qui reste dans le tube permet de déterminer la pression correspondante. L’un de ces tubes était cassé, d’autres fonctionnaient mal, mais deux ont présenté une marche régulière. On a trouvé ainsi que la plus faible pression était de 264 à 260 millimètres, ce qui porte à 8 600 mètres la hauteur maximum à laquelle est parvenu le Zénith. M. Gaston Tissandier est persuadé que la hauteur de 8 600 mètres répond à la première montée, et que ses amis ont perdu la vie lorsque le ballon a atteint pour la deuxième fois les régions élevées.


Telles sont les observations scientifiques faites pendant cette funeste ascension. Elles sont de peu d’importance, on le voit. Peut-on espérer des résultats plus intéressants de nouvelles ascensions à grande hauteur ? Nous ne le croyons pas. On voudrait, dit-on, connaître la proportion de gaz acide carbonique qui existe dans l’air à 8 000 ou 9 000 mètres. Quelle est l’utilité de cette détermination ? Reconnaître la proportion de gaz acide carbonique à 5 000 ou 6 000 mètres peut avoir un intérêt scientifique ; mais pourquoi aller répéter l’expérience 2 000 mètres plus haut ? Même réflexion pour la vapeur d’eau.

Il serait donc à désirer que l’on renonçât à des expériences reconnues maintenant aussi téméraires qu’inutiles. On ne voit pas bien quelles données scientifiques on peut aller recueillir aux altitudes extrêmes de notre atmosphère, et l’on ne sait que trop que l’on peut y trouver la mort.

M. Faye a, du reste, dans une lettre adressée au président de l’Académie des sciences, fait ressortir, avec autant de vigueur que de justesse, les dangers de ces ascensions aérostatiques, non compensés par les résultats scientifiques qu’elles produisent :


« La mort lamentable des deux courageux jeunes hommes qui ont péri dans le voyage du Zénith doit être, écrit M. Faye, une leçon pour l’avenir. Désormais, l’Académie ne doit plus permettre les ascensions à longue portée. Il est une limite qui s’impose aux efforts de l’homme et qui les annule : c’est la syncope. Lorsqu’on affronte un semblable danger, les précautions prises contre le froid et même les provisions d’oxygène sont des préservatifs insuffisants. Il est démontré qu’au delà de 7 000 à 8 000 mètres le péril devient redoutable, sans offrir en échange aucun avantage sérieux. Aussi l’Académie doit-elle interdire moralement toute ascension qui voudrait dépasser ces limites.

« La hauteur de 7 000 mètres peut être prise comme limite extrême. Les observations qu’on peut faire dans ces régions répondent à tous les besoins. À quoi bon aller à 1 000 mètres au delà ? Peut-on avoir la prétention de sonder les 28 à 30 lieues d’atmosphère qui nous entourent, comme l’indique le niveau d’apparition des étoiles filantes ? On possède assez de documents pour pouvoir calculer par induction les modifications de l’air dans les régions supérieures. Il y a des erreurs possibles dans ce calcul, mais qu’importe ? Et ne sont-elles pas préférables au sacrifice d’existences précieuses ? D’ailleurs, il faut à l’observateur une pleine possession de ses facultés. Les observations faites par un astronome évanoui ou en danger de mort ne sauraient offrir une certitude suffisante ; et rien qu’à ce point de vue les témérités aéronautiques ne peuvent satisfaire aux conditions de la rigueur scientifique. Il restera encore assez à découvrir dans les 7 000 mètres où l’on restreindra l’observation, et l’on n’aura pas du moins à redouter des malheurs semblables à celui qui vient d’émouvoir le monde entier. »


Après l’année 1875, les sinistres résultant d’ascensions en ballon se multiplièrent. En 1880, on eut trois événements funestes de ce genre à regretter. Au Mans, à Marseille, à Paris, trois aéronautes périrent, dans les circonstances que nous allons rapporter ; et ces catastrophes furent accompagnées des plus dramatiques incidents.

La mort de l’aéronaute Petit, arrivée au Mans, le 4 juillet 1880, est racontée en ces termes dans une lettre de M. Poirier, membre de la Société des sciences du Mans.


« Le ballon l’Exposition partit du quinconce des Jacobins, le dimanche 4 juillet, à 6 heures du soir, emportant l’aéronaute Petit et sa femme. En même temps s’élevait un ballon plus petit, conduit par le fils de M. Petit, jeune garçon de treize ans. Je les observais de mes fenêtres et de très près, avec une lorgnette marine. Je remarquai de suite avec inquiétude que le grand ballon jetait tout son lest (quatre sacs) et ne montait pour ainsi dire pas. L’autre ballon, au contraire, s’élevait rapidement. D’une seconde à l’autre, sa distance au grand ballon augmentait tellement qu’il était évident qu’il n’était plus retenu. Petit avait lâché la corde, criant à son fils : « Tu vas seul maintenant ! »

Quelques secondes encore, et je vis avec épouvante le grand ballon se déchirer du haut en bas, et disparaître, dans une chute terrible, derrière les maisons. Je m’élançai vers l’endroit où la chute devait avoir eu lieu, au pied des buttes de Gazonpières, à gauche de la route de Paris, en venant du Mans, et à quelques minutes de la ville.

L’accident avait été observé de partout, et tout le monde s’était précipité, car une foule nombreuse stationnait déjà en cet endroit, entourant la maison où les aéronautes recevaient les premiers soins. Je vis là M. Petit étendu sur un matelas, sanglant… Il n’était pas mort… il parlait… Sa femme n’avait rien, du moins extérieurement ; elle pouvait marcher, et ils venaient de faire une chute de 1 600 mètres !… Peu de jours après, l’aéronaute Petit était mort. »


L’aéronaute Charles Brest périt à Marseille, le 8 août 1880.

Charles Brest avait fait dans cette ville, le 1er août, sa première ascension, avec le ballon le Nautilus. Parti à cinq heures, du Prado, par un temps très calme, il franchissait, vers cinq heures et demie, la chaîne des montagnes de l’Esterel, et atterrissait, peu après, dans les plaines de Peyrolles, près d’Aix.

Le dimanche suivant, 8 août, malgré un vent violent du nord-ouest, Charles Brest s’élevait, pour la deuxième fois, avec le Nautilus, et disparaissait bientôt à l’horizon, poussé vers la mer par le mistral.

Depuis ce moment, on n’a plus revu le malheureux voyageur aérien. Seulement, le lendemain, on trouvait près d’Ajaccio, au bord de la mer, le Nautilus, avec sa nacelle vide !

Le capitaine d’un bateau à vapeur, le Segesta, allant de Marseille à Palerme, vit en mer le ballon de Charles Brest, dans une situation des plus critiques.


« Dans la soirée de dimanche 8 août, écrit le capitaine du Segesta, entre sept et huit heures du soir, notre bateau se trouvait en face du détroit de Bonifacio, vers le 42e degré de latitude et le 7e de longitude, lorsque nous aperçûmes de loin, venant vers nous, un ballon avec un aéronaute dans la nacelle. Le vent soufflait assez fort, venant du nord-ouest et poussant le ballon, naturellement vers le sud-est, avec une vitesse d’au moins 25 milles à l’heure.

« Le ballon courait presque à fleur d’eau, suivant les ondulations des vagues et disparaissant à moitié dans le creux de l’une à l’autre. Il ne tarda pas à nous atteindre, mais à ce moment il s’éleva à peu près à hauteur de mât, nous dépassa et disparut derrière l’horizon, avec une rapidité vertigineuse. Les passagers du Segesta ont eu tout le loisir d’observer la nacelle, dans laquelle on voyait un aéronaute se hissant sur son échelle à corde, sans doute pour échapper aux coups de vague auxquels la nacelle était exposée, et nous avons tous pensé qu’il allait atterrir en Corse. »


Il faut donc ajouter le nom de Charles Brest à la liste, si longue, des victimes de l’aérostation.


La troisième victime de l’absurde métier d’aéronaute forain est un pauvre diable, qui n’avait jamais fait d’ascension, et qui, avec la plus étonnante témérité, se hasardait, pour la première fois, à faire des exercices de trapèze au-dessous, non d’un ballon à gaz, mais d’une simple montgolfière, ce qui ajoutait encore au danger d’une telle aventure.

C’est à Courbevoie, le 21 octobre, que s’est passé cet événement.

La montgolfière s’élevait, à quatre heures trois quarts, sur l’avenue de Saint-Germain, pour la fête de Courbevoie. Il avait été question d’abord de disposer une nacelle au-dessous de cette montgolfière, et de la faire servir à l’ascension d’une aéronaute, Madame Albertina ; mais au dernier moment, on se décida à supprimer la nacelle, et à n’y placer qu’un trapèze. Un jeune gymnasiarque, Auguste Navarre, consentit à s’enlever avec la montgolfière, et une fois dans les airs, à faire sur le trapèze des tours de force et d’adresse.

Il partit. La foule, le voyant s’élever, applaudit. Lui, montait en saluant, se tenant au trapèze, d’un seul bras. Mais à une hauteur de 100 mètres environ, on le vit s’accrocher des deux mains à la barre du trapèze, et ne plus bouger.

Vous figurez-vous un homme, accroché à un trapèze suspendu sous une montgolfière qu’il ne peut diriger, à six cents mètres au-dessus du sol, perdu dans l’espace, voyant un vide effroyable au-dessous de lui, et n’ayant pour se cramponner dans cette immensité, qu’un faible rouleau de bois, qu’il serre de ses mains crispées ? C’est ce spectacle dont furent témoins les habitants de Neuilly et de Courbevoie, qui suivaient la montgolfière emportant le téméraire acrobate.

Auguste Navarre était un beau garçon, de vingt-huit ans, bien taillé, et qui excellait, paraît-il, dans l’exercice du trapèze. C’était dans le seul but de gagner les 50 francs que l’on avait promis à Albertina pour faire les exercices du trapèze au-dessous de la montgolfière, qu’il s’était proposé et fait accepter, malgré les observations contraires, fondées sur sa complète inexpérience de l’aérostation.

Cependant, la montgolfière montait toujours, et comme nous l’avons dit, on remarqua, à une certaine hauteur, que le gymnasiarque ne faisait plus aucun mouvement, ni des jambes ni des bras.

La montgolfière traversa la Seine. Elle était à 600 mètres de hauteur au moins, et celui qui la montait ne paraissait pas plus grand que la main.

Tout à coup, la foule poussa un cri d’horreur ; les femmes se cachaient la figure avec leurs mouchoirs. Le malheureux lâchait prise, et tombait, de cette hauteur effroyable, en tournoyant sur lui-même. On eut le temps de le suivre du regard, pendant cette longue chute.

Navarre alla se broyer dans une propriété particulière, située au no 84 de l’avenue du Roule. Son corps fit dans la terre un trou de 60 centimètres de profondeur ; puis il rebondit, à quatre mètres de là, affreusement disloqué.

Le choc avait été si violent que le corps, défonçant la terre, s’y était moulé à une profondeur de 30 centimètres. Les empreintes de la tête, du buste, des jambes, des bras et même des doigts, étaient gravées par de profonds sillons dans le sol, très dur en cet endroit. Les os étaient broyés, le crâne était brisé, et le sang s’échappait par les oreilles. Le corps étant tombé d’environ six cents mètres, la chute avait duré sept secondes ; à la septième seconde, il avait acquis une vitesse de plus de deux cent quarante mètres, et la vitesse étant multipliée par le poids du corps — estimé à soixante-cinq kilogrammes, — la masse devait dépasser quinze mille kilogrammes (quinze tonnes) quand elle toucha la terre.

Pendant ce temps, brusquement allégée du poids de celui qui venait de lâcher prise, la montgolfière faisait un saut brusque, et s’élançait dans les airs, au-dessus de Neuilly. Mais bientôt le vent la poussait vers Paris.

À la chute du jour, on aperçut, de l’intérieur de Paris, un ballon, dont la marche était irrégulière, et qui descendait par-dessus la place Saint-Michel. C’était la montgolfière partie de Courbevoie, à quatre heures trois quarts.

Au-dessus de la place Saint-Michel, elle n’était plus qu’à une hauteur de 168 mètres environ, lorsque tout à coup elle s’enflamma, en produisant un nuage de fumée : elle s’était crevée ou déchirée, et retombait sur la place. En voyant descendre le ballon déformé, vide, en lambeaux, une immense clameur s’éleva, et tout le monde se précipita, par toutes les rues, vers la place Saint-Michel.

Pour prévenir les accidents, plusieurs personnes, notamment les garçons du café de l’Avenir, avaient eu l’heureuse idée de laisser la place libre au moment de sa chute. Grâce à cette précaution, personne ne fut atteint. Seulement, une marchande de journaux faillit être ensevelie, avec son kiosque, sous les 500 mètres de toile de l’aérostat. Il ne fallut pas moins de quarante personnes pour porter l’étoffe de la montgolfière dans le couloir d’une maison voisine : elle pesait trois cents kilogrammes.

Telle est la dramatique histoire du pauvre Navarre.


Ce n’est pas la première fois qu’arrivent des accidents semblables à celui du malheureux Navarre, victime de l’accident de Neuilly.

En 1879, en Angleterre, à Falborougb, un gymnasiarque tomba des nues, dans des circonstances identiques. Il s’abattit sur le toit d’une maison, qu’il défonça. Le pauvre diable était un ancien écuyer du cirque Astley, nommé Frédéric Hill.

En 1870, un autre gymnasiarque, Pietro Bambo, se tua, dans la campagne de Rome, en tombant du ballon Re d’Italia.

Au-dessous de la nacelle du Re d’Italia on avait accroché un trapèze, pour recevoir Pietro Bambo. Une autre personne était dans la nacelle. Arrivé à une grande hauteur, le gymnasiarque, perché sur son trapèze, perdit l’équilibre, et fut lancé dans l’espace. Le ballon, subitement allégé d’un poids énorme, par la chute de Bambo, fit un tel bond, que l’individu qui se trouvait dans la nacelle fut presque asphyxié ; il ne reprit connaissance que quatre heures après.

Le ballon, par suite d’une fissure, finit par descendre tout seul. Il plana à cinquante mètres du sol, et ne tarda pas à prendre terre, sans autre particularité. Le passager de la nacelle avait repris ses sens ; mais le pauvre Bambo n’était plus sur son trapèze !


En 1881, c’est un personnage occupant un certain rang dans l’État politique de l’Angleterre, M. Powel, membre de la Chambre des communes, qui est victime de l’aérostation.

Le Saladin était monté par trois personnes : MM. W. Powel, Agg. Gardner et le capitaine Templer, qui se proposaient de faire des expériences scientifiques et des observations dont ils devaient rendre compte à la Société météorologique de Londres. Ils partirent de Bath le 10 décembre 1881, vers midi. Le ballon prit la direction d’Exeter, en passant au-dessus de Sommerset, et continua d’avancer jusqu’auprès d’Éype, à dix-huit cents mètres de Bridport, comté de Dorset, et à huit ou neuf cents mètres environ de la mer. Les trois voyageurs arrivèrent à cette distance, vers cinq heures, mais s’apercevant qu’ils étaient rapidement entraînés vers la mer, ils résolurent d’atterrir. Le ballon s’étant mis à descendre avec une extrême rapidité vint frapper violemment le sol. MM. Agg. Gardner et le capitaine Templer furent tous les deux jetés hors du ballon : le premier se brisa la jambe et l’autre se contusionna gravement. M. Powel était demeuré dans la nacelle. Le capitaine Templer, qui tenait encore l’extrémité de la corde servant à faire manœuvrer la soupape, s’y cramponna avec force ; mais elle lui fut brusquement arrachée des mains, comme il essayait de parler à son compagnon. Le ballon s’élança instantanément à une très grande hauteur, emportant M. Powel, qui était resté seul dans la nacelle. Il prit la direction de la mer, et disparut bientôt dans l’obscurité. Aussi longtemps qu’on l’aperçut, on put voir M. Powel restant vaillamment debout dans la nacelle, et envoyant de la main un dernier adieu à ses amis.

Les recherches les plus assidues furent entreprises par le gouvernement anglais et la famille de M. Powel, afin de découvrir les traces de l’aéronaute et du ballon disparus. Quelques indices parurent, à divers intervalles, se rapporter à cette catastrophe ; mais la plupart des nouvelles furent, après vérification, reconnues erronées. Cependant, on avait trouvé sur la rive, près de Portland, un fragment de thermomètre brisé, auquel était attaché un cheveu : ce thermomètre, d’une forme particulière, fut reconnu comme appartenant au capitaine Templer. Un chapeau avait été également retrouvé dans la mer à la hauteur de Smyre, près de Bridport.

Le 19, c’est-à-dire neuf jours après le départ, des dépêches de Madrid annonçaient que l’aérostat avait été vu, passant d’abord sur le port de Loredo, près Santander, ensuite à deux kilomètres de Bilbao.

M. Powel était-il vivant ou mort, lorsque le ballon a été vu pour la dernière fois ? Ce mystère restera probablement impénétrable. Ce qui est certain, c’est que le ballon le Saladin qui portait M. Powel fut trouvé, à la fin de décembre, dans une des montagnes de la Galice, en Espagne. Ces montagnes sont sauvages et très peu habitées, ce qui explique qu’un cadavre ait pu y séjourner aussi longtemps sans être signalé.

Après avoir été vu à Bilbao, le ballon le Saladin s’était de nouveau dirigé vers la mer. Il doit donc avoir flotté pendant plusieurs jours encore, avant d’avoir finalement atterri en Galice, où l’on retrouva le corps de l’infortuné voyageur au fond de la nacelle.

Fig. 535. — Le ballon le Saladin tombant dans la montagne de la Galice, avec le corps de Powel.

Le dessin que nous donnons à la page précédente sur ce funeste accident a été exécuté d’après la description du seul témoin oculaire de la catastrophe, M. David Forsay, constructeur de machines à Éype.


En 1885, deux catastrophes du même genre coûtèrent la vie à deux hommes de cœur et d’énergie, Eloy et Gower.

Eloy était un aéronaute de profession. Il avait, à deux reprises, exécuté de nombreux voyages aériens, et traversé le Pas-de-Calais. Il s’était engagé à entreprendre une ascension à Lorient, à l’occasion de la fête nationale du 14 juillet 1885, dans un aérostat de petite dimension, gonflé au gaz de l’éclairage. Il s’éleva à 6 heures et demie ; mais il ne tarda pas à se trouver au-dessus de l’océan. Bientôt, le ballon dépassa les bateaux du port qui étaient partis en même temps que lui, et qui suivaient sa marche. Mais il fut impossible aux marins de rejoindre l’aérostat, et quand la nuit vint, on le perdit de vue.

Le surlendemain, des marins trouvèrent, au large de l’île de Groix, à la surface de la mer, la casquette et la jaquette de l’aéronaute. Un peu plus tard, un voilier, le Duc, partant pour la Suède, annonça qu’il avait rencontré, au delà de Belle-Isle-en-Mer, un ballon, encore gonflé, mais sans aéronaute. Il est présumable qu’Eloy aura essayé de gagner l’île de Groix, à la nage, et qu’il aura péri, sans avoir pu être recueilli par un navire.


La seconde victime est Frédéric Gower, ingénieur américain bien connu, inventeur du système de téléphone qui porte son nom, ami de M. Graham Bell, et qui avait gagné une certaine fortune par ses découvertes dans le domaine de l’électricité.

Frédéric Gower s’occupait avec passion, depuis quelques années, d’aéronautique, et il avait obtenu un de ces succès qui sont, pour un aéronaute, un brevet d’honneur et de gloire : il avait franchi en ballon la Manche, à l’exemple de Blanchard et de plusieurs autres, dont l’histoire a conservé glorieusement les noms. Le 1er juin 1885 il était parti de Hythe, près de Folkestone, à midi 15 minutes. Il s’était élevé seul, emportant un fort poids de lest, et il était descendu à terre, sur la côte de France, vers Etaples, au sud de Boulogne, à 4 heures du soir. Antérieurement, il avait exécuté plusieurs ascensions avec les frères Tissandier, M. Lachambre et Lhoste, son ami.

C’est en voulant continuer cette série d’ascensions, à la suite de sa brillante traversée de la Manche, que Frédéric Gower trouva la mort.

Il paraît qu’il voulait créer un nouveau système de ballons-torpilles, fonctionnant automatiquement dans l’atmosphère. Après ses premiers essais de ballons libres automatiques, Gower s’était installé à Cherbourg, dans le but d’expérimenter à nouveau ses ballons-torpilles, et de traverser la Manche une seconde fois, de Cherbourg en Angleterre.

Vers le milieu de juillet, deux frégates américaines et une frégate russe vinrent à Cherbourg. M. Gower en profita pour faire d’abord, le vendredi 17, une ascension de courte durée, avec un officier russe. Il descendit sur terre, au Vast, à 22 kilomètres de Cherbourg.


« Le samedi 18, dit M. Tissandier, M, Gower partit seul, dans son ballon la Ville d’Hyères, précédé de son petit aérostat automatique. Le temps était beau, bonne brise, mais le vent ne pouvait le mener en Angleterre. Il prévoyait toucher terre à Dieppe. Il partit à 1 h. 45 m. de l’après-midi ; à 3 heures, le sémaphore de Gatteville le signala. Puis nous n’en avons plus entendu parler.

Le lundi suivant, le capitaine d’un petit navire entrait en rade de Cherbourg, rapportant le ballon automatique, qu’il avait trouvé à 30 milles de Barfleur, vers 5 h. et demie du soir, le samedi 18, et il dit avoir vu le ballon avec nacelle descendant sur la mer à 20 milles plus loin, autant qu’il a pu en juger, s’élever et s’abaisser plusieurs fois, puis n’avoir rien vu pendant 10 ou 15 minutes ; après quoi il l’a vu s’élever de nouveau très rapidement et disparaître. Il ne peut dire si à ce moment il était dépourvu de sa nacelle.

D’autre part (dit un correspondant, M. A. Ploquin), j’ai télégraphié à Dieppe, d’où il m’a été répondu que la barque de pêche le Phénix avait trouvé le ballon la Ville d’Hyères à 13 milles de Dieppe, à 7 heures du soir, le 18, mais qu’il n’avait pas de nacelle, et que les cordages avaient été coupés au couteau. »


Il est probable que, son ballon traînant en mer et s’éloignant du bateau à bord duquel il espérait le salut, Frédéric Gower aura coupé les cordes de l’aérostat, pour flotter dans la seule nacelle d’osier, à la surface de l’Océan. Mais le secours attendu ne sera pas venu.

Il se peut encore que la nacelle ait été séparée pendant le sauvetage ; mais alors on aurait eu des nouvelles de ce sauvetage. Il se peut enfin qu’elle ait été jetée comme lest, l’aéronaute se tenant dans le cercle jusqu’au moment où l’épuisement de ses forces l’aura forcé à abandonner ce dernier et fragile appui.


Nous avons enfin à signaler la triste fin d’un jeune aéronaute plein de courage, M. Lhoste, qui périt en décembre 1887, en voulant répéter l’expérience hardie qui lui avait réussi une fois. Nous voulons parler de la traversée de la Manche, en partant de la côte de France, pour aller descendre en Angleterre ; ce qui est beaucoup plus difficile que de passer d’Angleterre en France, par la voie des airs, en raison des vents qui, presque toujours, s’opposent à ce transport. À Calais, notamment, les vents d’est, favorables à la traversée du détroit, ne régnent presque jamais. En partant de Cherbourg, le chemin serait bien meilleur : par une bonne brise du sud, le voyage aérien devrait réussir.

Lhoste espéra cependant franchir le détroit en partant de Calais. Il fit cet essai, au commencement de juin 1883, avec l’aéronaute Eloy, le même qui devait périr le 14 juillet 1885, ainsi qu’il est dit plus haut.

La première ascension que Lhoste fit avec Eloy est très intéressante à connaître. Nous allons en raconter les émouvantes péripéties.

Lhoste et Eloy partirent dans un aérostat cubant 800 mètres, le Pilâtre-de-Rozier, le 6 juin 1883.

Au moment de quitter la terre, le ciel était couvert par un brouillard humide et froid, mais à 500 mètres d’altitude ce brouillard n’existait plus. À l’altitude de 1 200 mètres, on voyait en avant le bois de Boulogne, et Pont-de-Briques un peu sur la droite. Les nuages situés au-dessus du ballon semblaient immobiles. Au-dessous, de légers nuages, déchiquetés, paraissaient filer rapidement. Le courant qui entraînait les aéronautes était nord-ouest, avec tendance à l’ouest.

En descendant, l’aérostat arriva au niveau des petits nuages, et changea de marche, en tournant brusquement sur lui-même, de droite à gauche. On traversa la Liane, à 600 mètres d’élévation. L’air était humide et froid. 45 kilogrammes de lest sont jetés, et l’élévation augmente de 400 mètres. À travers les nuages, on voit la mer ; sa couleur est d’un vert sombre, et de la hauteur de 1 000 mètres on en distingue très nettement le fond.

À dix heures, toujours au-dessus de la mer, un point noir se montre en avant. Arrivés au-dessus des derniers nuages, à 400 mètres de hauteur, les voyageurs reconnaissent qu’ils ont été témoins d’un effet de mirage : ils avaient vu un petit voilier de pêche. Ils avaient également aperçu, par un effet de réfraction, un bateau à vapeur naviguant paisiblement.

Fig. 536. — Lhoste.

À midi, les nuages au-dessous se sont massés ; ils sont d’un blanc éblouissant. Aussi loin que la vue peut s’étendre, on aperçoit une plaine immense, d’un blanc d’argent, à l’altitude de 2 200 mètres. À 2 900, le ballon cesse de monter, on le laisse descendre.

L’ascension avait duré près de huit heures, pendant lesquelles on avait cherché, jusqu’à 4 100 mètres d’élévation, un courant favorable pour franchir le Pas-de-Calais. Mais on ne rencontra jamais ce courant. À midi et demi, le voyage se termina vis-à-vis des dunes d’Etaples, par une sorte de chute sur le sol, d’une hauteur de 700 mètres, à Lottinghen, où l’atterrissage eut lieu.

Une si mauvaise terminaison aurait arrêté un homme plus prudent que Lhoste. Elle ne fît que redoubler son ardeur.

Le vendredi 8 juin, Lhoste s’éleva seul, dans le même ballon, le Pilâtre-de Rozier.

Parti à minuit de l’usine à gaz de Boulogne, par un vent favorable, il traverse la ville, à une altitude de 600 mètres. À une heure, il double le cap Gris-Nez. Devant lui la mer ; un brouillard intense règne dans l’air. À quatre heures, l’altitude est de 1 600 mètres ; le ballon, qui est très mouillé, se sèche. À sept heures, à l’altitude de 4 000 mètres, le ballon est sec. À huit heures, condensation ; descente rapide ; la chute est arrêtée à 500 mètres. À huit heures et demie, l’aéronaute se laisse descendre, il voit une grande ville, son guide-rope est saisi par des hommes : il est sur la place de l’Esplanade, à Dunkerque.

À peine descendu à Dunkerque, Lhoste s’aperçoit que les vents ont pris une direction favorable. Décidé, malgré tout, à tenter de nouveau la traversée du Pas-de-Calais, il fait ses adieux aux habitants de Dunkerque, et reprend son voyage aérien, s’élevant d’un bond à 2 000 mètres d’altitude.

Une heure après, le Pilâtre-de-Rozier était surpris, à environ 7 000 mètres, par un violent orage. Des coups de tonnerre secouaient terriblement le ballon et la nacelle, assourdissant l’aéronaute, et lui enlevant la perception de ce qui se passait autour de lui.

Peu après, légèrement remis de son étourdissement, Lhoste aperçoit la mer sous ses pieds. À deux heures, l’aérostat, descendu avec une vélocité extraordinaire, était à 800 mètres du niveau de la mer. La provision de lest commençait à s’épuiser ; une chute dans la mer paraissait inévitable.

À quatre heures, le ballon n’avait plus de lest : Lhoste avait lancé dans les flots tous les objets dont il pouvait se débarrasser. Cependant, le ballon était presque à ras des vagues, qui venaient mouiller ses cordages. L’aéronaute poussait des cris de détresse, mais en vain, car tout était silence autour de lui.

Le Pilâtre-de-Rozier s’enfonça dans les flots, la nacelle fut submergée, et le vaillant aéronaute n’eut que la ressource de grimper dans le filet. Sur l’eau, le ballon, dont le taffetas était tout détendu, flottait, comme une énorme vessie.

Enfin, après plus d’une heure d’angoisse, une voile apparut à l’horizon. C’était le lougre français Noémi, capitaine Cauzie, qui se dirigeait vers Anvers, et qui se trouvait à quelques milles seulement de la côte anglaise.

Aux cris de détresse poussés par l’aéronaute, le Noémi vint à son secours. Mais le capitaine, qui croyait avoir affaire à un bâtiment incendié, louvoya longtemps, avant d’oser s’approcher.

À cinq heures et demie le capitaine du Noémi, ayant reconnu son erreur, envoya une barque de sauvetage, qui vint enfin tirer Lhoste de sa terrible situation. Après d’immenses difficultés, on arriva à l’embarquer sur le Noémi, ainsi que son ballon, qui était à demi détruit (fig. 537).

Fig. 537. — Lhoste sauvé par le capitaine du Noémi (8 juin 1883).

En résumé, après une navigation aérienne de dix-huit heures, accidentée de mille périls, le ballon le Pilâtre-de-Rozier ne put réussir à franchir le détroit, et vint s’échouer en mer à 16 kilomètres (10 milles) des côtes de l’Angleterre.


Lhoste fut plus heureux dans une dernière tentative, faite le 9 septembre 1883, et dans laquelle, profitant très habilement des courants aériens dont il avait su reconnaître la direction, il réussit à franchir, avec son ballon la Ville-de-Boulogne, le bras de mer qui sépare la France et l’Angleterre.

C’est la première fois, faisons-le remarquer, que le Pas-de-Calais était traversé par voie aérienne, en partant de la côte de France pour atterrir en Angleterre. La traversée aérienne de l’Angleterre en France compte de nombreux succès, mais, fait singulier, on n’avait jamais, avant F. Lhoste, effectué le passage, avec un ballon, de la côte française à la côte anglaise. On sait qu’en 1785 Pilâtre de Rozier et Romain trouvèrent la mort dans cette entreprise.

Voici le récit donné par F. Lhoste de son heureuse traversée.


« Le dimanche 9 septembre 1883, je m’élève, de la ville de Boulogne, à 5 heures du soir, avec mon ballon la Ville-de-Boulogne, du cube de 500 mètres. En quelques minutes je suis porté à l’altitude de 1 000 mètres ; je plane au-dessus des jetées et ne tarde pas à gagner le large, poussé par un vent sud-sud-ouest. Désirant connaître le courant inférieur, je laisse descendre l’aérostat vers des niveaux inférieurs, dans le but de me renseigner auprès des pêcheurs dont les bateaux sont au-dessous de moi. En se rapprochant ainsi de la surface maritime ou terrestre quand le temps est calme, il est facile d’entretenir une conversation avec ceux qui se trouvent dans le voisinage de l’aérostat.

Édifié sur ce point, que le courant inférieur est d’est, je pensai, dès ce moment, qu’en utilisant alternativement ces deux courants, il me serait possible de gagner la côte anglaise.

Ayant jeté du lest, je me relevai à l’altitude de 1 200 mètres et continuai ma route, poussé par un vent sud-sud-ouest, qui me porta à proximité du cap Gris-Nez. À 6 h. 30 m., je redescendis dans le courant est, afin de me maintenir dans une direction favorable.

Vers 7 h. 30, le soleil se coucha, et je fus enveloppé d’un brouillard assez intense qui me masquait les côtes de France, aussi bien que celles d’Angleterre.

Pourtant, vers 8 heures, la lune se leva, et, grâce à ses faibles rayons, je pus apercevoir deux bateaux à vapeur, qui se dirigeaient vers l’Océan. Un peu plus tard, j’aperçus deux feux, qui n’étaient autres que les phares de Douvres. Me basant sur ces lumières, il m’était plus facile de me maintenir dans une direction favorable.

À 9 h. 30, mes regards furent attirés par un groupe de lumières qui m’indiquaient d’une façon certaine la présence d’une grande ville. J’appelai à plusieurs reprises et mes appels furent répétés par l’écho.

Enfin, vers 10 heures 15, je franchissais la côte anglaise. Je passai au-dessus d’une petite ville, que je suppose être une station balnéaire ; bientôt j’aperçus de petits bois et d’immenses prairies.

La lumière de la lune était assez vive, mais le brouillard qui régnait dans les couches inférieures me fit juger prudent de ne pas pousser plus loin mon voyage, de crainte de reprendre la mer. J’ouvris la soupape, et quelques minutes après j’atterrissais dans une vaste prairie, où un troupeau de moutons se trouvait parqué. Il était alors 11 heures. Après avoir fait une rapide inspection autour de moi, je reconnus que tout était désert, et je m’organisai le plus commodément possible pour passer la nuit à la belle étoile.

Le lendemain, au point du jour, je fus réveillé par les cris des animaux domestiques, que ma présence dans des conditions aussi anormales semblait vivement intriguer.

Je me levai, et me dirigeai vers une habitation où je trouvai le fermier, qui m’apprit que j’étais à Hent ; il m’offrit une voiture pour me conduire à la station de Smeeth, où je pris le train, pour Folkestone.

J’arrivai dans cette ville juste à temps pour prendre le paquebot, qui me débarqua à 3 heures de l’après-midi à Boulogne, heureux d’avoir le premier réalisé le passage du détroit de France en Angleterre. »


Le jeune aéronaute avait d’autant plus de mérite à avoir enfin réussi dans une entreprise où tant d’autres avaient échoué avant lui, que, sans fortune, sans appui, fils d’un simple artisan, d’un ferblantier, il s’imposait les plus grandes privations pour construire ses ballons et exécuter ses voyages aériens, et qu’il ne devait qu’à son zèle passionné pour l’aéronautique le succès qui avait couronné sa persévérance et son courage dans la traversée d’Angleterre.

Ajoutons que Lhoste avait réussi à grouper dans un même matériel la plupart des engins et des procédés aéronautiques maritimes décrits ou usités jusqu’alors : le cône-ancre à retournement, de Sivel (1873), ou à soupape, de M. Jovis (1883) ; — le bordage insubmersible de liège, de M. Jobert (1872) ; — : le flotteur expérimenté par Green, Monck Mason, le duc de Brunswick, en 1836, 1851 (flotteurs de bois, puis flotteurs métalliques creux) ; — l’hélice verticale, expérimentée à Bruxelles par Van Hecke (1847) ; — le principe du remplissage automatique et du renversement d’un flotteur allongé (brevet Renoir, 1875) ; — l’emploi d’une voile déviatrice, fondé sur la résistance opposée par la mer au mouvement d’un corps immergé relié à un aérostat (M. Renoir, 1875) ; — enfin le principe de la prise d’eau de mer formant lest, pour compenser les tendances ascensionnelles et prolonger ainsi le séjour de l’aérostat dans l’air (Sivel, 1873 ; Jovis, 1882).

On reprochait seulement au jeune aéronaute son excessive témérité, et d’aucuns lui prédisaient une fin tragique. Ce pressentiment ne devait se réaliser que trop tôt.

Dans son empressement à reprendre la traversée de la Manche, il partit, avec un aérostat en mauvais état et un outillage insuffisant, et il trouva la mort dans cette dernière entreprise, entraînant dans la même destinée un ami qui partageait sa malheureuse confiance et son mépris du danger.


C’est le 13 novembre 1887 qu’eut lieu le départ de Lhoste, accompagné du jeune Mangot, frère du directeur de l’usine à gaz de Montdidier, et du fils d’un agent de change de Paris, M. Archdéacon, âgé de 17 ans.

L’Arago, qui les enleva, était un vétéran qui avait porté différents noms et subi beaucoup de vicissitudes. À ses débuts il s’était appelé le Vercingétorix, puis, après diverses métamorphoses, on l’appela le Torpilleur, et sous ce nom, il traversa la Manche. Enfin il devint l’Arago ; mais à force d’usage, il était extrêmement fatigué, et laissait apparaître bien des avaries à sa fragile enveloppe de soie. Lhoste avait jugé à propos de le munir de deux ballonnets, pour ne pas recourir à la grande soupape, avant l’atterrissage définitif ; ce qui n’était d’aucun avantage et avait l’inconvénient d’offrir à la condensation de la vapeur d’eau au sein des nuages une surface additionnelle inutile, et qui dut même être très nuisible au milieu des nuées pluvieuses qu’ils rencontrèrent.

À 11 heures du matin, l’Arago atterrit près de Quillebeuf. M. Archdéacon descendit, et essaya de dissuader ses deux compagnons de leur dangereuse tentative ; mais il ne put les convaincre. On remplaça le poids du voyageur demeuré à terre par son équivalent de lest, et l’Arago repartit à 11 heures 15, dans la direction de la mer.

À 11 heures 30, on signale son passage près de Harfleur.

À midi 5 minutes une vigie du cap d’Antifer aperçoit l’Arago, et le voit ensuite entrer en mer à midi et demi au-dessus de Saint-Jouin. Elle distingue nettement les aéronautes, et voit l’un d’eux quitter la nacelle, pour monter dans le cercle. Pendant ce temps le ballon variait continuellement d’altitude, et il perdit beaucoup de lest et de gaz dans ces manœuvres verticales destinées à l’amener dans un courant favorable. À 1 heure 55 la vigie le perd de vue dans un nuage.

Le capitaine Masson, du steamer Georgette, de Dieppe, allant à Swansea, rencontra, vers une heure, l’Arago par 42 milles à l’ouest du cap d’Ailly.

Fig. 538. — Mangot.

Le capitaine Masson a raconté comme il suit, dans une lettre publiée par la Revue aéronautique, la fin tragique des deux aéronautes.


« Il ventait alors grand frais du S.-E., dit le capitaine Masson, et le temps était très nuageux. J’aperçus à une assez forte altitude un ballon de grande dimension paraissant ne plus avoir de nacelle et portant de chaque côté, en dessous de lui, deux petits ballons parfaitement sphériques et, entre ces deux derniers, attachée à la partie inférieure du ballon supérieur, une corde de forte dimension qui pendait à environ 5 ou 6 mètres, elle paraissait être de la même grosseur sur toute sa longueur. La direction de ce ballon était le nord-ouest, direction qu’il paraissait suivre horizontalement et avec une grande rapidité.

Je mis mon pavillon en observant bien, ainsi que mes officiers, si rien n’était aperçu du ballon ; malgré toute notre attention, nous ne vimes rien autre que ce que je mentionne plus haut, et vers deux heures le ballon avait disparu dans les nuages.

Vers 8 heures du soir, le même jour, le vent passa à l’est en grande brise et pluie continuelle, toute la nuit nous eûmes le même vent de même force et de même direction.

Le 14, vers 8 heures du matin, étant alors au cap Lizard, le vent diminua beaucoup en hâlant un peu le nord ; toute la journée il a soufflé du nord, mais très modérément ; le même jour, au soir, j’arrivai à Swansea, avec faible brise de l’est. »


On demeura longtemps sans nouvelles des malheureux aéronautes. Enfin, un capitaine de navire anglais, M. Mac-Donald, qui avait assisté à la fin de ce drame poignant, et vainement essayé de porter secours aux naufragés qui se débattaient à la surface de la mer, avec les débris de leur ballon, envoya aux journaux le récit qui va suivre, et qui est daté de Lisbonne :


« Les aéronautes sont venus en contact avec les flots, vers quatre heures du soir. Le capitaine Mac-Donald, apercevant un aérostat en détresse à la mer, a immédiatement changé la route de son navire, et fait les préparatifs pour lancer le canot, dès qu’il serait à portée pour effectuer le sauvetage.

Malheureusement la mer était très grosse, le vent très violent, et il tombait une pluie abondante. Successivement les deux aéronautes étourdis, assommés par des lames furibondes qui déferlaient avec rage, ont lâché prise. À chaque fois qu’un d’eux était momentanément englouti, l’Arago reprenait son élan et bondissait dans l’espace, pour retomber bientôt au milieu des vagues déchaînées.

Le capitaine Mac-Donald, qui voyait le ballon s’agiter ainsi entre le ciel et l’Océan, comprenait bien que l’aérostat en détresse avait à bord des êtres humains qui luttaient contre la tourmente. Mais, hélas ! quand l’Arago passa sur le travers du Prince-Léopold, la nacelle était vide. Vainement le Prince-Léopold resta pendant près de dix minutes bord à bord avec le ballon abandonné, il n’y avait plus trace d’aéronautes, ni sur l’épave, ni autour de l’épave.

Bientôt, le vent qui continuait son œuvre finit d’ouvrir l’aérostat. Les toiles tombèrent sur les flots, qui les déchirèrent et les engloutirent, pendant que le Prince-Léopold, craignant d’être surpris par la nuit dans une mer démontée, au milieu de parages redoutables, s’éloignait à toute vapeur. »


Le théâtre de la catastrophe dont on vient de lire l’épilogue était à 39 milles au sud-ouest du cap Sainte-Catherine de l’île de Wight, et à 18 milles au sud-est du cap de Portland, à 12 milles de la côte d’Angleterre, au milieu de la Manche.

Lhoste et Mangot avaient donné, dans maintes circonstances, les preuves de leur intelligence et de leur intrépidité ; mais il faut reconnaître que la catastrophe qui leur coûta la vie était facile à prévoir, d’après le mépris des précautions les plus élémentaires que ces deux malheureux jeunes hommes avaient montré dans la préparation de leur voyage.


Le 20 août 1888, à onze heures et demie du soir, une ascension aérostatique faite au polygone du génie d’Anvers, par M. Toulet, M. Mahanden, capitaine du génie, et le lieutenant Crooy, présenta quelques circonstances dramatiques.

Vingt-deux heures après leur départ, on était sans nouvelles des voyageurs : le ballon s’était dirigé vers la mer du Nord.

Le 22 août, à 5 heures du soir, on écrivait, de Dunkerque, qu’un bateau à vapeur anglais, le Warrior, avait recueilli le matin, à 7 heures, et à cent milles en mer, au large d’Anvers, les trois aéronautes, qui furent débarqués à Dunkerque dans l’après-midi.

Voici les particularités de cette ascension, telles que M. Crooy les a fait connaître.

Le ballon partit d’Anvers à minuit et demi, et tout d’abord il ne monta qu’à 200 mètres. Deux fois il traversa l’Escaut, il se dirigea vers l’île de Walcheren, et plana longtemps sur Zierickzée.

Les passagers ignoraient la direction qu’ils suivaient. Ils croyaient que le vent les portait vers le nord-ouest ; mais, bien au contraire, ils allaient vers la mer.

Un bateau pêcheur passait au-dessous d’eux ; on leur cria, de ce bateau : « Vous êtes en pleine mer ! »

Il était deux heures et demie du matin. Le ballon planait très bas, M. Toulet conserva le plus de lest possible. Vers cinq heures du matin, la nacelle toucha les vagues. On jeta du lest, et le ballon remonta, pour se laisser retomber vers 6 heures, en vue d’un bateau de pêcheurs. Mais ce bateau fila sans s’arrêter.

L’aérostat remonta encore jusqu’à 200 mètres. C’est alors que M. Toulet eut l’idée de jeter ce qu’il appelle « un ancre-cône de fortune », c’est-à-dire une corde à l’extrémité de laquelle se trouve une bâche.

Vers 9 heures, enfin, les passagers aperçurent un steamer, le Warrior, allant de Saint-Pétersbourg à Dunkerque. M. Toulet fit un signe, qui fut compris. À force de coups de soupape, le ballon descendit ; mais la nacelle toucha longtemps les flots, avant que le steamer, qui pourtant voguait à toute vapeur, pût arriver jusqu’à eux.

Enfin, une petite barque, montée par quatre hommes, qui s’était détachée du steamer, vint recueillir les naufragés, sauvés, mais ayant vu la mort de bien près. Et le ballon remonta, pour aller se perdre dans les nues.

Une dépêche de Londres apprit, le lendemain, que des pêcheurs anglais ramenaient ce ballon à Grimsby, l’ayant trouvé flottant dans la mer du Nord.




CHAPITRE IX

les applications des aérostats à l’art de la guerre. — l’aéronautique militaire en france et à l’étranger. — l’école aérostatique de meudon-chalais. — l’organisation d’un parc aéronautique militaire.

Dans notre Notice sur les Aérostats, des Merveilles de la science, nous avons consacré un chapitre [12] aux applications des globes aérostatiques, en considérant successivement le parti qu’on en a tiré pour les recherches concernant la météorologie et la physique du globe. Nous avons également traité, avec quelque étendue, de l’emploi des ballons à la guerre, et dit le rôle que les ballons ont joué dans quelques opérations militaires, depuis notre première république jusqu’en 1870. Pour la première de ces deux questions, c’est-à-dire l’application des aérostats aux recherches scientifiques, nous n’aurions que peu de chose à ajouter à ce que nous en avons dit dans les Merveilles de la science, l’étude scientifique de l’air n’ayant donné, depuis 1870 jusqu’à ce jour, aucun résultat appréciable. Mais il en a été autrement de l’emploi des aérostats dans les armées. Un grand nombre de travaux, plus ou moins efficaces, ont été exécutés dans ces dernières années, en différents pays, pour créer l’aérostation militaire, et nous allons faire connaître l’état présent de cet art nouveau chez quelques nations de l’Europe.


En France, les aérostats avaient rendu de tels services, pendant le siège de Paris, que, la guerre terminée, l’attention resta attachée à cet utile auxiliaire d’une campagne, et que l’on s’empressa de rendre définitives, pendant la paix, les études commencées pendant la guerre.

Il restait des opérations du siège de Paris quelques aérostats, ainsi qu’une commission scientifique d’études spéciales, fondée par le colonel Laussedat, directeur du Conservatoire des arts et métiers. On rassembla les ballons épars dans quelques gares de chemin de fer ou dans les dépendances du fort de Vincennes, et en 1872, le gouvernement créa, dans le bois de Meudon, au lieu dit Meudon-Chalais, un établissement analogue à l’École aérostatique qui, au temps de la première république, avait fourni les compagnies d’aérostiers militaires, sous la direction de Coutelle et de Conté. L’école aérostatique de Meudon avait été, nous l’avons dit dans les Merveilles de la science, fermée par l’ordre du premier consul Bonaparte, à son retour d’Égypte. Pour mieux marquer, sans doute, la différence des temps et des idées, cette même école de Meudon fut réouverte, et restaurée avec un certain apparat. Elle fut pourvue des meilleurs instruments et des outils les plus perfectionnés, et on mit à sa tête deux officiers d’une aptitude spéciale reconnue dans l’armée, les capitaines Renard et Krebs.

En même temps, l’industrie privée s’organisait, à Paris, pour fournir le matériel militaire aérostatique aux nations étrangères ; car l’aérostation militaire est maintenant une institution reconnue partout d’utilité publique. Aux forces de terre et de mer on veut ajouter les forces aériennes. En Allemagne, comme en Angleterre, en Italie et en Russie, les gouvernements demandent annuellement des fonds pour l’organisation régulière de l’aérostation militaire.

Parmi les travaux que l’on exécute chez les différentes nations, dans les parcs aérostatiques militaires, il faut citer :

1o La levée des plans en ballon, grâce à la photographie ;

2o La construction de ballons captifs, destinés à recevoir les observateurs qui, du haut des airs, renseignent les chefs de corps sur l’état des forces ennemies, les retranchements des places fortes, la situation des villes assiégées, etc. ;

3o La recherche de la direction aérostatique.

La levée des plans en ballons s’exécute aujourd’hui avec la plus grande facilité. Nous renvoyons à la Notice sur la photographie, qui fera partie du second volume de ce Supplément, l’indication des résultats obtenus, dans ces derniers temps, par les aéronautes civils et militaires, avec le concours des photographes. Nous dirons alors comment on peut sans peine rapporter d’une ascension aérostatique des vues d’une ville ou d’une fortification.

La direction des ballons est aujourd’hui partout à l’étude, mais elle n’a encore été réalisée nulle part, ainsi qu’on l’a vu dans les chapitres précédents de cette Notice.

La fabrication et l’emploi des ballons captifs destinés à suivre la marche et les opérations des armées sont l’objet essentiel, fondamental, des travaux qui s’exécutent dans les parcs militaires des différentes nations. C’est ce sujet que nous allons particulièrement étudier.

L’emploi des ballons captifs dans les armées embrasse les opérations suivantes, que nous passerons successivement en revue :

1o Fabrication du gaz hydrogène en grand ;

2o Construction du matériel destiné à transporter les aérostats en campagne ;

3o Construction de l’aérostat lui-même.




CHAPITRE X

production de l’hydrogène en grand, au parc de meudon-chalais, avec les appareils du commandant renard. — l’appareil tissandier. — l’appareil lachambre. — l’appareil yon. — transport des ballons militaires. — la voiture-treuil de l’école de meudon-chalais. — la voiture-treuil de m. lachambre et de m. yon. — la compression du gaz hydrogène et son transport en campagne, dans des tubes d’acier, procédé imaginé par les aérostiers militaires anglais.

Dans le parc aérostatique de Meudon, que nous mentionnerons d’abord, il y a des appareils différents, pour la préparation de l’hydrogène en grand : un appareil fixe, destiné à être employé dans les campements et stations militaires, et un appareil mobile, qui s’installe sur un chariot, et se transporte rapidement d’un lieu à un autre. Ces deux appareils sont, d’ailleurs, constitués de la même manière, sauf le caractère de fixité ou de mobilité.

Le gaz hydrogène se prépare, dans ces appareils, par le procédé qui consiste à faire réagir l’acide sulfurique sur la tournure de fer. Les dispositions diffèrent peu de celles qu’adopta Giffard, pour le gonflement de son colossal ballon captif des Tuileries, en 1878, appareil que nous avons décrit dans les Merveilles de la science, et que M. Gaston Tissandier a perfectionné en 1883. On a vu, dans le dessin que nous avons donné de l’appareil de M. Tissandier (fig. 608 de ce Supplément[13], ces vastes cylindres verticaux, dans lesquels l’acide sulfurique, introduit par la partie inférieure, s’élève progressivement, pour attaquer de nouvelles quantités de fer, le trop-plein, le laveur, etc.

Comme dans le cylindre de M. Gaston Tissandier, dans l’appareil de Meudon-Chalais, l’acide sulfurique, mélangé d’eau en proportions convenables, pénètre par la partie inférieure dans le générateur, lequel n’est point, comme dans l’appareil Tissandier, en poterie, mais en fonte doublée de plomb. Au contact de la tournure de fer qui remplit ce récipient, le liquide acide s’appauvrit, et arrive jusqu’au niveau du trop-plein, par lequel s’écoule l’eau chargée de sulfate de fer. Le gaz hydrogène se dégage par la partie supérieure du générateur, il traverse un laveur, puis un sécheur, renfermant de la chaux vive, du chlorure de calcium ou de la soude caustique. On s’assure que le gaz est suffisamment débarrassé de toute trace d’acide et d’humidité, avant de l’envoyer dans le ballon.

L’appareil fixe de Meudon-Chalais peut produire 3 000 mètres cubes d’hydrogène à l’heure. Les appareils mobiles, groupés sur un seul chariot qui ne pèse pas plus de 2 800 kilogrammes, peuvent donner un débit minimum de 300 mètres de gaz par heure.

Le fer et l’acide nécessaires à la fabrication du gaz ne pèsent pas moins de 8 à 9 kilogrammes par mètre cube de gaz obtenu ; ce qui constitue une charge de 5 000 kilogrammes environ à transporter, pour gonfler un seul ballon.

Pour parer aux pertes de gaz qui tiennent, d’une part, à la diffusion du gaz à travers l’enveloppe, et surtout à la sortie de l’excès de gaz, quand l’hydrogène se dilate, par suite des variations de température, ou quand un coup de vent comprime brusquement l’aérostat, on prépare et on conserve à part une provision d’hydrogène dans un petit ballon-gazomètre spécial, d’une capacité de 50 à 60 mètres cubes.


Les dispositions particulières de l’appareil fixe ou mobile employé par les capitaines Renard et Krebs, au parc aérostatique de Meudon, pour la production du gaz hydrogène, n’ont pas été décrites par ces officiers, pour des raisons aisées à comprendre. Par le même motif, nous ne nous appesantirons pas davantage sur ces dispositions. Mais l’industrie privée fabrique aujourd’hui à Paris, pour les armées étrangères, des appareils mobiles, destinés à la production de l’hydrogène en grand. Un savant constructeur aéronaute, M. Lachambre, a livré, par exemple, au gouvernement portugais un appareil à hydrogène porté sur un chariot, que nous décrirons à notre aise, grâce au dessin que M. Lachambre en a donné, et que nous reproduisons dans la figure suivante.

Fig. 539. — Appareil de M. H. Lachambre, pour la préparation, en grand, du gaz hydrogène. — Le générateur du gaz.

L’appareil mobile, c’est-à-dire porté sur un chariot, se compose 1o de quatre générateurs en tôle doublée de plomb, 2o d’un laveur-cribleur du gaz ; 3o de deux cylindres sécheurs ; 4o de quatre pompes spéciales à vapeur ou à bras ; etc.

Les générateurs de gaz, A, B, C, D ; sont au nombre de quatre, et peuvent fonctionner ensemble ou séparément.

Sur le fond de chaque cylindre est soudé un tuyau en plomb, par lequel s’introduit le mélange d’acide sulfurique et d’eau, que l’on refoule de bas en haut au moyen de deux des pompes P, que nous décrirons plus loin.

Les générateurs A, B, C, D, ont été remplis préalablement de tournure de fer. La partie emmagasinée dans le cône supérieur descend, par son poids, dans la partie cylindrique, au fur et à mesure que celle existant dans cette dernière est dissoute par l’acide.

Les quatre générateurs sont reliés entre eux par un cylindre en fonte émaillée intérieurement, que M. Lachambre appelle boîte à siphons, b, et par lequel s’écoule le sulfate de fer en dissolution.

La boîte à siphons a pour objet de replier, sous un espace très restreint, la colonne de liquide sur elle-même, de façon à former un bouchon hydraulique, de 0m,30 de hauteur, faisant obstacle à la sortie du gaz.

Le gaz se dégage par un tuyau commun, E, placé au sommet de l’appareil, et se rend au laveur L.

La partie inférieure de chaque générateur est pourvue d’une bouche en fonte plombée à l’intérieur, fermée par un tampon, avec joint en caoutchouc.

Ce tampon porte, au centre, un ajutage percé d’une ouverture destinée à laisser écouler les liquides, dans le cas où l’on désire ouvrir pendant le fonctionnement.

La bouche a ou trou d’homme, percée au bas des générateurs et que l’on voit à droite, est destinée à l’extraction de la tournure de fer qui reste dans les générateurs, après l’opération.

Le laveur L est une caisse rectangulaire, pourvue d’une batterie de tubes percés de petits trous faisant l’office de crible diviseur du gaz. Arrivé dans le crible, par un tuyau, le gaz refoule l’eau qui lui fait obstacle, et se tamise en petites bulles. L’acide sulfureux que le gaz hydrogène peut recéler reste dissous dans l’eau.

Un courant d’eau froide permanent entretenu dans le laveur, par l’une des pompes, y condense également la vapeur d’eau entraînée par le gaz.

Le niveau d’eau y est rendu constant par un tuyau qui évacue le trop-plein, en le conduisant dans la boîte à siphons, où il se mélange avec les eaux sulfatées, et où il contribue à diluer les dernières traces d’acide sulfurique.

Le sécheur du gaz, S, se compose de deux cylindres faisant suite au laveur, et remplis de fragments de chlorure de calcium ou de chaux, destinés à absorber les dernières traces d’acide sulfureux ou de vapeur d’eau que peut encore renfermer le gaz, à sa sortie du laveur.

Près de l’orifice de sortie, le gaz traverse un compartiment grillagé, rempli de paille de fer, qui, sans faire obstacle à son passage, arrête toutes les poussières de chaux et autres, qui pourraient être entraînées hors des sécheurs.

Les pompes P destinées à introduire dans les générateurs l’acide sulfurique et l’eau, sont au nombre de quatre, attelées deux à deux. Mues à bras et appartenant au système dit à piston plongeur avec clapet à boule, elles peuvent débiter environ 8 000 litres d’eau à l’heure.

L’acide sulfurique étant aspiré directement dans les touries, toute manipulation dangereuse est écartée.

Le même ouvrier, en manœuvrant la pompe P, aspire l’acide, par le tuyau TT, dans l’intérieur de la bonbonne, et l’eau par le tuyau u, u′ qui aboutit à un réservoir voisin. L’acide sulfurique et l’eau étant ainsi aspirés dans les proportions convenables se mélangent, et pénètrent dans le générateur. Elles sont refoulées par un tuyau à bifurcation, où la colonne se divise en deux autres de débit égal.

Ces deux colonnes rencontrent, à leur tour, un robinet spécial émaillé, à double distribution, permettant de diriger à volonté le liquide soit dans l’un, soit dans l’autre des deux générateurs correspondants, soit dans les deux à la fois, ou d’en intercepter tout à fait le passage.

Cette disposition permet donc de faire fonctionner tous les générateurs isolément ou en batterie, d’en ouvrir une partie sans arrêter la marche de l’appareil, enfin de régler à volonté la dépense d’acide, en ayant toujours la même quantité de fer en fonction.

Les pompes sont fixées sur l’avant du chariot.

Tout l’appareil repose sur un chariot de fer. L’avant-train de ce chariot est articulé de façon à pouvoir passer dans les chemins non nivelés. Sa partie antérieure est pourvue d’un coffre-siège, renfermant tous les ustensiles et outils nécessaires à la manœuvre et au démontage des appareils. La dimension du siège permet à trois personnes de s’y installer commodément.

Le débit de l’appareil de M. Lachambre est de 120 à 150 mètres cubes de gaz par heure. Son originalité consiste 1o dans l’application plus rationnelle du principe de la circulation, par ce fait que la tournure de fer peut être mieux attaquée par le liquide acide dans toute sa masse immergée, à cause de la division de celle-ci en quatre colonnes ; 2o dans l’emmagasinement, grâce à la hauteur des récipients, d’une provision de tournure de fer suffisante pour une opération entière de gonflement. Enfin, comme il est dit plus haut, l’aspiration de l’acide sulfurique se faisant directement dans les touries (bonbonnes), toute manipulation dangereuse est supprimée.


Le gouvernement italien, au moment de son expédition d’Abyssinie, ayant jugé utile de munir le corps d’armée de ballons légers, facilement transportables et pouvant être gonflés sur place en peu de temps, s’adressa au constructeur français, M. Gabriel Yon. Il fallait assurer la production du gaz à mesure des besoins, dans un pays où les matières premières ne sont pas faciles à se procurer, et sont d’un transport embarrassant à travers des contrées hérissées d’obstacles naturels.

M. Yon s’appliqua à remplir tous les points de ce programme ; et c’est après s’être assuré, par des expériences qui eurent lieu dans son usine, voisine du Champ de Mars, du bon fonctionnement de l’appareil pour la production de l’hydrogène, que cet appareil fut envoyé à Massaouah.

Nous donnons dans la figure 540 une vue perspective de l’appareil de M. G. Yon pour la production du gaz hydrogène en grand.

Fig. 540. — Appareil de M. Yon pour la préparation en grand du gaz hydrogène (Vue perspective).

Dans deux grandes cuves à gaz est enfermée de la tournure de fer, baignée dans de l’acide sulfurique étendu d’eau. Le gaz, qui se forme par la décomposition de l’eau, s’échappe par un tuyau adapté à chaque cuve, et passe dans une autre cuve, aux deux tiers remplie d’eau, le laveur, où il se dépouille de toutes ses impuretés. Il monte ensuite dans un conduit, d’où il sort prêt à être employé. L’eau se renouvelle assez rapidement dans la cuve pour que le gaz y soit constamment refroidi à la température ambiante, et débarrassé, en même temps, des impuretés qui l’alourdiraient.

Ce générateur à gaz, qui est d’une grande simplicité, peut être transporté facilement à proximité du champ d’opération d’une armée. Les deux cylindres peuvent être rechargés de tournure de fer, à tour de rôle, sans arrêter le dégagement du gaz, en les séparant alternativement du circuit au moyen d’un robinet.

L’acide sulfurique fortement étendu d’eau est refoulé par une petite pompe, à la partie inférieure des générateurs. Le liquide monte à travers la tournure de fer, qu’il attaque, jusqu’au niveau du trop-plein, par où s’échappent les eaux mères chargées de sulfate de fer.

Il n’y a point de sécheur. Cet organe ne semble pas indispensable, en effet, dans un appareil de campagne ; la présence de la vapeur d’eau en quantité minime ne pourrait alourdir beaucoup le gaz.

On voit dans la figure 541 le plan du même appareil. La légende qui l’accompagne fait connaître la destination de chacun de ses organes.

Fig. 541. — Plan du générateur à gaz de M. Yon.
A, A. Générateurs contenant de la tournure de fer baignée dans de l’acide sulfurique étendu d’eau. — B. Tuyau distribuant l’acide étendu d’eau dans les deux générateurs A, A. — m. Niveau du liquide acidulé. — D. Trop-plein. — P. Arrivée du gaz venant des générateurs se rendant au barbotteur à gaz, ou laveur F. — F. Laveur du gaz. — C. Sortie du gaz lavé. — H. Déversoir du trop-plein d’eau de lavage à écoulement intermittent.

Les aérostiers de l’armée britannique ont fait faire un grand pas à la question de la production de l’hydrogène en campagne, en imaginant, en 1880, de comprimer le gaz hydrogène dans des tubes d’acier, sous une pression considérable. Dans les pays aussi nus que les plaines d’Afrique, où le bois manque, et où l’eau même pourrait faire défaut, pour alimenter les récipients et les cuves de lavage, il était difficile de fabriquer le gaz sur place. Le gaz hydrogène étant fabriqué dans une station fixe, on le comprime dans des réservoirs, ou tubes d’acier, très résistants, et on transporte ces tubes pleins d’hydrogène comprimé, là où il s’agit de remplir un ballon.

Les aérostiers anglais, dans la campagne du Soudan, firent usage de ce procédé, c’est-à-dire du transport du gaz hydrogène dans des tubes d’acier. L’installation fixe était à Souakim ; l’hydrogène était comprimé à 150 atmosphères, dans de petits tubes d’acier ne pesant que 3 kilogrammes chacun, et qui étaient portés par des soldats.

Disons, en passant, que dans la même expédition anglaise du Soudan, on fit usage de ces mêmes tubes, dans lesquels on comprimait de l’oxygène, pour produire la lumière oxhydrique, destinée à éclairer les chantiers du chemin de fer stratégique qui était en construction de Souakim à Berbère, et auquel on ne travaillait que la nuit, pour éviter l’extrême chaleur du jour.


M. G. Yon a employé cette même méthode pour remplir les commandes du gouvernement italien, dont nous parlions plus haut.

Les tubes d’acier livrés par M. G. Yon au gouvernement italien pèsent, chacun, 30 kilogrammes. Ils ont 2m,40 de longueur, 13 centimètres de diamètre, et une épaisseur de 13 millimètres. Le gaz s’y conserve, sans déperdition aucune, à la pression de 135 atmosphères. Il faut de 70 à 75 de ces tubes pour gonfler un ballon cubant 300 mètres. On les entassait sur une voiture, et leur poids total était de 2 000 à 2 250 kilogrammes : c’est là une charge que huit chevaux peuvent traîner facilement. En Abyssinie, quand le terrain ne se prêtait pas à la marche d’un tel véhicule, ces tubes furent portés à dos de chameau, mode de transport qu’ils partageaient avec bien d’autres colis.

Dans l’opération du gonflement du ballon il ne faut ouvrir qu’un tube à la fois. Sans cela, le gaz passant brusquement de 135 atmosphères à une seule, déterminerait, par sa détente, un froid d’une intensité dangereuse ; on ouvre donc tube par tube, pour éviter le danger du refroidissement subit.


Fig. 542. — Voiture-treuil de M. Yon pour le transport de l’appareil à production d’hydrogène.

Pour transporter en campagne, soit les tubes d’acier, soit le générateur, M. G. Yon construisit une voiture-treuil que représente la figure 542, dans laquelle on voit la corde, A, du ballon captif enroulée sur un axe en forme de bobine, B, que l’on dévide grâce à la manivelle M, et à l’encliquetage E. La corde venant de la bobine passe sur une poulie P, et s’attache, par son extrémité libre, à l’aérostat qui s’élève dans l’air.

Avant d’expédier à Massouah l’appareil pour la préparation du gaz hydrogène, ainsi que les tubes d’acier devant recevoir le gaz comprimé et la voiture-treuil, M. G. Yon en fit l’expérience dans la cour de sa manufacture.

Pour cette expérience, 40 tubes pleins de gaz hydrogène comprimé avaient été apportés, l’un après l’autre, déposés sur le sol, et réunis, en deux groupes d’égal nombre, à un baril central, qui alimentait le tuyau de conduite aboutissant à l’emplacement où se trouvait alors le ballon, au milieu d’un cercle formé de sacs de lest. Autour de la bobine du treuil s’enroule le câble dont l’extrémité est fixée à un trapèze qui encadre la nacelle. Dans l’intérieur du câble, qui est à plusieurs torons, on a logé deux fils téléphoniques, lesquels sont placés, non tout à fait au centre, mais un peu sur le côté du câble, afin que, en cas de rupture, on puisse se rendre compte tout de suite du point où s’est produit l’accident.

L’aéronaute est donc toujours, de cette façon, en rapport avec les hommes demeurés à terre, lesquels peuvent, à volonté, filer le câble, le retenir ou l’amener. Dix hommes suffisent pour la manœuvre, la traction à exercer n’excédant pas 150 kilogrammes, par un temps calme, et le double par un vent déjà assez violent.

Nous représentons dans la figure 543 un ballon captif de l’armée italienne, gonflé par le gaz comprimé dans des tubes d’acier, opérant en Abyssinie.

Fig. 543. — Ascension d’un ballon captif gonflé par le gaz hydrogène comprimé dans des tubes d’acier (armée italienne d’Abyssinie).

En Allemagne, on a fait usage d’un procédé assez original pour la production de l’hydrogène. Ce procédé, imaginé par M. Richter, ancien lieutenant dans l’artillerie prussienne, et par le docteur Majest, consiste à décomposer l’eau contenue dans l’hydrate de chaux, par le zinc. L’eau se décompose, oxyde le zinc, et son hydrogène se dégage. Il reste, comme résidu, du zincate de chaux, l’oxyde de zinc formé jouant le rôle d’acide.

Cette réaction se produit à une température relativement basse. Il faut seulement que le zinc soit à l’état pulvérulent, tel par exemple qu’on le retire des cornues des mines, et que l’on désigne sous le nom de cadmie.

Pour mettre ce procédé en pratique, le mélange de zinc et de chaux hydratée est chargé sur des coupelles, que l’on introduit dans des cornues de fonte, placées sur plusieurs rangs, dans une sorte de four portatif, monté sur des roues, et dont le foyer peut être chauffé au bois.

Hâtons-nous de dire que le dégagement du gaz hydrogène avec ce procédé est très lent. La méthode de MM. Richter et Majest n’a donc rien qui la recommande. Elle est bien moins avantageuse que l’emploi de l’acide sulfurique et du fer.


Le prix de revient du gaz hydrogène préparé par l’action de l’acide sulfurique sur le fer, tel qu’on l’exécute dans la plupart des cas, est assez élevé. Le gaz coûte environ un franc par mètre cube recueilli. On pourrait obtenir le gaz hydrogène à meilleur marché, en revenant à l’ancien procédé dont firent usage les premiers aérostiers militaires de la république française, c’est-à-dire en décomposant l’eau par le fer, à la température du rouge. Malheureusement, on n’est pas encore parvenu à débarrasser complètement le gaz hydrogène, ainsi obtenu, d’une certaine quantité de gaz oxyde de carbone, dont la densité est relativement considérable ; ce qui diminue notablement la force ascensionnelle de l’aérostat.

Le transport d’un ballon plein de gaz hydrogène est d’une grande difficulté, en campagne.

On a vu, par le récit que nous avons donné, dans les Merveilles de la science, des opérations des aérostiers de Sambre-et-Meuse, que le capitaine Coutelle sortit de Maubeuge la nuit, et se rendit à Charleroi, à travers les lignes prussiennes, en transportant le ballon à bras. On avait attaché à l’équateur du ballon seize cordes très longues, qui permirent de le faire voyager, malgré les fossés et les parapets de trois enceintes, malgré les rues très resserrées et de longues allées d’arbres.

Ce mode de transport élémentaire n’est plus en usage, sinon pour des manœuvres simples à opérer dans les parcs aérostatiques, ou dans les camps. On se sert, dans toutes les armées, d’une voiture-treuil, dont le lecteur a déjà vu un spécimen dans la figure 542, qui représente la voiture-treuil construite par M. G. Yon, pour l’armée italienne d’Abyssinie.

La voiture-treuil des aérostiers français pèse 2 500 kilogrammes environ. L’arbre du treuil peut être tourné par la vapeur, ou par la force des hommes. La machine à vapeur, de la force de cinq chevaux, actionne les organes d’enroulement de la corde du ballon. Le câble, pour se dérouler avec régularité, passe sur une poulie, qui est elle-même mobile de telle manière qu’elle peut suivre tous les mouvements que l’aérostat imprime à la corde, quand il est secoué par le vent. Un frein pouvant presser la corde sur l’arbre de déroulement en modère la vitesse.


Dans les armées étrangères, on se sert de voitures-treuils ressemblant, en principe, à celle de notre armée. Nous en donnerons une idée complète en décrivant la voiture-treuil que l’aéronaute constructeur, M. Lachambre, a fournie à quelques gouvernements étrangers. On voit cette voiture-treuil représentée par la figure 544.

Fig. 544. — Voiture-treuil de M. Lachambre.

Outre le treuil, le chariot porte la nacelle du ballon, N, dans laquelle, pendant les voyages ou les séjours, on loge l’étoffe du ballon. Il y a en outre un siège S, pour trois personnes et un coffre C, pour les accessoires. Quant à l’appareil de déroulement, A, il est mû, non par la vapeur, mais par de simples manivelles à bras d’hommes, M, actionnées par huit soldats, qui à la vitesse normale ramènent le ballon en huit minutes. Un frein à encliquetage sert à modérer, à volonté, la vitesse d’ascension. À l’arrière du chariot, se trouve la bobine d’enroulement B, ou le câble s’emmagasine de lui-même par spires régulières pendant la descente ; cette bobine est également pourvue d’un frein de sûreté.

Le bâtis du chariot est en fer laminé, et toutes les pièces ayant un effort à subir, soit en traction, soit en torsion, sont en fer forgé.

Le ballon de M. Lachambre n’emportant qu’un seul observateur, son volume est très réduit ; de sorte que la voiture-treuil est toujours prête à fonctionner, même tout attelée, et peut transporter rapidement l’aérostat tout gonflé, d’un lieu d’observation à un autre.

Le câble qui retient le ballon mérite une mention particulière.

Il ne ressemble que de loin à celui employé par les anciens aérostiers de la République, qui était tenu par quarante soldats, pourvus de tirolles ou ramifications du câble principal.

C’est à Giffard qu’on doit l’idée du câble cylindro-conique, qui compense en partie la diminution de force ascensionnelle de l’aérostat, par la légèreté progressive de la corde. Le câble de retenue est tressé de manière à ce qu’il perde de son diamètre à mesure que l’aérostat perd de sa force ascensionnelle.

Il porte, à l’intérieur, un fil de cuivre, qui sert de conducteur à un téléphone allant de la nacelle à la terre.

Les fils conducteurs sont placés dans le toron même de la corde. Ils sont ainsi à l’abri, et suivent sans effort toutes les variations de longueur du câble.

Le câble étant à trois torons, M. Lachambre y place un troisième fil de réserve, pour le cas, improbable, où l’un des deux premiers viendrait à subir une interruption. Ce dernier fil peut, en outre, être utilisé pour mettre un troisième poste, à distance, en relation avec le ballon.

Il reste à établir la communication entre l’extrémité du câble « côté terre » et le poste militaire correspondant.

Le contact par les tourillons du treuil est le moyen de communication le plus fréquemment employé. M. Lachambre a préféré relier l’extrémité des fils avec deux bagues isolées, en cuivre, qui sont placées sur le tambour d’enroulement, et dont le rebord extérieur plonge dans une petite auge à mercure. Cette disposition a l’avantage de donner un contact permanent, inoxydable et parfait. Les électriciens savent que le mercure est le meilleur agent de contact.

Le téléphone adopté par M. Lachambre est du système Okorowitch, qui sert à la fois de transmetteur et de récepteur. Ce téléphone, qui est purement magnétique, dispense d’emporter une pile électrique dans la nacelle, avantage important, car, outre la place occupée, il n’est, en matière d’aérostation, aucun poids, si faible qu’il soit, qui puisse être traité de quantité négligeable.

Dans la plupart des armées les ballons captifs sont de forme sphérique. Ils ont 10 mètres de diamètre, et un volume de 540 mètres cubes.

Ils enlèvent deux aéronautes dans la nacelle. Celle-ci est un panier d’osier, de forme rectangulaire, doublé d’étoffe. Il y a dans la nacelle deux petits sièges, se faisant face l’un à l’autre, et dans les angles sont quatre boîtes, ou casiers, où l’on place les engins nécessaires à l’ascension, lest, pavillon de signaux, provisions. Sur les côtés est accroché le téléphone, dont le fil est enroulé, comme nous l’avons dit, autour du câble de retenue.

Comme il faut prévoir le cas d’une rupture du câble, qui transformerait l’ascension captive en ascension libre imprévue, la nacelle emporte toujours son ancre, accrochée à l’extérieur de la nacelle, au bout d’un cordage de 40 mètres, bien enroulé sur lui-même.

L’enveloppe du ballon est composée d’une étoffe de soie de Chine, dite ponghée, étoffe écrue très souple et à grains serrés. Le taffetas de Lyon est d’une fabrication plus homogène, mais il coûte beaucoup plus cher.

Le ballon est revêtu de plusieurs couches d’un vernis s’appliquant à l’intérieur. Le choix et la fabrication de ce vernis sont de la plus grande importance. Il faut, en effet, que l’aérostat puisse demeurer gonflé pendant la marche de l’armée. Les soldats de la compagnie des aérostiers de Coutelle, en 1794, traînèrent leur ballon pendant deux mois, sans avoir besoin de le gonfler à nouveau.

Pour appliquer le vernis, il faut les plus grandes précautions. Les hommes n’approchent du globe de soie qu’avec des gants, et des chaussons de lisière : le moindre coup d’ongle provoquerait une déchirure qui laisserait échapper le gaz, et priverait le ballon de toute force ascensionnelle.

Le globe se termine, à la partie inférieure, par un appendice, ou manche, de même étoffe, qui doit recevoir le tuyau adducteur du gaz.

La soupape placée à la calotte supérieure du globe est un appareil de la plus haute importance. Elle doit fermer parfaitement, et la manœuvre doit en être aisée. Elle est composée, généralement, de deux volets de métal, s’ouvrant à l’intérieur du ballon, et qui sont maintenus fermés par des ressorts à boudin.

Une corde attachée aux volets traverse le ballon, et arrive à la nacelle, à portée de la main du pilote aérien. C’est en ouvrant cette soupape qu’il laisse échapper le gaz, rend le ballon plus lourd, et le fait descendre ou ralentit sa force ascensionnelle.

Pour accrocher la nacelle au ballon, le seul moyen usité, aujourd’hui comme autrefois, c’est de se servir d’un filet qui recouvre le contour entier du globe. Le filet est en bonne corde de chanvre, enduite d’une préparation de cachou, pour le préserver de l’humidité. Il embrasse exactement le dôme du ballon ; mais, à partir de la moitié environ, il se resserre, pour aboutir à un cercle d’osier de petit diamètre, dit cercle du filet, auquel la nacelle est suspendue.

Les cordages qui suspendent la nacelle au filet, ont la disposition triangulaire dont Dupuy de Lôme fit usage le premier, et qui a pour résultat de reporter le poids de la nacelle sur un petit nombre de cordages, lesquels pourraient se rompre accidentellement, sans pour cela déformer le ballon ; ce qui arrivait souvent avant l’invention de Dupuy de Lôme.

Le mode de suspension d’un ballon captif à la nacelle par le câble de retenue est une question fort délicate ; car, par l’effet du vent, le ballon et son câble sont souvent rabattus sur la terre, et si l’on attachait directement le câble à la nacelle, celle-ci suivant le même mouvement menacerait de précipiter les observateurs dans l’espace. Dans les ballons captifs des armées de la première république, la nacelle était suspendue, par deux larges pattes d’oie, à l’équateur du filet. Deux câbles étaient attachés à l’extrémité de la patte d’oie et quarante soldats tenaient l’extrémité des câbles, et la nacelle se trouvait ainsi librement suspendue. On comprendra cette disposition en se reportant à la figure 289 de notre Notice sur les Aérostats des Merveilles de la science. Mais les différences inévitables de traction sur les deux brins du câble amenaient des secousses désagréables pour les aéronautes en observation dans la nacelle.

Pour les ballons de petites dimensions on a un autre mode de suspension. Le cercle de suspension est muni d’un cadre, en forme de trapèze. Au milieu du trapèze est suspendue la nacelle, qui peut ainsi se balancer librement.

Dans les parcs français, des précautions particulières, dues au commandant Renard, assurent, par une bonne disposition de la liaison du trapèze et du filet, la complète stabilité de la nacelle, en s’opposant à sa rotation, inconvénient qui gêne souvent les observateurs aériens.




CHAPITRE XI

emploi des ballons captifs pour d’autres opérations militaires. — emploi des ballons libres. — la marine et les ballons.

Nous n’avons considéré jusqu’ici les ballons captifs que comme auxiliaires des opérations militaires. Leur rôle n’est cependant pas exclusivement borné à l’observation faite du haut des airs.

Bien que ce genre particulier d’application ne soit encore qu’à ses débuts, on a essayé d’employer les ballons captifs dans la télégraphie optique. Des expériences très intéressantes, faites à la Villette, à l’usine Égasse, ont prouvé qu’il est possible d’illuminer un globe aérostatique, en y enfermant des lampes électriques à incandescence. Le courant électrique est envoyé, moyennant le fil de cuivre tressé avec le câble, par une pile installée à terre. La présence d’un foyer électrique près du gaz hydrogène ne présente, d’ailleurs, aucun danger, la cloche du bec à incandescence électrique empêchant tout contact avec le gaz, et la lumière s’éteignant aussitôt, si la cloche vient à se briser par accident.

En interrompant le courant, et en produisant une succession convenue d’éclats lumineux, longs et courts, on établit un système de correspondance télégraphique.

Malheureusement la limite de visibilité de cette lumière n’a été trouvée que de 48 kilomètres. Il faudrait un foyer extraordinairement puissant pour que la lumière, répartie sur la surface entière du ballon, et forcée de traverser le voile opaque de l’enveloppe, pût porter beaucoup plus loin.

On réussirait mieux en attachant le foyer lumineux au-dessous du ballon. Ce que la lumière perdrait en surface, elle le regagnerait en puissance.


Il nous reste à signaler d’intéressants essais d’application des aérostats à la marine. Pendant l’été de 1888, l’escadre d’évolution, en rade de Toulon, fit l’expérience de l’emploi des ballons pour l’observation des mouvements d’une flotte ennemie. On voulait établir, à bord des bâtiments d’escadre, des observatoires volants, destinés à découvrir les mouvements de l’ennemi, et surtout se garer des attaques des torpilleurs, qui perdraient leur dangereux incognito devant ces vigies pouvant s’élever à des hauteurs qui défient l’altitude de la tour Eiffel.

Un des usages auxquels les ballons marins captifs seront également employés avec un grand avantage, c’est la surveillance des mouvements de l’ennemi dans les terrains avoisinant les côtes.

La vigie placée dans le ballon observateur rendrait compte de ses observations à son point d’attache, par un téléphone partant de sa nacelle et allant aboutir au navire où se trouve le récepteur téléphonique.


En vue des expériences dont nous allons parler, le port de Toulon avait commencé par envoyer à l’établissement aéronautique de Meudon-Chalais une équipe de marins, commandés par M. le lieutenant de vaisseau Serpette, qui s’était fait le promoteur de cette intéressante entreprise.

Les marins saisirent vite la pratique des manœuvres aérostatiques, et furent ainsi en mesure de guider leurs camarades de l’escadre. Ils repartirent pour Toulon, et une commission fut chargée de suivre les expériences.

Le matériel destiné à ces essais en mer sortait des ateliers militaires de l’École de Meudon-Chalais, et ne différait que par quelques points de détail du matériel usité dans l’armée. Un des officiers de cette école, le capitaine Jullien, faisait partie de la Commission.

Le 12 juillet 1888, des essais de gonflement furent effectués sous la direction de M. le lieutenant de vaisseau Serpette, et en présence d’un grand nombre d’officiers de l’escadre, à bord de la batterie flottante l’Implacable. L’opération ayant parfaitement réussi, quelques ascensions captives furent reprises le 17 juillet. Un seul observateur était dans la nacelle, à portée du téléphone qui établissait les communications verbales entre l’aérostat et le navire. Un temps calme favorisait l’ascension.

Nous emprunterons à un journal de Paris le récit détaillé de ces expériences intéressantes.


« Le ballon, dit ce journal, à la date du 19 juillet 1888, s’élève majestueusement à 350 mètres environ d’altitude. À ce moment, 7 heures 40, le capitaine transmet par le téléphone le commandement tiens bon, et l’aérostat s’arrête.

Les curieux envahissent le quai du port. M. le lieutenant de vaisseau Serpette scrute alors l’horizon, à l’aide d’une puissante lunette, il examine attentivement les points les plus éloignés, au sud la Corse, à l’est Nice et à l’ouest Marseille, et si la défense l’exigeait, il signale au commandant de Mongret, qui se trouve alors avec la Commission sur le pont de l’Implacable, tout ce qui peut être remarqué du haut de cet observatoire.

Il énumère le nombre de navires à vapeur ou à voiles qui naviguent en ce moment à l’est, à l’ouest ou au sud de Toulon. Il indique même la nationalité du plus grand nombre, et répond à différentes questions qui lui sont posées par la Commission.

Sur un ordre du capitaine, le ballon descend à 8 heures trois quarts et remonte dans les airs à 9 heures avec le même succès. Cette fois, l’amiral Amet, commandant en chef l’escadre d’évolutions et qui se trouve sur la passerelle du Colbert, entouré de tous les officiers de ce vaisseau, questionne longuement l’observateur aérien au moyen de signaux transmis à l’Implacable et répétés par le téléphone qui communique avec la nacelle de l’aérostat.

Les réponses se font instantanément. Tous les états-majors des navires de l’escadre suivent avec un vif intérêt les mouvements qui se produisent entre l’Implacable et le ballon captif.

À 10 heures nouvelle descente et nouvelle ascension à 400 mètres d’altitude. Cette fois on procède à des levés photographiques. Des communications s’établissent encore entre le Colbert, l’Implacable et la nacelle de l’aérostat.

Le lieutenant Serpette répond aux questions posées par l’amiral Amet et par le commandant de Mongret. À 10 heures 20, une chaloupe à vapeur remorque le ballon captif et le conduit au large. La Commission prend place à bord de cette embarcation et continue les communications téléphoniques avec le capitaine Serpette.

La chaloupe revient sur rade à 11 heures. Elle fait le tour de l’escadre et accoste l’Implacable, où le câble est amarré. Le capitaine commande de rappeler le ballon. Aussitôt la bobine, autour de laquelle s’enroule le câble en bourre de soie de 12 millimètres de diamètre, se met en mouvement. L’aérostat descend et se trouve en quelques instants sur le pont du navire, où il est retenu.

Quelques jours après, le ballon captif ayant dans sa nacelle M. le lieutenant de vaisseau Serpette s’élève de nouveau dans les airs à bord de l’Implacable.

L’aérostat, au-dessous duquel flotte le pavillon national, a été remorqué à bord du cuirassé l’Indomptable, où son câble a été amarré.

À l’arrière, deux petits ballons l’accompagnent pour lui fournir du gaz au cas où des déperditions viendraient à se produire pendant ces expériences en pleine mer. À 9 heures, l’Indomptable, commandant Leclerc, a appareillé et fait route vers le sud-est ; il a disparu bientôt à l’horizon, ne laissant apercevoir que le ballon captif qui plane majestueusement.

La commission est installée à bord de l’Indomptable afin de rendre compte des expériences de sensibilité à grandes distances.

M. le lieutenant Serpette aura eu le mérite d’introduire dans la guerre maritime l’usage de ces observatoires volants, nouveaux instruments d’information appelés sans doute à jouer un certain rôle dans les batailles navales, à condition que l’on fasse usage dans les batailles de poudre à canon ne donnant point de fumée, problème aujourd’hui parfaitement résolu.

Les torpilleurs auront désormais à redouter les filets Bullivan, les projecteurs de lumière électrique, les blindages de cellulose, etc., les aérostats captifs. À ce point de vue les ballons seront les alliés des vaisseaux cuirassés. La surveillance des mouvements de l’ennemi sur le littoral ou dans les terrains avoisinant les côtes deviendra ainsi infiniment plus aisée grâce à ces engins dont l’efficacité défensive est incontestable. »


L’introduction des ballons captifs dans la marine est une excellente innovation. La seule difficulté à vaincre, c’est d’organiser l’arrimement du navire de manière à permettre le gonflement du ballon à bord. Quant à la préparation du gaz hydrogène, on l’éviterait en embarquant des tubes d’acier pleins de gaz hydrogène, tels que les aérostiers anglais les ont imaginés, et qu’ils ont employés, ainsi que nous l’avons dit, dans leur campagne du Soudan, et dont les Italiens ont également fait usage en Abyssinie.

Avec le guide-rope marin, ou le cône-ancre dont ont fait usage Sivel, Lhoste et Mangot, le ballon peut flotter, à l’état captif, au-dessus du navire, et s’il est nécessaire, se séparer des liens qui l’attachent, et s’élancer, avec toute la vitesse du vent, dans la direction qui paraît utile aux opérations de la flotte.

La Méditerranée serait un bon champ de manœuvres pour des aéronautes expérimentés, adroits et dévoués, sachant allier la science au courage. La mer, qui n’a été jusqu’ici que le tombeau des émules d’Icare, deviendrait, grâce à ces vaillants explorateurs des airs, le théâtre de leurs exploits. Ces hommes dévoués et audacieux braveraient, pour le bien de la patrie, les fureurs réunies de Neptune et d’Éole, s’il nous est permis d’emprunter, en passant, à la mythologie ses antiques symboles.


Fig. 545. — Expérience de téléphonie aérostatique en mer.



CHAPITRE XII

les aérostats militaires au tonkin.

Nous venons de décrire l’ensemble des appareils et des procédés en usage dans les parcs aéronautiques militaires français et étrangers. Ces descriptions générales pourraient faire croire que l’aérostation militaire n’est encore qu’à l’état d’étude, et qu’elle est dépourvue de toute sanction pratique. Il est donc d’un grand intérêt d’établir que l’aérostation militaire a déjà fait brillamment ses preuves. Nous n’irons pas chercher nos exemples dans les armées anglaise et italienne, qui pourtant ont retiré de réels avantages des ballons, la première au Soudan, la seconde en Abyssinie. Nous parlerons de la campagne exécutée au Tonkin par une section de nos aérostiers militaires. C’est pour notre pays la première page de l’histoire moderne des ballons captifs employés à la guerre, et elle est trop intéressante pour en priver nos lecteurs.

La Revue aéronautique, dans son numéro d’avril 1888, a donné un récit complet du journal des aérostiers français au Tonkin. Ce récit, emprunté par la Revue aéronautique, à la Revue du génie, a été complété par le premier de ces recueils, grâce à des renseignements particuliers. C’est donc à la Revue aéronautique que nous emprunterons ce récit.


« L’héroïque défense que les Pavillons-Noirs opposèrent à Sontay, aux troupes pourtant si énergiquement conduites par l’amiral Courbet, démontra que ce n’étaient plus des bandes indisciplinées de partisans mal armés que nous avions devant nous, mais bien des combattants résolus avec lesquels il fallait compter[14]. Aussi l’envoi de trois généraux avec de sérieux renforts fut-il décidé. On adjoignit à ces troupes une section d’aérostiers et l’établissement de Chalais reçut l’ordre de préparer le matériel nécessaire.

Constitution de la section d’aérostiers. — Les renseignements que l’on possédait sur l’état des routes firent conclure qu’il était impossible d’emmener au Tonkin le matériel roulant réglementaire usité en France. Dans ces conditions, l’emploi d’un ballon cubant près de 600 mètres, destiné à être transporté par des hommes, était impossible, on dut donc recourir à un ballon d’un modèle plus petit. Il fallut, de plus, confectionner des caisses ou cantines, pouvant être facilement transportées par deux ou quatre coolies, et y arrimer tout le matériel. Ces travaux furent poussés à Chalais avec une extrême rapidité et, en moins de quinze jours, tout fut prêt.

Le gaz hydrogène devait être produit par un procédé nouveau qui venait d’être expérimenté à Chalais.

Quelques craintes s’élevaient au sujet du transport, dans les régions tropicales, d’un ballon verni. On craignait notamment que le vernis ne s’altérât pendant la traversée de la mer Rouge. Aussi le ballon ne fut-il pas placé dans les cales, où la température est souvent excessive et où il aurait été difficile de le visiter ; on le déposa sur le pont, dans un coin du roufle de la timonerie, et il ne souffrit aucunement pendant la traversée. On avait eu, il est vrai, le soin de le huiler avant de l’empaqueter et d’interposer entre chaque pli de minces feuilles de papier imbibées d’huile.

Opérations au Tonkin. — Marche sur Bac-Ninh. — À peine débarquée et installée à Hanoï, la section d’aérostiers reçut l’ordre de se préparer à marcher avec les colonnes qu’on allait diriger sur Bac-Ninh. Le départ était primitivement fixé au 7 mars 1884, et le gonflement du ballon eut lieu le 3, quelques ascensions devant être, au préalable, exécutées à Hanoï.

Les premières ascensions étonnèrent profondément la population de la capitale. Tous les indigènes sortirent de leurs cases en poussant des cris d’admiration. Toutefois, comme il arrive d’ordinaire chez ces peuples enfants, ce bel enthousiasme dura peu, et sans chercher autrement à approfondir ce mystère, ils crurent avoir tout expliqué en disant : « Ah ! c’est encore une invention de ces Français ! »

Le départ de Hanoï de la brigade Brière de l’Isle, avec laquelle devaient marcher les aérostiers, fut retardé d’un jour, et, dans la journée du 7, on fit un gonflement partiel pour remédier aux pertes dues aux ascensions. Le 8, au matin, la colonne traverse le fleuve Rouge, la route suivie est un simple sentier souvent occupé par d’immenses banians. Chaque fois qu’un semblable obstacle se présente, il faut le tourner en descendant dans les rizières inondées à cette époque de l’année. Les étapes sont donc de ce chef très fatigantes pour les aérostiers, obligés, en outre, d’exercer parfois des efforts considérables sur les cordes pour résister au vent. Cependant, leur vitesse de progression reste sensiblement égale à celle des autres troupes et la marche de la colonne n’en est pas retardée.

Le 11, au soir, la concentration des deux brigades est opérée vers le marché de Chi, sur le canal des Rapides (la 2e brigade, de Négrier, s’était formée à Haï-Dzuong et avait été dirigée sur le même point). Une reconnaissance de la position de Trug-Son, objectif de la 1re brigade, est effectuée dans l’après-midi ; elle prend fin à la nuit tombante. Le vent était un peu fort, néanmoins la hauteur moyenne de la nacelle fut d’environ 150 mètres. Le lendemain, vers une heure, la première brigade était déployée face aux hauteurs de Srung-Son qu’elle devait enlever.

Le temps était très calme, le câble absolument vertical et déroulé en entier, l’observateur planait à 250 mètres au-dessus de nos troupes. L’action est engagée par une canonnade des batteries d’avant-garde contre une ligne de pavillons plantés en terre ; l’observateur donne, à la voix, des renseignements sur les points de chute de nos projectiles ; l’action s’étend bientôt sur toute la ligne, les commandants des bataillons chargés d’enlever une position, qui un village, qui une hauteur ou un bouquet de bois, viennent au-dessous du ballon demander à la voix des indications à l’observateur. Les réponses sont toujours à peu près identiques : « L’objectif n’est plus guère occupé que par la valeur d’une compagnie ; l’armée chinoise bat rapidement en retraite. » Les chefs d’unité vont alors donner leurs ordres en conséquence, le moral général se ressent d’une façon très sensible de ces nouvelles toutes rassurantes. Deux officiers à cheval portent au chef d’état-major des billets lancés par l’observateur et pourvus de banderolles de toile lestées destinées à les faire retrouver plus rapidement.

Vers 6 heures, toutes les positions ennemies sont occupées.

Pendant ce combat, la 3e brigade avait poussé très rapidement les Chinois à droite et, allongeant le tir de ses pièces, les avait empêchés de rentrer dans Bac-Ninh, où elle pénétrait elle-même dans la soirée. La place était donc tombée du premier coup dans nos mains, et un assaut — comme cela avait eu lieu pour la prise de Son-Tay — opération toujours délicate et dans la préparation de laquelle le ballon eût été, comme moyen de reconnaissance, un auxiliaire précieux, avait été inutile.

Le lendemain, la 1re brigade et les aérostiers faisaient leur entrée dans la ville vers 4 heures du soir. Le 16, ordre de dégonfler le ballon était donné.

Ainsi cet aérostat, gonflé le 3 mars, exécutait quelques ascensions le 4, voyait ses pertes de gaz réparées par un gonflement partiel le 7, suivait l’armée dans toutes ses étapes du 8 au 11 mars, figurait sur le champ de bataille du 12, entrait à Bac-Ninh le 13, et, le 16, eût encore été en mesure d’enlever un observateur après 13 jours de service.

Pendant ces marches, un sous-officier laissé à Hanoï avait conduit par eau jusqu’à Dap-Cau (port de Bac-Ninh) un deuxième ballon verni à Hanoï même. La première couche de vernis de ce ballon avait été appliquée le 25 février ; il devait en recevoir quatre couches. Le séchage se faisait très mal, bien que le ballon fût suspendu pour cette opération dans un grand hall de bambous, construit à la hâte pour cet usage. À cette époque de l’année, le temps est, en effet, très humide et il tombe presque chaque matin une petite pluie, le crachin, très fine et très pénétrante. Aussi, suffit-il de bien peu de temps (24 heures environ), pendant le trajet par eau de Hanoï à Dap-Cau pour échauffer le vernis du ballon plié pour ce transport et rendre l’aérostat à peu près impropre à tout service.

Opérations contre Hong-Hoa. — Les aérostiers marcheront cette fois avec la 2e brigade. La 1re brigade part un jour avant ; elle doit dessiner à gauche un mouvement enveloppant. Le départ est fixé au 6 avril, le gonflement a lieu le 4. La route est meilleure, la colonne, débarrassée de tous les impedimenta (trains des corps qui marchent à la queue), avance avec plus de rapidité.

Le 8 avril, le temps est très mauvais et le vent violent. Des nuages bas courent avec vitesse ; l’étape n’est heureusement que de quelques kilomètres, cette journée devant être consacrée au repos à Sontay. Les aérostiers entrent les premiers dans la ville ; pour aller se mettre à l’abri derrière les remparts. Le ballon, toutefois, a un peu souffert, il est absolument indispensable de fermer la manche par les forts vents, précaution négligée ce jour-là. Un gonflement partiel est nécessaire et a lieu pendant la nuit (Pour parer à toute éventualité, on avait fait venir par eau jusqu’à Sontay les appareils de gonflement et un petit approvisionnement de réactifs).

La colonne quittait Sontay le lendemain matin et suivait la route qui longe le fleuve. Cette route, constituée par la digue de la rive droite du fleuve Rouge, est large et d’un parcours facile ; toutefois, de gros arbres ou des villages obligent toujours les aérostiers à descendre dans les rizières inondées.

Ascension de reconnaissance. — Le lendemain, la 2e brigade restait en station à Vu-Chu ; le temps était beau, et vers 9 heures du matin, le général de Négrier faisait une ascension de reconnaissance. Hong-Hoa, objectif de nos troupes, était situé à une dizaine de kilomètres environ ; le général reconnut admirablement la position, dont il prit un croquis détaillé. Les pièces d’artillerie transportées par eau, en vue du bombardement, arrivent dans la soirée, elles sont aussitôt débarquées, et la marche en avant reprend dès le lendemain matin.

Le ballon est assailli ce jour-là par un coup de vent très violent ; les aérostiers ont heureusement le temps de se jeter dans un champ de maïs coupé par un ravin dans lequel ils se tapissent en ramenant le ballon jusqu’au sol ; l’aérostat résiste, et la marche est reprise dès que l’ouragan aussi bref, d’ailleurs, qu’il avait été intense, a disparu.

Le bombardement commence vers 11 heures du matin ; les Chinois évacuent la ville et traversent le fleuve Rouge sur un pont-radeau de bambous jeté un peu en aval de la citadelle. La 2e brigade assiste l’arme au pied à ce défilé qui dure toute la soirée ; l’arrière-garde chinoise incendie la ville avant de l’abandonner.

Le ballon a servi aux ascensions de 2 heures à 5 heures ; il signale les routes que suit l’ennemi en fuite. Les troupes bivouaquent sur place. La rivière Noire est traversée le lendemain matin ; les 6 kilomètres qui la séparent de Hong-Hoa sont franchis non sans difficultés ; le vent souffle avec impétuosité. Fort heureusement, le terrain permet de faire presque toute l’étape aux cordes équatoriales. Le but est atteint et le ballon dégonflé aux portes de Hong-Hoa.

Huit heures après, la section d’aérostiers était de retour à Hanoï, au moment où la signature du traité de Tien-Tsin venait de terminer la campagne, et elle y recevait avis de son prochain départ pour la France. — M. le lieutenant Jullien était mis à la disposition du résident général à Hué, pour organiser la concession qui venait de nous être faite dans la citadelle de cette capitale, et M. le capitaine Aron se disposait à rentrer en France avec le reste du personnel.

On sait comment la malheureuse affaire de Bac-Lé remit tout en question. Les aérostiers employés comme troupes du génie étaient joints à la colonne envoyée sur Kep pour recueillir les débris de celle du colonel Dugenne ; elle restait à Phu-Lang-Thuong pour organiser ce poste. M. le capitaine Aron, atteint par la dyssenterie, y tombait malade et se voyait contraint de rentrer en France. M. le lieutenant Jullien, ayant terminé ses travaux à Hué, rentrait au Tonkin pour y prendre le commandant des aérostiers.

Opérations contre Lang-Son. — Le 12 février, à son retour de l’expédition terminée par la victoire de Niu-Bop, à laquelle elle avait pris part comme section du génie, la section d’aérostiers était informée qu’elle aurait à reprendre son rôle au cours des opérations à diriger contre Lang-Son. Il fallait se hâter de remettre le matériel en état ; le ballon la Vigie, qui avait servi dans les marches sur Bac-Ninh et Hong-Hoa, avait passé les six mois d’été, abandonné à lui-même par la force des choses, et n’avait jamais pu être gonflé à l’air par suite de l’absence de Hanoï des aérostiers. Le hangar de bambous construit au début avait été enlevé par un typhon le 8 mai de l’année précédente, ainsi que le ballon-gazomètre qu’il abritait. Aussi le déploiement de l’aérostat demanda-t-il beaucoup de soins et de patience. Le gazomètre ayant disparu de la façon qu’on vient de dire, les aérostiers songèrent à utiliser, pour le remplacer, le ballon qu’on avait verni à Hanoï en février 1884 et qui alors avait été jugé perdu ; mais le déploiement de cet aérostat fut reconnu impossible, tant il était collé ; l’étoffe brûlée se déchirait sur trop de points pour qu’on eût le loisir d’y effectuer les réparations nécessaires.

Les journées du 13 au 19 janvier sont employées à la mise en état du matériel, et le départ de la section d’aérostiers a eu lieu par eau le 19 au soir. Sa destination est Phu-Lang-Thuong, sur le Song-Thuong, où elle arrive le 23 janvier. Le 25, le gonflement a lieu. On remarque que le salin, qui a passé toute la saison des pluies dans les tonneaux qui l’ont amené de France et qui sont restés dans des magasins improvisés et très humides, a perdu de ses qualités ; la consommation par mètre cube en est plus grande.

Le 29 janvier, la section d’aérostiers se porte sur Kep. Le 30, elle accompagne la reconnaissance, forte d’environ un millier d’hommes, que le général de Négrier conduit en personne. Des ascensions nombreuses ont lieu sur le mamelon qui domine Cau-Son. Les troupes qui ont effectué cette reconnaissance reviennent coucher à Kep.

Le 1er février, la section d’aérostiers quittait Kep pour revenir à Phu-Lang-Thuong où elle dégonflait son ballon six jours après le dernier gonflement. Là s’arrêtent les opérations exécutées par les aérostiers, en tant qu’aérostiers, dans cette campagne du Tonkin (ils furent employés pendant les mois de février et mars à ouvrir une route carrossable de Chu à Lang-Son). Ils participèrent donc à toutes les grosses opérations exécutées à cette époque, suivirent nos colonnes dans toutes leurs marches et purent, dans toutes ces circonstances, mettre à la disposition du général en chef un merveilleux instrument de reconnaissance. »


On voit avec quel succès notre aérostation militaire a fait ses débuts au Tonkin, dans cette région lointaine de l’Extrême-Orient, où flotte l’étendard de la France.


fin du supplément aux aérostats.
  1. Tome II. pages 423-626.
  2. M. Rampont, depuis sénateur, était médecin à Chablis (Yonne) quand il fut envoyé, par ses concitoyens, à l’Assemblée constituante de 1848, puis au Corps législatif de 1869. Il est mort en novembre 1888.
  3. figures 326, 328.
  4. Tome II, pages 576-579.
  5. Le vent étant presque nul, la vitesse absolue se confond sensiblement avec la vitesse propre par rapport à l’air, d’autant plus que l’aérostat a décrit une trajectoire fermée.
  6. 1885, tome IV ; page 321.
  7. Page 36, figure 27, et page 152, figure 136.
  8. Tome II, page 562.
  9. Tome II, pages 599-601.
  10. Tome II, pages 547-550.
  11. Ibid., page 553 (fig. 311).
  12. Tome II, pages 601 et suivantes ».
  13. Pages 662-663.
  14. La section d’aérostiers comprenait : 2 officiers : M. le capitaine Aron et M. le lieutenant Jullien, 5 sous-officiers, 8 caporaux et 23 sapeurs. Les cadres étaient assez fortement constitués pour pouvoir admettre des auxilaires venus d’autres armes. (Note de la Revue aéronautique).